…………………………

– Monsieur…

Le maire levait vers lui un visage qu’on aurait dit tranquille ou même heureux, car la bouffissure de toute la face en accusait encore l’expression niaise. Le curé de Fenouille y fut trompé.

– Que faites-vous là ? commença-t-il avec un sourire. On va vous chercher partout.

L’ancien brasseur fit le mouvement de se lever, mais ne réussit qu’à se tasser un peu plus dans l’angle du mur où il se tenait accroupi, les genoux à la hauteur du menton. Il jeta les yeux sur son pyjama fripé, ses galoches, et dit avec un calme surprenant :

– Ils ont mis mes habits sous clef, c’est idiot. Et ils parlent, ils parlent… Demain les hommes de l’asile viendront et m’emmèneront, n’importe ! Je ne suis pourtant pas plus fou qu’eux, monsieur le curé. Mais madame a des vues sur moi – voilà…

Il répéta deux fois sa phrase dont il semblait content : « Elle a des vues sur moi… »

– Que me voulez-vous ?

Le maire de Fenouille parut ne pas entendre, il continua de caresser des deux mains son crâne rose, mais le regard qu’il tournait parfois à la dérobée vers la porte, bien qu’encore assombri par la peur, restait étrangement attentif et lucide.

– Avouez que je leur en ai fait voir, dit-il, avec mon nez !… C’est des bêtises. Et pareillement j’ai eu tort l’autre jour, au cimetière. À quoi bon ? Faut rester ce qu’on est, pas vrai ? Subir son sort. Et justement, à ce propos, je…

Il cligna les paupières avec un petit rire sournois.

– Madame – c’est ainsi qu’il ne manquait jamais de nommer la mairesse, jadis, aux jours de la brasserie prospère, aux jours triomphants de sa vie – madame n’est pas trop d’avis de m’enfermer, rapport au scandale. Je la connais, je connais sa nature. Tant plus que le docteur insiste, tant plus elle s’entête, elle est méfiante comme une souris. Tel que, voyez-vous, ça peut durer des mois et des mois. Mais si vous…

Il s’interrompit brusquement, et son visage poupin penché sur l’épaule eut une expression inattendue et si douce que le curé de Fenouille se demanda, le temps d’un éclair, s’ils n’avaient pas tous été dupes de ce gros homme et de ses imaginations compliquées.

– Vous savez mon opinion, dit-il, et je ne l’ai pas cachée à votre femme, non plus qu’au docteur. Mais sans doute est-il vrai qu’un séjour de quelques mois… le calme… l’isolement… Hélas ! les moyens humains sont ce qu’ils sont !

Les yeux du maire ne le quittaient pas, et il croyait y lire tour à tour l’ironie ou la pitié.

– Pourquoi que vous regardez mes mains ? Elles sont toutes griffées, vous pensez ? D’accord. Est-ce que je n’ai pas le droit de tailler ma haie ? Seulement, je garde la chose devers moi, qu’ils cherchent ! qu’ils se débrouillent ! j’aurais voulu que vous entendiez le docteur… Il frottait son binocle dessus, il les reniflait, quasi. « Hé !… Hé !… curieux ! excessivement curieux ! » qu’il disait. Pour un rien, il m’aurait soupçonné d’avoir tué le petit valet. Que voulez-vous ? C’est ma faute. C’est mes paroles du cimetière qui leur ont tourné la tête. Imbéciles ! Parce que j’ai… Quoi ! Un homme ne peut-il une fois, une seule fois – une fois dans toute la vie – espérer le salut !

Sa voix se brisa tandis que son regard, comme ouvert sur une autre âme, sur une part plus profonde et plus ignorée de son âme, continuait de sourire. Un moment, le prêtre lutta contre l’absurde tentation de laisser là ce misérable, de s’enfuir, puis les larmes lui vinrent aux yeux. Il comprit qu’il lui avait été donné de voir briller la suprême lueur d’une raison déjà entrée dans les ténèbres. Il pensa au dernier hublot éclairé d’un bâtiment qui coule à pic, sous la pluie, par une nuit noire.

– Quel salut ? bégaya-t-il enfin.

– Le salut ?

Le fou semblait avoir oublié le mot qu’il venait de prononcer et qu’il répéta plusieurs fois, en clignant de l’œil.

– Je ne vous soupçonne d’aucun crime, reprit le curé de Fenouille. Et vous avez tort de croire que M. le docteur… Hélas ! Serez-vous toujours ainsi l’ennemi de vous-même ? Il n’est pas permis de se haïr. Eussiez-vous commis un meurtre que vous n’en paraîtriez – à mes yeux du moins – que plus digne de pitié, de compassion.

– À l’asile, voyez-vous, j’aurai mes aises, reprit le malheureux d’un ton de confidence. L’idée m’est venue ces jours-ci. Que je me dégoûte ou non, monsieur, il n’y a rien à faire, c’est pas explicable…

– Si vous vouliez bien me laisser vous parler franchement…

– … Pas explicable. Le dégoût, personne ne sait ce que c’est, moi je vous le dis, c’est dans l’homme. Ça peut y dormir, comme un grain sous la terre. Les types n’en parlent qu’à tort. Pour moi, je pense que ça ressemble à la mort – tout pareil. On n’imagine pas la mort. Qu’est-ce que penserait de lui un mort, un vrai mort – je ne vous parle pas d’un agonisant – un vrai mort dans son cercueil, quand chacun a repris là-haut ses habitudes, mange et boit et dort comme auparavant, un mort sous la terre, bien consommé, bien pourri ?…

– Voyons, monsieur Arsène, nous avons tous connu des moments…

– Des moments… des moments… La chose dont je vous parle, ça n’est pas un moment.

Il parut faire un grand effort pour tirer de lui le mot rebelle et laissant tomber ses bras :

– C’est la vie, conclut-il découragé. Ça doit être la vie. Mais vous n’en savez pas là-dessus plus long que les autres, pas vrai ? Personne ne sait rien. Remarquez que je ne dis pas de mal des prêtres, ils ont des secrets, des secrets bien à eux et qui datent de loin, du temps des Pharaons – voyez les momies ? C’étaient leurs saints, les saints de l’époque. Bref, les prêtres conviennent à beaucoup de monde, seulement que voulez-vous ? je ne suis pas superstitieux, la superstition n’est pas dans ma nature.

– Monsieur Arsène, dit le pauvre prêtre à la torture, j’ai toujours pensé que vos… que vos inquiétudes n’étaient… ne paraissaient étranges… bizarres… qu’à des gens trop superficiels pour les partager, ou trop… trop lâches pour oser les chercher en eux-mêmes, car elles se trouvent au fond de chacun de nous.

– Possible, murmura le maire de Fenouille d’une voix sombre. Mon idée est pourtant que je ne suis point pareil aux autres, reprit-il avec une sorte de mélancolie poignante. Ça m’a contrarié plus d’un coup. À cette heure, l’idée ne m’est point déplaisante. Tout de même ! Un maire en pyjama, en galoches, chez son curé, et qui causent ensemble comme nous voilà, vous avez vu la chose des fois, vous ?

– Justement : il n’eût dépendu que de votre bonne volonté d’être convenablement vêtu. Je me permets de parler ainsi parce que c’est mon devoir, monsieur Arsène. Et si vous voulez réellement la vérité…

Il se tut, effrayé par le gémissement que les derniers mots prononcés venaient d’arracher au malheureux homme qui reculait peu à peu, se tassait dans l’angle du mur, ainsi qu’à la vue de quelque abominable fantôme visible pour lui seul.

– La vérité ? Si je la veux ? Et si je ne la voulais pas, pourquoi aurais-je parlé le jour de l’enterrement, hein ? Des riens de rien, des sans-cœur qui se fichaient de moi au lieu de m’aider. Je leur raconterai tout, que je me disais – tout, tel que je suis – c’est mes amis, mes frères. Un moment, j’ai cru que j’étais libre. Encore un petit effort, que je pensais. Et juste alors, voilà que j’ouvre les yeux et je les vois tous la bouche fendue jusqu’aux oreilles, qui se tenaient le ventre à force de rigoler.

– C’était sans mauvaise intention, monsieur Arsène. Ils n’ont pas compris, que voulez-vous ?

– Pas compris ! Allons donc ! Je me comprenais très bien, moi. J’entendais chaque mot, je parlais comme personne n’a jamais parlé, j’aurais attendri des chiens, des pierres… D’ailleurs vous, monsieur le curé, vous ? Répondez oui ou non. Entre nous, d’homme à homme ?

– Je ne vous mentirai pas, fit le curé de Fenouille. Il est vrai que je me trouvais mal placé pour…

Il s’arrêta. Le maire s’était péniblement mis debout, et il s’efforçait de fermer son pyjama sur sa poitrine nue. Les gros doigts tremblants s’attardaient aux boutonnières.

– Je vous salue, monsieur le desservant, fit-il avec hauteur.

