Chapitre VII

– Vous avez encore passé une bonne partie de la matinée avec Igor Wallstein ?

– Oui, mademoiselle. Je ne vous ai pas caché que je trouve sa conversation très intéressante.

– Elle l’est, en effet, dit Mlle Henriette. Wallstein est instruit. Il a fait des études de droit et de lettres à Paris et à Heidelberg. En outre, il connaît les hommes. Il a dû vous dire qu’il a été chef de cabinet de Kerenski.

– Il me l’a dit. Pourquoi a-t-il quitté la Russie ?

– Parce qu’il appartenait au parti menchevik, ennemi du parti bolchevik, actuellement au pouvoir. Nos adversaires s’efforcent généralement de nous rendre responsables des excès de ce dernier parti. En réalité, il y a un nombre plus considérable d’Israélites parmi les mencheviks que parmi les bolcheviks. Pour en revenir à Igor Wallstein, il s’est détaché de Kerenski quand celui-ci est venu en Europe. Avec une ardeur pour laquelle il ne saurait trop être loué, il a embrassé le Sionisme et a été un des premiers à rallier Jérusalem. Pendant quelque temps, il a joué, au Haut Commissariat, un rôle assez important, puis, pour des raisons que j’ignore, il n’a pas continué à Sir Herbert sa collaboration. C’est alors qu’il est venu au Puits de Jacob, où, comme vous le savez, il nous rend les plus grands services.

– Mais, dit Agar, n’a-t-il pas un peu trop conscience de sa valeur ?

Mlle Weill sourit.

– Ma chère petite, il y a quelque chose de plus difficile encore que d’être savant, c’est de paraître ignorer qu’on l’est.

Tel était le ton ordinaire des entretiens d’Agar et de la vieille fille. En moins de six mois, Mlle Weill avait vu faire à celle qu’elle nommait avec orgueil son élève des progrès surprenants dans des matières auxquelles rien ne semblait devoir prédisposer l’ancienne danseuse. Jamais il n’avait été fait allusion au passé d’Agar. Seulement, parfois, effet mystérieux de quelque association d’idées, au cours d’une causerie, elle se taisait brusquement, son regard devenait vague et sombre. Mlle Henriette alors, croyant comprendre, se levait sans mot dire et l’embrassait.

Elle venait, à ses prières répétées, de lui donner l’autorisation de lire le fameux essai sur l’Esthétique de Karl Marx, et sans doute Agar n’y avait pas compris grand’chose. Mais enfin, les questions qu’elle avait posées à la suite de cette lecture dénotaient un bon sens et une finesse que Mlle Weill n’avait pas constatés uniformément chez tous les membres du jury devant lequel elle avait soutenu sa thèse.

De ce bon sens d’ailleurs, Agar faisait un usage assez inattendu dans le choix de ses lectures. Les âpres et terribles ratiocinations de la race la plus disputeuse du monde la laissaient à peu près indifférente. Ce qui la séduisait, ce n’étaient point les imprécations hagardes des prophètes vêtus de peaux de bêtes, à la barbe maculée de cendre, c’était le luxe contre lequel ils tonnaient. C’était Athalie toute-puissante. C’était ce David du Zohar, à la tête d’or parée de sept diadèmes d’or. C’était Salomon recevant l’hommage de la Reine de Saba. Elle était avec Achab contre Élie, avec Ézéchias contre Isaïe. La forçant à être conséquente avec elle-même, on serait arrivé à lui faire avouer qu’elle ne regrettait pas la captivité de Babylone, qui avait permis à une fille de son sang d’être parée de toute la gloire d’Assur. Et dans les temps modernes, si le temple n’avait pas été détruit, un Disraéli aurait-il pu devenir le chef incontesté de l’orgueilleux empire britannique ? Mlle Weill se rendait compte de ces élans tumultueux et de ce qu’ils avaient de peu orthodoxe, du point de vue sioniste pur. La pauvre agrégée se demandait de quelle utilité pour une jeune femme destinée à finir ses jours sous la bure du Puits de Jacob pouvait être un commerce aussi assidu avec le souvenir des grandes héroïnes juives aux cheveux étoilés de sardoines et de chrysobéryls, une Bethsabée, une Dalila, une Bérénice…

Mais comment adresser une observation valable à quelqu’un dont les actes ne sont jamais déviés par la rêverie ? Or, il n’y avait rien dans ceux d’Agar qui ne fût absolument calme et raisonnable. De ce calme, de cette raison, elle avait donné maintes preuves, notamment en ce qui touchait à l’organisation de la colonie.

