Chapitre XI

– Eh bien ! c’est donc la nuit, ici, s’écria, M. de Biesvres, qui, suivi de Paul Elzéar, venait de pénétrer dans le grand salon du premier étage. Qu’est-ce que cela signifie ? Gaspard, mon garçon, je ne vous fais pas mes compliments. Si le bolchevisme s’installe même au Café de Paris, voulez-vous me faire le plaisir de me dire où nous pourrons nous réfugier, nous autres ?

Le gros maître d’hôtel les avait devancés en haletant. Il tournait à la hâte des commutateurs. L’électricité, jaillissant maintenant de partout, faisait luire sa face rougeaude et contrite.

– Que monsieur le Duc m’excuse. Nous n’attendions ces messieurs que pour minuit, après la représentation.

L’œil attentif au moindre détail, M. de Biesvres faisait le tour de l’immense table, brillante de cristaux et de fleurs.

– Allons, allons, il n’y a rien à dire. Ce n’est pas trop mal arrangé. Un peu Saint-Charlemagne, peut-être. Mais les fleurs sont jolies. Combien sommes-nous ?

– Quarante-huit couverts, monsieur le Duc.

– Aïe ! Au fait, tant mieux. On pourra parler à qui on voudra. Dites-moi, Elzéar, qu’est-ce que nous allons pouvoir prendre, en attendant l’arrivée de ces messieurs et dames ?

– C’est dommage qu’il soit l’heure qu’il est, dit Paul Elzéar, parce qu’ils ont ici un porto 1811 qui est digne des dieux. Il est revenu d’Espagne dans les bagages de Suchet. Mais du porto à onze heures du soir !… Tout à fait dommage ! Je n’aurais pas été fâché de faire marquer une de ces bouteilles sur l’addition de ce cher du Cange.

– Mauvais cœur !

– Il peut payer. Et s’il acquittait en publicité l’article que je vais être moralement obligé de lui faire, c’est encore lui qui me devrait de l’argent. Mais si nous revenions à la conversation que nous avions entamée, dans l’auto ?

– Tout à l’heure, dit M. de Biesvres. Voyons, Gaspard, mon ami, mettez-vous un peu à notre place. Que peut-on se faire servir à onze heures du soir, dans un établissement comme le vôtre, lorsqu’on n’a pas dîné, et qu’on va souper une heure après ?

– Peut-être, monsieur le Duc, qu’une coupe Dante-Gabriel Rossetti…

– Il ne manquait plus que cela ! Le Café de Paris qui devient ruskinien. Vous retardez de trente ans, Gaspard. Allons, Paul, une idée ?

– Deux whiskies-soda, dit le journaliste, et n’en parlons plus.

– Vous entendez, Gaspard ? Monsieur a prononcé. Obéissez.

M. de Biesvres continuait l’inspection de la table. Paul Elzéar avait tiré un carnet de la poche de son smoking.

– Ah ! non, mon enfant, pas ça. Vous n’allez pas commencer ici votre article, j’espère.

Elzéar sourit.

– Une phrase qui me paraît drôle, et que je vous demande l’autorisation de noter. C’est égal, j’ai des remords. Ce n’est pas très chic de notre part de n’avoir pas tenu jusqu’au bout.

– Mon cher, dit M. de Biesvres, si, sous prétexte qu’il nous offre ensuite à souper, votre du Cange avait la prétention de nous infliger in-extenso et pour la centième fois sa petite absurdité, c’est lui qui serait notre obligé, et je tiens à ce que ce soir les rôles ne soient pas renversés. D’ailleurs, il y avait foule dans les coulisses de l’Olympia. Il ne se sera pas aperçu de notre carence.

– Connaissez-vous si mal les auteurs ? Les premières personnes qu’ils aperçoivent, ce sont celles qui manquent. C’est égal, plaignez-moi, moi qui vais avoir à dire du bien de sa revue.

– C’est moins difficile que d’en penser. Qu’est-ce qu’il peut gagner avec ses rapsodies, ce cher du Cange ?

– Pour l’année qui vient de s’écouler, ce n’est pas impossible à calculer. Cette revue est la sixième qu’il signe. Elles ont toutes dépassé les cent représentations. Je ne suis guère éloigné de la vérité en vous donnant le chiffre de quatre cent mille francs. En outre, la plupart des airs de ces revues sont repris, en province et à l’étranger, dans les music-halls et cafés-concerts. Il touche également pour les paroles. Mettons encore une centaine de mille francs, peut-être plus : j’ajoute qu’il a de la fortune personnelle. Le père Meyer est un gros fourreur dit Sentier. C’est lui qui a lancé le ragondin.