– Si j’avais entendu vos paroles, je les aurais comprises, reprit le prêtre, mais quel miracle espériez-vous de ces hommes livrés aux passions les plus basses et qui allaient quelques minutes plus tard tremper leurs mains dans le sang ?

– Le sang ? s’écria le maire en pivotant sur lui-même avec une vivacité surprenante. Le sang ! Je me suis laissé dire par le docteur que le sang était considéré par les anciens comme… comme… Ils égorgeaient un taureau, et…

– Ce sont de vieilles histoires. Ni le sang ni l’eau, à eux seuls, ne pourraient rendre à un homme la pureté du cœur, s’il l’a une fois perdue.

– Possible ! dit l’autre, d’une voix lente et basse.

– Et qui de nous n’a jamais perdu la pureté de son cœur ? Qui de nous peut se croire sans tache ? Mais la grâce de Dieu fait du plus endurci un petit enfant.

– Un petit enfant ? répéta docilement l’ancien brasseur sur le même ton.

– Si vous avez… dans votre passé… de ces… ces fautes qui troublent notre conscience… ne semblent pas… mériter de pardon… des fautes en apparence irréparables, je puis, – oui ! sachez-le – je puis… j’ai le pouvoir… le pouvoir m’est donné de vous en absoudre.

– Absoudre… répéta encore le malheureux, et aussitôt son visage eut, le temps d’un éclair, cette expression de méfiance rusée dont il accueillait jadis les courtiers d’orge et de houblon. Supposez que je vous dise mes secrets, bon. Nous serons deux à savoir, et après ? Faudrait d’abord me les enlever de là, reprit-il en se frappant le front. Un homme est un homme. Pouvez-vous le jeter bas comme une vieille grange pourrie pleine de rats, et le reconstruire avec du neuf ? Non. Alors que parlez-vous d’absoudre ? Tel je suis, tel je resterai.

Il passa sur ses flancs, sur ses hanches, avec une grimace de dégoût, ses mains frémissantes.

– L’absolution, ça serait de renaître, dit-il enfin de sa voix étrange, et il se dirigea vers la porte.

– Je vous jure…, commença le prêtre. L’entreprise d’atteindre le cœur de ce fou lui semblait absurde et il ne pouvait pourtant se taire. Un moment ! s’écria-t-il. Qu’auriez-vous désiré de moi ?

– J’avais mon idée, répliqua le maire de Fenouille, mystérieusement. D’une manière ou d’une autre, ils finiront par m’enfermer chez les fous, sûr. Je n’ai pas grand-chose à dire là-contre : ce sera de mon gré. Mais… (il loucha vers la fenêtre avec inquiétude) faut que vous sachiez le fin mot… Il y a comme un sacré mouvement au fond de moi qui me force à sortir de ma nature, comprenez-vous ? À n’être pas selon ma nature. Parfois je m’imagine que je ne suis plus le même, que je sors réellement de ma peau, parfois non. Et des fois encore, je doute, c’est le plus dur… Je me joue le guignol tout seul, pour moi seul. Rien à faire. Il me prend des envies de finir par un grand coup, je ne sais quoi. Va-t’en de toi-même chez les fous, mon garçon, que je me dis. Chez les fous, chacun joue son guignol, ni vu ni connu, je t’embrouille, tu auras tes aises… Un fou, à mon avis, c’est un homme qui sort de sa maison, ferme la porte derrière lui et jette la clé dans la citerne, vlan ! Pas vrai ?

– On ne sort pas de son âme aussi facilement que de sa maison, monsieur Arsène.

– Manière de dire. Mettons, si vous voulez, que c’est un homme qui s’est maudit, qui s’est renié… qui s’a craché dessus, quoi !

– Ce serait alors un crime, monsieur Arsène. Le crime des crimes, un suicide.

–Possible, répliqua le maire de Fenouille. Que voulez-vous ? Je ne suis pas trop vaillant de nature, je ne me fais pas à l’idée de me détruire autrement. Sinon !

– Vous détruire ! Il faudrait que vous en eussiez le droit. Il faudrait encore que vous en ayez le pouvoir. Car Dieu m’est témoin que vous ne détruiriez rien. Aucune haine ne saurait s’assouvir en ce monde ni dans l’autre, et la haine qu’on se porte à soi-même est probablement celle entre toutes pour laquelle il n’est pas de pardon !

– Je ne veux pas me pardonner, dit l’ancien brasseur de sa voix lente. Point de pardon !

– C’est Dieu qui vous le donne. Et moi qui vous parle, monsieur Arsène – ne fermez pas d’avance votre cœur aux paroles que je vais prononcer – moi qui vous parle, je puis vous le donner en son nom.

– Je n’ai rien contre Dieu, dit le maire de Fenouille après un silence. Ni contre vous. Dans le temps, j’ai jamais mis les pieds au catéchisme, comme de juste ; mon père n’aimait pas les prêtres. « Gare à l’enfer ! » que me disait le curé quand il me rencontrait sur la route. Un grand diable qui vous roulait une pièce de bière aussi facilement qu’un gosse roule son cerceau. L’enfer, vous comprenez, ça me faisait plutôt rire. Aujourd’hui, je ne trouve pas l’idée si bête. Le feu vient à bout de tout. Il n’y a pas de crasse qui résiste au feu, pas d’odeur. On ne connaît pas d’eau pure aussi pure que le feu, le feu trouverait à manger dans l’eau pure, pas vrai ? J’ai vu à Boulogne des gars en train de démolir un vieux cargo, des tôles d’acier qu’on avait repeintes des fois et des fois, avec des écailles aussi grosses que ma main – une vraie ordure ! Eh bien ! le type apporte son chalumeau, et voilà cette saleté de tôle qui se met à siffler et cracher comme un dragon. En un clin d’œil, vous auriez cru un soleil, elle pissait des rayons de soleil, la tôle ! J’aurais dû comprendre ce jour-là que l’eau ne pouvait rien sur mes misères, qu’il n’y avait rien au-dessus du feu. Le feu, c’est Dieu, que je me dis.

Il leva la main vers le plafond, et la légère manche du pyjama en glissant jusqu’à l’épaule, découvrit son bras gras et glabre.

– Vous n’allez pas sortir ainsi vêtu, s’écria le curé de Fenouille, je vais vous prêter une pèlerine. En prenant par les pâtures, vous ne rencontrerez personne. Le fou se laissait faire. Mais son visage avait pris l’expression sournoise et têtue d’un enfant rebelle. Le sourire presque espiègle dans cette face tourmentée parut au prêtre ainsi qu’un présage sinistre.

– Permettez-moi de vous accompagner, dit-il. Ou mieux encore d’aller chercher quelque vêtement plus… plus convenable.

– Chez moi ? demanda le fou inquiet. Je ne m’y oppose point. Mais ils ont caché mes habits. Savoir s’ils vous les donneront. Madame est plus obstinée qu’une bourrique.

Il revint s’asseoir au coin de la cheminée. Un instant, le malheureux prêtre hésita sur le parti qu’il allait prendre, puis repoussant derrière lui la porte, il fit tourner doucement la clef dans la serrure et s’enfuit.

La maison du maire semblait déserte. Après un long moment, le docteur parut enfin sur le seuil.

– Excusez-moi d’avoir tardé, fit-il. Les craintes que j’exprimais tout à l’heure viennent malheureusement d’être confirmées par un incident des plus fâcheux. Notre malade s’est échappé.

– Il est au presbytère.

À la grande surprise du curé, son interlocuteur ne perdit rien de sa gravité lugubre.

– Seul ?

– Pour plus de sûreté, j’ai cru devoir fermer la porte sur moi.

– Calme ?

– Très calme. Et si vous voulez me permettre d’exprimer un avis, je garde de notre entretien (à la vérité un peu extravagant), l’impression que… que notre infortuné malade est moins…

– Moins fou qu’il ne le veut paraître, acheva le docteur d’une voix sarcastique. Admirable trouvaille ! Singulière pénétration ! Le premier confrère venu vous dira qu’un dément n’est presque jamais sincère, que l’image démente qu’il porte là (il se frappa le front) ne le convainc pas, qu’elle exerce seulement sur lui une espèce de fascination. Mais trêve de plaisanteries ! Voilà déjà plusieurs semaines que nous aurions dû prendre des mesures. Il est scandaleux de laisser à la tête d’une commune – sa fonction fût-elle honoraire – un maniaque qui peut devenir brusquement un danger pour tous. Oh ! votre indulgence à son égard ne me surprend pas ! Le pauvre diable a fini par trouver quelques formules heureuses, émouvantes, pittoresques, et qui éveillent en vous – permettez-moi l’expression – un réflexe professionnel. Les prêtres d’aujourd’hui – heureusement – nous abandonnent volontiers le contrôle de certains états qui eussent passé jadis, bon gré mal gré, pour des états mystiques. Il en est de ces symptômes comme de ces prétendus cas de possession qui n’intéressent plus guère que nous… Au XIIe siècle, je suppose, notre maire de Fenouille eût passé pour être la proie de quelque esprit luxurieux, et d’une puanteur exceptionnelle, s’il est permis d’en juger par sa marotte – de véritables hallucinations de l’odorat, en somme. Parlons sérieusement (il mit sa bouche contre l’oreille du curé), je viens de trouver dans ses tiroirs un document du plus vif intérêt, une espèce de confession. La chose est d’importance, car elle pourrait légitimer certaine crainte… Bref, un suicide ne me paraît plus tout à fait impossible.

