Chapitre XIII

À la fin du mois de mai, on fêta la centième représentation de la revue dans laquelle Mlle Jessica avait débuté. Du Cange tint à ce que le souper eût lieu également au Café de Paris. Aux convives de la précédente centième, d’autres, ralliés par un succès aussi persistant, étaient venus se joindre. Par contre, Paul Elzéar n’avait pas été invité. Il est vrai que, le même jour, il avait déjeuné avec Agar chez M. de Biesvres. Il y avait longtemps que le vieillard les avait réconciliés.

Lorsqu’ils quittèrent tous deux leur hôte, Elzéar raccompagna à pied la danseuse. Ils suivirent le quai d’Orsay, puis le Cours-la-Reine. Ils avaient commencé par parler de choses indifférentes. Puis, progressivement, l’un et l’autre s’étaient tus.

Quand ils furent arrivés au milieu de l’avenue du Trocadéro, Agar tendit la main au journaliste.

– Il vaut mieux que nous nous séparions ici, dit-elle.

Et, comme il demeurait immobile, sans prendre cette main, elle ajouta :

– Allons, nous nous reverrons ce soir, à la répétition générale du Vaudeville. J’arriverai pour le dernier acte. Et en tout cas nous déjeunons de nouveau dans quatre jours chez M. de Biesvres.

– Je ne pourrai y être, dit-il. J’avais oublié que j’ai justement ce jour-là un banquet de courriéristes.

– Vous n’avez qu’à vous dégager.

– Sans doute ! Mais, ma chère amie, je ne sais pas si, dans mon propre intérêt, il ne vaut pas mieux que je vous voie moins souvent.

Elle baissa la tête. Ils continuèrent à marcher en silence côte à côte pendant une centaine de mètres. Parvenus à la statue de Washington, Elzéar serra brusquement la main d’Agar.

– Au revoir, dit-il.

Et il s’engagea à pas rapides dans la rue Boissière.

Elle rentra lentement chez elle. Elle trouva du Cange installé dans sa chambre et fumant. Il savait qu’Agar avait l’odeur du tabac en horreur. Elle se garda bien de lui en faire la remarque. Elle sentait sous roche une querelle dont elle voulait lui laisser toute la responsabilité.

Dépité, il se décida à ouvrir lui-même les hostilités.

– Tu as déjeuné chez de Biesvres ? demanda-t-il.

– Je te l’ai dit ce matin.

– Qu’y avait-il ?

– Moi, seulement, et Paul Elzéar.

– Il n’en manque pas une.

– Il ne tient qu’à toi de faire comme lui.

– C’est très joli. Mais crois-tu que je n’ai pas remarqué qu’on s’arrange toujours pour combiner ces petits déjeuners-là quand on sait que je suis obligé d’être ailleurs. Eh bien, sacré nom d’un chien de sacré nom d’un chien, la prochaine fois, je prendrai de Biesvres au mot… Je viendrai.

– Tout le monde en sera très content. Mais pourquoi alors m’avoir dit que tu ne tenais pas à rencontrer Paul Elzéar ?

Il grommela quelques paroles, se leva, jeta par la fenêtre le bout de sa cigarette, revint vers Agar.

– Tu es rentrée en auto ?

– Non, à pied.

Elle le regarda bien en face.

– Et Elzéar m’a raccompagnée jusqu’au coin de la rue Boissière.

Il ne put dissimuler un soupir de soulagement.

– Je le savais, dit-il, je le savais. Je vous ai dépassés tout à l’heure, place de l’Alma. J’étais en taxi.

– Alors, c’est un piège que tu as essayé de me tendre, dit-elle.

Il toussa, assez penaud.

– Écoute, fit-il, il faut me comprendre. Je sais que tu es franche, j’ai confiance en toi. Je ne suis pas jaloux. Mais il y a les autres. Je ne veux pas, aux yeux des autres, passer pour un idiot. Ce petit Elzéar m’a attaqué…

– Que dirais-tu si, à l’occasion de ta prochaine revue, il te faisait un bon article ?

