Chapitre VI

Ce n’était ni par sa richesse, ni par la fertilité de son sol, ni par sa superficie, ni par son outillage, que la colonie du Puits de Jacob tenait le premier rang parmi les entreprises agricoles du Sionisme. Il sera expliqué pourquoi, au contraire, elle était loin de réaliser la perfection sous ces divers rapports. Malgré de cruelles insuffisances, si elle jouissait en Palestine d’une notoriété à laquelle ne pouvait prétendre aucune autre exploitation, c’était pour avoir à sa tête Isaac Cochbas et Mlle Henriette Weill.

Du premier, on sait déjà l’essentiel. À son enthousiasme mystique pour la cause, il joignait une connaissance approfondie des hommes et des choses du pays. Propagandiste infatigable, il était également pour le nouveau régime le conseiller le plus averti. Le Haut-Commissaire britannique, Sir Herbert Samuel, c’était un fait l’avait en particulière estime et eût été heureux de le garder près de lui à Jérusalem.

Mais de même qu’il avait résisté en 1906 aux instances du Baron, Cochbas s’était dérobé en 1920 à ces flatteuses avances. À son sens, il se serait nié lui-même en acceptant de devenir l’espèce de haut fonctionnaire qu’on avait tenté de faire de lui. Ses coreligionnaires n’avaient que trop de tendances à solliciter des postes dans le tchin du jeune état juif. Comment porterait-elle les gerbes prophétisées, la terre des Ancêtres, si ses fils revenus commençaient par se soustraire au premier des devoirs, qui était de labourer de leurs mains ? Le fanatisme agraire de Cochbas était intransigeant, irréductible. Appelé un des premiers à Jérusalem par Sir Herbert, il avait consenti à quitter sa vieille colonie rothschildienne de Richon-le-Zion, où il avait travaillé six ans comme le plus obscur des manœuvres, mais avec l’intention bien nette de ne faire que passer dans la capitale. Dès que la machine administrative installée par l’étrange consortium anglo-juif avait commencé à fonctionner, Cochbas n’avait pas cessé de réclamer l’autorisation de s’en aller fonder en Judée un autre centre d’exploitation. Parmi les concessions territoriales entre lesquelles son choix fut admis librement à s’exercer, il élut l’emplacement sur lequel s’élevait aujourd’hui la colonie du Puits de Jacob. La proximité immédiate de Naplouse, une des rares villes un peu importante de la Palestine, ne constituait un avantage qu’en apparence. Le terrain était en effet aussi peu apte que possible à la culture de la vigne, qu’on se proposait d’y acclimater. Les pluies, fréquentes en hiver et en automne, bouleversaient le sol, précipitant dans les ravins la misérable terre arable. Puis, il y avait la population environnante, qui n’était guère sympathique aux nouveaux venus. Les purs d’Israël n’ont jamais eu beaucoup à se louer de la ville de Jéroboam. Outre les débris des vieux Samaritains à turbans rouges, il y avait là quelques chrétiens revêches, toujours disposés à prêter un appui sournois aux pires ennemis des colons, les Bédouins. Les Bédouins de Naplouse, plus encore que ceux d’Hébron, ont les sionistes en horreur. Chaque année, ils n’hésitent pas à faire vingt lieues pour aller à Jérusalem, le jour de la fête du prophète Nebi-Moussa, protester contre les spoliateurs. À cette manifestation publique se joignait une sourde guerre de tous les instants, destinée à rendre aux nouveaux venus la vie insupportable. Un jour, c’était une rangée de jeunes ceps qui se trouvaient être ravagés, comme si Samson y avait promené ses renards en flammes. Le lendemain, cinq ou six têtes de bétail disparaissaient par enchantement. Une autre fois, des instruments de culture, laissés quelques minutes sans surveillance dans un champ, étaient retrouvés hors d’usage. Deux des colons, revenant une nuit de la ville, furent assassinés. Il fallut faire appel à l’autorité anglaise de Naplouse. Pénible obligation, car cette autorité, outre la façon méprisante qu’elle a d’apporter son secours, fait preuve dans la répression d’une dureté qui décuple les ressentiments des nomades contre les malheureux assistés. Loin de le dissuader, puis de le décourager, ces difficultés avaient au contraire motivé, puis confirmé la résolution de Cochbas d’élever au Puits de Jacob le monument de ses rêves. Une autre considération avait d’ailleurs milité en faveur de cet emplacement : le voisinage de la route la plus importante de la Palestine, celle qui joint Caïffa à Jérusalem en traversant la Judée, la Samarie et la Galilée. Isaac Cochbas n’avait pu en effet éluder complètement les amicales instances par lesquelles le Haut-Commissaire l’avait pressé de ne pas lui refuser son concours. Il avait fini par accepter une sorte d’inspection générale des établissements agricoles de la région du nord, celle que dessert le port de Caïffa. Les ayant assumées, il s’était aperçu que ces fonctions avaient pour corollaires le contrôle des nouveaux arrivants, et leur répartition entre les diverses colonies. Il semblerait que ces pouvoirs accumulés entre les mains de l’administrateur du Puits de Jacob eussent dû avoir comme conséquence un régime de faveur pour cette colonie. Ce serait mal connaître les scrupules de l’homme qu’était Cochbas, son culte forcené de la justice, sa haine de tout ce qui pouvait ressembler à un passe-droit. En définitive, les circonstances qui auraient dû garantir la prospérité du Puits de Jacob furent celles qui contribuèrent le plus efficacement à la rendre impossible. Lui, Cochbas, l’éternel halluciné, il assumait depuis deux ans, sans autre rémunération que le sentiment du devoir accompli, cette tâche surhumaine, présent à Caïffa pour l’arrivée de chaque paquebot, se précipitant à Jérusalem toutes les fois qu’une réclamation un peu sérieuse de l’une des colonies incitait le Haut-Commissaire à lui demander son avis, courant le reste du temps de Safed à Afulé, de Djenin à Tibériade, et trouvant le moyen, au milieu du concert de récriminations et de doléances qui montaient vers lui de toutes parts, de fortifier sans trêve une foi, une confiance en la réussite finale qui ne se serait pas conservée intacte plus de deux semaines dans l’âme du sioniste le plus convaincu. Néanmoins, les occupations qui lui incombaient de ce chef étaient telles qu’il n’aurait jamais pu songer à les cumuler avec les soucis propres à la direction d’une colonie, s’il n’avait eu auprès de lui une personne susceptible de le décharger à l’occasion de ce dernier soin.