– Mon Dieu ! Alors, ne croyez-vous pas que je doive… Il est seul.

– Du calme, mon cher. Du sang-froid. J’ai dit certaine crainte, le mot de scrupule eût mieux exprimé ma pensée. La lecture de ce document m’a fait réfléchir, voilà tout. Car, entre beaucoup de mensonges et fariboles, je crois avoir rencontré un fait – oh ! très probablement, presque sûrement imaginaire – mais qui me paraît être comme le noyau de cette bizarre tumeur de l’esprit, ou – si vous voulez – l’éclat de nacre autour duquel les huîtres, dit-on, sécrètent leur perle. Hé ! hé ! cette perle-là m’a tout l’air d’une perle noire… Je puis d’ailleurs vous donner immédiatement connaissance de ce curieux morceau de littérature. J’avoue même que je ne serais pas fâché…

– Monsieur, répliqua froidement le curé de Fenouille, je vous remercie de votre confiance, mais si peu d’espoir que je garde d’entrer un jour dans la confidence de ce malheureux, il me serait très pénible de devoir à un autre que lui-même la connaissance d’un secret si capital à ses yeux.

– Je m’étonne, fit le docteur sur le même ton, que de telles considérations puissent vous arrêter dans l’accomplissement du devoir. Le salut du malade est ma seule loi, je n’en connais pas d’autre.

La soudaine rougeur qui couvrit les joues de son rival lui parut sans doute une satisfaction convenable, car il reprit d’un accent de bonne humeur, en tirant de sa poche une liasse de papiers maculés de larges taches de bougie.

– Le gaillard, comme Jean-Jacques Rousseau, a dû écrire ses Confessions à la chandelle. Le style en est singulier. Mais plus singulières encore les notes marginales truffées de dessins dont vous n’approuveriez guère, je pense, le caractère de monotone obscénité, car dans le moment même où notre homme s’abandonne à ses obsessions dégoûtantes, il reste visiblement hanté par le fantôme de ses innocences perdues…

– Je vous en prie, murmura le curé de Fenouille. Ces sortes de misères mériteraient plutôt la compassion. Mon expérience, sans doute, est bien différente de la vôtre, mais si jeune que je sois, l’envers de certaines vies que le monde feint de croire irréprochables, m’est apparu trop souvent pour que…

– Si je vous entends bien, vous prétendez qu’une certaine déficience… du sentiment religieux… pourrait se traduire par… certains phénomènes pathologiques… qui iraient même… jusqu’à une transformation profonde de… de l’espèce ?… Avez-vous pensé qu’une thèse… aussi extravagante… justifierait… enfin, pourrait tendre à justifier, certaines révoltes contre la société… Quoi ! les hommes sont les hommes. Peut-être vous trouverez-vous, dans l’exercice de votre ministère, plus souvent que moi en face de véritables détresses morales. Celles que j’approche ne se distinguent guère des épreuves physiques dont elles ne sont que la traduction, en un langage plus noble. Avouez plutôt que la conversation que vous venez d’avoir avec notre malade vous a surpris dans un état de… d’ébranlement nerveux, bien excusable d’ailleurs. Croyez-moi : le pauvre diable n’est qu’un obsédé sexuel banal, et la forme insolite de l’obsession n’a d’intérêt que pour les psychiatres.

– N’importe ! dit le prêtre. Vous aurez un jour la preuve qu’on ne fait pas au surnaturel sa part. Oui, reprit-il après un silence, de cette voix qui contrastait chaque fois si étrangement avec son ton habituel qu’elle semblait appartenir à un autre, lorsque vous aurez tari chez les êtres non seulement le langage mais jusqu’au sentiment de la pureté, jusqu’à la faculté de discernement du pur et de l’impur, il restera l’instinct. L’instinct sera plus fort que vos lois, vos mœurs. Et si l’instinct même est détruit, la souffrance subsistera encore, une souffrance à laquelle personne ne saura plus donner de nom, une épine empoisonnée au cœur des hommes. Supposons qu’un jour soit consommée l’espèce de révolution qu’appellent de leurs vœux les ingénieurs et les biologistes, que soit abolie toute hiérarchie des besoins, que la luxure apparaisse ainsi qu’un appétit des entrailles analogue aux autres et dont une stricte hygiène règle seule l’assouvissement, vous verrez ! – oui, vous verrez ! – surgir de toutes parts des maires de Fenouille qui tourneront contre eux, contre leur propre chair, une haine désormais aveugle, car les causes en resteront enfouies au plus obscur, au plus profond de la mémoire héréditaire. Alors que vous vous flatterez d’avoir résolu cette contradiction fondamentale, assuré la paix intérieure de vos misérables esclaves, réconcilié notre espèce avec ce qui fait aujourd’hui son tourment et sa honte, je vous annonce une rage de suicides contre laquelle vous ne pourrez rien. Plus que l’obsession de l’impur, craignez donc la nostalgie de la pureté. Il vous plaît de reconnaître dans la sourde révolte contre le désir, la crainte entretenue depuis tant de siècles par les religions, servantes sournoises du législateur et du juge. Mais l’amour de la pureté, voilà le mystère ! L’amour chez les plus nobles, et chez les autres la tristesse, le regret, l’indéfinissable et poignante amertume plus chère au débauché que la souillure elle-même. Passe pour les lâches traqués par l’angoisse de la souffrance ou de la mort qui viennent implorer du médecin leur grâce, mais j’ai vu, – oui, j’ai vu – se lever vers moi d’autres regards ! Et d’ailleurs, il n’est plus temps de convaincre, le proche avenir se chargera de nous départager. Au train où va le monde, nous saurons bientôt si l’homme peut se réconcilier avec lui-même, au point d’oublier sans retour ce que nous appelons de son vrai nom l’antique Paradis sur la terre, la joie perdue, le Royaume perdu de la Joie. Si la Piété n’est qu’une illusion, fût-elle des milliers de fois séculaire…

Il s’arrêta, comme effrayé de l’accent de sa voix et rougit jusqu’au blanc des yeux. Son visage avait retrouvé instantanément son expression douloureuse et résignée qui le faisait paraître niais.

– Ne nous emballons pas, fit le docteur. Il sera toujours temps de reprendre cette controverse passionnante. Le plus utile pour l’instant est de mettre la main sur les habits de notre malade, ceux du moins qu’il a quittés hier soir, avant de se mettre au lit. Je crois que sa femme, craignant d’être surprise ce matin, les a fourrés dans le coffre à avoine, où nous les trouverons sans doute encore. Je me permettrai, si vous le voulez bien, de vous accompagner au presbytère.

Ils reprirent lentement, côte â côte, en silence, le chemin parcouru un moment plus tôt par le curé de Fenouille. Résolu à ne pas gâter son habit neuf au passage dès haies trempées de rosée, l’élégant docteur entraînait son compagnon de barrière en barrière, parmi les pâturages si étroitement imbriqués les uns dans les autres, ainsi que les pièces d’un puzzle, qu’ils devaient s’orienter sans cesse et perdaient ainsi beaucoup de temps. La porte du petit enclos était ouverte. Le prêtre crut se souvenir de l’avoir fermée en partant, et son cœur se serra. En mettant la clef dans la serrure, au haut du minuscule perron, sa main tremblait.

– Allons ! allons ! même si notre homme a pris la poudre d’escampette, dit le médecin de Fenouille, le mal n’est pas grand, nous le rattraperons vite.

Ils trouvèrent la salle vide. Une cruche pleine d’eau reposait sur la table, auprès d’un verre renversé dont le contenu achevait de couler sur les dalles.

– Je ne comprends pas, fit le prêtre. Les volets sont clos, même à l’étage. Ils vérifièrent en vain chaque fenêtre, grimpèrent jusqu’aux combles. Comme ils exploraient une dernière fois le vestibule obscur, le curé de Fenouille revint précipitamment vers la cuisine. Une trappe y permettait l’accès d’un cellier encombré de bouteilles et d’antiques futailles hors d’usage débitées en morceaux par le sacristain, et dont l’ancien desservant bourrait son poêle. Le cellier s’ouvrait lui-même sur la route, placée en contrebas, par une porte condamnée depuis longtemps. Le pauvre prêtre en avait même oublié l’existence.

– Il s’est enfui par là, s’écria-t-il d’une voix désespérée. Qu’ai-je fait !