Ébranlé, il hocha la tête.

– Tu crois qu’il consentirait ? C’est qu’il a la dent dure, l’animal. Il vaut mieux être de ses amis. Mais c’est lui qui a commencé. Je ne peux pourtant pas faire les premiers pas.

Elle haussa les épaules.

– Tu as dit tout à l’heure que tu avais confiance en moi. C’est le cas de le prouver. Maintenant, autre chose. Il va falloir que tu me donnes de l’argent.

– Entendu. Combien ?

Elle dit un chiffre. Il eut un petit battement des cils.

– Fichtre.

– Tu trouves que c’est trop ?

– Ce n’est pas cela, ma chérie. Mais…

– Tu désires connaître le détail ?

– Non, encore une fois. Qu’est-ce que tu vas chercher !… Mais c’est pour te dire… Voilà l’été qui vient. C’est la morte-saison pour les revues, alors que les dépenses vont à peu près doubler. J’ai loué une villa à Deauville. Après, ce sera forcément Biarritz. Encore une fois, c’est pour que tu saches…

– Écoute, dit-elle, c’est toi qui m’as poussée à dépenser. Tu m’as répété vingt fois que cela faisait partie de ton programme. L’autre jour, à Longchamp, tu étais furieux parce que je ne sais plus qui a vanté en ta présence les toilettes d’Yvonne, la maîtresse de Jacques Rigaud.

– Et j’ai raison, dit-il, piqué au vif. Déjà Rigaud fait courir le bruit qu’il a touché au cours du dernier trimestre des droits plus forts que les miens. Avec des gens aussi faciles à bluffer que les directeurs…

– Alors, tu vois bien, fit-elle. Il faut savoir ce qu’on veut.

On imaginerait difficilement quelque chose de plus pittoresque que l’entresol de la rue de Verneuil où habitait M. de Biesvres. Les pièces minuscules, si sombres que les lampes devaient y être tenues sans cesse allumées, étaient meublées avec les épaves de la fortune d’une famille qui avait compté pendant six siècles parmi les premières de France. Étant donné la réputation de panier percé que s’était acquise solidement son représentant actuel, il était incroyable qu’autant de menues merveilles eussent pu échapper aux embûches conjuguées des antiquaires et des créanciers. Quelques bahuts précieux, des faïences rarissimes, d’antiques pièces d’orfèvrerie, des étoffes, un Latour représentant une aïeule du Duc, visage énigmatique et souriant sous la poudre, et qu’il nommait sa « conscience », le tout réuni dans le plus habile et le plus nonchalant désordre, il n’en avait pas fallu davantage pour faire de ce chétif appartement un lieu de réunion unique, un carrefour où le monde et ses fractions, la politique, la littérature aimaient à faire se coudoyer leurs plus notables représentants. Sous l’œil sarcastique de la Conscience du duc de Biesvres, une sorte de Trêve-Dieu s’était instituée. Telle femme orgueilleuse de sa naissance se plaisait à serrer ici la main de telle autre qu’elle n’aurait jamais admis qu’on lui fît rencontrer partout ailleurs. Un évêque, membre de l’Institut, pouvait fort bien s’y incliner devant une étoile du foyer de la Danse. Sous l’égide d’une vierge médiévale tendant vers eux ses bras compatissants, on voyait converser amicalement deux farouches adversaires politiques… Seuls, la province et l’étranger crieront peut-être à l’exagération, à l’invraisemblance. Paris, lui, aura reconnu et souri.

Il était ce jour-là un peu plus d’une heure lorsque le valet de chambre de M. de Biesvres vint annoncer que Monsieur le Duc était servi.

– Venez-vous, mon enfant ? dit le vieillard à son invitée.

– Et Paul Elzéar ?

– Paul Elzéar ne vient pas.

– Il est retenu ailleurs ?

– Asseyez-vous, ma chère, je vous prie. Non. Si Paul Elzéar ne vient pas, c’est parce que je ne lui ai pas demandé de venir.