Parmi les séances orageuses qui marquèrent à la Chambre des Députés, vers 1898, les étapes de la campagne révisionniste, on se souvient peut-être d’une discussion qui dépassa en vacarme toutes les autres. Un député de Paris, Millevoye, je crois, monta à la tribune et donna lecture à l’assemblée d’un article paru le matin même dans l’Aurore, l’Aurore de Vaughan et de Clemenceau. Cet article, intitulé « Lettre ouverte à Monsieur le Président du Conseil », était signée Une Agrégée. Très modéré quant à la forme, il concluait simplement au poteau d’exécution pour les généraux Mercier, de Pellieux, de Boisdeffre et quelques autres. Pressé de questions passionnées, le ministre intéressé prit l’engagement de sévir, s’il parvenait à établir l’identité de la signataire de l’article. Il tint parole. Le lendemain, vers onze heures, le chef du bureau du personnel de l’enseignement secondaire recevait une jeune fille qui venait de lui faire passer sa carte. Elle était grande, mal habillée, un peu gauche, mais avait un beau visage régulier. C’était l’auteur de l’article incriminé. Elle avait lu dans les journaux le compte rendu de la séance de la veille et venait se constituer prisonnière. Le ministre signa le soir l’arrêté qui prononçait contre Mlle Henriette Weill, professeur de philosophie au lycée Jules Ferry, l’interdiction à vie d’enseigner.

Immédiatement le flot des lettres de félicitations commença à déferler chez elle. Les deux premières qu’elle reçut lui arrachèrent des larmes d’émotion : l’une était d’Émile Zola, l’autre de Mathieu Dreyfus. Celle d’Anatole France n’arriva que quelques jours après, portée à domicile par un des domestiques du maître.

