…………………………

– Ce n’est rien, ma chérie, the boy was a bit rough, that was all, pardon him, dear love !

Juste à ce moment, le regard de maman croisa le sien et le temps d’un éclair il la vit debout, dressée contre le mur, ses petites mains serrées convulsivement sous son menton dans un geste de supplication puérile.

– Philippe ! Philippe !

Déjà Miss avançait vers lui, chancelante, observait la scène de ses yeux pâles. Une mèche rebelle d’un blond plus sombre pendait sur son épaule.

– Ne faites pas l’enfant, chérie, dit-elle d’une voix calme, ce n’est que Steeny après tout. Je regrette tellement… so sorry !

– Va-t’en Philippe ! Assez ! Qu’il s’en aille, qu’il sorte, je ne peux plus. Regardez-le, c’est lui, tout à fait lui, Philippe !

Mais qu’il changeât d’expression, de regard, cela ne dépendait pas de lui, n’eût dépendu de personne au monde. Il croyait sentir chacun de ses traits comme creusé dans une matière aussi dure que la pierre et ce masque immobile était à la ressemblance d’un autre.

Maintenant Miss pleurait à petits coups, la tête dans ses mains. Il ne voyait du visage que le front, les oreilles délicates et l’attache si pure des mâchoires avec l’imperceptible creux d’ombre où il eût voulu poser ses lèvres. Une pitié inconnue, mêlée ou comme voilée d’un peu de mépris – une sorte de satiété charnelle inexprimable, inexplicable, gonflait son cœur et il cherchait en vain les mots oubliés toujours vivants au plus profond, au plus secret de sa mémoire – laquelle ? – des mots prononcés jadis – mais où ? mais quand ? en un autre temps peut-être, un autre monde, – d’une mémoire sans date et sans nom.

– Expliquez-lui, ma chérie, dites-lui tout.

De nouveau ils étaient seuls, face à face, et lorsqu’elle osa poser sa main sur la sienne, il comprit que le maléfice avait pris fin, que son masque était tombé.

– Voilà, fit-elle. Et maintenant vous pouvez la tuer, si vous voulez, elle est à votre merci…, comprenez-moi, reprit-elle après un silence, il est plus facile de la tuer que de la réduire. Oui, Philippe, sa pauvre vie est à qui veut la prendre, mais personne n’a jamais eu raison de la terreur d’un enfant. Et voulez-vous que je vous dise encore ? Vous ne réussirez pas mieux que votre… que celui qui… enfin celui que vous savez… Sa douceur a raison de tout.

Elle l’enveloppa une dernière fois de son regard étrange.

– Je me demande quelle est la couleur de vos yeux, remarqua pensivement Philippe, ou même s’ils en ont une, c’est de la fumée.

Il fit le geste d’écarter, de dissiper de la main cette vapeur. Son regard était beaucoup plus brillant que de coutume et pourtant triste et las.

– Je vous prie de me pardonner, dit-il encore, ai-je…, vous ai-je réellement frappée, oui ?… serré la gorge ?…

Il la poussait doucement devant lui sans qu’elle fît aucune résistance.

– Oui, n’est-ce pas ? et aussi la nuque contre le mur, hein ? Une fois ? Deux fois ? Beaucoup plus ?… Allons, bon ! – il sourit – excusez-moi, je voudrais tellement que vous vous placiez exactement à la même place, – ex-ac-te-ment – suis-je bien ainsi ? cette main sur le bouton de porte… Quoi ! vous n’allez pas me faire croire qu’avec l’autre j’aurais pu… Si ? Alors zut ! De toute manière je ne saurai jamais rien. Il haussa les épaules.

– A-t-on idée de ça, quelle bêtise ! Combien d’heures de ma vie m’ont déjà passé sous le nez, pfuitt !… des heures, des mois, des années peut-être ?… Sûrement des années si je compte les nuits. Et pour quelques malheureuses secondes… Que c’est drôle ! l’appareil a fonctionné, l’objectif est intact, la lumière bonne et il n’y a qu’une tache noire sur la plaque – tout est noir ! Croyez-vous cela possible, Miss ?

– Je vous connais, fit-elle les dents serrées, je connais votre race damnée ! Une race d’hommes plus durs que l’enfer. Regardez-vous dans la glace : vous ressemblez à un chat qui vient de tremper le nez dans la jatte de crème. Dieu ! je crains que rien ne vous rassasie jamais, ni le lait, ni le sang. Comme on dit en France – vous resterez sur votre soif, mon cher.

– Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Philippe, étonné. Je ne suis plus seulement capable de faire mal à une mouche. Et pour les révélations que vous brûlez de faire, excusez-moi, j’en sais presque aussi long que vous, inutile de revenir là-dessus. J’avais mal compris cet idiot d’Anthelme, voilà tout. Un mot seulement. A-t-on jamais cru mon père mort, oui ou non ?

– Cinq ans. C’est par hasard que votre administration l’a retrouvé, quelque part en Silésie, je crois, dans un tout petit village – enfin je ne sais où. Il avait été soigné à l’hôpital de Brême, puis à l’asile de Luckau. La commission de rapatriement l’avait désigné lorsqu’il s’est enfui.

– Bien, dit Philippe.

* * *

Drôle de cabane que ce cube de torchis crevé par la gelée ! Le toit de chaume s’effondre et les dernières pluies ont poussé contre la porte branlante un énorme tas de boue. Mais à l’intérieur les trous ont été soigneusement bouchés d’argile. les murs blanchis à la chaux et de la poutre la plus basse pend le fusil tout luisant de graisse, le couteau dans son étui de cuir, la carnassière et le sac à gibier encore raide de sang.

Il a sauté sur ses pieds, d’un bond. Sa veste et sa chemise finissent de sécher sur la paille, son torse nu luit dans l’ombre.

– J’ai à vous parler, Eugène, dit le vieux.

L’autre le regarde, stupéfait, avec la même grimace qui lui valut jadis tant de claques du maître d’école, où se trahit moins l’insolence ou la gouaille qu’une timidité secrète, profonde, qui l’isole parmi les hommes, fait de lui un coureur de lièvres et de filles, féroce et rusé tout ensemble. Mais le vieux l’observe aussi sans mépris. Jamais le réfractaire n’a soutenu longtemps le regard trop clair, trop bleu, trop pur, qui réveille en lui quelque chose des terreurs de l’enfance. Cette fois, il y cherche vainement la nuance habituelle d’indifférence inexorable, et la surprise qu’il en éprouve lui fait oublier de baisser les yeux.

– Garçon, répète pensivement le vieux, à voix basse.

Est-ce le vent sous le chaume, un cri venu du ciel ou les pas dans l’herbe d’un animal inconnu ? D’un geste familier, le braconnier penche un peu la tête en avant, pour mieux entendre… Non ! c’est l’angoisse qui vient de lui sauter dans le cœur.

– Quoi qu’il y a donc, père ? fait-il.

Le pressentiment du danger est à présent dans chacune de ses fibres, mais quel danger ?

– Ils savent tout, dit le vieux. Le mandat doit avoir été signé par le juge, hier soir. Vous serez arrêté cette nuit ou demain.

– Bon, fait-il simplement. Faut voir.

– Non, réplique doucement le vieux, non, Eugène, il ne faut pas voir. Une branche passe et repasse au-dessus d’eux sur le chaume, avec un bruit soyeux. La tache de soleil qui danse de poutre en poutre s’immobilise tout à coup, s’ouvre juste au centre de la porte, comme un œil rond.

– Garçon, reprend le père, Hélène a fait ce qu’elle a voulu, contre mon gré, n’importe. Mais je vous crois un homme.

– D’accord, fait l’autre.

Son regard sauvage n’exprime aucune crainte précise, mais l’acceptation totale, candide, du risque encore incertain lui donne une espèce de noblesse extraordinaire qui ressemble à la pureté.

– J’ai fait ce que j’ai pu, garçon. Sans le maire, le mandat serait déjà lancé. Ils ont des preuves, ils ne vous lâcheront pas. Tout a une fin, garçon. Nous avons tous notre fin, aujourd’hui ou demain, qu’importe ? Et maintenant… Et maintenant…

Maudite phrase. Elle reste là, au fond de sa gorge, inutile. Ce n’est pas qu’il doute de la culpabilité du bâtard, mais l’idée même du crime s’atténue, s’efface, sombre dans le silence – dans ce prodigieux silence sylvestre – désert de feuilles et d’eaux mortes – qui les sépare du monde, et où l’autre est chez lui, bête parmi les bêtes, libre comme une bête… Il essaie en vain de redresser sa haute taille, il a mal aux reins, aux cuisses, ses bras sont lourds. Toute la fraîcheur de la dernière nuit coule encore dans ses veines et il a envie de vomir.

Eugène décroche d’une main sa veste pendue au mur.

– Excusez-moi, dit-il, fallait qu’elle sèche.

Les derniers mots du père ont sonné à ses oreilles avec l’accent d’une obscure complicité. Certes, voilà longtemps que le mépris de l’aïeul ne le touche guère plus que la faim, la soif, le vent, les giboulées, toutes ces fatalités mystérieuses qui exercent la patience des hommes, n’irritent que les femmes ou les enfants. « Le vieux a ses idées », dit-il simplement. Mais, pour la première fois, voilà que ce vieux semble lui parler d’égal à égal, et il s’avise tout à coup que c’est la chose au monde qu’il a le plus désirée.

– Quoi que vous voulez ? demande-t-il enfin. Vous pouvez parler franchement. Y a pas de crainte.

Mon Dieu, Vandomme ne sait plus. La volonté le tient toujours debout, mais sa pensée tourne en rond, de plus en plus vite, ainsi qu’une grosse mouche. Ce qu’il avait à dire devait être dit du premier coup, et maintenant il est trop tard.

La phrase préparée qui flattait si âprement son orgueil n’a décidément plus ni poids, ni volume, ni chaleur – creuse et vide. Et creux et vides comme elles, les ancêtres sans histoire et presque sans nom, les compagnons de la dernière nuit, auxquels il sera bientôt seul à croire. Qu’ont à faire ces fantômes avec l’enfant sauvage qui le fixe à cet instant d’un regard cynique mais sans peur. Comme il est jeune ! Comme il est fort ! Comme il envie cette jeunesse et cette force jusque dans le creux de ses vieux os !

– Vous ferez à votre mode, garçon, dit-il.

L’ancien bûcheron penche la tête pour mieux entendre. Les mots n’ont jamais été pour lui que des signes dangereusement abstraits, trop difficiles à interpréter, plus traîtres encore que des chiffres. Il n’use, par prudence, que d’un petit nombre d’entre eux, mais il est au contraire merveilleusement sensible à l’accent, au geste, à ces mille nuances que saisit aussi, avec la même adresse infaillible, le regard attentif des bêtes. Et d’ailleurs, cette fois comme toujours, l’instinct l’a prévenu plus sûrement qu’aucune parole : la présence du père dans sa cabane à cette heure équivaut à un arrêt de mort.

– Y a pas de mal à s’expliquer, dit-il. En un sens vous êtes plutôt taciturne par nature, moi de même. Mais le passé est le passé. Si je vous ai tous mis dans le malheur, faut quand même que je répare, je ne suis pas un homme à chicaner sur votre droit, vous l’avez dit, je ne vous en ferai pas dédire.

Sa main cherche à la hauteur du front, penche sur l’oreille une casquette imaginaire, puis retombe gauchement. Sacré veston encore humide qui lui glace les reins !

– C’est vrai que j’ai rencontré le petit commis en plein dans les nouveaux taillis, preuve qu’il avait manqué le chemin de Fenouille en voulant prendre au plus court, par Mauchaisne. On a remonté ensemble vers l’étang, pas moyen d’y voir plus loin que son nez, la pluie nous roulait dans la figure comme un tambour et j’ai perdu ma casquette. Qu’ils aient relevé notre passage, possible. Je connais l’endroit : l’eau court dessus, pareil que sur un ciré, tout pareil. Ces terrains-là, ça vous garde un pied de sanglier d’une saison à l’autre, parole !

Il serre la boucle de son pantalon en roulant les épaules, du geste canaille dont il affronte un rival, au seuil de l’estaminet. Ses joues brunes ont à peine pâli, sa bouche trop mince garde le même rictus impénétrable qui bravait jadis le curé, l’instituteur, le patron, toutes les puissances raisonneuses contre lesquelles on le croit révolté, alors qu’il se contente de les fuir, exactement comme les bêtes qu’il traque nuit et jour le fuient lui-même, sans haine et presque sans peur, aussi naturellement qu’elles boivent et mangent.

– Le malheur, c’est qu’on s’est contredit, la fille et moi, remarque-t-il avec une grimace pensive. Mais je ne regrette rien, coupable ou non, faut toujours mentir à la justice. Que vous leur laissiez sortir une vérité de leur sac, pas plus gros qu’un grain de riz, le reste y passe, vous êtes fait.

Son regard cherche maintenant celui du vieux avec une audace tranquille.

– Pour la discussion, je ne suis pas de force, dit-il simplement.

D’un commun accord ils détournent les yeux, fixent à travers l’étroite ouverture la forêt qui s’apaise, s’immobilise peu à peu dans la tiédeur du jour. Une pluie fine, odorante, musquée, reste suspendue à la hauteur des feuillages et d’une extrémité à l’autre de l’immense futaie, la brise balance entre ciel et terre une vapeur irisée.

– Il y a des cas où l’on devrait parler net, remarque l’ancien bûcheron d’une voix dont il exagère exprès le grasseyement, mais possible que je n’en vaille pas la peine, ou quoi ?

– Je n’ai pas refusé de vous entendre, garçon, dit le vieux.

– Possible. Je ne suis pas avocat, répond le beau voyou avec une dignité singulière. Et d’abord, qu’est-ce que vous en feriez tous, de mes raisons ? Faudrait plutôt un alibi, je connais leur truc. Où veulent-ils que j’en trouve un, d’alibi, dites voir ?

– Eugène, commença le vieux…

– Bon, ça va, j’ai compris. Devandomme, il y a des choses en vous que je n’approuve pas, mais j’ai toujours eu du respect pour votre personne, parole ! Et, à bien aller au fond des choses, faut convenir que je ne vous ai jamais donné que du tourment. Que vous ne teniez pas à ce que j’aille m’asseoir à Boulogne, entre deux gendarmes, avec mon portrait dans les gazettes et tout, bon, d’accord. Maintenant, une question que je vous pose : ça vous intéresse-t-il de savoir si j’ai tué le petit commis, oui ou non ?

– Ça regarde d’abord la justice, dit le vieux d’une voix sourde.

– Eh bien ! vous ne le saurez pas, répliqua l’autre sur le même ton, avec un terrible sourire. La justice, d’une manière, vous n’en avez pas plus de souci que moi, hein, pas vrai ? Il vous suffit que l’affaire s’arrange à votre convenance, correctement, moi de même. Entre nous deux, d’homme à homme, ça me va, j’ai jamais refusé le défi de personne.

Le vieux remue la bouche pour répondre, puis lui tourne le dos, en silence. Sur le seuil, il hésite encore, et s’en va lentement, le plus lentement qu’il peut, la tête penchée, prêtant l’oreille. La porte ouverte laisse entrer un flot de lumière si éblouissant qu’il redresse le front, assure ses larges épaules, comme pour mieux faire face à la grande houle radieuse accourue du fond des cieux.