– Ah ! fit-elle.

En même temps, elle se ramassait légèrement sur elle-même, comme en une attitude de défense.

– Je n’ai pas invité Paul Elzéar parce que j’ai à vous parler en particulier, ma petite Jessica. Il s’agit de choses sérieuses. Vous savez que je vous aime beaucoup.

– Je le sais.

– Alors, vous, en retour, avouez-moi que vous aimez Paul Elzéar.

Elle réussit à sourire.

– Je comprends pourquoi il n’est pas invité, dit-elle. Vous avez décidé de me parler en son nom. Votre déjeuner était donc une manière de guet-apens.

M. de Biesvres ne sourcilla pas.

– Pour deux raisons, ce que vous dites n’est pas tout à fait exact : la première, c’est que Paul Elzéar n’est pas au courant de mon intervention en sa faveur. Ma seconde raison est que j’ai à vous entretenir d’une chose qui vous concerne tout d’abord, avant d’intéresser Elzéar.

– Je ne comprends rien à toute cette histoire, dit-elle. Expliquez-vous.

Il la regardait avec un bizarre mélange d’affection et de pitié.

– Ma petite Jessica, jurez-moi d’abord de ne prendre en mauvaise part aucune des paroles que vous allez entendre.

– Pourquoi toutes ces protestations, dit-elle. Vous savez que j’ai confiance en vous.

– Parfait. Alors, que je vous mette d’abord au courant d’un fait que vous ignorez sans doute. On commence à clabauder sur vous. Ces jours-ci, il y a eu une grande discussion à votre sujet dans le salon d’essayage d’un couturier.

– Pourquoi s’occupe-t-on de moi, qui ne parle jamais des autres, dit Agar. De quoi s’agissait-il ?

– Voici. Au milieu d’un cercle de femmes dont les noms sont indifférents, cette petite grue de Nina Lazuli pérorait. Elle racontait que votre liaison avec du Cange avait, si j’ose dire, du plomb dans l’aile… Elle en donnait pour motif les dépenses exagérées que du Cange aurait été conduit à faire pour vous dans ces derniers temps. Comme elle développait brillamment ce thème, Reine Avril est arrivée. Reine Avril est votre amie, et Nina Lazuli a pris quelque chose pour son grade.

– Je remercierai Reine Avril, dit Agar.

– Pas du tout. Je dois avoir la certitude que tout ce que nous disons ne sortira pas d’ici. C’est même cette certitude qui me donne l’audace, mon enfant, de vous dire : Reine Avril est votre amie, mais c’est Nina Lazuli qui a raison.

– Cessez de parler par énigmes, voulez-vous.

– J’y consens. Je n’essaierai pas de m’immiscer dans les secrets de votre vie sentimentale, à vous et à du Cange, bien que vous connaissant tous deux comme je vous connais, j’ai quelque raison de la supposer, en ce qui vous concerne, assez tiède. Je ne vous parlerai que gros sous. Eh bien, ce que j’ai à vous dire, c’est que, renseignements pris, du Cange est incapable de continuer plus de deux mois la vie qu’il mène avec vous. Il vient de faire appel à la bourse paternelle. Grosse gaffe ! Maintenant, le papa Meyer, l’inventeur du ragondin, est alerté. Il va en profiter pour fourrer le nez dans les affaires de son fils. D’ici peu, je prédis, entre vous et ce digne négociant du Sentier, la scène classique, une scène qui, vu les façons un peu frustes du personnage, risque de ne pas avoir la tenue que nous apprécions tant dans la démarche du comte d’Orbel ou de M. Duval. Prévenez ce brave homme, ma chère petite. Prenez vos dispositions pour plaquer avant d’être plaquée.

– C’est Paul Elzéar, dit-elle, qui vous a chargé de me donner ces renseignements et ces conseils ? Si c’est lui, ayez donc la bonté de lui dire que les événements que vous prévoyez ne me prendraient pas au dépourvu.

– À mon tour de vous demander : Que voulez-vous dire ?

