Chapitre XII

Agar débuta le jeudi 14 février sur la scène des Folies-Bergère, dans la nouvelle revue de François du Cange, dont plusieurs tableaux avaient été remaniés ou créés à son intention. Il y avait exactement un mois qu’elle se trouvait, par les soins de ce même du Cange, installée rue Vineuse, dans un charmant pavillon ; enfoui au milieu d’un jardin de dimensions assez vastes pour que, sur les deux pelouses symétriques, les merles pussent se poursuivre à loisir. Entre les soucis des répétitions et ceux de son installation, elle n’avait guère eu le temps de songer à autre chose, et peut-être valut-il mieux pour elle qu’il en fût ainsi.

François du Cange, dont la récente passion défrayait le monde des théâtres et des music-halls, s’ingéniait à prévenir tous ses désirs. Il traversait d’ailleurs une passe de chance insolente. Trois revues jouées simultanément sous son nom pendant la période des fêtes de la nouvelle année avaient réalisé des recettes journalières inconnues jusqu’alors. Les directeurs se l’arrachaient, ne juraient plus que par lui. Il se sentait roi. Il était de ces hommes sanguins que le succès stimule, enivre, semble soulever au-dessus d’eux-mêmes. À ces victoires d’ordre professionnel s’ajoutait un triomphe d’un autre genre, celui qui lui venait de la possession d’Agar. Dans cet univers minuscule qui va des salles de rédaction à celles des répétitions générales, il n’était plus question que d’elle. Sa beauté, et plus encore l’énigme de sa subite apparition l’entouraient d’un halo de mystère bien fait pour séduire ce public aussi naïf, suivant les heures, que sceptique. D’où venait cette femme silencieuse ? De l’Orient, affirmait-on, de cet Orient merveilleux et vague, si proche et si lointain, dont on parle tant et qu’on connaît si mal. Dans quels bouges et dans quels palais avait-elle pu vivre ? Était-ce aux bords de la rivière Barada ou de la rivière Nilufer que le bulbul avait chanté pour elle ? Quels iris noirs avaient cueillis ces mains pâles, ceux de Vladicaucase ou ceux de Damanhour ? Avait-elle été la maîtresse de Lénine ou celle de Moustapha Kémal, comme les gens le chuchotaient sur son passage ? De tels doutes, on le conçoit, n’avaient pu que porter à leur paroxysme les transports d’amour-propre de du Cange, plus glorieux certes que jaloux d’aussi illustres prédécesseurs. Pour ce qui était d’Agar, son extraordinaire timidité, où tous croyaient voir une orgueilleuse froideur, ne faisait que multiplier autour d’elle des hommages qui auraient dû s’en trouver taris. En cette fin d’hiver et ce printemps de 1924, Paris eut vraiment pour reine éphémère la danseuse Jessica.

La presse avait acclamé ses débuts avec une telle unanimité que le public, affolé par ce concert d’éloges, y répondit en se ruant aux guichets des Folies-Bergère. Les rares initiés qui eussent été capables de formuler des réserves sur les mérites chorégraphiques de Mlle Jessica furent submergés au milieu de ce délire. Lorsqu’elle était apparue, nue sous ses voiles étoilés d’or, debout sur le perron d’un temple hindou dont l’escalier géant s’en venait plonger dans un étang lumineux semé de nymphéas sombres, et qu’elle avait senti monter vers elle, de la salle obscure, l’immense souffle fait des désirs haletants de deux mille spectateurs, à qui avait-elle pu songer davantage, à ses rêves d’enfant réalisés, ou à la chauve-souris du Mur des Lamentations ? Étrange destinée que celle où sont conviés à lutter entre eux de pareils contrastes. Mais qui de nous ne porte pas en lui des dons susceptibles de complaire tantôt à un Isaac Cochbas et tantôt à une Mme Lazaresco ?