Le Puits de Jacob, à son origine, avait eu une charte rédigée uniquement par Mlle Weill. Toutes les rêveries des Doukhobors, des frères Moraves et des Saint-Simoniens s’y étaient primitivement donné cours. On avait dû, avec assez de rapidité, clarifier d’un peu d’eau ce moût mystique. La constitution de la colonie n’en était pas moins restée essentiellement communiste. Chaque décision était prise à la majorité des voix par une assemblée composée de tous les colons. C’était cette assemblée qui nommait pour une année les titulaires des postes administratifs nécessaires à la gestion des affaires, et l’on ne pouvait pas dire jusqu’à ce jour que le suffrage de tous n’y avait pas appelé les individus les plus qualifiés. Chacun, en ce qui concernait son département, présentait au début de l’année un règlement d’organisation intérieure qui était approuvé en assemblée extraordinaire. C’était dans cette séance, par exemple, que le préposé à la comptabilité s’expliquait sur le budget de la colonie, faisait connaître l’état des recettes et des dépenses. Dans les premiers budgets, n’avaient d’ailleurs figuré au chapitre des recettes, que les aumônes du fonds national, réparties par le Haut-Commissariat entre les diverses colonies, suivant leurs besoins. Pour le Puits de Jacob, ces allocations avaient été absorbées jusqu’au dernier sou par le chapitre des dépenses. Mais on y vivait avec l’espoir que bientôt les recettes seraient en excédent. La façon dont cet excédent serait employé était déjà décidée. Un tiers devait être partagé également entre chacun des membres de la colonie, sous forme de pécule individuel, tandis que les deux autres tiers constitueraient une masse destinée aux améliorations et aux agrandissements dont l’assemblée aurait proclamé l’utilité.

Si importantes que fussent les occupations administratives confiées à un des membres de la colonie par le suffrage de ses pairs, elles ne pouvaient en aucun cas lui conférer l’exemption du travail manuel. Une seule dérogation à cette règle avait été admise à l’unanimité par l’assemblée. Elle était en faveur d’Isaac Cochbas. Il n’arrivait déjà que difficilement à faire face à l’énorme tâche que lui avait value la confiance du Haut-Commissaire. Un jour sur deux, en moyenne, il était absent de la colonie. Dès qu’il y rentrait, c’était pour être absorbé aussitôt par les mille consultations qu’il avait à donner à chacun des chefs des départements administratifs : comptabilité, manutention, travaux agricoles, constructions, il n’était pas une question qui ne lui fût soumise. En réalité, tout passait par ses mains. Si la colonie avait pu vivre sous un régime auquel la bonne Mlle Weill se figurait qu’elle devait sa force, c’était parce qu’en marge de ce mécanisme tout théorique, un homme, qui se tuait d’ailleurs à sa tâche, avait sans compter donné à la Communauté deux choses qui n’avaient rien de transcendantal : son activité et son cœur.