Elle ne répondit pas tout de suite.

– Je crois, dit-elle, que vous êtes un ami personnel de M. Guilloré.

Il fronça les sourcils.

– Oui. Et après ?

– On m’a dit qu’à l’heure actuelle sa fortune était l’une des plus considérables de Paris.

– On ne vous a pas trompée. Mais pourquoi, diable, me parlez-vous de M. Guilloré ?

– Vous me parlez bien de M. Elzéar, dit-elle sèchement.

– Ici, mon enfant, changeons de ton, si vous le voulez bien, car Elzéar vous aime. Il vous aime, vous m’entendez ? À l’heure actuelle, ma petite Jessica, vous vous trouvez à un carrefour. Il faudra choisir.

– Choisir quoi ?

– Choisir qui ? Elzéar vous aime, et il se peut aussi que vous l’aimiez. Mais il est pauvre. Accepteriez-vous à ses côtés une vie médiocre ? Lui, ce serait d’enthousiasme. Mais vous ?

Elle baissa la tête sans répondre.

– Accepteriez-vous ? répéta-t-il.

Il la regardait avec une douceur infinie, anxieux de démêler les raisons secrètes du combat qui était en train de se livrer derrière ce beau front poli.

– Votre silence est une réponse, dit-il. D’ailleurs, je pensais bien que vous ne pouviez accepter. J’avais une certaine dose de naïveté en vous parlant de Paul Elzéar.

– Vous le pensiez, fit-elle avec un soupir douloureux. Au nom de quoi le pensiez-vous ? Si vous saviez, si vous saviez !…

Il lui prit la main et la baisa.

– Ma pauvre enfant, au nom de quoi vous condamnerais-je ? Toutes proportions gardées, nous sommes logés un peu à la même enseigne. Nous sommes deux êtres à qui il faut le luxe, le luxe encore, le luxe toujours. Maintenant, n’est-ce pas, j’ai compris. Vous n’avez plus besoin de me dire pourquoi vous m’avez parlé tout à l’heure de M. Guilloré.

Morne, elle se taisait. Lui, continuant à garder la main de la danseuse dans la sienne, il serrait cette main avec une bizarre force. Sa voix tremblait. Le désir, si hideux d’ordinaire sur les faces vulgaires, donnait au visage usé de M. de Biesvres une sorte de grandeur douloureuse.

– Elzéar, dit-il, pouvait prétendre à vous aimer. Il a la jeunesse. M. Guilloré a la fortune. Moi, Jessica, j’ai eu les deux. Ah ! si je les avais encore, ce n’est pas d’eux que je vous parlerais. Car, je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte, moi aussi, ma bien chère petite…

Elle le regardait avec une surprise triste. Il se passa la main sur le front, sourit.

– Parbleu, je crois que je deviens stupide. Il faut m’excuser, n’est-ce pas. Dites-moi au moins que vous ne m’avez pas trouvé trop ridicule. Voyez-vous, c’est un peu votre faute. Comme l’a écrit je ne sais plus qui, c’est un dur métier que d’être belle femme.

– Oui, murmura-t-elle. On ne peut jamais avoir un véritable ami.

– Jessica, ne me punissez pas ainsi. C’est fini, je vous le jure. Où en étions-nous ? Ah ! oui. À ce pauvre M. Guilloré. Ce brave homme, mon enfant, a effectivement aujourd’hui plus de trente millions. Il n’y a aucune raison pour que dans six mois il n’en ait pas soixante. Il possède avenue Hoche un hôtel grand comme une cathédrale. Il a acheté Biesvres et des villas dans toutes les villes d’eau. Il comprend qu’il se doit actuellement à lui-même d’avoir une maîtresse dont la réputation soit proportionnée à son chiffre d’affaires. Vous n’aurez sans doute qu’un mot à dire, ma petite Jessica, et il n’y aura pas sur toute la place de Paris une femme aussi luxueusement entretenue que vous. Je sais tout cela. Et cependant, laissez-moi vous répéter une fois encore : Pensez à Paul Elzéar.