De cette date s’ouvrit pour la jeune universitaire une ère de combats dont le premier épisode devait se clore huit ans plus tard, dans la Cour des Invalides, le jour où la Croix de la Légion d’Honneur fut remise en grand apparat aux commandants Targe et Dreyfus. Elle était là, à une des fenêtres de l’hôtel, et quand le ruban rouge fut épinglé sur le dolman noir de l’homme de l’île du Diable, elle poussa un léger gémissement et s’évanouit. Elle n’avait pu supporter cet excès de joie triomphale.

Curieuse fille ! Elle était restée la même. La douceur de sa voix, son craintif regard de biche traquée faisaient un contraste surprenant avec la violence froide de ses propos, de ses écrits. L’heure de la justice avait sonné pour elle en même temps que pour la victime des Conseils de guerre. Une décision ministérielle venait de la réintégrer dans son poste au lycée Jules Ferry. Un autre la nommait au Conseil Supérieur de l’Instruction Publique. Dans l’intervalle, elle avait passé le doctorat ès lettres avec une thèse qui fit grand bruit sur l’Esthétique de Karl Marx. Le professeur Andler, qui présidait le Jury, l’avait embrassée en proclamant qu’un nouveau Spinoza venait de naître. Un peu plus tard, elle eut, avant son illustre coreligionnaire madame Curie, l’honneur d’être présentée pour une chaire en Sorbonne. Elle refusa, désireuse de se conserver toute à l’apostolat qui l’appelait.

Comme du temps qu’elle n’était qu’un petit professeur à quatre cents francs par mois, elle continuait à habiter son humble appartement de la rue Tournefort. Tout ce qui s’est fait depuis un nom dans l’Université et la Politique a connu le sanctuaire de cette bizarre sybille. Elle devinait d’un coup d’œil, sous sa médiocre vêture, le jeune homme marqué par le signe sacré du succès. Combien de ceux-là restèrent le soir chez elle, à partager ses œufs sur le plat ou sa côtelette, qu’elle devait croiser plus tard, elle à pied, trottinant dans la boue de Paris, eux dans leurs somptueuses limousines ministérielles. L’automobile s’arrêtait, – le moyen de faire autrement. Ils causaient une minute ; elle, plus timide que jamais ; lui, cachant son ennui et sa gêne sous un voile de lassitude, exécutant quelques faciles variations sur le Que ces vains ornements de Phèdre. « Ah ! ma chère amie, c’est vous qui avez choisi la bonne part. Vous êtes restée vous-même, libre, enfin ». Elle n’avait pas besoin sans doute d’entendre vanter ainsi son bonheur pour en être persuadée. Ils se quittaient. Elle, avec un vague goût amer à la gorge, reprenait sa course, tandis que lui, le jeune ministre, se renfonçant dans ses coussins avec un petit haussement d’épaules compatissant, il allumait un cigare.

Vint la guerre. Trompée par cette Allemagne en la mission civilisatrice de laquelle elle avait cru, mademoiselle Weill ne lui pardonna pas d’avoir été sa dupe. Elle n’eut plus un instant de repos. Les nations neutres ne connurent pas de propagandiste plus passionnée. La série de conférences qu’elle fit en Amérique eut les résultats les plus heureux pour les Alliés. Sa tournure d’esprit devait plaire au Président Wilson. Elle lui fut présentée par deux amis communs, Jacob Schif et le rabbin Stephen Wise. Elle eut tôt fait de devenir une familière de la Maison blanche. Le Président dut ainsi une partie de ses conceptions sur notre pays à l’auteur de l’Esthétique de Karl Marx. Dès cette époque mademoiselle Weill fut mêlée, parfois à son insu, aux mystérieuses tractations qui devaient prendre corps sous le nom de Traité de Versailles. Une de ses boutades favorites ne consistait-elle pas à affirmer que les quatorze propositions sont déjà tout entières dans le Zohar ? Grand dans la guerre, son rôle fut plus grand encore dans l’élaboration de la paix. Ce fut bien entendu un de ces rôles occultes, qui n’ont aucun rapport avec ceux des pantins gouvernementaux dont les calèches défilent, aux jours d’anniversaires, entre deux rangées de cuirassiers au galop. Il commettrait d’ailleurs une injustice, celui qui croirait qu’au poste où le sort la plaça mademoiselle Weill trahit la cause de sa patrie d’adoption. La France, elle l’aimait passionnément. Mais elle se faisait de son intérêt une idée à elle, une idée que justifiaient, il faut bien le dire, les déclarations des Français les plus authentiques, les plus qualifiés. Elle posait en principe que ce serait la pire des hypocrisies que de prétendre retirer des avantages matériels d’une lutte au cours de laquelle on n’avait pas cessé de proclamer que c’était pour le Droit seul qu’on combattait. Ce n’était pas pour garantir à leur pays l’abjecte clause commerciale de la Nation la plus favorisée que dix-sept cent mille héros avaient donné un sang aussi pur que celui des Macchabées.