L’infirme semble l’attendre, debout contre la clôture, une béquille posée près de lui, accroché aux barreaux par ses deux petites mains grises. Le vieux essaie un instant de sourire, détourne les yeux, rougit. Chaque fois que le hasard les met ainsi brusquement face à face, il sent au cœur la même crispation bizarre, indéfinissable. Et c’est vrai qu’il a honte de sa santé, de sa force, de sa vigoureuse vieillesse, en présence de cette jeune vie fragile que rien ne défend plus et comme déjà flottante à la surface d’on ne sait quoi d’invisible, dans son instabilité merveilleuse. Et il a peur d’elle aussi.

La fille paraît un moment à l’étroite lucarne de l’étable, puis disparaît de nouveau.

– Laisse-les, dit le vieux timidement, laisse tes béquilles. Je vais te porter là-bas, au soleil.

Il s’assoit contre le talus déjà tiède. Mais le petit se laisse glisser sur le côté, s’allonge doucement, les deux mains croisées derrière sa nuque. L’échancrure de la chemise découvre sa poitrine misérable.

– Petit, dit-il, je ne mangerai plus de leur pain.

Il a ôté sa casquette, passe sur son front et ses joues une main tremblante, puis crache à terre avec dégoût. L’infirme le regarde toujours en silence. Il n’interroge jamais.

– Maudit bâtard ! dit encore le vieux.

Lui aussi, comme l’autre, ne dispose que d’un petit nombre de mots, mais ce nombre lui a paru toujours bien supérieur à ses besoins. Et maintenant encore, la grande solitude où il s’est enfermé peu à peu, jour après jour, son ignorance ne saurait en mesurer la profondeur. Se peut-il qu’il soit malaisé de partager sa peine, ne fût-ce qu’une seconde, le temps de reprendre haleine ? Une parole devrait suffire peut-être, un geste. Quel geste ? Il lève naïvement et laisse retomber aussitôt ses poings énormes.

L’enfant le regarde toujours. Alors il s’éloigne de quelques pas, les mains derrière le dos, puis s’approche de nouveau, tête basse. Toute sa colère est tombée, sa haine même se tait. La honte, rien que la honte, fait au fond de lui son petit bruit de bête rongeuse. Ah ! non, Dieu n’est pas juste !

– Écoute, petit, dit-il.

L’autre ne se détourne même pas, ferme les yeux.

– Écoute, garçon, reprend le vieux d’une voix tremblante, réfléchis bien avant de répondre, mon homme.

Il a rougi jusqu’aux oreilles, mais ce n’est pas lui qui pose la question, elle s’est posée d’elle-même, elle est sortie toute seule – tombée comme un fruit mûr.

– Que penses-tu du petit homme vert et des gens d’Ardenne, et de toutes ces histoires de seigneurs ?

Cette fois le petit penche la tête et son regard tombe dans celui du vieux comme un fer rouge dans l’eau.

– il n’y a pas de petit homme vert, ni de gens d’Ardenne, et non plus d’histoires de seigneurs, il n’y a rien…

– Hein ? fait le vieux.

Ce n’est pas que la réponse le surprenne beaucoup, car il n’était pas loin de l’attendre, mais elle arrive trop tôt. Voilà deux jours qu’il a parlé au gendre, et depuis la police recherche en vain le bâtard. Pourtant une femme l’a vu hier, du côté de Plantier, et l’on croit qu’il a fait des provisions à l’estaminet, chez un camarade. Pis encore. Le vieux a dans sa poche un billet qui donne rendez-vous à Hélène mardi soir sur la route de Roye, près du Roudre. Mardi soir, aujourd’hui même. C’est vrai qu’il a trouvé le morceau de papier au fond de l’étable, sous la paille, et qu’il peut aussi bien dater de plusieurs semaines, car l’humidité a déjà délayé l’encre. Tant pis. Ce soir il se couchera plus tôt encore que d’habitude et s’il entend grincer la porte vers minuit, il ne mettra pas le nez à la fenêtre, il n’espionnera pas sa fille, non. Puisqu’il n’a pas osé faire la besogne lui-même, les dés sont jetés maintenant, Dieu sera juge.

Le regard de l’enfant reste toujours fixé sur le vieux, et il semble qu’il lit dans sa pensée, à mesure.

– Vous l’avez vu ? demande enfin l’infirme. Vous lui avez parlé ?

Il n’a que tout juste la force de faire oui de la tête. Que ne donnerait-il pour trouver les mots qu’il faut !

– Le cœur m’a manqué, garçon, dit-il enfin, après un affreux silence.

Les yeux de l’infirme brûlent toujours, mais on croirait que le petit visage se décolore. Non, il ne se décolore pas, il s’efface, il s’efface réellement, ainsi qu’une vieille image, usée, ternie.

– Plus rien, reprit-il, jamais plus rien.

Les yeux s’assombrissent à leur tour, et il ajoute de sa voix ordinaire, sa voix d’enfant :

– Relevez-moi un peu, grand-père, s’il vous plaît. Je suis trop bas, j’étouffe. Les petites mains que le sommeil même n’apaise jamais, toujours violentes, s’accrochent une seconde au bras de l’aïeul. Il semble au vieux qu’elles l’attirent vers la terre avec une force merveilleuse, et le corps si léger pèse effroyablement à ses reins. Mais ce qui achève de briser ses forces, c’est le gémissement qui sort des lèvres violettes, presque collées à sa joue, gémissement que son oreille saisit à peine, croit saisir, puis qui s’enfle un peu tout à coup – moins une plainte qu’une sorte de soupir solennel, un solennel adieu. Alors la fatigue accumulée depuis tant d’heures crève dans le cœur du vieil homme et pendant une minute peut-être, une longue minute, il essaie gauchement de mêler sa propre plainte à cet appel venu de si loin, d’un autre monde.

Il couche doucement l’infirme plus bas, dans un creux d’ombre. A-t-il rêvé ce qu’il vient d’entendre ? La double flamme sombre qui vient de saisir de nouveau son regard n’implore la pitié de personne. Et lui non plus n’implorera pas la pitié.

Quoi qu’il arrive désormais, il suffira juste de se tenir droit comme jadis, comme il se tenait au pied de la fosse, quand le cercueil de la femme est descendu sous la terre, au bout des cordes grinçantes. Les bonnes gens qui pleurent à chaque enterrement s’interrogeaient entre eux, l’œil humide. « Vingt dieux ! qué courage !

Il n’avait cependant aucun courage. Il ne souffrait pas non plus. Il subissait simplement sa peine, à sa manière, dans un silence prodigieux. Alors comme aujourd’hui, la petite rumeur du cerveau s’était tue. Des pieds à la tête, il n’était plus que silence, entêtement, patience obscure. Toutes les images de malheur dont le nombre et la diversité avaient affolé un moment ses nerfs, s’étaient fondues en une seule, élémentaire : celle d’un obstacle, d’une masse inerte contre laquelle il appuyait le front.

Mais là-bas, au cimetière de Fenouille, sous le regard de ces gens, il avait souhaité quelque chose encore, il ne savait quoi – et cela montait maintenant du plus profond de lui-même, sans aucun effort, du plus profond de sa vie, ou peut-être d’en deçà de la vie. À l’extrémité de son dénuement, le rêve orgueilleux qu’il avait vainement nourri tant d’années, presque à son insu – si étroitement mêlé à la trame de son misérable et monotone labeur, à la tristesse, à l’humiliation de chaque jour – le voilà qui se dissipe, s’efface, qu’il ne le reconnaît plus, qu’il en a honte. Une nouvelle, une miraculeuse jeunesse gonfle sa poitrine, sa gorge, jaillit tout à coup de ses yeux ainsi qu’un filet de sang tiède. Il n’a pas pleuré depuis son enfance et la certitude qu’il pleure pour la dernière fois, qu’il ne pleurera plus jamais, que cette minute de grâce est unique, parfaite, lui est une amertume, un rafraîchissement indicible. Toute fatigue semble couler hors de ses membres, jusque dans la terre où s’enfoncent ses gros souliers. Un long moment, il reçoit la caresse de l’air sur sa face, il tient son regard bien fermement droit devant lui, sans penser. À quoi bon penser ? Le mal vient du cerveau toujours en travail, l’animal monstrueux, informe et mou dans sa gaine comme un ver, pompeur infatigable. Oui, à quoi bon penser ? Une nuit de discussion avec lui-même, d’inutile rumination a suffi pour faire de lui un autre homme, aussi faible qu’une femme. Que n’a-t-il abattu d’abord celui qui peut-être va demain déshonorer son nom ! À présent, il est trop tard. N’importe. Rien ne le détournera plus de son devoir. Et son devoir est de durer, durer sans plus. Durer, demeurer, rester immobile à travers ce qui bouge, durer comme un arbre, comme un mur, tenir bon.

Il essuie du revers de la main ses vieilles joues. L’infirme a fermé les yeux. On dirait qu’il dort, mais dans le demi-sommeil où il sombre, le mince petit visage a cette expression singulière qu’il retrouve d’ailleurs chaque fois que le regard n’y rayonne plus, la dureté sournoise qu’accuse encore le relief des pommettes mongoles, avec son indéfinissable sourire. C’est de ce sourire-là que le vieux a peur.

– Es-tu bien là ? finit-il par demander d’une voix hésitante.

– Oh ! non, grand-père, ramenez-moi.

Il l’a pris dans ses bras, il l’a porté jusqu’à la maison. La fille les regardait venir de loin, le dos au mur, une main sur les yeux. Elle leur a servi le café comme les autres jours, puis s’est assise dans un coin, près du poêle, son bol entre ses genoux.

* * *

– Ma démarche semble indiscrète, je l’avoue, dit M. Ouine, mais elle ne sera pas tout à fait inutile, peut-être…

Le curé de Fenouille proteste d’un haussement d’épaules, puis tourne vers la fenêtre aux persiennes closes un regard éperdu. La rougeur de ses joues, de son front, de ses oreilles, bien qu’à peine visible dans l’ombre, exagère l’expression un peu niaise du visage, en accentue les rondeurs puériles. Et plus puérile encore, la voix basse trop lente, trop accentuée, qui s’affole sur les dernières syllabes, s’étrangle.

– Nouveau venu dans cette paroisse, je ne puis que vous être reconnaissant… Un ministère si difficile… Notre vénéré prédécesseur…

– Votre vénéré prédécesseur, reprend M. Ouine avec calme, excusez-moi de parler avec une franchise cynique, d’ailleurs bien moins éloignée de mes habitudes et de mon caractère qu’on le suppose, votre vénéré prédécesseur était un sot.

Il tire de la poche son ridicule mouchoir de coton tout raide d’empois, y enfonce un moment sa face, puis le remet dans son chapeau.

– Nos relations étaient cordiales, intimes même. Je pense qu’il me prenait pour un homme de lettres, ou quelque chose d’approchant.

– Mais moi-même, monsieur Ouine, jusqu’ici… je croyais…

Le sourire de M. Ouine se fait si pitoyable, si doux que le jeune prêtre sent de nouveau flamber ses joues.

– Notre ami, poursuit l’ancien professeur de langues, appartenait à cette espèce d’innocents dont nous viennent abondamment tous les maux. L’innocence, monsieur… L’innocence…

Il aspire l’air bruyamment, comme s’il étouffait.

– L’inno… L’innocence, monsieur, est une maladie propre à l’âge mûr. Du moins n’atteint-elle qu’alors sa plénière et parfaite malfaisance.

– Et nos enfants, voyons, monsieur le professeur, nos chers petits enfants ?…

– Heu… Heu… fit brusquement M. Ouine, puis il se tut.

Ses joues venaient de s’enflammer à leur tour, et les plis épais du cou sur le col dur passèrent du rouge vif à une espèce de bleu livide. Tout le visage parut s’enfler de colère, tandis que plus promptes que le regard toujours placide les lèvres laissaient passer un sifflement d’impatience. Une minute, ils restèrent ainsi face à face, sans un mot.

– Permettez, reprit enfin M. Ouine (ses yeux s’étaient remplis de larmes), j’ai été jeune, j’ai cru moi-même à l’enfance, je n’ai que trop souffert par elle.

Il frotta de la paume le revers de sa veste, parut s’absorber dans la recherche d’une tache invisible.

– Nous rencontrons sans doute des enfants innocents, dit-il, ceux-là le resteront jusqu’à la fin. L’innocence résiste à tout, elle est plus dure que la vie. Hélas ! j’ai connu, moi qui vous parle, quelques-uns de ces malheureux…

– Ne croyez-vous pas… commença le pauvre prêtre, mais l’objection qu’il allait faire lui parut tout à coup si vaine qu’il n’osa pas achever.

– La société se défend contre de tels monstres, poursuivit l’ancien professeur, imperturbable, elle les repousse peu à peu hors de son sein, elle les isole. Voyez le sort fait à ces vieilles filles ingénues : la famille elle-même se ferme devant elles… Monsieur… Monsieur…

Sa voix, déjà s’enflait. Il la contint cependant.

– Je ne prétends pas définir l’innocence, monsieur, elle est une chose très différente de ce que nous imaginons, de ce que le mot d’innocence suggère. Je sais seulement – l’expérience m’apprend – qu’un innocent est toujours le centre, le noyau d’une certaine fermentation. La terre fermente autour de l’innocent, monsieur, voilà le fait !

Il se tut, à bout de souffle, sa forte tête penchée en avant, les mains posées à plat sur les genoux. Un coucou de bois sculpté répéta plusieurs fois son cri niais. Il sourit avec béatitude, visiblement soulagé.

– Monsieur le professeur, commença, non sans dignité, le curé de Fenouille. c’est vrai qu’il me reste beaucoup à apprendre des hommes, de leurs malheurs.

– Je n’ai pas parlé pour vous, dit M. Ouine presque tendrement. Non, monsieur. Ses traits grossiers prirent tout à coup une expression de pitié grave et comme familière, bien que sa bouche ne cessât de sourire.

– Le malheur des hommes… dit-il, leur malheur… J’y ai cru aussi. Hélas ! monsieur, la pitié ne saurait pas plus travailler là-dedans qu’un chirurgien dans une nappe de pus. À la première égratignure…

Il lui prit délicatement la main dans la sienne.

– À la première égratignure de cette main compatissante, je crains bien que toute cette saleté ne vous remonte jusqu’au cœur… Oh ! Oh ! la sympathie, la compassion, souffrir avec. Pourrir avec, plutôt. D’ailleurs vous ne seriez pas le dernier.

– De quelle égratignure voulez-vous parler ? demanda le curé de Fenouille. Car la déception…

– Oh ! ce n’est pas de déception qu’il s’agit, protesta M. Ouine d’une voix rêveuse. Que vous importe d’être déçu ? Vous ne serez pas déçu, mais dissous, dévoré ! Mon Dieu, que vos maîtres aient pris tant de peine pour vous mettre en garde contre le plaisir et vous laissent ainsi sans défense contre… contre… quelle absurdité prodigieuse !

– Je ne crains que le péché, balbutia le pauvre prêtre, – excusez-moi, je ne puis traduire ceci en langage profane.

– Justement, justement, c’est justement ce que je veux dire, remarqua M. Ouine en souriant.

Il tira discrètement le mouchoir de la coiffe de son chapeau, s’essuya le front, les yeux.

– D’autant qu’il n’y a pas de malheur des hommes, monsieur l’abbé, il y a l’ennui. Personne n’a jamais partagé l’ennui de l’homme et néanmoins gardé son âme. L’ennui de l’homme vient à bout de tout, monsieur l’abbé, il amollira la terre. Les gros doigts firent le geste de pétrir une argile imaginaire.