Il ne la regardait pas. Il ne pouvait s’apercevoir de l’effort qu’elle faisait pour conserver le calme avec lequel elle lui parlait.

– Écoutez, dit-elle. Pour le moment, je ne peux vous faire qu’une réponse. Du Cange peut avoir à se plaindre de moi. En ce qui me concerne, il n’en est pas de même. Il m’a tendu la main à mes débuts, et je ne dois pas l’oublier. Je ne prendrai de décision que lorsqu’il m’aura signifié, directement ou indirectement, que je lui suis devenue une gêne. Vous êtes un homme assez averti de tout pour ne pas ignorer que les femmes comme nous ont elles aussi leur code de l’honneur.

Il ne répondit pas. Elle lui prit la main.

– Les apparences sont contre moi, certes, fit-elle. Je tiens cependant à vous dire quelque chose encore. Écoutez. Et tâchez de me croire, sans me demander une explication que je me verrais dans l’impossibilité de vous fournir. Si j’avais été libre, entendez-moi bien, libre, c’est à Paul Elzéar que je me serais donnée.

– Je vous crois, je vous donne ma parole que je vous crois, mon amie mystérieuse, dit-il avec émotion.

Agar était bien placée pour savoir que Nina Lazuli n’était pas mal renseignée, que sa liaison avec du Cange touchait à sa fin. Elle se bornait à espérer qu’elle arriverait à la liquider sans scandale. Elle y parvint à peu près, sans réussir toutefois à esquiver la scène atroce qui se passa quinze jours environ après son entretien avec M. de Biesvres.

Ils avaient dîné, ce soir-là, dans un restaurant du Bois, en compagnie de Reine Avril, de M. Dombideau et de quelques vagues comparses. Pendant le repas, du Cange n’avait pas ouvert la bouche. Il était parti tout de suite après, daignant à peine s’excuser. À minuit, Reine et M. Dombideau raccompagnèrent Agar rue Vineuse. Du Cange n’était pas de retour. Ayant revêtu une robe d’intérieur, elle attendit, assise dans une bergère, avec, sur les genoux, un livre ouvert, dont elle ne devait pas lire une ligne.

Il était plus de deux heures quand du Cange entra. Il ne lui adressa pas une seule parole. Il avait le visage congestionné. Il retira son smoking, le lança à toute volée sur le lit, puis, il se mit à marcher dans la chambre, mains derrière le dos, tête baissée. À un moment il heurta une chaise, la renversa, faillit tomber lui-même. Agar s’aperçut avec horreur qu’il était ivre.

– Hier soir, tu n’avais pas mis ton collier de perles, dit-il tout à coup.

– Tu te trompes, je l’avais.

– Et ce soir, est-ce que tu l’avais aussi ?

– Non, pas ce soir.

– Est-ce que tu en es déjà dégoûtée ?

– Où veux-tu en venir ?

– Je vais te l’expliquer. Où est-il, ton collier ?

– Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie ?

– Je te demande où est ton collier. Je veux le voir.

Elle prit dans un des tiroirs de la table de toilette un écrin qu’elle ouvrit.

– Le voici. Maintenant, m’expliqueras-tu ?…

Il ricana.

– Il ne manquait plus que cela. C’est toi qui m’interroges ! N’aie pas peur, je te promets que ça va être ton tour.

Il avait retiré le collier de l’écrin. Il en caressait les perles.

– Pas mal, n’est-ce pas ? Vraiment pas mal. Tu le trouves à ton goût, ce collier ?

– Oui.

– Oui ? Eh bien, regarde un peu ce que j’en fais.

Il venait de lancer les perles sur le plancher. Il les piétinait avec rage, dans un bruit grinçant de verre éclaté.

Agar n’avait pas fait un geste. Elle était devenue seulement très pâle. Sur ses lèvres apparut un sourire de défi. Du coup, la fureur de du Cange fut déchaînée.