– Cinq cent mille francs pour une trentaine de calembours, dont aucun n’est sans doute de lui ! fit M. de Biesvres. Fichtre, ce n’est pas mal. Voyons un peu qui sont les convives.

Longeant le côté gauche de la table, ils appelaient les noms inscrits sur les petits cartons dorés, tandis qu’Elzéar faisait de même pour le côté droit.

Au vingtième nom, M. de Biesvres marqua une pause.

– Dites donc. Je commence à comprendre le succès de ce brave garçon. Je n’ai jamais vu un choix d’invités plus judicieux. Outre quelques vieux débris décoratifs dans mon genre, il y aura ici ce soir tout ce qui compte dans la presse artistique et théâtrale, et les plus jolies femmes de Paris.

– Il est certain, dit Elzéar, qu’avec une table de ce genre, je répondrais faire, en quinze jours, crier au chef-d’œuvre à propos de l’ours de n’importe quel collégien de province. Tiens, un nom que je ne connais pas. M. Prosper Guilloré, qu’est-ce que c’est que ça ?

M. de Biesvres se mit à rire.

– Ah ! M. Guilloré ! Je l’avais totalement oublié. C’est gentil à du Cange d’y avoir pensé.

– Qui est-ce ce monsieur ?

– M. Guilloré, mon cher, c’est une faute de vieillesse à moi. Versez-moi donc un second whisky, et je vous donnerai toutes les explications désirables. Vous savez qu’il y a deux mois je me suis décidé à mettre Biesvres en vente.

– Vous me l’avez dit.

– Eh bien, j’ai trouvé en M. Guilloré l’acheteur rêvé. Il a tout pris, terres, château, sans discuter. Il a payé comptant les quatorze cent mille francs demandés. J’en dépense, bon an mal an, environ deux cent mille. Avec ce qui me reste, j’ai dix ans de tranquillité devant moi. Après, par exemple, je ne vois plus très bien ce que je vendrai. Mais, d’ici là, je pense que le Seigneur aura fait à son serviteur indigne la grâce de le rappeler à lui.

– Cela ne m’explique pas la présence de M. Guilloré parmi nous, dit Elzéar avec un sourire dans sa face pâle.

– Vous m’étonnez, dit M. de Biesvres. Vous m’étonnez beaucoup. Le nom de ce digne homme n’est-il pas à lui seul un signalement physique et moral ? M. Guilloré à cinquante-cinq ans. Tandis que M. Dombideau, le protecteur de notre charmante Reine Avril, a pendant quatre ans fourni de buffleteries les soldats du Droit et de la Civilisation, M. Guilloré s’occupait, lui, des sachets individuels de pansements. Il y a gagné, fort honnêtement d’ailleurs, une vingtaine de millions, ce qui lui permet présentement d’acquérir Biesvres, près Montlhéry, un des rares duchés-pairies érigés par le roi Louis XI, prince qui, à la différence des républicains, n’aimait pas la noblesse. Mais M. Guilloré sait que le sachet n’est rien, si à l’intérieur il n’y a pas le pansement. À Biesvres, il voudrait recevoir, mais il n’a pas de relations. Il m’a prié tout bonnement de l’aider à s’en procurer, s’autorisant du fait qu’il n’a discuté aucune des clauses de la vente. D’emblée, n’est-ce pas, je ne pouvais pas l’amener chez les Luynes ou les Polignac. Alors, j’ai prié notre du Cange, dont la noblesse est moins arrogante, de l’inviter. Entre qui l’a-t-on placé, ce cher et excellent ami ?

– À sa droite, dit Paul Elzéar, il a Nina Lazuli, une brave fille. Et à sa gauche, voyons… Ah ! Mlle Jessica.

– Ah ! non, permettez, dit M. de Biesvres. Mlle Jessica, ce n’est plus de jeu. Il faut lui faire faire un stage, à ce brave homme. Je lui donne ma place et je prends la sienne. Jessica, du premier coup ! C’est trop pour lui.

Tout en parlant, il procédait à l’échange des deux cartons.

Un nouveau sourire, aussi pâle que le premier, passa sur le visage de Paul Elzéar.