Au milieu de cet imbroglio anarcho-administratif, que pouvait devenir un être comme Agar ? C’est ici, pour le lecteur, peut-être, le moment de joindre son étonnement à celui qui avait saisi Cochbas et Mlle Weill. Du premier coup, l’ex-danseuse leur parut s’être adaptée à merveille à ce monde baroque, en tout cas si nouveau pour elle. Moins de deux mois après son arrivée, elle s’était vue chargée de remplacer, dans la direction de l’économat, Dora Abramovitch, femme de Michel Abramovitch, l’électricien, qui avait demandé elle-même à être relevée de ses fonctions. Depuis, Agar les assurait à la satisfaction générale. Dans cet emploi, auquel toute l’existence de la colonie était en réalité suspendue, elle faisait preuve de qualités extraordinaires pour une femme dont la vie s’était surtout signalée jusqu’à présent par la prodigalité et l’insouciance. Mais il est une espèce de désordonnés sympathiques qui, lorsque ce sont les intérêts des autres et non plus les leurs qui se trouvent en jeu, témoignent soudain d’un sens surprenant de l’ordre, par opposition aux avares qui ont généralement les mains percées quand c’est l’argent d’autrui qui s’écoule au travers. Agar appartenait à cette première catégorie. Par des procédés fort simples, qui avaient d’abord consisté à mettre entre eux en concurrence les commerçants qui avaient vendu fort cher auparavant à la colonie les denrées nécessaires à sa subsistance, elle était parvenue très vite à réaliser de grosses économies. Quand ces résultats furent portés par elle, nettement, simplement à la connaissance de l’assemblée, les colons furent frappés de surprise, car précisément, dans la même période, la qualité des fournitures s’était améliorée. Une foule de petits détails attestait plus que l’excellence de la gestion nouvelle. Les hommes constataient que leur ration de tabac ou d’eau-de-vie était accrue. Les femmes étaient reconnaissantes à Agar de leur faire avoir des étoffes plus souples, un linge plus fin. Un bon esprit veillait maintenant, convaincu qu’il est envers les pauvres humains d’autres devoirs, des devoirs plus subtils que de les vêtir et les empêcher de mourir de faim. Le jour du Sabbat, auquel Agar avait rendu, par tous les moyens en son pouvoir, son caractère de fête, elle faisait disposer des fleurs sur les tables du réfectoire. La buanderie avait travaillé de façon à pourvoir ce jour-là chaque colon de linge blanc. Depuis deux mois, les bâtiments avaient été désinfectés et repeints. Il y avait maintenant des moustiquaires à tous les lits, un miroir dans chaque chambre et les fenêtres s’étaient trouvées soudain égayées de touchants petits brise-bise.

Ces améliorations, elle les avait réalisées comme en se jouant. On ne savait pas quand travaillait cette femme grave et douce, à l’humeur aussi égale qu’un beau lac dormant. La grande pièce où elle tenait ses assises était devenue un salon où chacun avait du plaisir à venir causer entre soi, raconter ses petites histoires. Elle écoutait avec un recueillement qui n’était pas feint. Sans crainte de faire de son cerveau un surprenant bric-à-brac, elle accueillait avec la même attention les choses les plus disparates. Vingt nationalités superposées dans la colonie apportaient à l’oreille d’Agar les échos de toute la vaste terre. Un jour, c’était Michel Abramovitch qui lui évoquait l’entrée des Cosaques de Rennenkampf dans la Prusse Orientale, dont il était originaire. Un autre jour, c’était Victor Cohen, l’Américain, qui l’entretenait du splendide ghetto de New-York. Tantôt, Raphaël Askensky, le Hongrois, qui avait joué aux côtés de Bela Kun et de Tibor Szamuely un rôle qu’il était préférable de ne pas éclaircir, lui vantait prudemment la sombre beauté des grandes sapinières couvertes de neige. Tantôt Igor Wallstein, rejetant en arrière sa belle tête blonde de Saint-Just sémite, racontait avec négligence comment il avait fait faire, toute une matinée, antichambre au général Broussilof. Matin et soir, c’était l’inépuisable chapelet des souvenirs de Mlle Weill :

– Je dis alors à Mathias Morhardt : « Cela ne se passera pas ainsi, je te le certifie ». Aussitôt, nous prenons un fiacre, et dix minutes plus tard, nous nous trouvons, boulevard de Port-Royal, chez Pressensé.

Ou encore :

– J’avais déjeuné ce jour-là chez Dehouve avec Georges Brandès et Ferdinand Buisson, et nous étions tous trois fort gais.

Les seuls instants où Agar se relâchait de sa contrainte attentive étaient ceux où on la laissait seule avec Guitelé. La petite fille n’était plus reconnaissable. Le grand air l’avait développée. C’était maintenant une robuste adolescente, halée par le soleil. Avec sa jupe courte, sa chemisette de linon, ses cheveux coupés « à la David », elle réalisait de façon charmante ce type de boy-scout androgyne qui est l’ambition des jeunes filles sionistes.

Elle était la seule personne avec laquelle Agar, pour qui elle avait un culte, s’entretînt de façon à peu près libre.