– Ah ! coquine, ah ! canaille ! Et tu croyais, peut-être, que je ne l’aurais pas su ! Et le pendentif de saphir, vendu, lui aussi, et remplacé par un faux ! Et les émeraudes, fausses aussi ! Et ton solitaire, faux comme le reste ! Gredine, gredine, gredine !

Droite, elle le défiait. Mais il ne la voyait pas. Il hurlait.

– Alors quoi ! tu m’as pris pour un idiot. Madame ignore que Paris est une petite, une toute petite ville, que tout finit par s’y savoir. J’ai beau être un littérateur, tu sais, pour les pierres, on ne me la fait pas. Je connais la place. N’aie pas peur, le saligaud de bijoutier avec qui tu t’es abouchée pour faire ce beau coup, j’ai son nom. Il ne l’emportera pas en paradis.

– Il n’a rien à voir dans cette affaire, dit-elle froidement. Ces bijoux étaient-ils oui ou non à moi ? Je les ai vendus, cela ne regarde que moi.

– Et tu les as remplacés par des faux, saleté !

L’égout était débouché et laissait passer un torrent d’injures boueuses.

– Deux cent mille balles de perles, cent mille de diamants, cent mille de saphirs et d’émeraudes ! Quatre cent mille francs que tu m’as escroqués, espèce de…

– Assez ! fit-elle.

– Quoi ? Tu dis ? Tu m’as pris pour un gogo, hein. Eh bien, ma petite, il y a longtemps que je le suivais, ton manège. Maintenant, ni ni, fini. Il faut parler, m’expliquer… Allons, dégoise !

Il l’avait saisie au poignet. Elle le repoussa. Il s’en alla buter contre le canapé.

– Hein ! Elle veut m’assassiner, maintenant ! Attends un peu, que je te fasse ton affaire. Cinq cent mille francs, oui, plus de cinq cent mille francs que tu m’auras extorqués, voleuse. Parle, où sont-ils ? Qu’en as-tu fait ?

– Tais-toi, murmura-t-elle avec force.

La voix coupée de hoquets, il poursuivait son affreux monologue.

– Parle. Tu ne veux pas ? Alors, c’est moi qui le dirai. Oui, moi, car on te connaît, tu sais, la belle. On sait d’où tu sors. J’ai fait mon enquête. Les beuglants, les lupanars de Salonique, de Pera, avec cette autre petite ordure de Reine Avril. Et c’est ça qui vient en France nous prendre notre argent. La police, la police ! Les cinq cent mille francs, qu’en as-tu fait ? tu les as envoyés là-bas, n’est-ce pas, dans la boue d’où tu sors ?

– Tais-toi, répéta-t-elle, cette fois sur un ton dont il resta, une seconde, interdit.

– Me taire ! Ah ! ah ! ah ! Elle est bien bonne. Parle, toi alors. Allons, allons, ouste, dis-moi son nom, le nom du gigolo qui t’a envoyé de là-bas faire le turbin ici. Dis-le moi, le nom de ce joli merlan, de ce…

Le mot s’arrêta dans sa gorge. Maintenant, c’était Agar qui avait marché sur lui, qui l’avait saisi par le bras.

– Tu dis ? Répète ce que tu as dit ?

– Oui, hurla-t-il, à la fois terrifié et hors de lui, le nom de ton souteneur.

Elle avait bondi vers un angle de la pièce. Elle ouvrait un petit secrétaire, y prenait une enveloppe dont elle retira quelques papiers.

– Regarde, puisque tu le veux.

– Quoi, fit-il, balbutiant, à demi dégrisé, qu’est-ce que c’est cela ? Es-tu folle ? Qu’est-ce que c’est ?

Il avait sous les yeux les récépissés de diverses sommes de cent mille francs versées aux caisses de secours des comités palestiniens.

– Qu’est-ce que c’est ? Jessica, explique-moi. Je ne comprends pas.

Mais elle, avec un accent de haine sourde, dont il demeurait stupide, elle répétait en grondant :

– Son nom ? Le nom de mon souteneur, as-tu dit ? Ton Dieu, misérable, ton Dieu !

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