– Mais je m’égare, reprit-il après un silence. Ma démarche auprès de vous avait un autre but que ce bavardage. La retraite où je vis, l’état de ma santé, mon humeur même ne me laissent que peu de moyens de vous servir. J’essaierai cependant.

Et d’abord, je tâcherai d’exprimer en quelques mots des sentiments, je l’avoue, assez complexes… Votre solitude m’attire.

– Je suis entièrement seul, en effet, dit le curé de Fenouille.

– Plus seul que vous ne pensez peut-être, continua M. Ouine avec une grimace douloureuse. Des supérieurs ont-ils pu sans remords, par simple mesure administrative, vous arracher du séminaire et vous jeter ici en plein bourbier ? Encore est-il des bourbiers tranquilles et comme en sommeil. La vase de celui-ci paraît diablement active, au contraire, depuis quelque temps. On croit l’entendre bouillir et siffler, remarquez que ceci est à peine une image, cher ami. Nous connaîtrons un jour les lois encore mystérieuses qui règlent – accélèrent ou ralentissent – ces sortes de fermentation. Ici, d’ailleurs, nulle équivoque, du moins sur la cause prochaine. « Je parle de la mort du petit vacher », ajouta-t-il après un long silence.

– Monsieur le professeur, dit le jeune prêtre, nos journaux sont bien coupables de troubler ainsi les esprits.

M. Ouine haussa les épaules.

– Il y a maintenant un cadavre dans chaque maison, fit-il avec douceur. Monsieur, j’avoue qu’au temps de ma jeunesse, cette affaire m’eût prodigieusement intéressé. Peut-être même l’excessive curiosité à laquelle j’ai trop souvent sacrifié mon repos, m’eût fait commettre quelque imprudence. Hélas ! une curiosité aussi gratuite n’est sans doute que dérèglement d’esprit. La vôtre s’inspire de mobiles surnaturels. Toutefois, permettez à un vieillard…

– Oh ! crut devoir protester le curé de Fenouille avec politesse.

– Permettez-moi de vous mettre en garde, non pas contre tels ou tels, mais contre eux tous.

– Mons… Cher monsieur… Monsieur le professeur, je rends hommage à votre capacité, à vos talents. Néanmoins… si déplacé que paraisse ce mot dans la bouche d’un prêtre…

Sa pauvre main crevassée par l’hiver, tachée de noir (il badigeonnait d’encre ses gerçures) fit le geste d’effacer, par avance, le mot dangereux.

– L’amour que j’ai pour mes… oui… pour mes enfants – mes paroissiens sont mes enfants – je ne puis souffrir d’être mis en garde contre ma paroisse, monsieur le professeur.

– Certes ! dit M. Ouine. Mais nous nous sommes mal compris. Mes goûts, mes habitudes – pour ne pas faire allusion à des sentiments plus profonds, plus intimes – font de moi, en cette conjoncture, votre allié naturel, un modeste collaborateur. Bref, il n’y a ici que vous et moi qui nous intéressions aux âmes.

– Je vous demande pardon, murmure le curé de Fenouille humblement. J’ai parlé comme un sot.

– Aux âmes, répète M. Ouine, songeur. Il conviendrait peut-être mieux à mon caractère, à mon état, de dire : à la vérité des êtres, à leurs mobiles secrets. Mais le vague de ces sortes de périphrases me rebute.

Il essuya son front et resta longtemps, les épaules secouées par une toux nerveuse, la face enfouie dans un mouchoir. Lorsqu’il la découvrit de nouveau, le curé de Fenouille remarqua l’extraordinaire altération de ses traits.

– Certes, dit M. Ouine, la démoralisation de Fenouille était profonde. Il aura suffi d’un crime banal, – est-ce d’ailleurs un crime ? nul ne le sait – pour donner à cette démoralisation un caractère intolérable. Mes jours sont comptés, monsieur. Il me serait désagréable de mourir en de telles conjonctures, en plein roman policier, et de la plus médiocre, de la plus basse invention. Oh ! je ne suis pas un moraliste ! Le mal est le mal. J’aimerais plutôt même qu’il ait de quoi soulever un peu les cœurs trop délicats, je ne redoute pas son odeur. Mais ils ont fait de ce modeste village un bazar, une foire, où tout figure pêle-mêle à l’étalage, le bon et le mauvais, dans un désordre hideux. Cela, monsieur, je ne puis le supporter.

– Je dois tout supporter, dit le curé de Fenouille d’une voix douce. Je supporterai cela comme le reste, seul ou non.

– Résistons ensemble plutôt, proposa M. Ouine, servez-vous de moi. Je vis ici depuis des années, je connais donc ce petit bourg. Il a ses secrets. Le secret des misérables, monsieur, ni la curiosité ni l’amour n’en viennent à bout. Il se livre de lui-même à qui se tait. N’intervenez pas trop tôt. Peut-être n’avez-vous déjà reçu que trop de confidences… Je veux dire de ces sortes de confidences écrites que la loi qualifie d’anonymes, hi ! hi ! Des lettres auxquelles… auxquelles il me serait peut-être permis d’attacher un intérêt personnel…

Le curé de Fenouille porta vivement la main à la poche intérieure de sa soutane, puis la reposa gauchement sur la table. M. Ouine sourit.

– Donnez-la-moi, dit-il avec tristesse. Donnez-les-moi plutôt, car vous en avez sans doute reçu plus d’une, je pense.

– Monsieur, fit le prêtre, peut-être n’aurais-je pas dû les lire. Dieu m’est témoin pourtant… que… Je ne les eusse d’ailleurs communiquées à personne, pas même à mes supérieurs.

M. Ouine eut un geste d’indifférence polie.

– Hélas ! monsieur, j’en ai reçu bien d’autres, en effet, balbutia le curé de Fenouille. Dois-je les brûler ? Ne le dois-je pas ? C’est comme une présence ennemie dans la maison, monsieur, je ne respire librement qu’à l’église, et encore… Est-il possible qu’un hameau perdu dans les bois, si loin des villes… Que leur ai-je donc fait ? Monsieur, il m’arrive parfois de me demander si… si ces choses affreuses… ne sortent pas toutes de la même main, mais l’hypothèse me semble extravagante… Désespérer un pauvre prêtre comme moi, souiller sa vie, cela vaut-il la peine qu’on y songe ?… Pardonnez-moi de vous poser la question, monsieur : la démarche que vous venez de faire est celle d’un ami…

– Je ne suis pas votre ami, répliqua le professeur d’une voix grave… Et dussiez-vous me retirer sur-le-champ votre confiance, je ne vous cacherai rien de mes misères : j’ai douté de vous, monsieur.

Le curé de Fenouille ouvrit sa soutane, retira le paquet de lettres d’une main tremblante.

– Veuillez me donner une enveloppe, dit M. Ouine.

Il écrivit dessus : « Pour M, le juge d’instruction », puis la remit sur la table avec un grognement de plaisir.

– Dieu m’est témoin, commença le pauvre prêtre avec une emphase risible. Mais il n’acheva pas. Son visage insignifiant, si peu fait pour exprimer l’angoisse, s’altéra, se déforma brusquement tout entier, parut réellement se tordre sous l’effet d’un désespoir presque comique, n’eût été l’appel déchirant du regard et cette espèce d’innocence farouche qu’on voit aux yeux des enfants, et aussi des douces bêtes traquées, rendues.

– Prenez-les, monsieur, dit-il, prenez-les, emportez tout… (En même temps il jetait sur la table trois paquets ficelés drôlement d’une cordelette de confiseur, bleu d’azur.) Monsieur le professeur, un prêtre ne devrait jamais se plaindre, je le sais, la pitié d’autrui ne nous vaut rien. Mais la solitude me fait maintenant plus peur encore que la pitié. La solitude m’a usé bien avant que je fusse en âge de la supporter. Mon père était un mineur du pays de Lens, il est mort au fond de sa mine, deux mois avant ma naissance. Ma mère ne lui a pas survécu longtemps. C’est une tante qui m’a élevé. Elle était cabaretière à Noirentfontes. Ah ! monsieur, encore aujourd’hui, le visage d’un homme ivre m’épouvante ! Et pourtant, je ne suis pas un innocent, je connais le mal. À l’âge où les enfants ne sont que jeux, rires et chansons, j’avais déjà senti que nul ne compose avec lui, que la justice et l’injustice sont deux univers séparés. La seule vraie joie que Dieu m’ait donnée, je l’ai connue à mon entrée dans la cour du petit séminaire, un jour d’octobre – j’ai cru mourir de joie. J’avais trouvé une famille, monsieur, comprenez-vous ? une patrie ! Hélas ! le plus cher de mes camarades est aujourd’hui clerc de notaire à Marseille, un autre gendarme, un autre cocher. Me voilà non moins seul que jadis, plus seul… Vous me direz : il y a les supérieurs, les confrères… Ah ! monsieur, rien ne diffère plus d’un prêtre qu’un autre prêtre ; notre solitude est parfaite. Lorsque j’ai parlé de ces choses, on m’a plaint, on a souri. Chacun chez soi, n’est-ce pas ? chacun les siens ! Et puis encore, voyez-vous, il y a cet optimisme extraordinaire, impénétrable, inflexible des supérieurs, des vieux prêtres : « On doit en prendre son parti », répètent-ils tous. Sans doute. Mais oui, monsieur, je prends mon parti de la farouche bêtise des hommes. Je ne me révolte pas contre le mal. Dieu ne s’est pas révolté contre lui, monsieur, il l’assume. Je ne maudis même pas le diable…

Il fit des deux bras le geste navrant du malheureux qui après un flot de paroles, s’aperçoit qu’il n’a réussi qu’à mesurer son malheur, sans espoir d’en faire jamais partager à personne l’essence secrète, ineffable. M. Ouine mit les paquets ficelés sous son bras.

– J’ai l’honneur de vous saluer, dit-il.

– Ne partez pas tout de suite, supplia le curé de Fenouille, hors de lui. Vous êtes en présence d’un homme surmené, c’est cela même… surmené. Mon Dieu ! ils n’ont tous au fond qu’un désir, allez, un désir qui va s’exaspérant avec l’âge, les infirmités, les maladies – et ils ont beau lui donner des noms, des noms qui ménagent leur orgueil – ils désirent être délivrés de leurs péchés, voilà tout…

Tandis qu’il parlait, M. Ouine, multipliant les saluts et les courbettes, se dirigeait à reculons vers la porte. Aux derniers mots du prêtre, il s’arrêta brusquement.

– La dernière disgrâce de l’homme, fit-il, est que le mal lui-même l’ennuie.

Il frotta son chapeau du revers de sa manche, s’inclina profondément, sortit.

Presque au seuil du presbytère la route fait un brusque détour, s’enfonce vers la vallée de la Louette. La pente est si raide que des premières aux dernières maisons du bourg, lorsque le vent souffle de la plaine, on entend grincer et miauler le frein des charrettes qui s’en vont vers Fruges, le mercredi de chaque semaine, au petit jour. Et justement derrière M. Ouine tombe comme du ciel la plainte stridente. À travers la menue brume insidieuse qui fausse toute perspective, le froid brouillard qu’aspirent avec peine les poumons pourris de M. Ouine, on dirait l’appel d’un de ces noirs oiseaux d’hiver jetés en dérive à mille pieds au-dessus des collines, pris dans l’étau de la tempête polaire. « Bigre de bigre ! » fait le professeur de langues.

Il vient d’atteindre le petit pont, étale son mouchoir sur la marche de pierre, s’assoit les mains aux genoux. L’eau roule à ses pieds, couleur du temps, livide. Aux anses étroites, frangées d’herbes, le gras savon des lessives s’étale en une mince pellicule grise que chaque remous teinte en rose. Parfois, une grosse bulle file le long des tiges de roseaux, tourne une seconde, éclate avec un imperceptible bruit, dans le monotone roucoulement des fontaines.

– Bigre de bigre ! répète le professeur de langues.

Depuis des années – toujours – assurément depuis les premières atteintes du mal qui le dévore, il redoute le matin. Du moins midi l’accable-t-il, le jette-t-il sur son lit, persiennes closes, même au cœur de décembre, car sa défaillance semble obéir au rythme mystérieux de l’heure, non de la saison. Au lieu que l’angoisse matinale prolonge curieusement l’insomnie, en est comme l’intolérable épanouissement. Cette fraîcheur acide, cette limpidité, ce murmure de sources invisibles, ce renouvellement de toutes choses l’isole plus douloureusement que le silence, les ténèbres où ses nerfs trouvent une espèce de calme et comme une sécurité funèbre. Car le matin semble l’exclure dédaigneusement de la vie, le rejeter avec les morts. Il le hait.

Il pose à côté de lui le paquet de lettres, avec indifférence. De l’élan de curiosité qui l’avait poussé presque malgré lui vers le jeune prêtre inconnu, il ne restait rien. Curiosité ? Goût du risque ? Il n’eût su le dire. Il savait seulement que là-haut, derrière les tilleuls et les ifs, avait été sa dernière chance. Elle n’était plus. Le cercle enchanté, rétréci chaque jour, ne se laisserait plus rompre.

Non que fût détruite ou simplement altérée cette foi en lui-même qui devait jusqu’à la fin lui tenir lieu de tout succès, de tout espoir, de toute joie – aussi dure que le diamant. L’approche de la mort la faisait peut-être au contraire plus éclatante et plus dure. Si indifférent qu’il fût à son sort futur – supposé que les morts en connussent jamais un – cette foi était sans doute, entre tant de biens vers quoi s’efforcent les misérables hommes, le plus capable de durer, de survivre. L’idée qu’il dût regretter en mourant quoi que ce fût, renier une seule de ces heures dont chacune avait marqué un progrès vers la délivrance, la liberté totale, ne lui était pas encore venue. Et il était de moins en moins supposable qu’elle vînt jamais. Lorsqu’il essayait d’atteindre, en-deçà même du souvenir, jusqu’à l’amas confus des impressions de l’enfance, la première part mouvante et grouillante de la vie, la dernière à rentrer dans l’immobilité de la mort et qui donne sans doute à chaque agonie humaine son caractère propre, incommunicable, fait de chacune d’elles un drame particulier, unique – il se rappelait n’avoir jamais réellement détesté qu’une contrainte, celle dont le principe était en lui, la conscience du bien et du mal, pareille à un autre être dans l’être, – ce ver.

La brume monte peu à peu au flanc des pâturages jusqu’à ce que la lente oscillation de l’air la repousse à mi-côte. Le village demeure tout entier visible, coiffé du haut clocher d’ardoises, et ses maisons tapies comme des bêtes. À cette distance le regard trop faible de M. Ouine ne les distingue pas les unes des autres : ce n’est qu’un tas uniforme, une seule masse que ses yeux caressent avec dégoût.