Il faut reconnaître que le vent d’enthousiasme qui accueillit Agar ne l’abusa pas sur elle-même. Elle ne se fit pas d’illusion. Elle sut qu’elle était toujours la pauvre danseuse de jadis, celle qui, dans les casinos de troisième ordre, récoltait les applaudissements des clients qui avaient l’intention, le spectacle terminé, de lui offrir une coupe de champagne, pour en arriver, la coupe bue, à lui proposer autre chose. Mais, jusque-là, un élément avait manqué à son expérience de la vie, la notion de l’incommensurable naïveté des foules. Elle venait d’en faire d’un seul coup et à son profit l’apprentissage.

Du Cange exultait. Il ne songeait pas à se formaliser du fait que, dans tous les articles consacrés à sa revue, les compliments à l’adresse d’Agar entraient pour les quatre cinquièmes. Porter aux nues sa maîtresse, n’était-ce pas encore une manière de faire l’éloge de son goût, à lui ?

Dans un étonnant pyjama aux teintes feuilles mortes, un bras passé autour de la taille d’Agar, il était en train, ce matin-là, de dépouiller le monceau de journaux qu’il venait de faire acheter au kiosque de l’avenue Henri-Martin. Penchée sur le papier imprimé, la danseuse contemplait ce spectacle inouï, son nom répété à profusion dans toutes les feuilles de Paris, en regard des noms des histrions célèbres et des chefs d’États.

– Voyons l’article du Gaulois, maintenant. Épatant. Ce petit Deslinières est vraiment quelqu’un. Il faudra l’inviter à déjeuner. Et ne va pas croire qu’il est ainsi avec tout le monde. Qu’est-ce qu’il a passé à Rigaud, pour sa dernière revue ! Voici un papier d’Henri Jeanson, Tenons-nous bien. Et pourtant, non, parfait, lui aussi. C’est sûrement à cause de toi, tu sais, parce que moi, il m’a toujours éreinté. René Bizet, Pierre Seize, très bons, Fernand Divoire… Je savais que ça ne pouvait qu’être aimable, Pierre Plessis, bon. Fréjaville, de premier ordre. Auguste Gauvain, pas mauvais non plus. Paul Souday, ah ! ça, ma petite, très important, à cause de l’Académie, pour plus tard, tu comprends. Voyons ce qu’il dit. Hum ! un peu hermétique, mais gentil tout de même. Quel succès, mon enfant, quel succès ! Quoi ! Les Débats aussi ? Ah ! ça, c’est le couronnement ! Et presque aussi flatteur que celui du Gaulois, leur article. On t’y compare à Camargo. Passe-moi le petit Larousse.

Incapable de contenir sa joie, il s’était levé et avait allumé une cigarette.

– Nous allons en avoir pour toute la journée à envoyer des pneumatiques de remerciement. Continuons. L’Éclair , à présent. Ici, c’est Paul Elzéar qui opère. Un talent, celui-là. Je pense qu’il aura mis les petits plats dans les grands. Déguste-moi ça. Hein ? Quoi ? Mais c’est un éreintement, un éreintement en règle. Ah ! le sagouin, ah ! le porc !

Il allait et venait à pas furieux dans la chambre. Agar avait pris le journal, et, un peu pâle, relisait l’article. Il n’y était fait allusion à elle que par le moyen d’une prétérition d’ailleurs assez désagréable. Quant à du Cange, il se voyait administrer une volée de bois vert des mieux réussie.

– Je te le demande, qu’est-ce qui a pu lui prendre, à cet animal ? L’envie, toujours l’envie, il n’y a pas d’autre explication. Un aigri, un crève-la-faim ! Est-ce ma faute, à moi, s’il est mécontent de son sort ? Qu’il fasse du théâtre, il verra si c’est commode. Qu’est-ce qu’il dit au juste ? « En résumé, la revue de M. du Cange a surtout l’avantage de nous apprendre à être équitable pour celle du 14 juillet, qui n’a lieu qu’une fois par an, et en matinée. » Idiot ! Il croit que c’est spirituel. Qu’à la première répétition générale, le hasard me mette en face de lui : mes deux mains dans sa sale figure de cuistre.