La confirmation à San Remo de la déclaration Balfour qui établissait en Palestine le fameux foyer israélite fut pour elle non une surprise, puisqu’elle avait été mêlée plus que tout autre à l’élaboration de ce splendide projet, mais l’occasion d’une allégresse folle, déréglée, un de ces bonheurs qui vous arrachent de votre chambre, et vous font courir au hasard, dans la rue, avec l’envie d’embrasser tous les gens qu’on rencontre. En une lettre que publia le lendemain un des plus grands journaux de Paris, elle s’adressait à ses frères, les Israélites de France. Dans un cantique échevelé, elle leur donnait rendez-vous au pied de la Tour de David. « Je pars après-demain jeudi, écrivait-elle, pour Sion reconquise, et je sais que je ne serai pas seule à 7 h. 40, à la gare de Lyon ». En effet, elle ne fut pas seule. Pas mal d’amis étaient venus sur le quai lui serrer la main. Mais ils avaient négligé de passer au préalable au guichet des billets. Ils sortirent de la gare avec le soupir de satisfaction qu’on a lorsqu’on vient de confier au chemin de fer une personne chère, mais un peu encombrante.

De Palestine, elle envoya à deux reprises de ses nouvelles, d’une façon qui chaque fois donna lieu à d’assez sévères commentaires. Cette femme avait la manie de la lettre ouverte. Le grand journal qui avait publié la première, au lendemain de la Conférence de San Remo, en publia trois mois après une seconde. Henriette Weill y intimait à tous les Rothschild l’ordre de venir se joindre à leurs frères déjà réunis sur la terre des Ancêtres. Ce ton comminatoire eut à Paris le succès qu’on imagine. Les salons et les journaux s’en amusèrent pendant plusieurs semaines, jusqu’au moment où les revuistes rabaissèrent la chose au rang de celle dont il n’est plus distingué de se moquer. Ce succès pâlit cependant devant celui que devait obtenir une troisième lettre. Prenant pour thème le fait d’armes de Joseph Trumpeldor défendant avec cent hommes la colonie sioniste de Tel Chaï contre trois mille bédouins, Henriette Weill s’adressait au Colonel Alfred Dreyfus et le suppliait de venir assurer le commandement suprême de la milice palestinienne. Cette fois, la mesure parut dépassée. Des gens estimèrent que sous l’apôtre passionné pouvait fort bien se cacher un perfide humoriste. Il ne parut plus de lettres ouvertes de mademoiselle Weill, soit qu’elle n’en eût plus écrit, soit qu’on eût pris en haut lieu certaines précautions contre une telle intempérance épistolaire.

La première supposition était peut-être d’ailleurs la bonne, car, à cette époque, mademoiselle Henriette était toute à sa nouvelle tâche.