Car aujourd’hui comme jadis, comme à vingt ans, ville ou village – que dire ? – la plus humble maison d’où monte une fumée le remplit de trouble, resserre son cœur. Et certes la présence de l’homme ne lui fut jamais secourable ni amie, mais toute réunion d’hommes le tourmente d’inquiétude et de curiosité, d’un malaise indéfinissable, dont il ne peut confier le secret à personne. Combien de fois, au retour de ses longues promenades, le soir, il est allé s’embourber dans les chemins creux, rien que pour éviter la grande rue alors déserte, avec les cernes d’or jaune des lampes, lorsque le regard plonge dans les salles, surprend la famille au gîte, le vieux qui crache sur la cendre, la grand-mère encore agile, le paquet d’un hideux marmot lié d’une serviette à la chaise de paille, les joues enflammées de la fille, parfois aussi un petit garçon qui rêve, le porte-plume enfoncé dans la bouche, et ses yeux d’ange… Comme il s’est toujours senti faible et seul, en face de ces animaux à peine distincts, échangeant leurs regards et leur haleine, de la naissance à la mort, sous le même plafond crasseux, entre la table où ils mangent et le lit qui boira leur dernière sueur ! Ni la volonté, ni l’intelligence, nulle tyrannie, – la curiosité même, le plus puissant des moyens de désagrégation, la curiosité portée jusqu’à la haine – ne sauraient vaincre la résistance, la molle élasticité de ce magma. Il imagine, il voit presque, il croit voir de ses yeux, comme d’un autre monde, d’une autre planète, ces nappes funèbres, ces lacs de boue. Quiconque entreprend d’y porter la main – quelque homme miraculeux, né vraiment libre – voilà que sous lui ses jambes déjà coulent à pic et il disparaît presque aussitôt, grimaçant et gesticulant, sucé par cette semence d’hommes, morte ou vivante. Jadis, pourtant…

Il tâte douloureusement sa poitrine de ses deux mains molles aux doigts gourds. La morsure de l’air froid n’irrite même plus ses bronches et le spasme pulmonaire qui suit chaque respiration la prolonge d’une angoisse légère qui ne lui déplaît pas.

D’aussi loin qu’il se souvienne, souffrir et penser, pour lui, ne font qu’un. Toujours il a fallu au travail de son cerveau l’accompagnement de quelque blessure, volontaire ou non, de sa chair. À douze ans, lorsqu’il cachait sous les piles de cahiers rouges, mauves et verts, un Spinoza volé à la chambre des maîtres, nulle poésie n’eût égalé à ses yeux les pages arides, lues mot par mot, avec une patience sauvage et qu’il ne réussissait à relier entre elles qu’au prix d’un effort immense qui le jetait parfois, plié en deux, la face écrasée contre le bois du pupitre, avec une contraction de l’épigastre si violente qu’il croyait mourir. Et certes, ce n’était pas la vérité qu’il souhaitait d’atteindre au terme de ces formules abstraites, d’ailleurs presque toujours incompréhensibles, car il ne se sentait nul appétit de vérité, quelle qu’elle fût. Au professeur d’histoire qui le surprend un jour, et s’étonne d’un zèle aussi insolite pour le juif d’Amsterdam, il ne sait que répondre, le regard comme égaré derrière les ridicules lunettes à monture de fer, crispant sur son pauvre petit visage durci par la fatigue des doigts aux ongles rongés, tout saignants. L’autre – un gros paysan narquois de la vallée d’Auge qui sent la pipe et l’eau-de-vie – caresse doucement sa joue, lui fait signe de le suivre, le pousse hors de l’étude dans l’escalier noir, frais comme une cave, jusqu’à sa chambre, où il l’assoit sur ses genoux, paternellement… Nulle autre lumière que le pâle reflet dans les vitres du bec de gaz qui brûle nuit et jour sous le préau. Les livres épars font de grandes piles contre le mur, et, derrière un rideau de serge rouge, on voit le lit défait, la table de bois blanc, la cuvette pleine d’une eau grise. « Eh bien ! mon petit philosophe, eh bien ! mon petit philosophe… » répète le gros Normand d’une voix monotone. Et lui, Ouine, pour la première fois de sa vie – la dernière sans doute – essaie de faire comprendre, d’expliquer, tandis que les mots semblent jaillir d’une part oubliée, tout à coup retrouvée, de son âme, jaillissent comme d’une source intarissable. À peine sa bouche a-t-elle le temps de les prononcer que d’autres se pressent au fond de sa gorge, qu’il ne peut retenir, éclatent en sanglots discordants. Dieu ! que ces larmes sont douces ! Oui, que la chaude honte en est douce, libératrice ! Elles coulent plus abondantes et plus faciles encore que les mots, il les laisse ruisseler sur ses joues, elles inondent sa bouche de leur sel tiède. Les lunettes de fer glissent, s’échappent, éclatent à ses pieds sur le pavé. Il ne voit plus rien qu’un halo d’abord indistinct d’où sort peu à peu, ainsi que d’une pâle brume, le visage du professeur d’histoire, et, à la même seconde, il sent la piqûre de la barbe rousse, et sur lui, sur son propre regard, au bord même de ses cils un autre regard inconnu, vide et fixe, comme d’un mort…

* * *

Elle ne l’a pas entendu, pauvre fille !… Est-elle encore capable de voir ou d’entendre ? Et pourtant, bien avant que les feuilles mortes trempées d’eau aient fait sous son pas cet affreux bruit de suçoirs, bien avant que la haute et fine silhouette – ah ! si jeune : on dirait d’un de ces dénicheurs de nids barbouillés de mûres, un compagnon des anciens dimanches, des beaux dimanches ! – ait paru en haut du sentier, son cœur était déjà miraculeusement libre et léger dans sa poitrine, avec on ne sait quel espoir absurde, éblouissant.

– Écoute, dit-elle, je croyais m’être trompée, il y a si longtemps que je suis là, dans le noir.

Comme d’habitude, elle se tenait à distance, sagement, sans aucun sourire même des yeux. Car c’est ainsi qu’il l’aime. Mais, à sa grande surprise, voilà qu’il l’a prise cette fois violemment contre sa poitrine, en silence.

– Viens-t’en chez nous, fait-il d’une voix qu’elle reconnaît, qu’elle n’a entendue qu’une fois, le soir des noces.

– C’est que la nuit n’est pas fameuse, dit-elle, et j’ai gardé mes souliers troués. Comment veux-tu que j’aille comme ça jusqu’à la hutte ? Il est passé dix heures, la jument n’a même pas son foin.

– Je te porterai, répond-il, quand tu seras lasse.

Elle se mit aussitôt à marcher derrière lui sans un mot. Et, dès ce moment, elle cessa de prévoir, de penser. Comme c’est donc bête de penser – car on pense seule, hélas ! – alors que la première parole de l’amant dispense un oubli plus parfait que le sommeil, fond si délicieusement dans les veines, y change le sang en vin !

La nuit est noire, en effet. Vers laquelle des huttes vont-ils ? Celle du creux d’Élan est la plus proche, mais il lui préfère celle du Relais, un vieux poste qui date du temps des seigneurs, dont il s’est fait une niche confortable qu’ignorent les gardes. Le sentier qu’ils suivent doit longer la route de Roye et la lisière est parfois si proche que le vent de la plaine les frappe au visage, tandis que s’élève lentement, pesamment, au-dessus de leurs têtes, un air dense et saturé. Ils retrouvent les pentes secrètes du Rouvre, plantées de hêtres, presque nues sous les puissantes arches végétales, puis de nouveau leurs pieds s’enfoncent dans le fumier gluant de feuilles mortes qui siffle et crache à chaque pas une eau couleur de rouille. Ses jambes sont glacées jusqu’au ventre, son pauvre fichu de laine s’accroche aux troncs écailleux. Seigneur, elle n’aura pas la force de refaire ce chemin avant l’aube ! Mais déjà son cœur est calme comme à l’approche d’un événement trop prodigieux pour l’émouvoir d’un autre sentiment que celui d’une attente solennelle. Ce qui doit être sera. Et ce qui doit être ne se rapporte à rien du passé, la nuit sûrement va s’ouvrir sur un jour neuf, éblouissant.

– Où allons-nous ?

– Au Relais, dit-il. As-tu froid ?

– Un peu, répond-elle timidement.

Car elle l’a vu déboutonner sa veste de velours et s’enchante à l’idée de sentir sur son cou, sur ses épaules, la suave chaleur du jeune corps fraternel. Mon Dieu ! s’est-il jamais montré si prévenant, si tendre ? Et elle baise au passage, bien vite, l’étoffe trempée de rosée.

– Nous y voilà, petite.

C’est une porte toute neuve, aux gonds solides, fermée d’un cadenas. Et la cachette n’est pas reconnaissable non plus : les murs en sont tapissés de nattes qu’il a tissées lui-même, et il s’est construit un lit de planches bien rabotées, peintes d’un vert sombre et sylvestre. Son beau fusil est là, jeté en travers, le gros douze trapu luisant comme une bête. Elle a tout à coup envie de le toucher, glisse sournoisement sa petite main sur la batterie.

– Va donc, il ne te mordra pas ! fait-il d’une voix étrange.

Les yeux n’expriment rien, ni colère, ni tendresse, rien qu’elle connaisse du moins, sinon peut-être une sorte d’attention profonde. Il l’enlève tout à coup, la plie contre sa poitrine, et déjà sa bouche violente cherche la sienne quand il la repose à terre, avec une fermeté douce.

– Vaut mieux pas, remarque-t-il pensif.

Il a rougi jusqu’aux oreilles et elle essaie de sourire.

– Ben quoi, dit-elle, pas prêt ?

– Blague pas, fait-il, ne blague pas avant de savoir – je te veux tout autant qu’avant, ma fille, et plus : il n’y a pas d’offense…

Et aussitôt, il recula de deux pas, secoua les épaules en frissonnant.

– Dommage qu’on ne connaisse pas une autre manière de faire l’amour, reprit-il de la même voix presque indistincte, une autre manière, une vraie – je ne sais pas – une qui ne puisse servir qu’une fois par exemple – une seule fois avec une seule femme. Parce que des filles, j’en ai eu tout autant que j’ai voulu, parole, mais toi… toi, personne ne sait ce que t’es, avec ton gentil petit corps qui ne pèse pas plus qu’une brassée de joncs frais – vaillante comme un homme.

Elle a rougi de plaisir, sans lever les yeux.

– Eugène, fait-elle enfin, après un long silence, faut pas regarder aujourd’hui à me dire tout…

C’est la phrase la plus hardie qu’elle ait sans doute jamais prononcée, car il ne souffre pas qu’on l’interroge, et même à ce moment il n’a pu réprimer une grimace de colère, une double ride au coin de ses lèvres rusées, qui d’ailleurs s’efface aussitôt.

– Le vieux est venu.

– Ici ?

– Pas chez le pape, bien sûr.

– Hé quoi ! dit-elle, d’une voix qu’elle s’efforce de raffermir, qu’est-ce qu’il te voulait ?

Mais il hausse les épaules et s’éloigne vers la porte. Tant pis : elle vient poser sa petite main sur sa manche.

– La police ?

– Fous-moi la paix, crois ce qui te plaira.

– Oh ! dit-elle, je crois tout, je suis habituée.

Les mots lui manquent et l’idée qu’elle ne peut plus se taire, qu’il lui faut rompre pour la première fois ce silence intérieur où elle a enfoncé son amour la fait trembler comme une feuille.

– Allons, t’impressionne pas, souffle-t-il, entre ses dents.

Le reproche l’a fait rougir de nouveau, mais elle n’a vraiment pas le temps de souffrir, elle rassemble ses forces. Toutes les forces de sa vie tournent autour de quelques pauvres mots trop simples, comme un vol d’immenses oiseaux.

– Si le père t’a manqué, dit-elle, je… je…

Mais le tremblement l’a saisie encore, un grand froid qui fait le vide dans sa poitrine, et son cœur bondit contre ses côtes, à grands coups sourds.

Il l’a regardée, de ce même regard attentif, et elle tourne vers lui, docilement, son petit visage misérable, secoué de frissons.

– C’est pas qu’il m’ait manqué, dit-il, et moi je ne lui manquerai pas non plus. Il respire calmement, profondément, il gonfle d’air sa poitrine.

– Passe-moi le litre de rhum, petite, il est derrière toi, sur la planche. On crève de froid ici dedans, pas vrai ?

Mais elle paraît ne pas entendre, immobile, les yeux mi-clos, la main posée contre le mur.

– À quoi que tu penses ?

– Si tu bois, je boirai, dit-elle, mais j’aime mieux pas.

Elle regarde ses souliers boueux, ses bas trempés, avec un sourire de détresse. Et ses doigts aux ongles usés lui font honte aussi. Elle les cache sous un pli de sa jupe.

– Le père n’a pas… n’a pas… commence-t-elle.

– N’a pas quoi ?

– Rien. Je suis folle.

– N’a pas quoi ? C’est quand même pas le moment de jouer à la charade, ma fille.

– N’a pas parlé aux… aux gens de police ?

– Non. Il paraît seulement que le mandat est lancé. Je peux être arrêté demain.

– Il ne faut pas !

Elle a dit ça comme le vieux, de la même voix, très basse avec son accent farouche. Puis lentement, prudemment, sans lever la tête, elle laisse glisser vers son amant un regard lourd.

– Des fois qu’on pourrait partir, s’en aller loin – je ne sais pas, sur les mers, quoi ? dans des pays, nous deux…

– Pas de bêtises, dit-il durement.

– Je parlais de cela sans y croire, s’excuse-t-elle. Mais j’ai rêvé tous ces temps-ci d’une grande forêt très haute, rien que des troncs, des troncs comme des colonnes, tout droits, tout noirs, et je croyais voir la mer à travers, très loin, une frange bleue… Du moins, je croyais que c’était la mer, puisque je ne l’ai jamais vue.

Les derniers mots s’étouffent au fond de sa gorge et comme elle recule un peu dans l’ombre pour renouer le lacet qui lui sert de jarretière, elle rencontre son regard et rougit jusqu’aux oreilles.

– J’allais retourner les litières, dit-elle, je suis venue telle que j’étais, tu penses. Mais son pauvre sourire n’en peut plus, et de grosses larmes roulent au bord de ses cils.

– Si j’avais su ne pas rentrer, j’aurais mis ma robe et mes bas.

– Tu ne rentres pas ?

– Non, bien sûr, dit-elle simplement. Tu me crois donc si bête ?

Ses yeux se sont séchés d’un seul coup, brûlent dans le mince visage qu’elle tourne à présent vers la porte, plein d’une volonté implacable et douce, inexorable.

– Ils vont être bien attrapés, fait-elle, eux tous…

Elle lui tourne le dos et il peut la regarder à son aise, avec une surprise naïve, mêlée de crainte et d’une sorte de rancune obscure. Certes, l’image de mort est entrée maintenant trop avant dans sa cervelle et nulle force au monde ne l’en délogerait plus, mais c’est en vain qu’il serre sa ceinture avec le mouvement canaille des hanches dont on l’a vu tant de fois défier ses rivaux, là-bas, dans les cafés de Meknès : il n’y a devant lui aucun ennemi, hélas ! nulle force connue, familière, à laquelle il puisse mesurer la sienne, mais un sentiment simple et terrible dont il ignore le nom, un mur nu, lisse comme verre, où la terreur même ne saurait accrocher ses ongles, un orgueil plus limpide et plus dur que le diamant.

Il cherche, il cherche vainement la phrase qu’il faut dire, celle qu’il a toujours trouvée chaque fois qu’il a joué sa vie, couru sa chance, mais sa pensée tourne sur elle-même, ainsi qu’un rat dans une trappe. Et d’ailleurs la vie est jouée, la chance courue. Plus rien.

– Ben quoi, c’est le sort ! dit-il enfin comme à lui-même.