– Vous la trouvez belle, n’est-ce pas, cette Jessica ?

– Très belle, vraiment. Je vous l’ai dit tout à l’heure, quand Reine Avril nous a présentés. Mais qui ça peut-il être ?

– « Une vieille amie », a dit Reine. Je n’en sais pas plus long que vous.

– Sa robe est bien. Et elle la porte avec toute l’aisance qu’il faut. Mais avez-vous remarqué une chose ? Elle n’a pas un bijou.

Paul Elzéar haussa les épaules en signe d’ignorance.

– J’ai vaguement l’idée qu’elle est votre coreligionnaire, dit M. de Biesvres après un silence.

– Je crois bien aussi qu’elle est juive, dit le journaliste.

Il ajouta, avec ce sourire un peu forcé qui donnait à son visage, d’ailleurs régulier et beau, quelque chose de tendu, de douloureux presque.

– Je puis le lui demander, puisque ça a l’air de vous intéresser.

Le son de sa voix frappa M. de Biesvres.

– Vous savez, mon petit, rétorqua-t-il, à mon tour de vous faire une offre. Si cela peut vous faire plaisir d’être à côté d’elle pendant le souper, à seule fin de lui pousser des colles sur le Talmud, qu’à cela ne tienne. Je ferai à votre profit exécuter bien volontiers à ma carte un deuxième tour de valse.

– Non, non, vous êtes très bien où vous êtes, et moi aussi, dit Elzéar.

Il reprit :

– Jessica. Savez-vous que son nom vient de me rappeler la conversation que nous avions entamée tout à l’heure. Et cette conversation, c’est ce nom d’ailleurs qui venait de la faire naître. Vous vous souvenez, je pense ? Quand nous sommes descendus d’auto, vous étiez en train de me parler du Marchand de Venise, de Shylock.

– C’est exact, murmura M. de Biesvres, de Shylock.

Paul Elzéar avait pris son stylographe et l’avait dévissé, se servant de sa main gauche, sa main unique. Au revers du smoking, le ruban de la médaille militaire indiquait de façon suffisamment explicite le genre d’aventure dans laquelle il avait été allégé de son autre main. Il couvrait de hachures rapides le dos d’un menu. Le vieillard le regardait faire.

– Vous êtes tout à fait habitué ? dit-il.

– Depuis six ans, le contraire serait malheureux, fit en riant le journaliste. Il me semble que j’ai toujours été ainsi.

Il y eut un silence, que M. de Biesvres finit par rompre.

– Vous êtes un chic type, Paul Elzéar, dit-il gravement.

Il répéta :

– Un chic type.

Le rire de Paul Elzéar se fit nerveux.

– Savez-vous, cher ami, que votre compliment n’a rien de particulièrement aimable ?

– Pourquoi ?

– Devinez-vous ce que j’y crois voir, et pas autre chose ? De l’étonnement pour un contraste que vous établissez, peut-être à votre insu, entre ma conduite pendant la guerre et mon origine. N’ai-je pas raison ?

M. de Biesvres secoua la tête.

– Éternels écorchés ! Vous êtes bien tous les mêmes. Quand cesserez-vous donc de ne vous attacher dans la vie qu’aux choses par lesquelles vous pouvez vous sentir meurtris ?

– Est-ce que je me trompe ? dit Elzéar en baissant un front obstiné.

Le vieillard s’était approché. Il avait posé la main sur le dossier de la chaise de son compagnon.

– Permettez-moi de répondre à votre question par une question. Vous êtes fier d’être juif, Paul Elzéar, n’est-il pas vrai ?

– Très fier, dit le jeune homme d’un air sombre.

– De quoi êtes-vous le plus fier, de votre blessure, ou de votre origine ?

Elzéar ne répondit pas.

– Ai-je compris ? De votre origine, n’est-ce pas ? Vous voyez que je n’avais pas tort en vous louant comme je le faisais. C’est vous-même qui ne voulez pas être confondu avec le reste des mutilés de France. Ce n’est plus de nous, c’est de vous que vient à présent le geste qui repousse. À votre tour, ne protestez pas. Tel que vous êtes, vous m’intéressez, vous me plaisez ; je vous aime.

– Nous étions en train de parler de Shylock, dit le jeune homme avec un petit ricanement amer, de Shylock l’usurier, de Shylock le juif.