– Tu oublies, dit Agar, qu’il n’en a qu’une pour te répondre.

– J’oublie… Je n’oublie rien du tout. Ce n’est pas moi qui ai commencé, n’est-ce pas ? Et puis, ils finissent par nous courir sur le système, les mutilés. On croirait vraiment qu’il n’y a qu’eux qui ont été à la guerre. Moi aussi, je l’ai faite.

– Où cela ?

– Dans les autos, et si je voulais me donner la peine de raconter ce que j’y ai vu, ça en boucherait un coin à ceux de l’infanterie. Eux, ils se calaient les joues au fond de leurs taupinières, avec ce que nous allions leur chercher, tandis que nous, en toute saison, par monts et par vaux, sur des routes dont on ne peut pas se faire idée… Ah ! si c’était à recommencer. N’importe ! il ne l’emportera pas en paradis, ton foutriquet d’Elzéar. Parmi les types dont nous venons de lire les articles, il n’y a qu’un Juif, et dire qu’il faut que ce soit lui qui nous cogne dessus. Salopard, va !

On le voit, il n’était pas un modèle de distinction, ce cher du Cange, et, par ailleurs, peut-être que les réserves de Paul Elzéar sur son genre de talent n’étaient pas sans fondement. Tout de même, il fallait reconnaître en lui un brave garçon, assez facile à vivre, malgré des emportements puérils qui ne résistaient pas une minute à une brève observation d’Agar. Durant les mois qu’elle vécut auprès de lui, elle eût eu le bonheur, si jamais elle avait pu être heureuse. Coup sur coup, elle s’était vu concéder ces insignes du maréchalat de la galanterie : l’automobile, le petit hôtel, le collier de perles. Le jour où elle put enfin les contempler, les soixante globes irisés et roses, sur le velours crème de leur écrin, elle eut un sourire dont personne n’eût été à même de deviner s’il était fait de contentement ou d’amertume. Elles étaient comblées, cependant, ses ambitions enfantines, ou du moins ce qu’elle croyait alors ses ambitions. Mais Esther, parée de tous les joyaux d’Ophir, fut-elle satisfaite, ou ne les considéra-t-elle pas plutôt comme autant d’injures ? L’ambition d’une petite Occidentale comme Reine Avril, on peut en venir facilement à bout avec des chocolats de Boissier ou des émeraudes de Cartier. Mais qui se chargera jamais d’assouvir la soif inextinguible d’une sombre fille dont les désirs flagellent éternellement l’abject univers où elle est condamnée à vivre ?

En attendant, Agar mettait à jouir de Paris une volupté fébrile et hâtive. Reine, qui avait donné, en ne s’offusquant pas du triomphe de son amie, la plus indiscutable preuve de l’excellence de son cœur, réclamait impétueusement pour récompense le privilège d’être son guide un peu partout. Agar se laissait faire, passant des thés aux salons d’essayage, des antres des joailliers à ceux des décorateurs, des marchands de vins en vogue aux restaurants de nuit et aux dancings. La pensée d’Isaac Cochbas moribond, peut-être mort, semblait attiser encore cette frénésie, flatter ce goût du sacrilège qui habite obscurément l’âme des meilleurs des fils des hommes. Il ne faut pas croire qu’elle s’efforçât d’oublier que le prix d’un de ces soupers en cabinet particulier eût suffi à faire vivre un jour les quatre-vingts malheureux du Puits de Jacob. Elle y songeait, au contraire, depuis le caviar jusqu’au champagne final. Mais comme certains plaisirs seraient vulgaires s’ils n’étaient pas rachetés, multipliés, par la certitude de la damnation !