– Ne crois-tu pas qu’elle est un peu folle, cette chère mademoiselle Henriette ? demanda un jour Guitelé.

Agar réprima un sourire.

– Elle est trop bonne pour que nous ayons le droit de nous poser cette question. Et en tout cas, elle a tant fait pour la colonie.

– Et Igor Wallstein ? Sous prétexte qu’étant préposé à la comptabilité, il a besoin de causer affaires avec toi, il ne manque pas une occasion de venir ici prendre des poses avantageuses. Sais-tu ce qu’on murmure à son sujet ?

– Quoi ?

– Oui, qu’avec Dora Abramovitch…

– Veux-tu te taire.

– Est-ce que tu en serais étonnée, toi ? Tu sais, il a une tête à ça, Michel Abramovitch.

– Cela ne suffit pas. Il faudrait tout de même l’assentiment de sa femme.

– Et tu crois qu’elle ne le donnerait pas ? Je sais qu’elle trouve Igor Wallstein fort joli garçon.

– C’est la vérité.

– Il te plaît, à toi ?

– Je n’ai pas dit qu’il me plaisait. J’ai dit et je répète qu’il est joli garçon.

– Qu’est-ce que cela prouve ? Je connais quelqu’un qui n’est certainement pas un joli garçon. Et pourtant je le préfère mille et mille fois à Igor Wallstein.

Agar garda le silence.

– Tu ne me demandes pas qui c’est ?

– Qui est-ce ?

– Isaac Cochbas.

La jeune femme parut ne pas avoir entendu.

– Agar, Agar, dit la fillette sur un ton de reproche, pourquoi, toi si bonne pour tout le monde, n’es-tu pas bonne pour Isaac Cochbas ?

Sur les campagnes de Naplouse, l’été, puis l’automne avaient passé comme un brutal incendie, donnant aux rochers, aux végétaux, aux bêtes poussiéreuses elles-mêmes cette morne teinte grise qui est la couleur nationale de la Judée. La route blanche qui fuyait vers l’est ne se distinguait plus maintenant des terrains d’alentour, aussi calcinés qu’elle. On voyait auprès des puits presque taris de tristes groupes de nomades se disputer interminablement un peu d’eau boueuse. Dans les vignobles, les sarments privés de leurs grappes avaient sur la glaise à vif des contorsions de serpents morts.

Elles avaient, néanmoins, pour leur coup d’essai, fait leur devoir, les braves vignes. Elles avaient, semble-t-il, compris qu’une centaine de pauvres gens avaient placé en elles tout leur espoir. Elles leur avaient rendu au centuple ce qu’ils leur avaient donné, pendant trois années de soins prodigués avec une obstination pleine d’angoisse. Autant que l’opiniâtre labeur de ses frères, les trésors d’érudition œnologique acquis par Isaac Cochbas à Richon-le-Zion avaient fait merveille. Et maintenant la colonie, confiante et lasse, s’enorgueillissait d’un nombre respectable d’hectolitres dormant dans les splendides citernes de ciment dont la construction avait d’ailleurs épuisé ses dernières ressources.

Produire, c’est bien. Mais faire acheter ! Bientôt les colons purent se rendre compte qu’ici surgissaient des difficultés que le travail, la foi, l’économie sont insuffisants à surmonter. La mévente était générale dans toute la Palestine, même pour des établissements aussi anciens et bien achalandés que ceux de Richon-le-Zion et de Zikron-Jacob. Pendant trois mois, les ouailles de Mlle Henriette furent en proie à une anxiété que chaque jour venait accroître. Puis, brusquement, le ciel s’éclaircit. La moitié du vin récolté fut acheté à un prix inespéré pour le Compte des troupes françaises de Syrie. Le paiement aurait lieu dès la livraison. Un immense soupir de soulagement gonfla les poitrines, et parmi les façons diverses que la joie de chacun eut de se manifester, la moins curieuse ne fut pas celle de Mlle Weill. Il est vrai qu’elle ne savait pas très bien s’il fallait donner le pas à la satisfaction d’être sauvée par cette France, en laquelle elle s’obstinait à saluer, après Sion, la première nation du monde, ou à son regret de songer qu’une colonie marxiste, sa colonie, venait de devoir son salut à une incontestable intervention du militarisme.