Elle hausse les épaules, indifférente. Peut-être eût-elle souhaité qu’il refusât son sacrifice, la suppliât de vivre, de lui survivre, avec ces mots qu’on lit dans les livres, et pourtant il ne lui déplaît pas non plus qu’à ce moment solennel l’amour lui découvre une fois encore son vrai visage, car elle le connaît depuis longtemps pour un maître avide et dur ; elle l’a servi comme tel, sans vaine pitié d’elle-même, avec une espèce d’opiniâtreté farouche. De la mort, elle n’a d’ailleurs nul souci. Elle lui paraît une chose de l’enfance, un conte de fées. Si peu réelle, que la pensée ne lui vint même pas alors d’enlacer de ses bras, de serrer sur sa poitrine le compagnon menacé qu’elle enveloppe de son regard tranquille. À peine a-t-elle conscience d’une crainte vague et presque voluptueuse, d’un mystérieux mouvement de tendresse pour son propre corps en péril, tandis qu’elle effleure distraitement des doigts, sous son caraco, ses jeunes seins.

– Que veux-tu, dit-elle, nous n’aurons pas eu seulement un bon mois, un mois tranquille !…

Elle s’approche de lui, pose doucement les lèvres au creux de son menton, avec un frisson de plaisir. Jamais elle ne s’est sentie plus molle, plus souple, toute docilité, toute caresse. Il lui semble qu’elle flotte sans pesanteur au fond d’une eau calme où nul remous ne peut l’atteindre. La pensée même de la fin prochaine ne lui parvient qu’amortie et décolorée à travers cette épaisseur limpide. Ah ! faire vite ce qui doit être fait, glisser de cette paix dans l’autre…

Elle s’écarte un peu, timidement, sans oser encore délier les deux mains qu’elle a croisées sur son épaule. Que fixe-t-il à présent de ce regard sauvage ? Voici venir l’heure où toutes les haines levées contre leur humble destin retomberont sans force, et il a l’air de leur faire face, le front baissé, les muscles tendus. Que de temps ils auront ainsi perdu pour l’amour, lorsqu’il était encore un temps pour eux !… Et maintenant… Maintenant c’est vrai qu’elle ne comprend plus du tout, mais qu’importe ! Elle ne désire que sa volonté chérie, elle est prête à lui sacrifier jusqu’à la consolation du dernier adieu.

– Écoute, Eugène, dit-elle enfin, peut-être… peut-être qu’il vaut mieux…

La voix d’une mère n’est pas plus douce, et elle referme les bras sur sa poitrine, retrouvant d’instinct le geste sacré des berceuses.

Il recule imperceptiblement, puis s’arrête, les mains tombant le long des cuisses, les épaules jetées en arrière, dans l’attitude d’un homme qui vient de recevoir le coup en pleine poitrine, reste une seconde immobile, avant de tomber face contre terre. Mais le corps seul a cette résignation tragique, cet abandon. Le creux des joues livides, le pli douloureux des lèvres marque encore l’entêtement et la ruse, et dans le délaissement même de toute espérance, au-delà de toute prévision, de toute crainte même, de toute pensée, non pas le refus de la mort, mais cet amour que la bête agonisante donne à la vie avec son dernier hoquet sanglant, l’amour inflexible de la vie.

– C’est drôle, dit-il, t’es comme le vieux, tout pareil. T’as pas l’air de tenir à savoir si je l’ai tué ou non, le petit gars ?

– Qu’est-ce que ça peut bien me faire, mon amour ?

Cette fois elle a bien saisi dans le sien le regard rebelle, il ne lui résiste plus, elle voit s’éclaircir par degrés les yeux farouches. Dieu ! le voilà tel qu’il lui est apparu jadis, derrière la haie, ses cheveux en broussaille, le cou nu, et son doux sourire effronté. De ses deux faibles mains, elle le recouvre doucement, elle fait au visage aimé un premier linceul de ses paumes fraîches, en détournant les yeux.

– N’y touche pas – ne touche pas à ta figure, mon chéri… jure-le-moi ! En même temps elle écarte la chemise, pose sa bouche à la place du cœur. A-t-il compris ? Peut-elle dire plus ? Non, n’est-ce pas ? Maintenant il faut faire vite. Vite ! Vite ! Sa main gauche maintient closes les paupières qu’elle sent battre un instant sous ses doigts. De l’autre, derrière son dos, à tâtons, elle attire vers elle, vers sa propre poitrine le noir hammerless aux canons courts, glisse adroitement la crosse entre les planches et la paillasse, pose la double bouche d’acier sous son sein, appuie de tout son poids, cherche la détente du pouce… Impossible de savoir si le coup est parti ou non, mais la cabane est pleine d’une fumée rouge, écarlate, qui s’assombrit en une seconde, devient un pan de silence et de nuit.

* * *

On a décidé d’enterrer le petit mort un jeudi, jour de congé. Dès avant l’aube, la vieille sonneuse a disposé les tréteaux, les flambeaux, déplié la draperie blanche qui sent la nappe, l’encens et une autre odeur sucrée. Un peu plus tard, l’instituteur est apparu au seuil de l’école, pantalon noir et souliers vernis, cuirassé d’un plastron neuf qui sonne sous les doigts comme un tambour. À neuf heures, les groupes se forment au seuil des estaminets, la joie des dimanches monte avec le soleil, et le premier tintement de la cloche, si grave, remplit tout le ciel d’un seul coup.

Il a éclaté aux oreilles du vieux Vandomme debout sur son seuil, et voilà que le roulement de tonnerre enveloppe la pauvre maison vide qui tremble. Ce n’est plus qu’un bourdonnement, comme d’un essaim de guêpes géantes, traversé d’éclairs sonores, et brusquement quelque part au fond de l’espace, juste au-dessus de sa tête, l’explosion d’une sphère de cristal avec une détonation si nette et si pure qu’elle semble se résoudre en lumière, retomber en pluie de lumière sur l’immense paysage ensoleillé… Parfois, lorsque le vent tourne, le cri déchirant, presque humain, de l’écho.

Tant pis ! La tête du vieux tremble un peu sur ses épaules, mais il s’est avancé d’un pas, il a fait bravement face à cette espèce de huée qui déferle du village ennemi. Rien ne l’empêchera d’être là-bas, tout à l’heure, à son poste, et il ne baissera les yeux devant personne. Le seul danger que puisse courir un homme désespéré lorsqu’il affronte la haine ou le mépris, c’est de s’attendrir sur son propre malheur, et il ne sent pour lui-même aucune pitié. Jusqu’à la mort, ses yeux seront secs. Il n’a eu qu’une faiblesse, à vrai dire légère – ou peut-être n’était-ce qu’un vertige d’insomnie, car depuis la mort de la fille et du gendre il ne dort plus ?… – lorsque dans le livide reflet du jour, il a passé la chemise des jours de fête, cassé ses ongles aux boutonnières, noué la ridicule petite cravate noire qui s’échappe chaque fois de ses doigts énormes… La fille jadis… Qu’importe ! La fille et son amant sont déjà sous la terre, là-bas, dans un coin du cimetière de Poperinghe – deux fosses jumelles, sans nom, sans croix – et il a dû laisser le petit infirme, en pleine crise, à l’hôpital de Merenghien. Maintenant, il lui faut reprendre sa place, son rang, tenir l’un et l’autre jusqu’au bout, dévorer sa honte aux yeux de tous, impassible, jour après jour, sans espoir d’épuiser jamais la hideuse provende, et il crèvera dedans, comme un bétail dans la litière.

Nulle pitié pour lui-même, aucun regret. L’orgueil entretenu tant d’années au plus secret de son âme, cet orgueil si parfaitement incorporé à sa vie, à sa substance, à la substance de sa vie, qu’il n’eût su peut-être encore lui donner son vrai nom, l’orgueil venait de consommer en lui jusqu’au remords. L’assurance de sa parfaite solitude, de l’espèce de damnation où il était tombé, ébranle à cette minute si fortement ses nerfs qu’il essaie gauchement d’exprimer pour lui seul, par quelque image, un sentiment presque inconcevable. Il ressemble à un vieil arbre pourri, plein de sciure, pense-t-il le temps d’un éclair. Puis il hausse les épaules et s’avance hardiment vers son destin.

Le sentier débouche sur la route, la route est vide. Il essuie soigneusement contre le talus ses semelles pleines de boue. Son pantalon relevé laisse voir ses chaussettes de laine grise et le vent fait claquer sur ses cuisses les pans de sa redingote au ridicule petit col démodé. Millediû ! les vitres de l’estaminet sont toutes noires de dos d’hommes et quand il passe ils se tournent tous à la fois, blêmes à travers la fumée des pipes, blêmes comme ces visages qu’on voit en rêve. Hardi, men gars ! Les beaux souliers traînent malgré lui sur les cailloux avec un grincement horrible. Voilà qu’il a beau cambrer les reins, lancer la jambe, c’est comme s’il n’avançait plus, il se traîne… Hardi, hardi, garçon ! Plus vite, plus vite… « Ar’garde vir, ar’garde, m’n’homme ! » Ils sortent tous ensemble sur le seuil, ils se poussent les uns les autres, pour mieux voir, et le gros rire qui gronde n’éclate pas, s’éteint en un long murmure. C’est que, à leur stupeur, le vieux s’est mis à courir, le dos rond, tête basse, comme malgré lui, comme à son insu. Il monte en courant l’allée du cimetière, il ne s’arrête qu’à la haute porte de chêne sur laquelle il appuie ses deux mains.

L’église a perdu sa douce odeur de résine, de mousse et de feuillage flétri. Elle est sombre et chaude comme une étable. De l’abside la lumière des cierges vient traîner sur les dalles de la nef, rampe le long des piliers de pierre toujours suants d’une eau glacée, d’une eau morte qui graisse les mains, puis elle achève de se perdre sous les voûtes. Le chœur est plein d’hommes debout, immobiles, ou qui s’ébrouent par instants tous à la fois, ainsi que les bêtes d’un troupeau. Seul, absolument seul, parmi ces ombres, plus isolé par la double rangée de cierges que par un abîme, le minuscule cercueil drapé de blanc.

La chose faite, personne n’a su dire comment elle s’était faite, par quel miracle. Non, personne n’eût pu croire que ce petit village boueux avait une âme et pourtant il en avait une, si pareille à celle des bêtes, lente, rêveuse, toute travaillée d’une curiosité sans objet, pleine d’images à peine distinctes et dont le déroulement presque insensible s’accélère tout à coup, affole et martyrise le cerveau. C’est vrai qu’ils sont venus d’un même mouvement se serrer autour du petit cadavre comme un troupeau cerné par les loups… Ah ! qu’il tire donc après lui sous la terre tout ce qui depuis une semaine rôde parmi eux jour et nuit ! Mais on ne vient pas si facilement à bout de la patience et de la ruse des morts.

Cela commença par l’ennui. L’ennui vint sur eux, fondit sur eux dès l’offertoire, tomba des hautes voûtes sombres. Ils avaient beau se presser sournoisement les uns contre les autres, échanger de banc à banc des regards complices ou leurs rudes toux fanfaronnes, il semblait que l’ennui leur fermât les yeux, les oreilles. « Je m’ennuyais tellement, monsieur le juge, dira plus tard Noël Chevrette, que tout était comme noir autour de moi, ah ! bon Dieu ! » D’ailleurs aucun d’entre eux n’aurait pu prévoir la durée insolite d’une cérémonie que le maire de Fenouille avait voulue solennelle et qui fut prolongée d’une manière assez inexplicable bien au-delà du temps habituel. Lorsque M. le curé, sous les yeux surpris du sacristain Faublas, défit sa chasuble noire et parut se diriger vers la chaire (il n’alla réellement que jusqu’à la table de communion) un sourd grondement monta des profondeurs de l’église, qui ressemblait moins à un murmure d’impatience qu’à cette sorte de gémissement arraché au dormeur enseveli dans son rêve. « Que l’un de nous fût sorti à ce moment-là, devait dire encore le même Noël, nous le suivions tous. Seulement, voyez-vous, il était encore trop matin, personne n’avait bu, on était plats… » Et comme le juge observait que le crime n’en demeurait alors que plus inexplicable et partant sans excuse aux yeux de la Loi : «C’est les mauvaises paroles du curé qui nous ont mis le feu au ventre. L’alcool de la veille est plus sournois, moins vif à flamber, mais plus malicieux, plus durable… » Et le forgeron Guy Trioulet, l’un des tueurs : « On en avait de ch’ti mort par-dessus la tête, on n’en pouvait plus. Tant de rapports, tant de menteries et ces sacrées lettres anonymes qu’on avait fini par se cacher pour brûler… En somme, depuis des jours, le village barbotait dans son crime, chacun pour soi, chacun pour son compte, ça aurait dû s’arranger petit à petit. Le malheur a voulu qu’on aille tous à cette messe, tous à la fois, tous ensemble. C’est comme une vapeur qui nous aurait monté d’un coup à la tête. Positivement, lorsque le curé a parlé, l’air s’est mis à manquer, monsieur, parole d’honneur ! L’air était devenu chaud et gras comme celui de notre fournil quand je tue mon cochon. »

Mais personne, hélas ! à ce moment n’eût retenu le pauvre prêtre. Si timide qu’il fût d’ordinaire, la rumeur de cette foule vers lui l’agitait moins de crainte que d’une sorte de curiosité maladive, et dès qu’il eut osé jeter franchement les yeux sur ces centaines de visages transfigurés par une attente égale à la sienne, les paroles qui s’étaient lentement formées en lui, à son insu, au long des deux dernières semaines, jaillirent du plus secret de son être, ainsi qu’une épée du fourreau.

Il n’en devait garder d’ailleurs nul souvenir. Peut-être ne furent-elles à ses propres oreilles qu’une rumeur inintelligible en réponse à cette autre rumeur qui venait sur lui et à laquelle il fallait faire face coûte que coûte. Du moins demeura-t-il toujours incapable d’en répéter précisément aucune – aucune de ces paroles qui avaient allumé l’incendie. Et peut-être aussi n’avaient-elles formé ensemble que des phrases maladroites et sans art, mais chacune n’en fut pas moins un appel irrésistible, un cri jeté vers toutes ces faces, seules visibles dans les demi-ténèbres, ces faces nues si pressées qu’elles faisaient comme un seul corps nu, la dégoûtante nudité de tout le village maudit se tordant auprès du cercueil.

– Qu’êtes-vous ? disait le pauvre homme de sa voix triste. Qu’êtes-vous venus chercher ici ce matin ? Que demandez-vous à votre prêtre ? Des prières pour ce mort ? Mais je ne puis rien sans vous. Je ne puis rien sans ma paroisse, et je n’ai pas de paroisse. Il n’y a plus de paroisse, mes frères… tout juste une commune et un curé, ce n’est pas une paroisse. Certes, je voudrais vous servir, je vous aime, je vous aime tels que vous êtes, j’aime vos misères, il me semble parfois que j’aime vos péchés, vos péchés que je connais bien, vos pauvres péchés sans joie. Et c’est vrai que je souffre et prie pour vous de toutes mes forces. Beaucoup, ici ou ailleurs, diront peut-être que c’est assez, que je ne dois que prier et souffrir aussi longtemps que vous me refuserez vos âmes. Voilà du moins ce que m’ont appris mes maîtres, jadis, au séminaire. Mon Dieu, je pense peut-être comme eux. Mais cette pensée-là ne va plus en moi jusqu’au fond, c’est fini. Que suis-je parmi vous ? Un cœur qui bat hors du corps, avez-vous vu ça, vous autres ? Hé bien ! je suis ce cœur-là, mes amis. Un cœur, rappelez-vous, c’est comme une pompe qui brasse le sang. Moi je bats tant que je peux, seulement le sang ne vient plus, le cœur n’aspire et ne refoule que du vent. Et vous… Et vous…

Il balance sa maigre tête à droite et à gauche, ainsi qu’un homme ivre. La rumeur venue des derniers bancs gronda, s’enfla peu à peu jusqu’à ce qu’il eût de nouveau levé le front. Tout se tut.