– Nous parlions de lui, oui, fit M. de Biesvres, et je ne changerai rien de ce que je voulais vous en dire. Je ne fais aucune difficulté pour reconnaître les sottises qui ont été dites au sujet de cette question mystérieuse de l’âme juive. Seul, le poète anglais, me semble-t-il, a vu clair dans ce grand problème. Ce Shylock, vous l’avouerez, est un bien sinistre personnage. Le non-sens, c’est qu’on n’ait vu en lui que l’usurier, alors qu’il préfère à un boisseau d’or une livre de chair découpée sur la poitrine de son ennemi. Toute la question est là. Demandez à Harpagon et au père Grandet ce qu’ils eussent choisi. Ce sont eux qui sont les vrais avares. Shylock est avant tout un vindicatif, c’est-à-dire, en forçant les termes, mais sans les déformer, un idéaliste. L’or n’est entre ses mains qu’un instrument. Entre les mains du peuple juif, il n’a jamais été qu’un instrument, le seul dont on lui ait permis de se servir. J’admire l’étourderie de ceux qui vous font grief d’avoir été, depuis deux mille ans, des manieurs d’or. C’est comme si on reprochait à un Saint-Cyrien, qu’on a commencé par envoyer à l’école des enfants de troupe, puis à la Flèche, d’avoir suivi la carrière militaire et d’être devenu général. Il s’est réalisé dans la voie où on l’avait confiné. Ainsi les juifs, le long des siècles, dans la finance. Mais, ou je me trompe gravement, ou ils n’ont vu en elle qu’un moyen de se venger des iniquités dont ils se sont sentis victimes, et ce point de vue me semble tellement exact que ce n’est que depuis la ruine du Temple et leur dispersion qu’on s’est avisé qu’ils sont une race plus intéressée que les autres. Dans la lutte qu’on leur a imposée, ils ont été vainqueurs. Il est vrai qu’ils ont rarement perdu une occasion de transformer leur victoire en vengeance. Mais la vengeance n’a jamais été un sentiment bas. Elle est fille de la mémoire, et sa sœur s’appelle la reconnaissance. La question à laquelle je veux en venir est celle-ci : aujourd’hui, je le répète, vous avez vaincu. Moralement, le temple est relevé. Est-il souhaitable qu’il le soit de façon matérielle ? Resterez-vous toujours dans votre isolement ? Garderez-vous toujours aux yeux cette flamme, sombre reflet des bûchers d’Espagne et de l’incendie de Sion ? Cet orgueil douloureux et stérile, ce tædium vitæ, ne vous en dépouillerez-vous pas pour reprendre la fraîcheur d’âme de vos aïeux dans les vergers de Chanaan ? Un éternel besoin de souffrance habite-t-il à ce point en vous qu’ayant dompté ceux que vous nommez vos bourreaux, vous vous instauriez maintenant les bourreaux de vous-mêmes ?

Paul Elzéar se pencha, et, saisissant avec émotion la main de M. de Biesvres :

– Ceux qui nous eussent parlé de la sorte, murmura-t-il, ils auraient tout obtenu de nous. Plus qu’aucune autre race, la nôtre avait besoin d’amour.

Le vieillard fit un geste, comme pour se mettre en garde contre un attendrissement déplacé.

– Tout cela à propos de cette charmante Jessica. Le plus beau à présent, mon cher, serait qu’elle fût de Lesparre ou de Quimperlé.

– Je crois que vous n’avez rien à craindre à cet égard, dit le journaliste en riant, de bon cœur cette fois.

Maintenant, c’était sous les fenêtres un brouhaha de trompes d’automobiles et de portières refermées.

– Voici l’ennemi, dit Elzéar. Quel bruit ils font !

– On dirait une noce de campagne, opina M. de Biesvres, comme la porte de la salle s’ouvrait à deux battants pour livrer passage à la tête de la colonne d’assaut.

En un clin d’œil, ils se trouvèrent tous deux submergés par le flot des habits noirs et des toilettes multicolores. M. de Biesvres eut toutes les peines du monde à se frayer un chemin jusqu’au héros de la fête, autour de qui le cercle des donneurs d’eau bénite venait de se reformer.

– Exquis, mon cher du Cange. Après cent représentations, c’est aussi frais, aussi direct qu’à la générale. Du Rivarol et du Marivaux sur un air d’Offenbach.

– Mon cher duc, bégayait du Cange, vous êtes trop bon…

– Pas du tout, je ne vous dis que ce que je pense.