Les nerfs trop surexcités des colons avaient besoin d’être détendus. Il fut décidé à l’unanimité qu’il y avait lieu de célébrer par des réjouissances un aussi heureux dénouement. Il y eut une journée de repos, agrémentée de deux banquets dans l’organisation desquels Agar fit merveille. La soirée devait se terminer par une représentation théâtrale. La pièce choisie fut Amoureuse. Les répétitions furent rondement menées. Igor Wallstein, qui s’était chargé des fonctions de metteur en scène, et Paolo Fiori, un jeune professeur bolonais en mauvais termes avec le Fascio de son pays adoptif, interprétaient les rôles masculins. Quant au rôle de Germaine, Wallstein eût souhaité qu’il fût tenu par Agar, mais la jeune femme éluda cette proposition avec un trouble qui surprit tout le monde, sauf peut-être deux ou trois initiés. On se résigna à la remplacer par Dora Abramovitch, qui d’ailleurs ne fut pas mauvaise.

Le théâtre avait été dressé en plein air, entre la grille de l’entrée et le premier des baraquements. Il faisait une nuit limpide et douce. Dans l’intervalle des répliques, on entendait les cris tout proches des chacals. À la lueur des lampes électriques se laissaient entrevoir, derrière les haies de fils de fer barbelés, des groupes blanchâtres, trouant la nuit bleue. C’étaient les Bédouins des environs qui, abandonnant leurs tentes, venaient essayer de deviner quel nouveau genre de sabbat avaient inventé leurs singuliers voisins.

Tous les membres de la colonie firent aux artistes un succès mérité, tous, sauf un qui n’avait pas assisté à la représentation : Isaac Cochbas. Au cours du dîner, il s’était levé, avait quitté la salle, inaperçu du plus grand nombre. Mlle Weill qui l’avait vu sortir le suivit. Quand elle fut de retour, elle eut à rassurer ceux qui s’inquiétaient. Elle le fit sans excès de conviction : Cochbas s’était senti un peu fatigué. Il demandait à ses camarades de l’excuser.

Ce communiqué évasif, en les chagrinant tous, ne surprit aucun d’entre eux. Depuis quatre mois, la santé de Cochbas donnait plus que des inquiétudes. Le surmenage habituel auquel il s’astreignait n’était qu’enfantillage en comparaison de ce qu’était devenue son existence au cours des vendanges. Pendant cinq semaines, à la lettre, il n’avait pas dormi, passant ses journées dans les vignobles, ses nuits dans les caves et le laboratoire. Puis était venue la tragique période d’incertitude, avec le spectre de la mévente menaçant de mort tous les projets, tous les espoirs. À peu près seul de toute la colonie, il avait eu la force de ne rien laisser transparaître de ses angoisses. Maintenant que les nuages s’étaient dissipés, une dépression morbide avait succédé à la généreuse fièvre qui l’avait soutenu pendant la lutte. Visiblement, il n’essayait plus de réagir. On eût dit qu’à présent qu’il pouvait le faire sans remords, il s’abandonnait corps et âme à sa mystérieuse détresse intérieure.

Après le spectacle, il y avait eu un punch. Puis chacun avait regagné sa chambre. Dans la sienne, Agar achevait la lecture d’un livre. On frappa à sa porte. Mlle Henriette entra.

– Je ne vous dérange pas ?

Pour toute réponse, Agar lui désigna une chaise. Les deux femmes se regardèrent.

– Je sors de chez Isaac Cochbas, dit enfin Mlle Weill.

– Comment va-t-il ?

– Ida Jokaï vient de me dire qu’il n’en a pas pour plus d’un mois.

Ida Jokaï, la doctoresse de la colonie, était une grosse fille rousse, qui avait fait à Montpellier ses études de médecine.

– Ida Jokaï se trompe, peut-être, murmurai Agar qui avait légèrement pâli.

Mlle Weill secoua la tête.

– Ida Jokaï ne se trompe pas, vous le savez aussi bien que moi.

– Vraiment, dit Agar, qui fit un effort pour ne pas baisser les yeux, pourquoi le saurais-je ?