Ce fut à un déjeuner chez sir Herbert Samuel qu’elle rencontra Isaac Cochbas, et l’on conçoit qu’aussitôt ces deux êtres aient conclu un pacte d’alliance. Ils s’enfermaient des heures entières, sans autre but que de se livrer, à l’abri de toute douche froide, à leur commune exaltation. L’idée seule fait frémir des vertiges d’enthousiasme auxquels ils devaient s’abandonner dans ces entretiens. La Charte du Puits de Jacob en sortit. Cochbas, sollicité par ses devoirs administratifs, fit sur ce point la confiance la plus complète à mademoiselle Weill. Inutile de dire que ce furent les plus stricts canons communistes qui présidèrent à l’organisation de la nouvelle colonie. Il est rare qu’un sociologue ait l’occasion de construire autrement qu’avec des nuées. Mademoiselle Henriette profita largement de la bonne fortune qui s’offrait à elle. Jamais on ne vit, en regard d’une tutelle aussi terre à terre que le mandat britannique, s’échafauder une construction plus aérienne que celle à laquelle elle donna tout son amour.

Dans les premiers temps de leur installation au Puits de Jacob, mademoiselle Weill avait pris part avec frénésie aux plus durs travaux. On vit cette agrégée de philosophie casser des pierres sur les routes, au grand soleil. Elle y contracta une mauvaise fièvre, qui la tint six semaines entre la vie et la mort, et à la suite de laquelle elle consentit à écouter les objurgations d’Isaac Cochbas éploré. Désormais, elle ne s’occupa plus que de l’économie domestique et morale de la colonie. Dans cet emploi, elle trouva il est vrai le moyen d’être levée la première et toujours la dernière couchée. Une sorte d’apaisement s’était fait en elle. Elle ne recevait d’Europe que de rares lettres. Elle ne faisait jamais allusion à l’immense tristesse qu’avait dû lui faire éprouver l’abstention de ceux des frères de sa race sur laquelle elle avait cru pouvoir le plus compter. Les temps n’étaient pas encore révolus sans doute. De toute façon, elle était inique et fausse, l’atroce raillerie du roi Ferdinand de Bulgarie : « Le sioniste est un juif qui en paie un autre pour qu’il aille vivre à Sion ».

Elle était en train de repriser des chaussettes dans la chambre où étaient installés les services de l’Économat quand on frappa à la porte. Agar entra.

– Déjà debout, mon enfant, – dit mademoiselle Henriette. – Il est à peine huit heures ; je vous avais pourtant dit hier que vous pouviez vous reposer.

Agar répondit qu’elle n’avait pas l’habitude de dormir beaucoup, et qu’elle désirait se mettre le plus tôt possible au fait de sa nouvelle tâche.

– Je vais commencer, – dit mademoiselle Henriette, – par vous faire faire le tour de la colonie. Nous verrons ensuite. Il n’y a pas ici d’emplois spécialisés, vous savez. Chacun de nous est appelé, suivant les besoins, à mettre la main à la pâte. Et la petite fille qui a couché dans votre chambre, comment a-t-elle passé la nuit ?

– Elle dort encore, mademoiselle.

– Laissons-la dormir. Et puis, il ne faut pas m’appeler mademoiselle. Sortons, voulez-vous.

La matinée s’annonçait très belle. Une brume bleuâtre couvrait, à l’ouest, le faîte de l’Ebul et du Garizim. Sur le cordon blanc de la route de Jérusalem, une petite automobile se hâtait, poursuivie par une traînée de poussière.

– Les plantations, d’abord, – dit mademoiselle Henriette.

La double haie de barbelés qui enserrait les bâtiments franchie, elles furent tout de suite en pleine campagne. Les yeux d’Agar se mirent en quête des plantations qu’on venait de lui annoncer. Mademoiselle Henriette vit son regard, et se mit aussitôt à parler avec volubilité, pour prévenir ce que cette première impression pouvait avoir de déconcertant.