Paul Elzéar s’était glissé auprès de M. de Biesvres.

– Tout à fait bien, votre phrase. Comment avez-vous dit ça ? du Rivarol et du… J’ai fort envie de la mettre dans mon article, en citant l’auteur, bien entendu.

– C’est qu’il serait capable de le faire, le misérable ! dit en riant M. de Biesvres. En tout cas, ce que vous pourrez affirmer, c’est que j’ai rarement vu un aussi joli ensemble. Tout est parfaitement réussi. Ah ! mon cher, il faudra la revoir au jour, mais, en attendant, regardez l’effet que produit aux lumières notre Jessica.

– Si vous croyez que je ne m’en suis pas déjà avisé, fit le journaliste. Ils sont d’ailleurs pas mal, voyez, à tirer la langue autour d’elle.

Dans le coin où Agar s’était réfugiée, elle était entourée d’une demi-douzaine d’hommes acharnés à se faire valoir aux dépens les uns des autres… Peut-être se seraient-ils donné moins de peine s’ils avaient su que, moins d’un an auparavant, on pouvait, sur la place d’Alexandrie, se procurer pour quelques livres les faveurs de Mlle Jessica.

Agar était vêtue d’une robe de velours noir, ceinturée de façon très lâche par une guirlande de lauriers d’argent. Le décolleté du dos laissait apercevoir la merveilleuse cambrure des reins, les houles voluptueuses que la contraction des omoplates faisait courir à fleur de chair… Le coude gauche un peu en avant, comme s’il se fût agi de parer des coups, elle accueillait avec un sourire lointain les compliments que lui assénait cette horde d’admirateurs.

– Eh bien, fit Reine Avril intervenant avec fougue, avez-vous fini d’accaparer mon amie ? Elle vous plaît, hein, mes gaillards ? Vous aurez tout à l’heure l’occasion de lui prouver la pureté et la profondeur de vos sentiments. De quoi s’agit-il ? Patience. Toi, viens à ta place.

– Reine, que vas-tu faire ? murmura Agar, vaguement inquiète.

– Laisse donc, tu verras.

À l’autre bout de la salle, M. de Biesvres avait passé son bras sous celui d’un gros petit homme éberlué, dont le revers d’habit s’ornait d’une brochette de décorations en brillants : légion d’honneur, palmes et mérite agricole.

– Ce cher monsieur Guilloré ! Venez donc un peu que je vous présente. Tout le monde brûle du désir de vous connaître : Monsieur Gustave Fréjaville, Monsieur Pierre-Plessis, Mademoiselle Sarah Rafale.

– À table, à table, commençait-on à hurler de toute part.

– Mademoiselle Jessica, cria François du Cange, rayonnant, c’est à vous de nous donner le signal. Daignez vous asseoir. Tout le monde vous obéira.

Elle obéit elle-même, interloquée d’entendre son nom jeté ainsi à toute volée. Reine Avril lui pinça le bras en clignant de l’œil.

– Il a l’air de s’occuper rudement de toi, lui souffla-t-elle. Ça va, ça va. Je suis contente.

Éblouie, assourdie d’abord par ce feu d’artifice de mots et de rires, Agar revenait maintenant peu à peu à elle-même en écoutant M. de Biesvres, assis à sa droite. Elle avait commencé, dès le début du repas, par sentir contre son pied la pression entreprenante du pied de son voisin de gauche. Imperceptiblement, elle avait rapproché sa chaise de celle du vieillard. Il lui parlait à voix presque basse, avec cette discrétion, respectueuse qui touche tant le cœur des pauvres femmes désemparées. En face, François du Cange, par contre, affichait sans modération son zèle pour Mlle Jessica, s’inquiétant bruyamment de son verre, de son assiette vide, essayant par tous les moyens d’appeler sur elle une attention qu’elle eût tant désiré fuir.

– Voulez-vous vous en remettre à moi, cher ami, du soin de m’occuper de ma voisine, dit doucement M. de Biesvres.

– Ne la laissez manquer de rien, alors… Mais, voyons, est-ce que je me trompe ?

– Quoi ?

– Il me semble qu’il y a eu des changements dans les places.

– En tout cas, personne n’a l’air de se plaindre de celle qui lui est échue, dit hypocritement le vieillard.