– Oh ! vous n’attendiez naturellement pas d’un curé de telles paroles. C’est vrai qu’elles sont dures, qu’elles pèsent lourd. Voilà justement pourquoi je ne les retiens plus. Puissent-elles retomber sur vos têtes, mes amis et, si je fais mal, que Dieu me punisse avec vous ! Du mal ou du bien, d’autres en seront juges… auxquels… auxquels j’obéirai sans murmure, mais pas avant… pas avant que…

Il baissa la tête, et aussitôt la sourde rumeur commença de grandir, les visages immobilisés par l’attente eurent le même mouvement convulsif. De nouveau, il crut voir se tordre sous ses yeux ce grand corps tout nu, tout vivant, ces flancs livides.

– Monsieur le curé, dit une voix à son oreille, cher ami… remettez-vous… votre sang-froid…

M. Ouine a poussé peu à peu sa chaise en avant, et il est debout maintenant près de lui, dans l’ombre du pilier, avec son regard plein de compassion. Mais déjà la voix triste se relève, juste assez pour que les premiers rangs se croient seuls à entendre, et pourtant elle porte jusqu’au fond de la grande nef.

– J’ai eu grand-peur de vous, mes amis, je dois le dire. Oui, certes, avant de vous connaître, j’avais peur de vous. Il faut savoir, il faut comprendre… Les garçons qui étudient dans les écoles, ils préparent une carrière, voyez-vous, ils ont un plan tout tracé, tout réglé, une route d’abord à suivre et plus tard un état, une famille, des ambitions légitimes, bref ils sont un peu dans le monde – je ne voudrais pas que ma comparaison vous offensât – un peu dans le monde comme le ver dans le fruit. Nous autres, mes amis, nous n’avons aucune place et nous ne sommes à personne. Nous avons quitté nos familles, nos maisons, nos villages, et lorsque nous en avons fini avec nos cahiers, nos livres, notre grec et notre latin, on nous renvoie parmi vous avec la seule consigne, comme on dit, de nous débrouiller, d’agir pour le mieux. Et dame ! on ne saurait guère nous en donner une autre. Réfléchissez bien, mes amis. Dès que vous avez fait les gestes qu’il faut, labouré, semé, hersé, soigné vos bêtes, vous vous couchez tranquilles, votre journée est accomplie. C’est beau, une journée accomplie ! Nous aussi, nous avons notre tâche quotidienne, mais quand elle est achevée, il nous reste encore tout à faire. Tout à faire, gagner vos âmes ! On est jeune, on se sent du zèle, de la volonté, des forces… et pourquoi n’emploierais-je pas le mot qu’il faut, un mot qui n’a plus beaucoup de sens pour vous – de l’amour, mes amis, un amour dont je crains que vous n’ayez perdu jusqu’à l’idée – un amour qui veille jour et nuit, qui fait mal. Et il y a dans cet amour, comme de juste, la part de Dieu et aussi la part de l’homme – de l’homme seul, de l’homme qui va et vient parmi vous, toujours seul. Car vous pouvez me parler de vos peines, de vos joies, de cela qui les mesure, hélas ! de votre argent, l’argent qui est la dure, l’implacable loi de votre vie, mais moi, de quoi vous parlerais-je ? Oui, oui, je sais bien que ce ne sont pas là des choses qu’on a coutume de dire à cette place ; ne m’en écoutez donc que mieux, si vous pouvez, car vous ne les entendrez pas deux fois. Je ne vous avais jamais vus, je ne vous verrai sans doute jamais plus rassemblés en aussi grand nombre, toute ma pauvre paroisse devant moi, face à face… Eh bien ! c’est vrai qu’en me retournant pour vous souhaiter l’aide et la force du Seigneur, Dominus vobiscum, l’idée m’est venue – non, ce n’est pas assez dire ! – l’idée est entrée en moi comme l’éclair, que notre paroisse n’existait plus, qu’il n’y avait plus de paroisse. Oh ! naturellement, le nom de la commune figure toujours sur les registres de l’archevêché, seulement il n’y a quand même plus de paroisse, c’est fini, vous êtes libres. Vous êtes libres, mes amis. Cent fois plus libres que les sauvages ou les païens, tout à fait libres, libres comme des bêtes. Ça ne date pas d’hier, sûr, ça vient de loin, c’est long à tuer, une paroisse ! Celle-ci aura tenu jusqu’au bout. Maintenant, elle est morte. Vous me répondrez que, vivante ou morte, ça n’empêchera pas votre grain de mûrir, ça ne fera pas tomber de l’arbre vos pommes à cidre. D’accord, la menace ne vient pas de ces choses innocentes, ce qui vous menace est dans vous, dans votre poitrine, mes amis, dans votre peau. Mon Dieu, comment vous expliquer, vous faire comprendre ! Qu’il y ait parmi vous des pécheurs, de grands pécheurs, cela ne tire pas à conséquence, chaque paroisse a ses pécheurs. Aussi longtemps que la paroisse tient bon, les pécheurs et les autres ne font qu’un grand corps où la pitié, sinon la grâce de Dieu circule, ainsi que la sève d’un arbre. Car vous aurez beau dire, mes amis, l’homme n’est pas fait pour vivre seul, ou par couple, comme les tigres ou les serpents. Hélas ! le plus modeste rassemblement d’hommes ne va pas sans beaucoup d’ordures, et que dire des villes, des grandes villes ? Seulement, la nuit venue, la ville s’éveille, elle aspire par tous les pores l’ordure du jour qui vient de finir, elle la brasse dans ses fosses, dans ses égouts jusqu’à ce qu’elle ne soit qu’un limon qui roulera peu à peu vers la mer, dans ses immenses fleuves souterrains.

Mon Dieu ! que disait-il, qu’osait-il dire, à dix pas du tabernacle, devant cette foule mystérieuse, pleine de regards, d’une multitude de regards, d’yeux grands ouverts, avides, pareils à de noirs insectes immobiles, guettant leur proie ?… Il ne sentait d’ailleurs ni honte, ni crainte, il avait seulement envie de pleurer.

La chaise de M. Ouine grinçait sur les dalles, depuis une minute, par petits coups réguliers. De sa place, le prêtre ne pouvait malheureusement rien voir des traits de l’ancien professeur de langues, mais il entendait son souffle anxieux, coupé parfois d’une espèce de chuchotement incompréhensible. Bien loin de là, presque au pied de la chaire, la figure convulsée du maire de Fenouille sortait brutalement de l’ombre, éclairée en plein par un vitrail de l’abside qui couvrait sa large face de petites taches rondes, bleues ou mauves, toujours dansantes. Un moment, il crut le voir rire et aussitôt la grimace douloureuse de la bouche le détrompa. Il semblait au curé de Fenouille que toute rumeur s’était éteinte, que les paroles qu’il allait dire tomberaient l’une après l’autre, vaines et noires, dans ce silence béant.

Son humble regard pâlissait de dégoût tandis que ses bras, avec une lenteur solennelle, se levaient à son insu, comme d’un nageur épuisé qui ne se défend plus, coule à pic. Trop simple d’esprit, trop peu poète pour avoir mesuré la puissance des images et leur péril, celle qu’il venait d’évoquer s’emparait de lui avec une force irrésistible. Il voyait, il touchait presque ces montagnes d’excrément, ces lacs de boue.

– Hélas ! mes amis, la vie surnaturelle, la vie des âmes, des pauvres âmes, ne va pas non plus sans beaucoup d’ordures… Il y a le vice, il y a le péché. Si Dieu ouvrait nos sens au monde invisible, qui de nous ne tomberait mort – oui, mort – à l’aspect… au seul aspect des hideuses… des abominables proliférations du mal ?

Cette fois, sans aucun doute, le maire de Fenouille avait ri, et les épaules jetées en avant, les deux mains à plat sur les cuisses, il riait encore du même rire – d’un rire qui ressemblait moins à un rire qu’à la convulsion d’une attente avide, une énorme aspiration de tout le visage enflammé. De grosses larmes coulaient une à une sur ses joues.

– À peine réussirions-nous à en venir à bout tous ensemble, mes amis. Dieu l’a permis. C’est pourquoi il a fait son Église. Et la paroisse est une petite église dans la grande. Pas de paroisse sans la grande Église. Mais si la dernière paroisse mourait par impossible, il n’y aurait plus d’Église, ni grande ni petite, plus de rédemption, plus rien – Satan aurait visité son peuple.

Sa voix s’arrêta sur les derniers mots avec un long soupir, comme d’un écolier qui arrive au bout de sa leçon. La tête penchée vers la droite, le corps déjà incliné pour la fuite, il semblait que le retinssent seules, en face de son auditoire grondant, les deux mains maigres crispées à la table de communion. Tous les souliers ferrés grincèrent à la fois sur les dalles.

– Il y a encore beaucoup de paroisses dans le monde. Mais celle-ci est morte. Peut-être est-elle morte depuis longtemps ? Je ne voulais pas le croire. Tant que je serai là, me disais-je… Hélas ! Un homme seul ne fait pas une paroisse. Vous me laissiez aller et venir, pensant : « Nous ne valons quand même pas moins que ceux de Noyelles, d’Arcy ou de Saint-Vaast, nous pouvons bien nous payer un curé comme les autres. » Et vous attendiez patiemment l’occasion de rentrer dans vos frais, vous pensiez : « Il ne coûte pas cher, il est toujours là en attendant, il finira peut-être par servir. » Mais lorsque le crime a été découvert, ce n’est pas moi que vous êtes venu chercher. Un crime, ça ne regarde que la justice et les journalistes, pas vrai ? N’importe ! Il ne faut qu’un grain de levain en trop pour faire surir toute la pâte. Le mal était déjà en vous, mais il s’est mis comme à sortir de la terre, des murs. Et d’abord, ça ne vous a pas déplu, n’est-ce pas, mes amis ? Vous vous sentiez bien, vous aviez chaud. Le village ressemblait à une ruche en avril. À l’idée que le coupable était sans doute parmi vous, l’un de vous, votre voisin peut-être, hein ? le sang vous démangeait dans les veines. Chaque soir en regardant luire vos fenêtres tout au long de notre petite vallée, je songeais que le soupçon, la haine, l’envie, la peur étaient au travail, que la police n’aurait qu’à passer le lendemain pour faire son miel. Et puis… Et puis…

Le vieux Devandomme était assis à deux pas, les pans de sa redingote soigneusement étalés sur ses genoux, avec ses yeux graves et fixes. Les souliers boueux avaient fait sur les dalles deux grandes taches sombres.

– Et puis, balbutia le curé de Fenouille, un autre coup… un double coup… une double mort…

Il aurait voulu en finir au plus vite avec ces mots dangereux, mais il croyait les entendre au contraire se détacher clairement, implacablement, dans le silence. Et par une fatalité non moins singulière son regard ne pouvait se détacher de celui du vieux.

– La mort devait bientôt frapper parmi vous un double coup…

Silence. Devandomme venait de se lever lentement, posément, dépliait l’une après l’autre ses longues jambes exactement comme il faisait jadis chaque soir à table, la dernière bouchée avalée, en fermant son couteau. Il avait l’air d’un homme qui accomplit sans illusion un devoir rigoureux, urgent, non dans l’espoir de triompher de l’injustice, mais simplement pour ne pas tourner le dos à son malheur.

– Le garçon n’était pas coupable, dit-il d’une voix sourde, mais en articulant chaque mot.

Puis avec la même lenteur, repoussant derrière lui sa chaise, il fit face à la nef ténébreuse.

– Et maintenant, le mal ne vous tient plus chaud, reprit le curé de Fenouille. (Il semblait que les paroles qu’il venait d’entendre eussent rompu l’enchantement qui tenait sa langue collée au palais.) Vous vous sentez tout transis, tout froids. On parle toujours du feu de l’enfer, mais personne ne l’a vu, mes amis. L’enfer, c’est le froid. Hier encore, les nuits n’étaient pas assez longues pour épuiser votre malice et vous vous leviez chaque matin, la poitrine encore pleine de poison. Et voilà que le diable lui-même s’est retiré de vous. Ah ! que nous sommes seuls dans le mal, mes frères ! Les pauvres hommes, de siècle en siècle, rêvent de rompre cette solitude-là, – peine perdue ! Le diable, qui peut tant de choses, n’arrivera pas à fonder son église, une église qui mette en commun les mérites de l’enfer, qui mette en commun le péché. D’ici la fin du monde, il faudra que le pécheur pèche seul, toujours seul – nous pécherons seuls, comme on meurt. Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout… Alors vous avez pensé à votre paroisse, à votre curé. Vous vous étiez soupçonnés, calomniés, dénoncés, haïs les uns les autres, et maintenant cette nécessité vous rapprochait, de lutter ensemble contre le froid, de vous tenir chaud. Eh bien ! que voulez-vous que je vous dise ? Il est trop tard. Vous repartirez d’ici comme vous êtes venus. Je ne suis rien sans vous – moi – sans ma paroisse. Que je bénisse aujourd’hui ce malheureux petit mort, à quoi ça pourrait bien vous servir ? Il a été l’instrument innocent de votre perte et c’est votre péché à tous, je ne bénirai pas votre péché !

Sa voix baissait peu à peu, et la sourde rumeur qui l’accompagnait, baissait avec elle, finit par s’éteindre. Ce fut tout. Personne n’eût pu désormais tirer du curé de Fenouille un mot de plus. Et ceux qu’il venait de prononcer étaient déjà bien loin de lui, hors de lui, tandis que son regard, jusqu’alors fixe, semblait échapper tout à coup à sa volonté, sautait d’une extrémité de l’église à l’autre, ainsi qu’une petite bête affolée. Un moment, il crut réussir à le fixer sur la grande croix de bois noir, suspendue à l’un des arceaux de la voûte, mais il glissa de nouveau, parcourut dans tous les sens la nef profonde. Les faces tournées vers lui à travers la brume légère flottaient au-dessus des corps échauffés, ne faisaient toujours qu’un seul corps nu, maintenant immobile ou agité d’un faible tressaillement, d’une ondulation lente, semblable à celui qui suit le dernier spasme de l’agonie, au flanc des morts. Il restait là, bouche ouverte, les bras tombants, la tête inclinée sur l’épaule et si stupide que les enfants de l’école, entassés à la droite du chœur, se poussaient du coude, en riant. Eut-il la présence d’esprit de murmurer, avant de remonter à l’autel, quelques paroles de bénédiction, ou tourna-t-il brusquement le dos, comme l’affirmèrent depuis un certain nombre de témoins, la chose, en somme, importe peu. Ce qui allait suivre devait faire tout oublier.