– L’étourderie est réparable, dit le docteur, toujours calme. Je vais prévenir discrètement le garde champêtre. Il s’agit d’éviter le scandale.

Sur les épais panneaux marron, recouverts d’une couche épaisse de poussière, la main du maire de Fenouille avait écrit en lettres capitales, mais d’un dessin puéril : ADIEU.

* * *

– Baissez la lumière, mon enfant, dit M. Ouine, nous jouirons encore de ce déclin du jour.

La chambre est déjà pleine de l’écœurante odeur de pétrole et la petite flamme tapie au fond du verre de lampe bat doucement, prête à s’éteindre.

Le lit de fer est si étroit qu’au moindre mouvement, les hanches épaisses de M. Ouine soulèvent les couvertures et l’on voit paraître le gras d’un mollet glabre, livide, où s’enroule une varice. Mais le professeur s’applique depuis un moment à rester tranquille, les mains croisées sur son ventre. Ses vêtements pliés comme d’habitude avec un soin minutieux garnissent le dos de l’unique fauteuil sous lequel il a rangé ses souliers noirs, les bas de laine grise qu’il porte tout l’hiver retenus par des jarretières ecclésiastiques, et son chapeau de feutre dont la coiffe grenat luit dans l’ombre.

– J’ai toujours craint l’air vif à l’aube, je ne saurais trop me défendre contre sa malignité, reprit-il après un long silence. Même en ces mois, la chaleur du jour n’en a pas aisément raison, il a mille subterfuges, mille retraites, il se glisse au fond des chemins creux, tourne au plus épais des bois, et il m’arrive de le rencontrer tout à coup, en plein midi, ainsi que ces courants glacés qui courent, dit-on, au sein des mers tropicales – de sentir son acidité… Mais, quand tombe le soir, à cette heure du crépuscule, la terre harassée dégorge une vapeur tiède et grasse, une espèce de sueur qu’il faudra toute la nuit pour dissoudre. Ce qui reste de l’aube dans l’air y est pris comme une mouche dans la glu.

Philippe n’ose pas répondre. Le grand pin noir est toujours debout, en face de la fenêtre, et l’extrême pointe d’une de ses branches grince imperceptiblement contre la vitre. Mais le soleil pèse de tout son poids sur la campagne, un soleil terne, noyé de brume, et M. Ouine ne semble pas le voir.

– Ouvrez la fenêtre, s’il vous plaît, dit-il.

Steeny feint d’obéir, fait jouer deux fois la crémone. Il sait que son maître redoute plus encore que l’air vif du matin l’odeur de résine surchauffée qui provoque sa gorge malade, le jette dans d’effrayants accès de toux. M. Ouine, d’ailleurs, ne détourne même pas la tête. Son visage gonflé où les rides s’effacent, et qui à l’approche de la mort prend un air de jeunesse et comme une enfance sinistre, exprime un soulagement indicible. La bouche s’ouvre et se referme plusieurs fois, lentement, avec gourmandise. Quel soir mystérieux, connu de lui seul, descend en ce moment dans sa poitrine ?

– La nuit vient, dit-il. Vous pouvez monter la lampe. (Elle sent décidément trop mauvais : Philippe la souffle.)

– Lu …mière, articule le malade.

Sa voix, même à l’issue des crises, vibre sourdement, ainsi qu’un violoncelle dont les cordes sont lâches, et certaines syllabes manquent tout à fait, roulent au fond de la gorge, bizarrement répercutées par les larges parois du thorax, où les poumons crevés achèvent de pourrir. (Il en a pour douze heures ou six mois, déclare le médecin de Montreuil. Un homme vraiment robuste serait enterré depuis longtemps, mais celui-ci est de complexion molle, humide. C’est comme si vous tapiez sur un édredon avec un sabre.)

Philippe reste debout, dans l’angle du mur. Il a faim, il a sommeil, il s’ennuie. L’idée de fuir, pourtant, ne lui vient pas. Chaque après-midi, le déjeuner avalé en hâte, il arrive ainsi échauffé par la course, étourdi de soleil et, dès le seuil, la maison solitaire l’enveloppe d’ombre et de silence, ainsi que d’un frais linceul. Il a maintenant renoncé à comprendre quelle force l’y retient, quel charme, quel dieu secret, plus secret qu’aucun de ceux qui lui parlaient jadis lorsqu’il s’échappait de l’insipide maison blanche, pleine du parfum, des pas, du chuchotement des deux femmes trop tendres, de leurs insupportables caresses. Parfois Miss l’appelait à travers le parc, revenait longtemps après, les pommettes rouges, avec des aiguilles de pin dans ses cheveux blonds : «Il est parti, Dieu sait où ! » Et maman répondait de sa voix douce : « Il me fera mourir. Oh ! chère, chère, est-ce possible ? » Ni l’une ni l’autre ne l’eussent cherché au fond du pigeonnier si proche qu’en levant seulement les yeux elles l’eussent découvert, blotti contre le grillage, le menton posé sur ses petites mains croisées. L’odeur sauvage des oiseaux imprégnait les murs de torchis, les planches vermoulues, les mangeoires criblées de coups de bec : « Voilà quinze ans qu’il ne sert plus à rien, vous devriez l’abattre », disait parfois Miss. Quinze ans ! Il imaginait le départ des oiseaux, leur détresse. Des heures, des jours, des mois peut-être, ils avaient dû cerner la vieille tour close de leur vol, de leurs cris, de leurs ombres… Puis ils étaient partis un matin, vers quelques pays fabuleux.

– Ayez la bonté d’appeler Mme Marchal, dit M. Ouine. Je désire prendre un peu de bouillon.

Le timbre de sa voix s’est raffermi – les cordes du violoncelle sont de nouveau tendues. C’est l’heure, en effet, où la piqûre, faite chaque matin, lui rend des forces. Il arrive même qu’elle excite dangereusement ses nerfs, car cette vie moribonde a de soudaines lueurs, s’embrase. Et déjà Steeny prévoit la crise. Les joues de M. Ouine se colorent, et ses pupilles dilatées lui font ce regard anxieux qui fascine.

Mme Marchal est sage-femme de son état, mais voilà longtemps que les gens de Fenouille lui préfèrent Mlle Solange, jeune diplômée dont les blouses immaculées, le serre-tête, les gants de caoutchouc impressionnent favorablement la clientèle. Les grosses mains paysannes, si adroites pourtant, restent désormais sans emploi. Heureusement que la vieille a des rentes et une jolie maison de briques près de la gendarmerie où, ses larges flancs ceints du tablier bleu, écroulée sur la chaise basse qui a vu débarbouiller tant de nouveau-nés, elle savoure sa bistouille, généreusement arrosée de genièvre, et broie le morceau de sucre entre ses vieilles gencives… C’est par pure bonté d’âme qu’elle accepte de donner des soins à M. Ouine, car elle avoue que ce malade lui fait peur. Il est vrai que le professeur est venu jadis plus d’une fois visiter les lapins russes qu’elle élève et dont elle est fière. M. Ouine, en effet, s’intéresse à ces animaux.

Le moribond fait de la main signe qu’il portera lui-même à ses lèvres le bol fumant. Il boit à petits coups, lentement, posément, s’efforçant de masquer le plus qu’il peut, par une toux discrète, l’affreux bruit de déglutition. Sa gorge, gonflée par le pus, se contracte au passage du liquide et la luette fait chaque fois, au terme du spasme, un bruit analogue à ce claquement de langue dont Jambe-de-Laine excitait la grande jument.

– Madame Marchal, dit-il, emmenez ce jeune homme avec vous, et servez-lui à goûter. Je ne serais pas fâché de m’assoupir.

Son regard filtre difficilement à travers les paupières paresseuses, mais Philippe y lit la surprise et la confusion. Évidemment, M. Ouine vient de reconnaître que le soir mystérieux qui lui versait sa fraîcheur n’était qu’un rêve, après tant d’autres, un des mille rêves qui remontent, de plus en plus nombreux – innombrables – des profondeurs de sa mémoire. Quelques jours encore et, selon l’idée qu’il se forme de la vie future (car son orgueil n’a jamais accepté la grossière hypothèse de l’anéantissement), ce tourbillon d’images errantes, affolées, se fixera tout à coup, les mille notes de la symphonie éclateront en un seul accord. Mais a-t-il parlé ? S’est-il trahi ? La vue de la lampe éteinte le rassure, et aussi l’air innocent de Steeny. Alors, après un coup d’œil furtif vers la fenêtre, il joue de sa grosse main avec le rayon de soleil qui d’une fente de la persienne vient barrer le lit d’un trait de flamme.