Vers trois heures du matin, les toasts commencèrent à se succéder, à s’entremêler parmi un charivari monstre. Un peu grise, ses cheveux blonds ébouriffés autour de sa tête rose, une coupe de champagne à la main, Reine Avril s’était levée.

– Je demande la parole.

– Chut, chut, criait-on de tous côtés. La parole est à Reine Avril.

– Du Cange, mes amis, vient de vous remercier en tant qu’auteur. Moi, c’est au nom des artistes que je parle. Vous avez été très gentils. Je vous embrasse tous en la personne du premier qui me tombe sous la main.

Ce fut le rédacteur du Figaro qui reçut sur les deux joues ce remerciement récapitulatif. Tout le monde applaudit.

– Maintenant, ce n’est pas fini. Il y a ici tout le gratin de la Presse. Je veux savoir ce dont vous êtes capables. Il s’agit de mon amie Jessica.

– Bravo, bravo, bravo !

– Un ban pour Jessica, hurla une voix.

Agar, les yeux fixes, les lèvres agitées d’un tremblement, regardait Reine dont l’exaltation grandissait. Tout geste pour lui faire signe de se taire eût été inutile. Elle était lancée.

– Mes amis, je vais vous apprendre une chose que vous ne savez pas encore. Jessica, que voilà, est mon amie, c’est entendu. Mais c’est aussi, parole, une danseuse comme il n’y en a pas quatre à Paris. Elle a mis dans sa poche toutes celles de Syrie, de Turquie, d’Égypte, et vous savez, là-bas, ils ne sont pas commodes à satisfaire. Quand elle dansera ici, ce sera un épatement général.

– Parfait, cria du Gange. J’écris pour elle un acte dans ma prochaine revue.

Jacques Rigaud, le rival heureux de du Cange sur toutes les scènes de music-halls, s’était dressé.

– Part à deux. Moi, c’est ma prochaine revue tout entière que je mets à ses pieds.

– Mon enfant, dit M. de Biesvres à Agar, pâle comme une morte, vous voilà à la tête de deux engagements. Car le plus drôle, c’est qu’ils sont capables de tenir leur promesse.

– Ce n’est pas tout, lança Reine Avril. C’est à vous, messieurs les courriéristes, que j’en appelle. Il faut montrer ce que vous pouvez faire quand, pour une fois, vous êtes unis. Si, dans trois semaines, le nom de Jessica n’est pas dans toutes les bouches de Paris, je vous considère comme les derniers des derniers. J’ai dit.

– Il y sera, hurlèrent vingt voix.

– Mes enfants, cria le courriériste du Gaulois, la bénédiction des poignards.

Il avait tiré son stylographe et le brandissait dans la direction de Reine Avril. Les autres l’imitèrent. Ce fut vraiment une belle minute d’enthousiasme.

– Reine, qu’est-ce que tu viens de faire, murmura Agar épouvantée à l’oreille de son amie, qui, parmi les acclamations, était venue l’embrasser.

– Ce que je viens de faire, dit la petite chanteuse avec un geste magnifique. Je t’ai lancée, ma chère, tout simplement.

– Dans trois jours, il faut que je reparte.

– Vous désirez donc tant que cela nous quitter, mademoiselle ? dit la voix grave de M. de Biesvres.

Elle lui lança un regard suppliant, comme si elle sollicitait son aide contre tout le monde, contre elle-même. Mais il poursuivait :

– Notre amie Reine Avril a raison. Tous ces gens qui vous paraissent à cette heure privés de leur bon sens, ce sont eux qui fabriquent les réputations et qui chaque matin, sous la bande de leurs journaux, les envoient toutes faites non seulement aux quatre coins de la France, mais de l’univers.

Il continuait de parler, tout en se rendant compte que c’était en pure perte, que sa voisine ne l’écoutait plus. Elle, elle laissait traîner un regard terne sur cette table au-dessus de laquelle les nuages bleus du tabac tressaient et détressaient leurs mouvantes et molles couronnes. Les fruits, les fleurs, les épaules nues des femmes, leurs tendres visages fardés surgissaient à travers le brouillard avec des teintes mauves et roses de pastels. Les liqueurs transformaient les verres en une armée d’étranges tulipes transparentes.

M. de Biesvres, tout entier à l’observation de la lutte dont témoignait le visage torturé d’Agar, se pencha vers la jeune femme.

– Est-ce du bonheur que vous regrettez, lui murmura-t-il, ou du malheur ?