L’absoute s’acheva sans incident, bien que la voix de l’officiant fût parfois recouverte par le bourdonnement des conversations particulières. Les premiers bancs réservés aux notables de Fenouille s’étaient vidés peu à peu, mais s’emplirent presque aussitôt de la foule accourue du fond de la nef ou débordant des chapelles latérales. Quelques filles repoussées sournoisement de chaise en chaise par les garçons se pressaient sur les marches de la chaire, avec de petits rires étouffés, serrant leurs jupes entre leurs cuisses. Le maître d’école, rassemblant son troupeau, le fit glisser adroitement le long des murs jusqu’à la porte basse qui donne accès au cimetière, puis s’en fut le regrouper à quelques pas, non loin de la fosse béante.

– J’allais justement vous donner ce conseil, dit M. Ouine derrière lui, ou même…

Il épongeait à petits coups son front trempé de sueur.

– …ou même (excusez l’indiscrétion d’un vieux collègue), je vous eusse volontiers proposé de ne pas pousser plus loin cette expérience…

– Ce n’est pas une expérience, dit l’autre sèchement. J’obéis aux ordres de mes supérieurs.

– Permettez, répliqua M. Ouine, dont les joues s’empourprèrent, j’ai quelque expérience des responsabilités de notre profession. Ici, comme à l’école, votre privilège est celui d’un capitaine de navire : maître après Dieu. Or, il est possible que nous assistions dans un instant à des scènes regrettables, comiques et tragiques à la fois, monsieur – je le crains. Le mélange du tragique et du comique engendre le bizarre, et contre le bizarre, il n’est d’autre réponse que l’ironie – sentiment malheureusement inconnu à l’enfance.

– Le pénible devoir qui nous rassemble ici…, commença l’instituteur de Fenouille.

– Minute ! interrompit M. Ouine avec une vivacité singulière. Je déplore autant que vous les paroles insensées que nous venons d’entendre. Avouons néanmoins qu’il n’y avait peut-être pas une chance sur mille qu’elles atteignissent leur but, mais la population de ce misérable village nous offre le curieux exemple d’une abolition des réflexes moraux qui la laisse sans défense contre toutes sortes de poisons. Elle ferait maintenant du poison avec n’importe quoi, comme les diabétiques font du sucre… Oui, monsieur, il est tels états où les sentiments les plus humains, la pitié par exemple, deviennent toxiques. Tout est impur aux impurs, monsieur.

Il se balançait doucement d’un pied sur l’autre, comme pour essayer d’endormir une douleur intolérable, sous le regard stupéfait de l’instituteur.

– Je crois comprendre que vous prévoyez, que vous redoutez quelque manifestation scandaleuse, alors que cette population paraît vouloir donner au contraire le spectacle réconfortant d’une… d’une véritable union sacrée. En ce cas… permettez… de quelle sorte de scandale parlez-vous ?

– J’ai toujours honoré l’enfance, dit M. Ouine, accentuant son dandinement ridicule que rendait plus singulier, par contraste, la fixité du regard – aimé et honoré l’enfance. L’enfance est le sel de la terre. Qu’elle s’affadisse, et le monde ne sera bientôt que pourriture et gangrène. Pourriture et gangrène, reprit-il d’une voix haute et forte.

Il s’immobilisa longuement, une de ses mains, gonflée sans doute du même liquide séreux qui coulait intarissablement de ses paupières, suspendue toute ouverte à la hauteur de sa face. Puis il tourna le dos et s’éloigna sans mot dire, à grands pas, parmi les tombes.

* * *

Les dernières paroles du prêtre s’étaient perdues dans le tumulte, car la porte principale de l’église venait de s’ouvrir à deux battants et les cailloux de l’allée roulaient déjà de toutes parts sous les souliers ferrés. L’estaminet voisin, vidé en une seconde, jeta presque aussitôt dans le cimetière un autre flot sombre de redingotes et de chapeaux de feutre et la rumeur se trouva grossie encore de toutes les questions posées en hâte par les nouveaux venus. Que le curé de Fenouille eût tardé seulement quelques minutes, l’agitation se fût sans doute apaisée d’elle-même : il apparut malheureusement presque sur-le-champ, précédé de son enfant de chœur et la foule se refermant sur lui le porta plutôt qu’elle ne le poussa jusqu’à la fosse, au bord de laquelle il s’effondra, glissant des deux pieds sur la glaise fraîche. Un rire contenu qui ressemblait au claquement de cinq cents mandibules affamées s’acheva dans une sorte de grondement sourd et prolongé, de ceux par lesquels une foule hésitante et intimidée semble prendre conscience de sa force. Le surplis du curé de Fenouille était raide de boue.

– Place à M, le maire ! dit quelqu’un. Place à M. le maire au nom de la commune !

Il se fit un grand mouvement d’attention, mais ce fut M. l’inspecteur d’Académie qui parut le premier, serrant dans sa main gantée de filoselle noire un chiffon de papier couvert d’une écriture si menue, que, renonçant à la déchiffrer, il commença d’une voix presque inintelligible.

– Mesdames, messieurs, la jeune mémoire devant laquelle je viens… que je salue respectueusement, est celle d’un humble enfant du peuple dont la vie se fût écoulée dans l’obscurité… dans l’obscurité de l’obscur labeur quotidien… Si obsc… si modeste qu’ait été son destin prématurément interrompu, la sollicitude de la République l’avait déjà reconnu… La République toujours pleine de sollicitude l’avait reconnu pour un des siens et si les nécessités de l’obs… du labeur quotidien ne l’avaient retenu trop souvent éloigné de la maison d’école – votre maison à tous messieurs… elle lui eût dispensé ainsi qu’à chaque citoyen l’immense bienfait du savoir… Permettez-moi de me pencher, de m’incliner, de…

Quoi qu’il fît, les mêmes mots, comme obéissant à on ne sait quelle ténébreuse affinité, refusaient de se laisser disjoindre, semblaient coller ensemble à sa langue. Il finit par les cracher tous à la file, rageusement, dans un bredouillement confus.

L’assistance, d’ailleurs, ne prêtait que peu d’attention à ce petit homme chauve semblable à tant d’autres petits hommes chauves généralement barbus qui parlent au nom de l’État, dans les cérémonies. Elle n’avait d’yeux que pour son prêtre humilié.

La haine du prêtre est un des sentiments les plus profonds de l’homme, il en est aussi l’un des moins connus. Qu’il soit aussi vieux que l’espèce elle-même, nul n’en doute, mais notre âge l’a élevé à un degré presque prodigieux de raffinement et d’excellence. C’est que l’abaissement ou la disparition des autres puissances a fait du prêtre, pourtant si étroitement mêlé en apparence à la vie sociale, un être plus particulier, plus inclassable qu’aucun des vieillards magiques que l’ancien monde tenait enfermés au fond des temples, ainsi que des animaux sacrés, dans la seule familiarité des dieux. D’autant plus particulier, plus inclassable qu’il ne se reconnaît pas pour tel, presque toujours dupe d’apparences grossières, l’ironie des uns, la déférence servile des autres. Mais, à mesure que la contradiction, d’ailleurs moins religieuse que politique et dont s’est trop longtemps nourri leur orgueil, se résout peu à peu en une sorte d’indifférence hostile, le sentiment croissant de leur solitude les jette désarmés au cœur même des conflits sociaux qu’ils se vantent ingénument de résoudre par des textes. Qu’importe ! L’heure vient où sur les ruines de ce qui reste encore de l’ancien ordre chrétien, le nouvel ordre va naître qui sera réellement l’ordre du monde, l’ordre du Prince de ce Monde, du prince dont le royaume est de ce Monde. Alors, sous la dure loi de la nécessité plus forte que toute illusion, l’orgueil de l’homme d’Église, entretenu si longtemps par de simples conventions survivant aux croyances, aura perdu jusqu’à son objet. Et le pas des mendiants fera de nouveau trembler la terre.

Certes, ils le voyaient presque chaque jour, un pan de sa pauvre soutane noué à la ceinture, taillant ses haies, bêchant son jardin et même une nuit du dernier hiver on l’avait ramassé au bas de la côte des Sauves près de sa bicyclette brisée, tout gluant de pluie et de sang. Mais ils ne l’avaient jamais serré d’aussi près, dans l’exercice de son mystérieux pouvoir – le seul dont l’idée leur inspirât encore quelque crainte superstitieuse – de son mystérieux pouvoir sur les morts. Lorsqu’il passait devant leurs portes, d’un certain pas humble et hâtif qui faisait dire aux commères : « Tiens ! le curé va porter le bon Dieu chez un tel… », plus d’un tournait la tête et bourrait sa pipe en silence… Et maintenant il était là, dans le jour cru et blême, avec ce vague parfum d’encens mêlé à l’odeur fade de l’argile, son surplis plaqué de boue et le petit clergeon qui renifle, tenant sa Croix tout de travers.

Les soupçons, les rancunes, les haines accumulées depuis des semaines, l’horreur même du crime, il semblait que la parole de ce prêtre inoffensif eût tout fondu en un sentiment unique, trop violent et trop subtil à la fois, intolérable à leurs âmes et dont rien n’eût pu les délivrer que le rire. Car c’était bien ce rire, c’était le rire de la paroisse – mais quel rire ! – de la paroisse retrouvée, de la paroisse déchue mais unanime, qui faisait briller leurs yeux et leurs dents, tirait du fond de leur gorge on ne sait quel soupir rauque, tandis qu’ils se pressaient les uns contre les autres, se cherchaient des coudes et des cuisses comme du regard, avec une espèce de cordialité sinistre.

– La parole est à M. le maire ! répéta la voix.

L’inspecteur d’Académie occupé à protéger de la boue ses bottines, tout rouge et luisant encore de vanité blessée, approuva convulsivement de la tête, céda la place au milieu du cercle laissé libre autour de la fosse et qui s’élargit aussitôt. On remarqua que le prêtre toujours silencieux ne releva même pas la tête. Quelques-uns crurent qu’il pleurait.

– Messieurs, mes chers concitoyens, commença le premier magistrat de Fenouille.

Son discours – une phrase de vingt lignes rédigée d’accord avec le docteur et soigneusement dessinée par Malvina en lettres capitales sur une feuille de papier blanc, la phrase répétée tant de fois en vain, venait comme d’éclater dans sa mémoire, ainsi qu’un feu d’artifice éblouissant. Les mots, tout à l’heure épars ou qui semblaient ne tenir ensemble que par miracle, étaient là rassemblés dans un équilibre merveilleux, petite constellation désormais immuable. « Messieurs, mes chers concitoyens », – il prolongeait le silence, pour jouir plus longtemps de cette sécurité profonde, inconnue, dépassant de loin son objet – « messieurs, mes chers concitoyens » – il lui semblait que tous les regards tournés vers lui exprimaient la même surprise heureuse, le même soulagement presque surnaturel, une sorte de béatitude. Les mots merveilleux brillaient toujours quelque part en lui, bien que d’une lumière plus douce… Comme tous ces visages s’éclairent, comme ils resplendissent maintenant d’une sympathie fraternelle ! Il parlera quand il voudra, il parlera presque à son insu, avec une facilité, une légèreté aérienne, il parlera comme on vole… Dieu ! l’heure de la délivrance est-elle venue ? Vont-ils connaître eux et lui, tous ensemble, l’oubli, le bienheureux oubli des fautes passées, le bienheureux pardon ? – « Messieurs, mes chers concitoyens. » – Oui, oui, sans doute, ce n’est qu’une phrase très simple, mais voilà que déjà leurs yeux lui répondent, trahissent une joie complice qui l’absout. Ciel ! son honteux secret n’est plus. Il va jaillir d’une seconde à l’autre ainsi qu’un jet d’eau bourbeuse et sa vieille âme achèvera de se vider par sa bouche, ô délices ! L’attente du salut, la certitude de l’atteindre fait trembler ses genoux, vibrer ses os, tandis que les paroles coulent, coulent intarissablement, remplissent le silence. Et voilà qu’ils lui parlent à leur tour, lui crient des mots qu’il ne peut comprendre, qu’il ne cherche même pas à comprendre. Il suffit de faire face, d’offrir, de jeter à pleines mains sa joie, son innocence retrouvée. Plus rien, entre nous, mes amis, plus de mensonges – le mensonge s’écroule de toutes parts… Il tombe du ciel – non ! – il monte de la terre profonde on ne sait quel souffle frais et pur qui dissout les vieux poisons. Dans le tumulte devenu effroyable il explique que c’en est fini de cette chose fade et fétide qui colle à l’âme comme à la peau, de cette crasse ; il trépigne, se pince le nez, tire dessus, regarde tout à coup avec stupeur sa main trempée de larmes, tombe enfin sur les genoux au milieu des rires et des huées.

L’instituteur s’est ouvert un passage jusqu’à la grille du cimetière, mais chaque fois qu’il essaie de franchir le seuil un flot de nouveaux venus le repousse ainsi que son pâle troupeau. Tout le village est là maintenant et le bruit qu’il fait ne ressemble à aucun autre, sinon peut-être à cette espèce de feulement des eaux quand l’écluse s’ouvre.

– Je vous somme de procéder à l’inhumation, Duponchel… Im-mé-dia-te-ment ! hurle l’adjoint Merville.

– Dites-leur qu’ils se reculent, monsieur l’adjoint, y vont me culbuter dans la fosse, sacrebleu ! Voulez-vous me rendre mes outils, tas de salauds !

– Messieurs, messieurs…

Tout à coup, ce fut comme si le tumulte indistinct, la rumeur sourde se fût brisée en une multitude de notes différentes… Et toutes les têtes, non pas d’un seul mouvement, mais à la manière des épis d’une pièce de blé déjà haute lorsqu’un changement brusque du vent la rebrousse d’une extrémité du champ à l’autre, se tournèrent vers l’allée centrale que le recul des spectateurs laissait vide.

– Jambe-de-Laine ! Jambe-de-Laine !

De l’autre côté de la haie la grande jument, repoussée vers le talus par la foule, s’était dressée de toute sa hauteur sur la pente et tentait de s’y maintenir. Les brancards avaient volé en éclats et, à chacune de ses ruades, les traits sifflaient autour de ses flancs comme les cordes d’une fronde. L’un d’eux jeta au sol l’un des fils du meunier, la joue fendue par le cuir.

– Jambe-de-Laine ! Jambe-de-Laine !

En sautant de sa voiture, elle s’était foulé la cheville, et ses pieds s’embarrassant dans les plis de sa longue jupe, elle avançait d’un pas sautillant et maladroit, mais qui ne prêtait nullement à rire…

– Jambe-de-Laine ! Jambe-de-Laine !

Elle marchait vers l’extrémité du cimetière, vers la tombe. La sueur ruisselait de ses joues avec le fard, mais son front, couvert d’une couche épaisse de poudre de riz, restait aussi blême, dans le jour ardent, que celui d’un Pierrot… À chaque pas qu’elle faisait en avant, les voix s’éteignaient une à une et, quand elle eut atteint le rebord de la fosse, le silence fut tel que d’une extrémité du cimetière à l’autre, jusqu’à la route, tous purent entendre distinctement le bruissement de soie de sa jupe sur le tas de terre et les sanglots étouffés du clergeon.