La maison vide inspire à Mme Marchal autant de terreur que de dégoût. Elle ne quitte guère la cuisine, et s’est fait un lit à l’office. Jusqu’ici, le malade n’a pas supporté qu’on le veillât. En cas de nécessité, il prétend pouvoir très bien se servir de la sonnette dont le cordon pend à son chevet et fait dans la cage de l’escalier, lorsqu’elle tinte, le bruit d’une cloche de collège. Parfois, quand la chaleur du jour pénètre à travers les pierres et que les vieilles murailles sont tièdes sous la paume, il arrive que la sage-femme, après une dernière lampée de genièvre, se risque jusqu’au premier étage, le seul, dit-elle, qui donne l’idée d’une maison de chrétien, car Jambe-de-Laine y avait rassemblé ses derniers meubles. Les placards, vastes comme des chambres, présentent l’aspect d’un désordre affreux mais si ancien qu’il inspire à l’âme simple et pourtant ménagère de Mme Marchal, du respect. Le malheur est qu’ils sont tous percés, ainsi que des écumoires, de trous à souris et à rats dont les crottes font sur les planches un tapis mou, qui a une odeur surette de pommes mûres.

La sage-femme dispose devant Philippe, comme d’habitude, la motte de beurre frais « montée de la cave », le pain bis, et le pot de faïence plein de confitures. Une mouche nage à la surface de la cruche de bière, couleur de caramel.

– Monsieur Philippe, dit-elle, ça fait plaisir de vous voir manger.

– Vous trouvez ? répond Steeny la bouche pleine.

Hors de la présence de M. Ouine, il retrouve aussitôt le ton d’insolence qui exaspère, là-bas, les deux amies.

– Moi, dit-elle, ici dedans, je perds le goût de me nourrir. Sans le café, je ne tiendrais pas.

Elle remplit de genièvre sa tasse, glisse un autre morceau de sucre entre ses gencives, boit à petits coups.

– Je me demande ce qui peut attirer un jeune homme dans une maison pareille, si triste, reprend-elle après un long silence. Le monsieur a de l’affection pour vous, probable, mais à votre âge l’affection des vieux, ça n’a guère de prix. Et malade comme le voilà, est-il seulement capable de bien parler ? Car bien parler, jadis c’était son fort. Il n’avait qu’à vouloir pour tourner la tête des gens. Mais petit à petit, sans en avoir l’air, avec son sourire de Monseigneur et ses grosses mains qu’il manie si doucement. S’il avait voulu ! Seulement quoi ! dans les dernières années il ne sortait plus d’ici, c’est qu’il y trouvait son plaisir.

– Quel plaisir ?

– Ben ! Jambe-de-Laine, parbleu !

Avant que la sage-femme eût ouvert la bouche pour répondre, Philippe avait senti monter sa colère. Il avait beau trouver cette colère ridicule, la honte qu’elle lui inspirait l’exaltait encore, au lieu de l’apaiser. Et tout à coup, à sa grande surprise, sa fureur creva en un rire nerveux, inextinguible.

– M. Ouine se moque bien des femmes, s’écria-t-il, de n’importe quelle femme ! Et des hommes, madame Marchal, il ne s’en soucie pas davantage. Mais vous ne pouvez pas le juger, vous ne pouvez même pas le comprendre !

– Bah ! bah ! Voyez-vous le petit coq ! De n’importe quelle femme, vous dites ? Apprenez, mon garçon, que je connais un peu mieux que vous le dessous des familles. Le plus malin n’est pas exempt de faire des bêtises pour une femme, et pas toujours pour une belle femme, au contraire.

– Les femmes… commença Philippe.

– Les femmes… les femmes… on dirait que le mot va vous cuire la langue. Attendez seulement de savoir…

– De savoir quoi ? C’est justement lorsque les garçons courent après qu’ils ne savent pas ce que c’est, les femmes. Ils sont fous, enragés. Tandis que moi…

– Oui, un petit monsieur choyé comme vous, tout en sucre…

Mais la colère de Philippe était déjà tombée. Chaque fois qu’il échappait à l’espèce de trouble où le jetaient la voix, le regard de M. Ouine, un sentiment obscur d’affranchissement, de délivrance, provoquait en lui une agitation stupide, qu’il tâchait d’épuiser en paroles.

– Les jeunes gens d’aujourd’hui sont bien différents de ceux d’autrefois, madame Marchal. Les femmes ne nous intéressent pas beaucoup. Oui, oui, vous pouvez rire, je ne suis pas seul, tous mes camarades me ressemblent.

– Vos camarades ? Et où sont-ils, vos camarades ? Vous devriez rougir plutôt de parler ainsi, alors que vous n’avez quasi pas quitté les jupons de votre maman et de votre jolie institutrice.

– Qu’est-ce que vous pensez de Miss, vous ?

Les paupières se sont brusquement abaissées, presque closes.

– Je ne pense rien, dit la vieille femme sans se troubler. La connais-je seulement ? Depuis qu’elle est à Fenouille, elle ne m’a pas causé dix fois, et je la vois presque chaque soir, elle passe contre ma porte, ainsi ! Mais si vous voulez que je vous parle franchement, c’est un maître qu’il vous avait fallu, monsieur Philippe, un vrai maître, un homme, quoi !

– M. Ouine est mon maître, dit Steeny. Je n’en aurai jamais d’autre.

– Dommage que vous allez le perdre si vite. Baste ! un garçon tel que vous n’est pas fait pour vivre à Fenouille et quand vous aurez vu le monde… Allez ! Allez ! à vingt ans, mon diplôme en poche, moi qui vous parle, je me croyais aussi bien finaude… Remarquez que je ne discute pas votre amitié. N’empêche que vous trouveriez, rien qu’à Montreuil, des hommes très supérieurs à celui-ci. M. Valéry par exemple, l’ancien receveur général. Votre maître et lui étaient jadis camarades…

– Et maintenant ?

La sage-femme jeta de nouveau vers la porte un regard furtif :

– Il dit…

– Qu’est-ce qu’il dit ?

– Je voudrais que vous me promettiez de tenir votre langue. Il dit que M. Ouine est l’homme le plus dangereux qu’il ait jamais rencontré.

– Pourquoi dangereux ?

– Dame, vous devez le savoir mieux que moi ! Depuis la mort de Jambe-de-Laine, vous ne quittez plus la maison, autant dire. Tout le pays en jase. Faut croire que vous avez votre idée, vous aussi ? Probable que vous parliez d’autre chose que de la pluie ou du beau temps ?

– C’est ce qui vous trompe, dit solennellement Philippe.

Son visage prit une expression de gravité comique, et qui pourtant ne prêtait pas à rire. Les joues avaient deux trous d’ombre.

– M. Ouine peut parler de n’importe quoi, des choses les plus simples (parfois même vous le croiriez naïf, ou même bête, et il ne le fait pas exprès). Oui, la chose la plus simple, dans sa bouche, on ne la reconnaît plus. Ainsi, par exemple, il ne dit jamais de mal de personne, et il est très bon, très indulgent. Mais on voit au fond de ses yeux je ne sais quoi qui fait comprendre le ridicule des gens. Et ce ridicule ôté, ils n’intéressent plus, ils sont vides. La vie aussi est vide. Une grande maison vide, où chacun entre à son tour. À travers les murs, vous entendez le piétinement de ceux qui vont entrer, de ceux qui sortent. Mais ils ne se rencontrent jamais. Vos pas sonnent dans les couloirs, et si vous parlez, vous croyez entendre la réponse. C’est l’écho de vos paroles, rien de plus. Lorsque vous vous trouvez brusquement en face de quelqu’un, il n’y a qu’à regarder d’un peu près, vous reconnaissez votre propre image au fond d’une de ces glaces usées, verdies, sous une crasse de poussière, pareilles à celles qui sont ici…

Les creux d’ombre de ses joues s’élargissaient à mesure et la vieille femme, à sa grande surprise, voyait monter dans le regard d’enfant une lumière trouble, pareille à celle des matins d’automne, d’une inexplicable tristesse.

– C’est malheureux, dit-elle enfin, d’entendre un garçon de votre âge qui ne devrait penser qu’au plaisir comparer la… la vie à… à une maison vide.

Elle avait posé sa tasse dans l’âtre et le buste penché en avant, soutenant son énorme poitrine des deux bras croisés sur ses genoux, elle observait Philippe avec l’attention cynique des femmes de son espèce, une moue étrange aux lèvres.

– Méfiez-vous de lui quand même. Méfiez-vous de lui tant qu’il vivra. Et il peut vivre longtemps encore. A-t-on jamais vu un tuberculeux garder sa graisse ? Le docteur n’en revient pas.

– Me méfier ?

– Il s’est passé ici des choses extraordinaires. Ici, oui, dans cette maison. J’ai connu M. Anthelme. Avant son mariage avec Jambe-de-Laine, c’était un homme pareil aux autres messieurs de l’époque, pas trop malin si vous voulez, mais tranquille, ménager de son bien, courant les champs du matin au soir, le fusil en bandoulière, avec ses camarades. Bon. Le voilà parti un matin. Je serai de retour dimanche qu’il dit. Bernique ! Il rentre six mois plus tard, pas seul… Oh ! Jambe-de-Laine, au début. n’allez pas croire ! Tout le monde lui faisait risette, même les dames. Vous auriez ri de voir les petits châtelains tourner autour de ses jupes, monocle à l’œil, avec leurs vestons noisette, leurs pantalons collants, et leurs diables de bottines pointues. M. Anthelme n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Ils lui tapaient dans le dos. Sacre Anthelme ! Des ménages comme ça, il y en a des mille et des mille, pas vrai ?… Jusqu’au jour…

Elle se baissa péniblement pour ramasser sa tasse.