– Voulez-vous que je vous le dise ?

Agar ne répondit pas.

– Vous voyez bien que nous savons toutes les deux, et bien mieux qu’Ida Jokaï, de quel mal se meurt Isaac Cochbas.

– Je ne devine pas, murmura la jeune femme ; je ne vois pas ce que vous voulez dire.

Mlle Weill eut un geste sévère.

– N’avez-vous pas compris qu’il vous aime ? dit-elle durement.

Agar était sans défense contre la douceur. Mais un certain ton comminatoire la remettait immédiatement en possession de tous ses moyens de lutte. Elle regarda Mlle Henriette bien en face.

– Et puis après ?

– Comment ?

– Oui, et puis après. Qu’y puis-je ?

– Ce que vous y pouvez ? Mais… faire cesser son mal…

– Croyez-vous ? dit Agar.

En même temps, elle éclatait d’un rire amer. La pensée de la vieille fille ne venait-elle pas de lui être révélée dans sa naïve nudité. Une femme qui avait prodigué son corps à tant d’hommes avait mauvaise grâce aujourd’hui à se faire à ce point prier.

Mais Mlle Weill, dans la pure obstination de son âme, venait d’achever sa phrase :

– Oui, si vous consentiez à devenir sa femme, je suis certaine, vous m’entendez, qu’il serait sauvé.

– Moi, dit Agar, l’épouser ! Moi, la femme d’Isaac Cochbas.

– Eh bien ?

– Et si je refuse.

– Refuser ! Vous n’en avez pas le droit.

– Je voudrais bien savoir pourquoi. Ne suis-je pas libre, ici ?

– Non, dit âprement Mlle Henriette, non, vous n’êtes pas libre. Ou plutôt vous n’êtes libre que pour faire le bien. Votre liberté finit là où commence l’intérêt de vos frères. Écoutez, il est temps pour vous de rompre une équivoque. Interrogez-vous, demandez-vous ce que vous êtes venue faire au Puits de Jacob. S’il n’est dans votre pensée que le lieu de refuge où vous vous proposez de couler en paix des jours égoïstes, dites-le, et je n’insisterai pas une minute. Mais, en retour, vous me ferez le plaisir de me laisser tranquille avec votre prétendue soif biblique. Vous ne prendrez plus un air penché en évoquant le souvenir d’Esther, de Jahel et de Judith. Elles se sont sacrifiées pour le salut des leurs, la première à un barbare, les deux autres à des brutes. À vous, qu’est-ce qu’on demande ? De rendre à la vie un pauvre homme, notre bienfaiteur à tous, qui se meurt pour vous de respect et d’amour. L’occasion vous est offerte de vous acquérir à jamais la gratitude de la colonie, ses bénédictions. Sinon, c’est vous qui porterez la responsabilité de notre ruine, car depuis six mois, vous êtes assez au courant de tout pour savoir que personne ne peut remplacer Isaac Cochbas. Lui mort, c’est la gerbe qui se délie, c’est la clé sous la porte… Ne comprenez-vous donc pas ce que je dis ? Ne la sentez-vous donc pas, la loi morale qui vaut que vous acceptiez, qui vous dicte votre devoir, et de façon autrement catégorique que cette vieille Thora à laquelle vous vous faites gloire d’obéir encore ?

– Isaac Cochbas ! dit Agar.

En même temps, elle hochait la tête. La chétive image du pauvre petit homme cagneux était en train de passer sans doute devant ses yeux.

– Et si je consens à faire ce que vous me demandez ?

– Il vivra, je vous le jure, et tout le monde ici vous vénérera.

Parlant ainsi, Mlle Weill lui avait saisi la main. Agar se dégagea.

– Si j’accepte, je ne veux pas avoir l’air d’avoir été contrainte. Je veux paraître avoir agi de mon propre mouvement. Je ne veux de la reconnaissance de personne, de la sienne moins que de tout autre.

Elle eut un sourire douloureux.

– C’est égal, murmura-t-elle, je croyais bien en avoir fini, avec ce genre de sacrifices.

– Agar, cria Mlle Weill, la voix étranglée de bonheur, vous acceptez donc !

– Oui, mademoiselle, j’accepte, dit-elle.

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