Néanmoins, les instants préférés d’Agar étaient ceux où Reine Avril, qui ne se levait généralement que vers deux heures de l’après-midi, la laissait seule. Elle aimait les courses à pied dans ce Paris matinal qui restera toujours inconnu des charmants animaux de luxe qui y auront pourtant passé leur vie. Elle évitait sans doute le faubourg Saint-Honoré, mais elle chérissait les allées du Bois, celles qui bordent le lac et près desquelles s’ébattent des groupes de palmipèdes vernissés. Deux fois, elle revint dans cet endroit du Luxembourg où elle s’était assise le lendemain de son arrivée. Elle revit les deux petites étudiantes juives mangeant leur croissant en relisant leurs cahiers de cours. Ah ! comme elle aurait voulu pouvoir leur dire : « Pauvres enfants en chandail, si vous saviez, en dépit de mes perles et de mon renard argenté, comme vous êtes mes sœurs ! » Les vers du Puits de Jacob lui revenaient à la mémoire : « La beauté te paraîtra un luxe, le luxe une abomination, tes distractions un vol… »

Une quinzaine de jours après les débuts d’Agar, il y eut en matinée une répétition générale aux Variétés. Du Cange ne put y aller, étant convoqué à une réunion du Comité de la Société des Auteurs. Il dit à la jeune femme :

– Téléphone à Reine Avril de venir te prendre.

– Je ne suis pas forcée d’être présente à toutes les répétitions générales.

– Si, si, cela vaut mieux. À Paris, il faut se montrer.

Pendant un entr’acte, comme Agar se promenait avec Reine dans les couloirs, saluée par les compliments et les madrigaux des uns et des autres, elle aperçut Paul Elzéar en compagnie du duc de Biesvres. Elle l’avait plusieurs fois entrevu depuis le fameux article, mais chaque fois elle était avec du Cange. Bien que l’humeur belliqueuse du revuiste fût calmée, Agar avait manœuvré de façon à éviter une altercation possible. Aujourd’hui, elle était seule. Elle allait pouvoir savoir… Profitant donc de ce que Reine Avril était en train de causer fourrures au milieu d’un groupe de jolies femmes, elle la quitta, et, au détour d’un couloir, elle surgit à l’improviste devant les deux amis.

M. de Biesvres sourit en l’apercevant. Dès le premier jour, il lui avait voué une sympathie dont du Cange, flatté dans sa vanité et rassuré par les soixante-six ans du vieillard, n’avait jamais songé à prendre ombrage. Paul Elzéar salua assez froidement.

Elle n’eut pas l’air de s’apercevoir de cette indifférence à peine correcte. Bravement, elle prit le taureau par les cornes.

– Vous n’avez pas été très gentil pour moi, monsieur Elzéar.

– Vraiment, mademoiselle…

– J’en fais juge notre ami ici présent.

M. de Biesvres hocha la tête. Il n’était pas difficile de deviner que la question avait déjà été discutée entre les deux hommes, et que l’un avait dû gourmander amicalement l’autre à ce sujet. Mais il était visible qu’il ne consentirait pas à lui donner tort devant une tierce personne.

– M. de Biesvres est votre ami, dit Agar. Il ne me répondra pas. Il a raison, sans doute. Mais je croyais qu’il était également le mien… Et vous aussi, un petit peu.

Paul Elzéar se raidit pour conserver sa nonchalance.

– En vérité, mademoiselle, je crois que vous exagérez l’importance… Vous avez été couverte de fleurs. Je pensais que l’absence de ma modeste gerbe aurait passé inaperçue. Et puis, la danse n’est-elle pas votre violon d’Ingres ? À l’inverse de beaucoup de pauvres filles, vous n’avez pas besoin de cela pour vivre.

Elle pâlit un peu, mais sans cesser de sourire. M. de Biesvres, qui suivait cette joute avec une évidente contrariété, s’interposa :

– Mes enfants, dit-il, vous commencez sérieusement à m’exaspérer. Assez, et assez ! Ma petite Jessica, soyez la plus intelligente. Les cheveux blancs ont toujours eu pour privilège de dissiper certains malentendus. Vous m’avez promis à plusieurs reprises de venir déjeuner dans mon petit taudis de la rue de Verneuil. Fixez vous-même votre jour. Il n’y aura que nous trois.