– M. Ouine est venu d’on ne sait où, un soir. Le père Anselme a pris sa valise. M. Ouine avait sa redingote, son chapeau melon, ses gros souliers et il suait à grosses gouttes, car la chaleur lui a toujours été contraire. J’ai jamais vu un homme suer comme ça, disait le père Anselme. Ils l’ont reçu dans l’office, ils avaient l’air de se moquer de lui. Mais six semaines plus tard, c’était le roi de la maison. J’ai connu à l’époque, le jardinier Florent qui avait servi le défunt père de M. Anthelme. Sa fille venait ici à journées, une jolie fille. « On ne le voit guère, me disait Florent, on ne l’entend pas, il trotte d’un étage à l’autre sur ses pattes de velours, un vrai matou. bien luisant, bien gras. Et des propos qu’il tient ! Vous croiriez un curé. N’importe : sa tête ne me revient pas. Il a même une drôle d’odeur, il sent le sauvage. C’est pourtant un homme très soigneux de sa personne, plutôt trop. Il s’intéresse aussi beaucoup aux fleurs, seulement il ne les cueille pas lui-même, je choisis les plus avancées, il les écrase au creux de ses deux mains jointes, il incline dessus sa grosse face ronde, et il reste ainsi longtemps, les yeux tournés de plaisir. » « Voyons, père Florent, lui disais-je, ce ne sont pas de mauvaises manières. » Je l’entends encore qui me répond : « Des mauvaises manières, non. Ce serait plutôt un mauvais air qu’il apporte avec lui, sans savoir. » Mauvais air ou pas, six semaines plus tard, le bonhomme était mort.

– De quoi ?

– De quoi ? De la grippe, on suppose. Enfin, d’une fièvre maligne ? Vous pouvez rire !

– Je ne ris pas, madame Marchal, dit Philippe (et il regardait par-dessus l’épaule de la vieille femme, sans cligner les yeux, l’immense ciel embrasé). Il serait peut-être aussi bien mort de… Je pense souvent qu’on ne résiste pas à M. Ouine.

– Résister ? Le père Florent était bien trop bête pour résister à n’importe qui. À la fin de la première semaine il serait passé dans le feu pour votre M. Ouine ! M. Ouine allait s’asseoir près de lui, dans le potager, tandis qu’il bêchait. Il lui expliquait le ciel, les étoiles, l’ordre des mondes. Et même, depuis la mort de Florent, les gens disent que le professeur va parfois sur la tombe, à l’ancien cimetière, qu’il reste là une heure ou deux, son diable de chapeau à la main, debout, avec une poignée de fleurs des champs qu’il finit par remporter telle quelle, comme s’il n’y pensait plus. Vous voyez donc qu’au fond ils s’accordaient très bien.

– Justement. On n’imagine pas qu’un vieil imbécile puisse vivre dans le même air que M. Ouine. Passe si M. Ouine était capable de se mettre en colère, ou seulement de se moquer. Il ne se moque jamais de personne. Il est bon. On ne supporte pas aisément, voyez-vous, la bonté d’un homme tel que lui.

La sage-femme écoutait gravement.

– Ma foi, dit-elle enfin, faut avouer que vous ne la supportez guère non plus. Je vous trouve bien mauvaise mine, monsieur Philippe. Sans vouloir de mal à votre maître, puisqu’il est perdu, vaudrait mieux pour vous qu’il s’en aille, pas vrai ? Heureusement, vous êtes plus jeune que M. Anthelme. Sans quoi…

– Bah ! M. Anthelme est mort vieux.

– Vieux ? À quarante-six ans ?

– Ça m’étonne qu’il ait duré jusque-là. Miss prétend qu’il n’avait pas plus de cervelle que ses chiens et ses furets. Mais quoi ! M. Ouine ferait penser des pierres !

– M. Anthelme ne pensait pas. Il était las de tout. Un homme qui se laisse aller. Et des marottes ! Je l’ai rencontré un jour chez une cliente, Mme Dorsenne, sa nièce. Il lui disait qu’il avait vécu jusqu’alors comme une brute, qu’il commençait seulement à comprendre. Comprendre quoi ? Il disait aussi : « J’aurais dû être un grand musicien. » Remarquez qu’il n’avait jamais joué que du cor de chasse. Il a vendu sa ferme de Bloqueville pour acheter un orgue, mais les créanciers ont eu vent de la chose, et l’orgue n’a finalement pas été livré. Il est resté des semaines dans sa caisse, à la gare d’Ouchy.

– Que voulez-vous, madame Marchal ? Un imbécile ne devrait pas rêver de devenir musicien ou poète. M. Ouine dit qu’on meurt toujours d’un rêve.

Il prononça les derniers mots sur un ton de gravité risible, mais son visage crispé, l’étrange grimace de sa bouche, l’expression fuyante de son regard inspirait à la vieille femme une sorte de gêne qui ressemblait à la crainte, bien qu’elle ne s’avouât rien de tel.

– Mourir d’un rêve ? Qu’est-ce que vous me chantez là monsieur Philippe ? Ce sont des mots que vous répétez sans les comprendre.

Philippe haussa les épaules.

– Si les hommes ne rêvaient pas, fit-il sur le même ton de suffisance ridicule, je suppose qu’ils vivraient vieux, beaucoup plus vieux, – toujours peut-être.

– Et les bêtes, monsieur Philippe ? Elles meurent aussi pourtant !

– Les bêtes rêvent à leur manière. Si on pouvait lire dans leur cervelle, on y verrait sans doute qu’elles désirent aussi ce qu’elles n’ont pas, et elles ne savent quoi au juste. C’est cela rêver.

– Alors M. Ouine ne rêve pas, lui ?

– Si, dit l’enfant. Mais il s’est défendu longtemps. Je ne souhaite rien, disait-il, ni bien, ni mal. Aujourd’hui il prétend qu’il s’ouvre au rêve comme un vieux bateau pourri s’ouvre à la mer.

– Vous filez un mauvais coton, reprit la sage-femme après un long silence. Vous n’êtes pas seul, d’ailleurs. On croirait que ce maudit village est sous le coup d’un sort. Depuis l’assassinat du petit valet, on ne le reconnaît plus, parole !

Les yeux gris observaient sournoisement Philippe, et elle continua d’une voix sourde, perceptible à peine, sans timbre, comme si elle eût récité une leçon.

– Les juges, les gendarmes, toute la police enfin suppose que le gendre de M. Devandomme a fait le coup. Il s’est tué, donc il est coupable, voilà comment ils raisonnent. Un braconnier, vous pensez ! Les Vandomme sont fiers d’ailleurs, ils ont des ennemis. Bref, je pensais : « L’action de la justice est éteinte, les esprits vont se calmer. » Ben oui ! Jamais le village n’a été plus sens dessus dessous. Il ressemble à une énorme toupie folle, ça tourne, ça ronfle, ça jetterait bas les murs. Des personnes tranquilles qui ne lisaient même pas les gazettes sont maintenant les plus enragées. Paraît que ces messieurs du Parquet reçoivent tous les jours des pleins sacs de dénonciations. Mais les autorités ont perdu la tête. Y a-t-il du bon sens, par exemple, à vouloir enterrer un petit valet comme un notaire, avec des fleurs, des délégations, des discours ? Et puisqu’on savait Jambe-de-Laine capable de tout, est-ce qu’on n’aurait pas pu la surveiller ? Tenez ! lorsque j’ai vu votre M. Ouine se glisser hors de l’église, tout doucement, le long des murs, je me suis dit : « Sûr que la chose va mal tourner, voilà que le vieux renard flaire le vent. » J’étais moi-même hors de mon naturel, le sermon du curé m’avait retournée, ce n’était pas tant les paroles, c’était plutôt la voix, l’accent. Toute la peau me faisait mal, on aurait dit un cent d’épingles. Les gens l’écoutaient bouche bée, sans l’interrompre, mais avec un mauvais regard. Ça les enrageait de ne pas comprendre, quoi ! Et puis, voilà cet imbécile de maire. Notez que depuis longtemps chacun est fixé sur son compte. C’est un homme qui a trop vécu, un vieux débauché. Il a peur de la mort, de l’enfer. On raconte qu’avant son mariage, il a mis à mal une de ses servantes, qui s’est pendue, dans l’étable. Ce qu’il a pu dire au cimetière, personne n’en sait rien. Des propos de fou, pas plus. Ailleurs, il aurait fait rire. Mais là, devant cette tombe, – il a même failli tomber dans la fosse – c’était un drôle de spectacle, pour des hommes qui depuis le matin vidaient des verres de genièvre au cabaret ! Alors, Jambe-deLaine…

La voix de la sage-femme s’était faite plus douce. Le menton dans ses mains. Philippe regardait droit devant lui, avec une fixité presque effrayante.