Elle joignit ses pauvres mains, comme pour les tordre en un geste d’angoisse. Mais soudain, se faisant violence, elle se remit à sourire. Du Cange venait de s’asseoir derrière eux. Il lui parlait, presque dans le cou.

– Eh bien, mon cher, fit non sans une certaine sécheresse M. de Biesvres, il me semble que c’est vous qui avez changé de place.

– Oh ! dit-il avec un gros rire, pas toujours tout pour les mêmes. Vous êtes un accapareur.

– Il a raison, reste chez toi, fit Reine Avril, repoussant du Cange. Tu dois donner le bon exemple.

Il levait comiquement les bras au ciel.

– Tout le monde, je vous en prends à témoin, mademoiselle Jessica, se ligue pour m’empêcher de vous approcher.

– Laisse-le, souffla Reine à Agar, et viens avec moi. J’ai à te parler.

Elle l’entraîna dans un coin de la salle.

– Eh bien, mes compliments, ça marche, ça marche.

– Quoi ?

– Tu ne vois donc pas. Il est complètement emballé.

– Qui ?

– Lui, parbleu, du Cange. Et tu sais, ma petite, il fait tomber six cent mille balles par an, ce qui représente bien du quatre cent mille pour une poule qui sait y faire. Avoue que, pour commencer, ce n’est pas mal. Il y a bien ce chameau de Clorinde, mais il commence à en avoir plein le dos. Elle n’existera pas devant toi.

– Reine, écoute-moi, commença Agar.

– Écoute-moi plutôt, toi. Je le connais. Il va sûrement te proposer de te raccompagner. Ne marche pas, naturellement. Dis que tu es descendue chez moi. On le verra venir. C’est compris ? D’ailleurs, je pense que tu es assez grande… Vrai, ma petite Jessica, je suis bien, bien heureuse. Hein ! qui nous aurait dit cela, il y a six ans, à Alexandrie, quand nous vivions pour dix piastres par jour, chez le bistrot grec du quai… On monte ! On monte !

Prisonnière d’un engourdissement qui la gagnait peu à peu, Agar n’apercevait plus que comme des fantômes reflétés indéfiniment par les glaces de la salle les gens qui allaient, venaient, parlaient de façon de plus en plus assourdie : François du Cange et son profil de bélier roux, le rictus douloureux de Paul Elzéar, le fin visage ravagé de M. de Biesvres… Ces personnages qu’elle ignorait hier encore, ils venaient subitement d’entrer en scène pour un nouvel acte de sa vie, cette vie dont c’était le mystérieux destin de se trouver, à intervalles réguliers, bouleversée en quelques minutes de fond en comble.

Sur le trottoir de l’avenue de l’Opéra, il ne restait plus maintenant que quelques soupeurs relevant frileusement le col de leurs pelisses. L’essaim brillant des limousines s’était égaillé.

M. de Biesvres prit le bras de Paul Elzéar.

– Je rentre à pied. Est-ce que nous faisons un bout de chemin ensemble ?

Le vieillard habitait rue de Verneuil. Ils descendirent en silence l’avenue déserte, traversèrent le Carrousel, glacial et noir. Comme ils s’engageaient sur le Pont-Royal, Elzéar dit à son compagnon.

– Eh bien, vous avez remarqué ?

– Quoi ?

– Elle a filé avec cet imbécile de du Cange.

– Reine Avril était avec eux, dit M. de Biesvres.

– Petite ordure ! Elle fait un joli métier. C’est égal, pour la première fois, avec ce crétin ! Elle ne perd pas son temps.

Ils continuèrent leur marche. Quand ils atteignirent le quai, le vieillard demanda :

– C’est bien cinq cent mille francs que du Cange gagne par an ?

– Oui.

– Et vous, qu’est-ce que vous pouvez gagner ?

– Cela dépend de l’abondance de la copie et de mon goût au travail. Trente mille francs, peut-être.

Il ajouta avec un âpre ricanement :

– Il est vrai que j’ai aussi ma pension de grand mutilé et ma médaille militaire. Mais j’ai compris ce que vous voulez dire. Merci bien.

Il dit encore, tant il semblait se plaire à aller jusqu’au fond de son amertume :

– N’importe, après notre discussion de tout à l’heure, voilà qui vient bien mal à point pour confirmer vos belles idées sur le désintéressement de la race.

M. de Biesvres hocha pensivement la tête.

– Qui peut jamais savoir ! murmura-t-il.

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