– Vous savez que la culture à laquelle nous avons décidé de nous livrer au Puits de Jacob est celle de la vigne. La nature du sol qui est sain et léger nous y invitait. En outre, il ne faut pas oublier que notre administrateur a une grande expérience de cette culture. Il l’a acquise, comme on a dû vous le dire, au cours des six ans qu’il a passés à la colonie de nos frères de Richon-le-Zion. Le seul inconvénient de cette exploitation c’est qu’elle n’est pas immédiatement productive, le raisin destiné au pressoir ne survenant qu’après une période de trois ans. Vous tombez bien. C’est cette année que nous attendons notre première récolte, que tout fait prévoir excellente. Les années que nous venons de passer ont donc été les plus ingrates. Nous avons vécu, cependant, et sans trop de privations, les camarades pourront vous le dire. Imaginez quelle sera la prospérité de la colonie, lorsqu’elle sera en pleine période de production. Nous avons déjà des contrats pour la fourniture de nos mille premiers hectolitres. Je ne m’entends guère aux chiffres, mais le camarade Igor Wallstein, qui s’occupe plus particulièrement de la comptabilité, vous les montrera tout à l’heure. Ils sont concluants.

Elles passaient entre les sillons, longeant de petites murailles de pierres. Tout cela avait l’air d’être méticuleusement ordonné et entretenu. Mais que de cailloux, mon Dieu ! Sous ce rapport, Léopold Grünnberg paraissait n’avoir rien exagéré.

– Il faudrait Isaac Cochbas pour vous fournir les explications nécessaires. Mais il a été convoqué ce matin à Naplouse, chez le Gouverneur anglais. Je peux cependant essayer de vous faire comprendre certaines choses. Il y a différents modes de planter la vigne. Pour la première année, nous les avons combinés, quitte à adopter l’année suivante celui qui aura donné les meilleurs résultats. Il y a la plantation en gobelets. Ce sont les sillons que nous venons de traverser. Voici les plantations en cordons superposés. Celle que voilà est à quatre étages. On émondera les grappes si elles viennent en trop grand nombre. Voici un essai de plantations en cordons verticaux, dite plantation en palmettes. Voyez, tout cela est plein d’admirables promesses. Ah ! ma chère enfant, il n’y a que la terre pour nous rendre au centuple le trésor que nous lui avons confié.

Au fur et à mesure qu’elles avançaient, elles rencontraient quelques colons, occupés qui à lier un sarment, qui à en ébourgeonner un autre. Mademoiselle Henriette leur présentait leur nouvelle camarade.

– Combien sommes-nous, au Puits de Jacob ? – demanda Agar.

– Quatre-vingts personnes, sur lesquelles il faut compter une trentaine d’ouvriers vignerons spécialisés. Tous des hommes, naturellement. Il y a vingt-sept femmes qui s’emploient aux travaux du ménage : cuisine, couture, buanderie. Les hommes qui restent cultivent le potager, car nous vivons de nos légumes, entretiennent les machines agricoles, sont électriciens, maçons, menuisiers… Personne ne chôme ici, je vous jure… Tenez, voici le bureau d’Igor Wallstein. Entrons chez lui, il vous montrera ses contrôles.

– Mademoiselle, – dit Agar, – je voudrais d’abord…

– Qu’y a-t-il ?

– Guitelé, la petite fille qui est arrivée hier soir avec moi…

– Eh bien ?

– Elle n’a rien à se mettre.

– Mon Dieu, – dit mademoiselle Henriette, – excusez-moi. Où ai-je la tête ! Pauvre enfant.

Elle lui fit signe de la suivre dans une dépense sur les rayons de laquelle s’étageaient des pièces d’étoffe, de toile, des paires de chaussures.

– Il faut qu’on lui prenne ses mesures, à cette petite.

– Je m’en charge, – dit Agar.

En même temps elle dépliait un rouleau d’étoffe, une sorte de bure gris-fer. La vieille fille la regardait avec étonnement.

– Vous savez faire une robe ?

– J’ai été couturière, – dit Agar sèchement.

Deux heures après, Guitelé avait sa robe. À midi, quand on passa au réfectoire. Agar avait eu le temps d’en confectionner une pour elle-même. Maintenant, elles, avaient toutes deux l’air des sœurs cadettes de mademoiselle Weill.

Isaac Cochbas arriva en retard. En apercevant Agar, son visage s’illumina. Il la salua en souriant. La jeune femme répondit à peine. Détournant la tête, elle vit les yeux de Mlle Henriette. Celle-ci, attentive à ce jeu de scène, promenait alternativement sur eux le plus doux des regards.