– C’est un malheur qu’elle soit morte, reprit Mme Marchal. Ils n’auraient pas voulu la tuer. Ils se sont jetés dessus comme les pies et les corbeaux sur une effraie, en plein jour. On ne devrait jamais jouer avec l’imagination des gens d’ici. Je ne veux rien dire contre Jambe-de-Laine. J’en ai vu de plus vicieuses qu’elle, et tout le monde leur tirait la casquette. Nos garçons n’ont pas mauvais naturel, suffit de respecter leurs habitudes. Elle ne les respectait pas. Une châtelaine qui court les, routes, dès quatre ou cinq heures du matin, derrière une grande diablesse de jument, si haute que de mémoire d’homme personne ne se souvient d’avoir vu la pareille. Une châtelaine reniée par les autres dames des châteaux, il y avait d’abord là de quoi les humilier. Mais le pis, voyez-vous monsieur Philippe, c’est qu’elle a voulu prêter à rire, elle faisait rire. Une femme qui se débauche ne doit pas faire rire. Les jeunes gens ne sont plus ce qu’ils étaient dans ma jeunesse, d’accord. N’empêche que leur apparence trompe souvent. Ils ont beau se coiffer de travers, mettre des souliers de toutes les couleurs, et danser à la manière des jolis cœurs de ville, une femme sans mœurs qui veut prendre d’eux son plaisir, devrait les traiter comme des gamins. Autrement, ils rigolent, et quand ils rigolent, vous voyez leurs dents blanches, des dents de loup, ils sont prêts à mordre. Pensez ! les grand-mères de ces gosses-là ne plaisantaient pas sur la chose, ils ont la pudeur dans le sang. Une dévergondée, ça leur fait d’abord un peu peur, et lorsqu’il n’ont plus de crainte, ils joueraient aussi bien avec elle comme avec un chat perdu, – gare les pierres ! Si les pierres s’en mettent, on peut parier pour du vilain. D’ailleurs, les blessures de Jambe-de-Laine n’étaient pas si dangereuses qu’on a dit, mais elle était trop rebelle de nature, elle ne pouvait s’habituer à l’hôpital, elle a supplié deux ou trois fois qu’on la ramenât ici – deux ou trois fois, pas plus – puis elle n’a plus desserré les dents. Elle s’est laissée mourir. Les médecins n’en revenaient pas. S’ils avaient pu prévoir, ils l’auraient laissée revenir, bien que la maison passe pour malsaine. Entre nous, je crois qu’on exagère un peu. Depuis des années, Jambe-de-Laine s’était mis en tête de laisser les persiennes closes, hiver comme été. L’humidité a grimpé partout le long des murs.

Mais Philippe n’écoutait plus. Les bûches croulaient une à une dans la cendre. Fatiguée par son interminable monologue, Mme Marchal fermait les yeux, hochait lentement la tête. Placée trop près des braises rouges, la tasse vide claqua brusquement avec un bruit sec.

– Qui a tué le petit valet ? demanda l’enfant tout à coup.

* * *

Philippe entrouvre la porte et reste un moment sur le seuil, stupéfait. M. Ouine s’est levé ! M. Ouine est debout ! Il est même assis presque confortablement sur le fauteuil, les pieds nus dans ses souliers, le col de la chemise largement ouvert, découvrant son cou puissant mais plus blême et plus lisse que jamais. Ses lèvres sont un peu bleues, et il passe dessus, à intervalles réguliers, d’un mouvement machinal, singulièrement précis, son pouce épais, à l’ongle large et plat, qui a la couleur d’un vieil ivoire.

Sans s’interrompre, il tourne lentement vers Philippe un visage que l’enfant ne reconnaît pas d’abord. Quoi ! une heure a-t-elle suffi pour que… Drôle de visage ! L’ossature en semble détruite, comme si la peau ne recouvrait plus qu’une sorte de graisse molle. Les chairs affaissées font paraître le crâne énorme. Les joues que retient mal la saillie des pommettes, pendent vers le cou, font au niveau des mâchoires deux poches qui élargissent le bas de la figure au point que le cou, lorsqu’on l’examine avec plus d’attention, a l’air de s’être démesurément allongé : on dirait qu’il fléchit sous le poids, ainsi que la tige d’une fleur monstrueuse. Les cheveux, collés par la sueur, s’érigent en touffe. « Il ressemble à Louis-Philippe », pense Steeny.

En même temps, il se dirige déjà vers la porte, pour appeler Mme Marchal. À eux deux, auront-ils la force de reporter sur son lit le vieil homme ? La sage-femme monte sans se presser, souffle à chaque marche, entre enfin, juge la situation d’un coup d’œil. M. Ouine, d’un mouvement imperceptible, vient de s’enfoncer un peu plus dans son fauteuil, mais sa main reste suspendue le pouce à la hauteur du menton. Puis il la repose doucement sur son genou.

– Faut vous recoucher de bonne volonté, dit enfin la garde, d’une voix sans timbre. Faut être sage.

Silence.

Elle hausse les épaules, mesure la distance du lit au fauteuil, puis son regard s’arrête sur Steeny.

– Qu’est-ce que vous voulez bien que je fasse ? Vous seriez seulement pas capable de le manier, vos bras tremblent. Ça n’est pas le diable, pourtant, après tout ! On peut toujours essayer de traîner le siège près du lit.

Philippe s’arc-boute au dossier, pousse de toutes ses forces. Elle a pris les deux jambes inertes de M. Ouine entre ses bras croisés, recule lentement. Ils gagnent ainsi quelques mètres, non sans peine. Le buste de M. Ouine oscille dangereusement, et pour l’empêcher de glisser, Steeny appuie l’épaule au dos du moribond.

– Ouf, dit la sage-femme. Repos !

Serrée entre le fauteuil et le lit, elle doit ramper entre les genoux du patient sur lesquels tire-bouchonnent les larges pantalons de drap.

– L’épicier va venir, dit-elle, c’est le jour de sa tournée. Il me prêtera bien la main pour porter le pauvre monsieur sur le lit. En attendant nous allons le caler avec les oreillers. Mâtin ! j’aimerais mieux avoir affaire à une femme en couches. Les hommes malades, c’est pis que des poupées de son, ça ne se prête à rien. Allons, venez, monsieur Philippe. On croirait que vous dormez debout.

Elle regarde sournoisement les mains de Steeny, agitées d’un tremblement qu’il essaie en vain de dissimuler. Il finit par les mettre derrière son dos. Les yeux de la sage-femme se reportent vers le malade, avec une expression satisfaite.

– Au besoin, dit-elle, il pourrait mourir comme ça, aussi tranquillement qu’entre ses draps, pas vrai ? Tel quel, monsieur Philippe, il a presque l’air de nous entendre, mais n’ayez crainte : de là où vous le voyez à c’t’heure, personne n’est revenu.

– Taisez-vous ! balbutie Steeny, livide.

– Quand je vous répète qu’il ne voit, ni n’entend ! Ça n’est guère plus ni moins qu’un vrai mort. Mais quoi ! Vous vous ressemblez tous. On ne se tourmente pas des vivants, et sitôt qu’un bonhomme entre en agonie, vous voilà tous devant lui comme devant le bon Dieu ! Les femmes, au contraire, elles ont le sens de la chose, elles perdent rarement la tête. Remarquez, monsieur Steeny, que j’ai vu mourir pas mal de clients, j’ai recueilli leur dernier soupir, pour parler à la manière des journaux. Recueillir un dernier soupir, je vous demande un peu ! Des clients de toutes sortes, allez ! Des riches, des pauvres, des vieux, des jeunes, et des bons et des mauvais. Eh bien ! monsieur Steeny, j’ai pas grand-chose à dire sur leur fin !

Elle tapote une dernière fois les oreillers, pousse la table entre la chaise et le mur. Ainsi solidement immobilisé, M. Ouine pourrait en paix achever son destin.

– Je vous trouve rudement sans cœur, madame Marchal, dit Philippe, vous avez l’air de soigner un cheval ou un veau !

– C’est justement ce qui vous trompe, répliqua la sage-femme sans colère. De l’humeur que vous lui connaissez, faut bien croire que s’il lui restait de la conscience, il m’aurait déjà donné mon paquet ! Car avec son bon gros sourire de pain bénit, c’était une langue pointue. Mais le voilà maintenant pareil à ce qu’il était – respect de nous – sortant du ventre de sa mère. Quel service voudriez-vous rendre à un bébé qui vient de naître, mon pauvre monsieur Philippe ? Le tenir propre, au chaud, et ne pas s’attendre à un merci.