– J’accepte avec le plus grand plaisir, dit-elle. À présent, si M. Elzéar a ce jour-là un article à faire pour quelque pauvre fille qui n’a pas de violon d’Ingres, il peut toujours rester chez lui.

– Je n’y manquerai pas, dit Elzéar, blême.

Un matin de la même semaine, vers onze heures, la femme de chambre d’Agar vint l’avertir que quelqu’un demandait à lui parler.

– Je n’ai pas bien entendu son nom, et je n’ai pas osé le lui faire répéter. Mais j’ai dit que je ne savais pas si Madame était là. Si Madame ne veut pas le voir, je peux…

– Non, non, dit Agar. Faites entrer au petit salon, et dites que j’arrive.

La veille, en effet, Reine avait prévenu son amie qu’un rédacteur de Comœdia, jeune homme de grand avenir, désirait être reçu par elle. Agar avait accepté.

Elle descendit et, dans le salon, elle se trouva nez à nez avec M. Carcassonne.

Le secrétaire du Baron changea de couleur en l’apercevant.

Elle, elle s’était appuyée contre la muraille.

– Monsieur, murmura-t-elle.

– Madame, je m’excuse, j’ignorais… J’avais demandé à parler à Mademoiselle Jessica.

– C’est moi, dit-elle à voix basse.

– Vous !

– Moi. Vous ne le saviez pas, n’est-ce pas ? Alors, ce n’est pas de leur part que vous venez ?

– De la part de qui, madame ?

– De leur part. De la part du Puits de Jacob.

– Non, madame, non.

Sous le coup de la surprise, de l’émotion, il balbutiait :

– Encore une fois je m’excuse… Je ne saisis pas très bien. Que j’essaie de vous expliquer, en ce qui me concerne. C’est simple, pourtant. Vous ne savez peut-être pas – pourtant si, je me rappelle vous l’avoir dit quand vous étiez venue voir M. le Baron – que c’est moi qui suis chargé de centraliser les offrandes à destination de nos colonies de Palestine. Votre nom – ou plutôt celui de Mlle Jessica – s’est trouvé sur la liste des notabilités israélites susceptibles de nous apporter leur concours. Voilà comment je me trouve ici. Je ne savais pas, madame, croyez-le bien… Je suis navré, absolument navré. Si vous désirez que je me retire.

– Non, dit-elle, il faut rester.

Elle lui avait fait signe de s’asseoir. Un minuscule chat siamois, tapi à côté d’elle, jouait avec la cordelière d’or de sa robe.

– Avez-vous de leurs nouvelles ? demandait-elle. Des nouvelles du Puits de Jacob ?

Il baissa la tête.

– Parlez, monsieur, je vous en supplie.

– Oui, madame, nous en avons eu deux fois. Et elles ne sont pas bonnes.

– Que se passe-t-il ?

– Des difficultés matérielles, madame.

– Comment ? Mais l’argent, alors, l’argent que le Baron m’avait promis ? Il n’a donc pas été envoyé ?

– Il a été envoyé, par mes soins, le jour même. Mais il n’a pas suffi.

Agar blêmit.

– Oui, continua M. Carcassonne, le malheur s’est véritablement acharné sur cette pauvre colonie. Dès la fin de janvier, nous avons reçu une première lettre. Il s’agissait d’un marché passé avec l’armée française.

– Oui, la fourniture de vin aux troupes de Syrie.

– C’est cela. Eh bien, le marché a été dénoncé par l’intendance française. Il paraît que les citernes où le vin se trouvait entreposé n’ont pas été construites avec tout le soin désirable, Bref, le vin s’est avarié. L’intendance l’a refusé, et les tribunaux locaux se sont vus dans l’obligation de lui donner raison. Des avances avaient été faites. Elles ont dû être restituées.

– Mon Dieu, dit Agar. Alors ?

– Alors, madame, par la lettre à laquelle je faisais allusion, M. Cochbas a fait de nouveau appel au Baron, pour une somme de quatre-vingt mille francs.

– Et le Baron a dit oui, n’est-ce pas ?