L’après-midi, Agar s’occupa de coudre des chemises, deux pour Guitelé, deux pour elle. Vers six heures, comme elle se mettait à une nouvelle tâche, Mlle Henriette l’arrêta.

– Assez travaillé pour aujourd’hui. Vous méritez une récompense. Suivez-moi.

Elles entrèrent dans une pièce contiguë au réfectoire, qui servait de lieu de réception, Aux murs, il y avait les portraits des grands juifs protecteurs de l’Œuvre : Sir Herbert Samuel, le docteur Weizmann, plusieurs Rothschild.

Mlle Henriette ouvrit une bibliothèque.

– Choisissez les livres que vous voulez.

Agar la regarda avec surprise. Comment son vœu secret avait-il pu être deviné ? Mlle Henriette sourit.

– Choisissez, – répéta-t-elle.

Cette bibliothèque contenait, à l’exclusion de tout autre ouvrage, les œuvres des enfants les plus illustres d’Israël. Des noms passaient devant les yeux d’Agar : Graetz, Heine, Lassalle, Sokolov, Disraéli…

– Je sais que les trésors de notre peuple vous émeuvent. Ils sont encore plus précieux que vous ne pouvez l’imaginer. Choisissez.

Agar comprit que Cochbas n’avait pu s’empêcher de commenter l’émotion dont elle s’était sentie saisie huit jours plus tôt, dans la plaine de Jizréel au rappel des vieux souvenirs glorieux. Elle lui en voulut de cette indiscrétion. Elle prit néanmoins un livre, au hasard, un lourd in-octavo relié en toile grise. C’était l’Esthétique de Karl Marx.

 Henriette Weill ? fit-elle, lisant sur le dos du volume le nom de l’auteur. – C’est une de vos parentes ?

– C’est moi, dit timidement la vieille fille.

– Vous ? Vous !

Agar répétait ce mot avec un curieux mélange d’étonnement et d’admiration.

– Vous ? Est-ce que je peux emporter ce livre ?

Mlle Weill secoua la tête avec un sourire gêné.

– Plus tard, mon enfant, voulez-vous. Pour le moment, prenez plutôt autre chose. Tenez, ceci, ceci.

Elle lui mettait deux autres volumes entre les mains.

– Ce sont des poètes, nos poètes. Commencez par vous pénétrer de notre grandeur, avant d’apprendre à la raisonner. Mon livre vous paraîtrait maintenant une grande machine fastidieuse… Plus tard.

Après le dîner, quand elle fut seule dans sa chambre, Agar ouvrit un des livres. Dès les premières lignes, un frémissement la saisit. Était-il possible ? Le monde de sentiments obscurs qui avait dormi jusque-là au plus profond de son être, voilà qu’elle le sentait prendre forme, s’éveiller…

Le livre ouvert était un livre de poèmes. Le poème qu’elle lisait s’appelait l’Antique Loi, et c’était la sainte Thora qui y parlait.

« Tu auras beau faire, me dit-elle, jamais tu n’aimeras vraiment leurs théâtres, leurs musées, leurs palais, leurs amusettes. Ton front… »

Brusquement, l’électricité s’éteignit. À tâtons, Agar chercha des allumettes. Ce fut à leur minuscule lueur qu’elle termina la lecture de la strophe. Son éternelle inquiétude elle n’était donc pas un accident, quelque chose d’inexplicable, d’anormal… Elle n’était que l’expression individuelle de l’éternelle inquiétude de toute une race.

« Ton front se pencha trop jeune vers la tristesse, vers la douleur. La beauté te paraîtra un luxe, le luxe une abomination, tes distractions un vol. »

C’était donc cela ! Elle était donc désormais dans la bonne voie ! Elle le comprenait enfin son trouble devant la Thora de velours et d’or de son enfance.

Elle jeta à terre l’allumette éteinte, et ce fut le cœur plein d’un immense orgueil résigné qu’elle attendit le sommeil.

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