Elle jeta vers M. Ouine un regard indéfinissable où l’orgueilleuse satisfaction d’une rancune secrète se faisait presque attendrie, caressante.

– Le docteur avait bien dit qu’il s’affaiblirait brusquement, au moment où l’on s’y attendrait le moins. Quand je pense qu’il y a une heure à peine, il était sur son lit : « Madame Marchal, emmenez ce jeune homme avec vous… je ne serais pas fâché de m’assoupir. » Pour moi, l’effort de se lever l’aura épuisé d’un seul coup. Il a dû vouloir descendre au premier, dans l’ancienne chambre de Jambe-de-Laine. Entre nous, je m’imagine qu’il y est déjà venu l’autre nuit, en douce. Chercher des paperasses, probablement. J’ai retrouvé la clef d’un des placards, dans la poche de sa culotte.

Elle s’approcha, posa la main sur la cuisse du moribond et dit :

– Tenez, monsieur Philippe, elle est encore là, tâtez plutôt…

– Fichez-moi la paix, balbutia Steeny, vous me dégoûtez, madame.

– N’empêche que je rendrais peut-être service à plus d’un en dénonçant la cachette.

– À qui ?

– À la justice, parbleu ! Un homme tel que lui en savait long sur bien des choses. Il ne prendrait pas la peine de cacher si soigneusement des notes de fournisseurs ou même les lettres de sa bonne amie. Mais vous pouvez être tranquille, monsieur Philippe, je ne suis pas de la police, moi – qu’ils se débrouillent !

Elle alla tranquillement vers la porte, l’ouvrit, et sur le seuil se retourna. L’enfant restait debout dans l’angle du mur, le regard baissé vers la terre.

– Ça ne convient guère que vous restiez seul ici, fit-elle. À quoi bon ? Voilà bientôt six heures, l’épicier va venir d’un moment à l’autre, j’ai même cru entendre sa camionnette vers la maison Gastebled, au haut de la côte. Remarquez qu’il ne souffre pas, votre ami. Et puis, que voulez-vous, j’y pourrais rien. Avec mes varices, je risquerais de le laisser glisser sur les dalles et alors, vous voyez d’ici la tête du docteur, s’il retrouvait son malade en chemise, par terre, hein ? Ça ne serait pas d’ailleurs la première fois que j’aurais vu mourir dans un fauteuil. D’une manière, la chose est plutôt utile à un malade dans le coma, je sais ce que je dis. Allongé, les poumons s’engorgeraient beaucoup plus vite, vous l’entendriez déjà râler. Et puis, monsieur Philippe, vous présent, croyez-moi, il s’agitera trop.

– S’agiter ? C’est donc qu’il se rendrait compte ?

– Que non ! Le coma ressemble au sommeil, tout semblable. Lorsque vous dormez, vous rêvez ou vous ne rêvez pas, cela dépend d’on ne sait quoi – l’estomac probable. N’empêche qu’un rien – une porte qu’on ferme, un meuble qui craque – suffit à mettre votre imagination en branle, à votre insu. Tenez ! l’an dernier, j’ai veillé M. Guiraud, l’ancien notaire, un beau vieillard de nonante-sept ans, et solide ! Voilà que sur la fin, il s’est mis à tenir des propos – mais des propos ! La petite sœur garde-malade a failli devenir folle, des propos qu’il lui tenait ! Enfin, il entre en agonie, bon. Deux jours, il a râlé tranquillement, vous auriez cru qu’il ronflait. Vers le milieu de la troisième nuit, malheur ! Il se démène si fort que nous ne pouvions plus le tenir à trois, pensez ! « C’est le diable qui l’entreprend, sûr ! » répétait la petite sœur tout en pleurant. Et elle l’inondait d’eau bénite. Eh bien ! savez-vous comment je l’ai calmé, finalement ? Je vous le donne en mille, monsieur Philippe. Voilà : tandis que le jardinier lui nouait un drap autour des épaules (comme on fait pour les fous), l’idée m’est venue de lui chanter une espèce de chanson de nourrice, une chanson de chez nous (M. Guiraud était des Ardennes, comme moi). Figurez-vous que le jardinier s’est fâché, d’abord ! Il trouvait qu’on ne chantait pas des choses pareilles à un homme presque centenaire, que j’avais l’air de me payer la tête du moribond, des bêtises. N’importe ! mon notaire a fini par entendre, je suppose. Il n’a plus remué les jambes, il s’est allongé bien sagement, avec une espèce de sourire. Je me sentais plutôt mal à l’aise. Naître et mourir, c’est tout de même, que je pensais. Bref, des idées que vous ne pouvez pas comprendre. Allez ! Allez ! je passe volontiers pour une dure, parce que j’ai l’habitude des malades, que leurs grimaces ne me font pas peur. Et cependant, si je vous racontais… Descendez-vous maintenant, oui ou non ?

– Non, dit Philippe, et il s’efforçait de raffermir sa voix.

– Ouvrez donc au moins la fenêtre, conclut la vieille. Il y a ici dedans une drôle d’odeur.

C’est vrai. Drôle peut-être, mais pas désagréable, sûrement. L’odeur des fruitiers de Fenouille, lorsque les pommes de la dernière récolte commencent à se faner sur les planches. Et voilà plusieurs jours déjà qu’elle hante Philippe, cette odeur – même dans la campagne dévorée de soleil, même sous les sapins géants du vieux parc. Il la retrouve chaque matin, lorsqu’il va décrocher son veston, elle se glisse sournoisement à travers les brutaux effluves de l’eau de Cologne dont il s’inonde, après son tub. Et pourtant, même s’il plonge alors sa figure dans les plis de l’étoffe, il ne sent rien. On croirait que l’odeur dort au creux de la laine, ne s’éveille qu’à son heure.

Philippe ouvre néanmoins la fenêtre, regarde le jardin jadis cher au maître du logis – le jardin redevenu sauvage. L’herbe brûlée des allées a pris des tons fauves, et la brume de chaleur qui monte de la terre y dessine d’imperceptibles moires. L’enfant prête l’oreille au bruit espéré de la camionnette, suit le vol circulaire d’un oiseau de proie qui danse comme une mouche au fond de l’immense, de la vertigineuse coupole bleue. Qu’importe ! La respiration de M. Ouine ne trouble pas le silence de la petite chambre, elle lui donne seulement une espèce de gravité funèbre, presque religieuse. Il semble à Philippe que son propre souffle se règle docilement sur ce râle si convenable, si discret. Leurs deux cœurs aussi, peut-être ?… Sa main se pose d’elle-même sur sa poitrine, s’y arrête frémissante. Comment pourrait-il savoir que trente ans plus tôt une petite fille, au fond d’un lit bleu et rose, faisait le même geste, tandis que la lumière filtrait par les fentes de la porte, allumait la poignée de cuivre, l’angle du cadre, tandis que la vieille mère, épuisée par les veilles, faisait grincer sinistrement les lames du parquet ?

* * *

– Madame Marchal, dit M. Ouine, il convient que vous me laissiez seul. Je me sens mieux.

C’est peut-être la surprise qui cloue d’abord Mme Marchal au sol, mais ses petits yeux noirs s’allument aussitôt, prennent tout à coup un éclat cruel – de cruelle sollicitude – tandis qu’un long moment elle observe le malade en silence.

« On dirait la cuisinière, lorsqu’elle tâte une poule avant de la tuer », pense Steeny.

Elle s’approche du lit avec un soupir, passe distraitement ses mains sur le drap. M. Ouine les suit d’un regard attentif. Le râle de sa fausse agonie s’est changé peu à peu en une toux profonde, si naturelle que Steeny se demande une fois de plus si le vieux maître, incapable de feintes vulgaires, ne s’est pas joué pour lui-même, pour lui seul, la comédie de la mort.

– C’est bon, fait Mme Marchal.

Le buste penché de biais, affaissée sur sa hanche malade, elle semble mimer de tout son corps, à l’adresse du moribond, une dernière grimace, un ironique adieu.

– La poitrine se dégage, il va sûrement encore parler, il est plein de vent, comme une outre. À quoi donc ça va vous servir ? demande-t-elle d’une voix plus douce. Tout ce qu’on dit ne se trouve-t-il pas déjà dans les livres ? Aurez-vous jamais fini de faire la classe ?

– Je… suis… professeur, madame Marchal, observe M. Ouine entre deux quintes.

Il se soulève péniblement, penche la tête hors du lit. D’un geste rituel, la sage-femme lui tend le crachoir.

– Professeur… de… langues, continue M. Ouine avec un soulagement indicible.

Il reprend de nouveau son souffle.

– De langues vivantes, madame Marchal.

– C’est ce que je pensais, murmure la vieille en gagnant la porte, mais si bas que le malade n’a pas dû l’entendre. Vivantes ! Hé ! Hé ! vivantes !…

Elle se retourne sur le seuil, et déjà dans l’ombre du couloir :

– Vivantes ! jeta-t-elle d’une voix stridente, exaspérée, puis disparut…

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