– Le Baron, madame, est l’objet d’un nombre de sollicitations de cet ordre dont vous ne pouvez avoir idée. Les sacrifices qu’il s’impose, il est obligé de ne les faire qu’à bon escient. Il est des affaires si mal engagées que tout l’or par lequel on essaierait de les renflouer serait dépensé en pure perte. Mais je crois que…

Il faisait mine de se lever.

– Restez, je vous en conjure, dit-elle.

Elle reprit :

– Et moi ? Parlait-il de moi, dans cette lettre ?

– Oui, madame, il en parlait. Excusez-moi de vous dire les choses comme elles sont. On eût dit que tout à la fois il essayait d’avoir de vos nouvelles, et qu’il craignait d’en obtenir.

– Et qu’avez-vous répondu ?

– Monsieur le Baron est un homme d’une grande prudence. Il a estimé qu’il valait mieux attendre une seconde lettre, qu’alors il serait toujours temps de s’enquérir, de tenter les démarches convenables.

Il semblait qu’Agar, écoutant à peine les réponses qui lui étaient faites, ne songeait qu’à la question qu’elle allait poser.

– Savez-vous comment il va ?

– Qui, Monsieur Cochbas ?

Elle inclina la tête.

– La lettre dont je vous parlais était de lui, et il était naturel qu’il n’y fît pas allusion à sa santé ! Mais la seconde, que nous avons reçue il y a trois jours, et par laquelle on insistait à nouveau pour obtenir les quatre-vingt mille francs, était d’une femme, Mlle Ida… je ne me souviens plus du nom.

– Ida Jokaï.

– C’est bien cela. Elle excusait M. Cochbas de ne pouvoir écrire lui-même à M. le Baron. Le mieux qui s’était produit dans son état n’a, paraît-il, pas persisté.

Il eut de nouveau un mouvement pour prendre congé.

– Une minute encore, Monsieur, supplia-t-elle. Je reviens.

Elle avait quitté précipitamment le salon. Au bout de quelques instants, elle était de retour. Des billets de banque froissés sortaient de sa main tremblante.

– Ceci, c’est pour votre souscription. Mais le Puits de Jacob, c’est quatre-vingt mille francs qu’il demande ?

– Quatre-vingt mille.

– Si je réussissais, dans la semaine, à me procurer cette somme, vous vous chargeriez bien, n’est-ce pas, monsieur, de la faire parvenir là-bas, en vous arrangeant de façon à ce qu’on ne connaisse jamais, vous m’entendez bien, la provenance de cet argent ?

– Madame, dit M. Carcassonne d’un air soucieux, ce que vous me demandez me paraît difficile. Ce n’est pas nous en effet qui avons compétence pour la répartition des offrandes que nous centralisons.

– Ah ! trouvez un moyen, dit-elle, dans un cri d’angoisse. Il est impossible que vous n’en trouviez pas un.

Visiblement, il était ému.

– Écoutez, dit-il. Je vais voir, réfléchir, et je vous promets que d’ici demain… De quoi en somme s’agit-il ? D’une donation, avec affectation spéciale, et revêtant la forme anonyme. Il faut naturellement que vous ayez en main quelque chose témoignant du versement que vous avez fait, ne serait-ce qu’un talon de chèque. Mais le Comité peut fort bien vous délivrer un reçu, mentionnant que l’offrande est à destination exclusive d’une colonie, désignée nommément ou non, c’est à voir… Enfin, voulez-vous avoir la bonté de me téléphoner demain dans la matinée. Je vous dirai par le détail ce que vous aurez à faire.

Il était heureux de ces considérations techniques qui lui avaient permis un instant de se libérer d’un trouble dans lequel il s’enlisait maintenant de nouveau.

Agar le raccompagna jusqu’au seuil de la porte d’entrée.

– Et surtout, répéta-t-elle, en lui serrant fiévreusement la main, que là-bas ils ne sachent jamais, n’est-ce pas ? Il vaut mieux qu’ils croient que je suis morte… morte.

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