Aucune main ne s’était levée sur elle, mais ils la poussaient sournoisement vers la tombe. Qu’attendaient-ils ? Nul d’entre eux n’eût su le dire. La créature abandonnée qu’ils avaient tant de fois feint de poursuivre le long des chemins creux pour s’arrêter brusquement, dans un gros rire, l’être incompréhensible dont ils avaient observé d’année en année la dégradation, mais que personne n’eût osé insulter en face, car elle restait pour tous la châtelaine de Néréis, ayant toujours réussi à brouiller ses pistes avec la prudence et la sagacité d’une vieille louve. Et sans doute il n’était pas un de ces jeunes coureurs de ducasse qui ne se flattât de l’avoir renversée tel soir de ribote dans un fossé, au revers d’un talus, sur le foin d’une grange, et ne montrât fièrement les cigarettes dont elle avait bourré ses poches, mais il ne pouvait fournir d’autre preuve de sa bonne fortune. Les plus rusés avaient depuis longtemps perdu l’espoir de la surprendre, ayant payé trop souvent d’une bronchite d’interminables affûts au clair de lune. « Sûr qu’elle nous évente », disaient-ils, exaspérés de l’entendre répondre par un correct bonsoir aux subtils propos du garçon choisi pour appât. Peut-être la haïssaient-ils, et probablement à leur insu. Peut-être voyaient-ils, en elle, sans la reconnaître, l’image mystérieuse de leur propre abjection ? Reniée par les siens, pauvre, avilie, suspecte à tous, elle semblait la victime laissée à l’appétit d’une classe par l’autre, un gage d’avance sacrifié. Mais ils attendaient encore le faux pas qui la leur eût réellement livrée, l’incident ridicule qui provoque la huée, justifie tout, et l’attendant, ils la flairaient de loin, sans la mordre. Le monde moderne est plein de ces otages obscurs.

À cette minute, elle paraissait libre, et pourtant elle ne l’était plus. Pour qui eût pu observer de haut cette scène extraordinaire, le mouvement inconscient de la foule avait dès ce moment le caractère de sollicitude effrayante qui marque la première approche vers sa proie d’un animal affamé. « Nous étions seulement curieux de ce qu’elle allait faire, dira plus tard Clodiot, le fagotier. On s’attendait plutôt à rigoler. »

D’ailleurs les conversations avaient repris et, bien que les regards fussent tournés vers la châtelaine, ils ne s’entretenaient que du discours inexplicable du maire. « Il est fou, se répétaient-ils l’un à l’autre, les yeux brillants, fou à enfermer. Sacré Arsène ! Sacré farceur ! » À ce moment même, une voix que personne ne reconnut d’abord et qui semblait partir de tous les coins du cimetière, au point que le mouvement de la foule s’en trouva brusquement interrompu et que de profonds remous s’y creusèrent ainsi que dans l’eau d’un moulin, ordonna par trois fois, sur un ton de plus en plus élevé : « Dispersez-vous ! » Ils y répondirent par un grognement de colère.

C’était l’adjoint Merville qui, désespérant de se faire entendre à cause de sa petite taille, venait de grimper sur une tombe et cramponné d’une main à la croix, gesticulait de son bras resté libre. Les conversations particulières se fondirent en une seule rumeur qui s’enfla tout à coup lorsque Jambe-de-Laine parvint juste à la hauteur du petit homme, qui d’ailleurs lui tournait le dos. Eut-elle conscience du danger ? Y voulut-elle faire face à sa manière, c’est-à-dire en exagérant jusqu’au ridicule, jusqu’à l’absurde la fausseté du ton et de l’attitude, signe ordinaire d’une certaine espèce banale de défaillance nerveuse bien connue des psychiatres ? Une brèche ouverte dans la foule la montra debout près du cercueil, ses longues mains posées à plat sur le couvercle, sa tête jetée en arrière. Une mèche de cheveux barrait sa joue.

– Je te vengerai ! dit-elle d’une voix suraiguë, intolérable.

Une poussée de la foule faillit la renverser dans la fosse et son premier cri de terreur couvrit la huée, ainsi qu’un bruit de cymbales.

– Gardes, expulsez-la ! commanda l’adjoint. Foutez-la dehors, nom de Dieu ! Elle va les rendre enragés.

– Vengeance ! cria la châtelaine de Néréis, les bras en croix.

Un rire énorme lui répondit qui roula d’abord comme un tonnerre, et lorsqu’elle voulut appuyer de nouveau ses mains sur le cercueil, Duponchel, le fossoyeur, les frappa d’un petit coup sec de sa pelle. Le sang jaillit, probablement sans qu’elle s’en rendît compte, de sorte qu’ayant relevé du bout des doigts la mèche qui pendait sur sa joue, son visage livide apparut au-dessus des têtes, barbouillé de rouge comme celui d’un clown. Les rires redoublèrent, puis cessèrent de nouveau brusquement et pour la première fois on entendit le glapissement des femmes massées contre la grille. Une motte de terre, partie on ne sait d’où, vint s’écraser contre sa poitrine, laissant sur le corsage une étoile de boue.

Tous crurent la voir chanceler sous le choc, mais elle avait seulement assuré son équilibre et les yeux mi-clos, son long buste à peine ployé, elle semblait s’offrir à leur fureur, alors que, avertie par une sorte de pressentiment sauvage, elle cherchait à travers l’épaisse muraille humaine une brèche assez large pour s’y jeter. Le même instinct qui lui imposait cette immobilité flexible donnait à son visage une expression extraordinaire de résignation sournoise, qu’on eût prise tout autant pour de l’indifférence ou de la tristesse. « Elle avait l’air de dormir debout, une vraie somnambule. Un moment, nous crûmes qu’elle allait pleurer. » Mais les plus proches observèrent « qu’elle faisait avec sa bouche un drôle de bruit, comme un malade qui grelotte » et le Belge Simonot l’ayant serrée d’un peu près fut stupéfait de ne pouvoir « la bouger d’un pouce, ni plus ni moins qu’une statue ». « Ses cuisses étaient aussi dures que du bronze, dit-il, elle semblait quasiment toute en nerfs. »

Ce « drôle de bruit », au témoignage de ceux qui l’entendirent, ressemblait à une espèce de soupir, sur une seule note tremblée, très basse, une plainte assurément plus animale qu’humaine. Le souvenir n’en vint d’ailleurs à beaucoup d’entre eux que longtemps après, car ils ne songèrent pas sur le moment qu’elle pût s’échapper des lèvres closes, au pli encore impérieux. « Pour sortir du cimetière, dirent-ils, elle n’avait qu’à s’en aller tranquillement, nous ne lui voulions pas de mal. Ou même nous parler. D’ordinaire sa langue était assez bien pendue. » Ils crurent aussi la voir chercher des yeux quelqu’un dans la foule et la femme Maigret soutint même « qu’elle attendit jusqu’à la dernière minute un secours qui n’est pas venu ».

Naturellement la chose se passa au moment qu’on ne l’attendait plus. Comme Simonot s’approchait de nouveau, grimpant sur le tertre, le visage du Belge se trouva juste à la hauteur du sien ; elle y enfonça ses griffes puis se détendit comme un arc et les bras levés, dans un effroyable silence, elle se jeta en avant, plongea. Le cri qu’elle retenait depuis si longtemps jaillit de sa gorge, éclata au-dessus des têtes. Presque à la même seconde, elle atteignit le mur du cimetière et avec une agilité prodigieuse, pressant son corps contre la grille, elle se glissa de barreau en barreau vers le portail. Fou de rage, Simonot, légèrement blessé au front, montrait à tous son visage ensanglanté. « Elle lui a crevé les yeux, la garce ! » hurla une femme.

Ce mot décida probablement du sort de Jambe-de-Laine : la foule y répondit par un merveilleux murmure. Quelques secondes encore elle hésita, parut tourner sur elle-même de ce mouvement familier au chat qui feint de laisser échapper sa proie, au cours de ses jeux féroces.

Ceux qui se pressaient à la grille jurèrent qu’ils n’avaient pu l’arrêter. « Elle nous a filé entre les jambes », dirent-ils. Mais elle apparut brusquement à tous, seule au milieu de la route laissée libre, et avant qu’ils eussent pu faire un pas, ils avaient assisté à une scène extraordinaire.

La grande jument accourait au petit trot, les guides flottantes, secouant son mors avec un petit hennissement de plaisir. Personne ne sut jamais d’où était sortie l’étrange bête : il est probable que sa maîtresse l’avait laissée à l’abri contre le talus du cimetière, dans le chemin très étroit et sans issue qui un peu plus bas aboutit au pâturage banal connu sous le nom du Plan du Marais. La voiture vide grinçait et dansait derrière elle à chaque cahot. Jambe-de-Laine y sauta d’un bond et trouvant déjà la route barrée sur la droite, laissa glisser la roue dans le fossé peu profond, pivota en un clin d’œil sur ce point fixe et sans même toucher aux rênes nouées au dossier du siège, d’un simple claquement de langue, fit faire à la bête un bond de quinze pieds.

– Gare là-dessous ! cria quelqu’un d’une voix étranglée. Mais l’avertissement vint trop tard, se fondit dans une de ces clameurs effrayantes qui ressemblent à un chant, sont la voix même de la foule. En se rassemblant sur ses hanches pour bondir, la jument avait lancé, en fauchant, sa jambe droite. Le sabot atteignit légèrement à la poitrine le petit Denisane qui tourna deux fois sur lui-même et demeura immobile, le nez dans la poussière. On n’entendit plus que le roulement des grosses semelles qui dégringolaient le talus.

Le premier qui se saisit des rênes fut un valet du nom de Roblard, mais il nia depuis avoir frappé la bête aux naseaux. Il fut d’ailleurs jeté si brutalement de côté qu’il se démit l’épaule et ne prit plus aucune part à ce qui suivit. On prétend que la voiture renversée fut traînée plus de vingt mètres ; du moins les gendarmes retrouvèrent le lendemain la marque profonde laissée sur le sol. Mais il est probable que le poids des assaillants cramponnés en grappe au marchepied resté libre suffit à la remettre debout. Ils entendirent au-dessus de leurs têtes le double claquement du fouet, lâchèrent prise et virent avec stupeur la silhouette noire de la châtelaine que le choc effroyable n’avait pu arracher de son siège. « Nous croyions l’avoir manquée, dirent-ils, mais nous courions quand même derrière pour voir. » Dès ce moment, ils étaient sûrs que la voiture n’irait pas loin. « Elle sautait ça et là comme une grenouille, à cause de l’essieu faussé. » Au virage, la roue sortit de son axe et s’échappa vers le bas côté de la route, en zigzaguant.

Ils virent Jambe-de-Laine s’élancer hors des débris, grimper le revers du talus, et elle leur apparut une dernière fois sur le ciel gris, les haillons de soie noire retombant jusqu’à ses genoux en longues franges que le vent soulevait à peine. Certains se vantèrent plus tard de l’avoir vue pleurer, bien qu’avec un visage de pierre. Lorsqu’ils atteignirent la côte tous ensemble et trébuchant, elle leva les bras sans mot dire. Son flanc gauche, mis à nu, était blanc comme neige. «Nous voulions l’arrêter, la conduire aux gendarmes, au maire, mais les femmes qui croyaient le petit Denisane mort étaient les plus enragées. » Le premier qui porta la main sur elle fut probablement le fils Riquet, dit « Pipo », un jeune garçon de vingt ans. Plusieurs du moins l’affirmèrent. « Il l’a prise à la gorge, on a bien reconnu sa main, rapport au doigt qui lui manque. » Et la foule furieuse, de l’autre côté de la route, pressée contre la haie du cimetière, entendit alors très distinctement la voix de la châtelaine de Néréis. Elle cria deux fois « Philippe ». On remarqua que Pipo Riquet s’appelait, en effet, de son vrai nom Philippe, sans pouvoir néanmoins affirmer que ce fût à lui que s’adressait le suprême appel de cette femme extraordinaire.

* * *

– Monsieur, dit la mairesse, la situation n’est plus tenable. Hier il m’a démoli un carreau de la cuisine et coupé la conduite sous prétexte de la réparer. Pauvre homme ! À quoi ça sert de le guetter jour et nuit ? Sa tête s’en va.

– Je lui parlerai encore, répliqua le curé de sa voix douce. Il est d’ailleurs parfait pour moi, très docile.

– Docile ? Vous voulez dire enragé, – oh ! pas comme vous le comprenez, bien sûr ! ça ne grince pas des dents, ça n’écume pas, ça ne monte pas le long des murs – non. Parce que, voyez-vous, les gens s’imaginent… mais c’est qu’ils ne connaissent rien aux bêtes. Une bête qu’enrage, dans le début, y a pas plus caressant, plus tranquille, elle vous regarde avec des yeux d’homme. Jusqu’au Jour… Si je vous disais qu’à des moments, la nuit, quand j’ai réussi à m’assoupir et que je m’éveille pour le voir toujours à la même place, dans son coin d’ombre, ses pauvres fesses à même le carreau, je ne peux pas m’empêcher de le plaindre, je m’attendris, je le raisonne…

– Et alors ?

– Alors, des fois il ne répond pas, il soupire, des fois il tremble. Et d’autres fois… Grands dieux !

– Calmez-vous, madame. À quoi bon revenir là-dessus ? Vous vous faites bien inutilement de la peine.

La malheureuse leva sur lui son visage enflammé.

– Monsieur, dit-elle avec une gravité comique et qui pourtant ne prêtait pas à rire, je ne suis plus jeune, je connais la vie. Sans offense, je suppose que votre mère me ressemblait – ni trop bonne, ni trop mauvaise, quoi ! une femme est toujours un peu ce que la fait l’homme, et l’homme… l’homme c’est bien malaisé à définir. Admettons que ça reste un enfant, pas vrai, monsieur ? Gentil et câlin à ses heures, mais plein de vices – les dégoûtées n’ont qu’à rester filles. N’empêche que celui-ci…

Sa face plate et grise sous les ridicules bandeaux n’exprimait guère qu’un étonnement sans bornes, mais le curé de Fenouille ne pouvait détacher les yeux des fortes mains gercées qu’elle promenait convulsivement à travers la table.

– Madame, dit-il, on ne fait pas au mal sa part. Il faut le combattre selon ses forces et pour le reste apprendre à le souffrir en paix.

Elle le regarda, s’efforçant visiblement de donner un sens à ces paroles incompréhensibles, puis haussa les épaules et, perdant tout à coup contenance, enfouit son visage dans ses mains.

– Cette nuit encore, il a parlé des heures. Il raconte sa vie, posément, le vrai et le faux mêlés, si bien mêlés que je m’y laisse prendre chaque fois, c’est comme un rêve. Notez qu’il ment. Il a d’ailleurs toujours beaucoup menti. Mais il est devenu si fin, si subtil que je l’arrête maintenant toujours trop tard, quand les choses sont déjà trop embrouillées, ma pauvre tête s’y perd. Alors voilà qu’il se met à jongler avec les noms et les dates, d’une petite voix tranquille, on dirait qu’il parle au juge, je commence à trembler comme la feuille. Oui, à ces moments-là, vous ne le croiriez pas, je lui appartiens corps et âme, je veux tout ce qu’il veut, je monterais avec lui sur l’échafaud. Et pourtant Dieu sait qu’à mon âge il n’est plus question de ce que vous devinez, respect de vous, je n’y pense seulement plus. Tu es une bonne femme, qu’il dit, faut que tu partages ma honte. Le plus drôle, monsieur, c’est que je le crois. Misère de misère ! Une épouse qui n’a rien à se reprocher, pas ça… bien qu’entre nous… Arsène n’a jamais été ce qui s’appelle… enfin je m’entends.

– Madame, fit le prêtre en rougissant, vous ne devez voir désormais en monsieur le maire qu’un malade, un vrai malade, ni plus ni moins.

– Alors, vous pensez comme le docteur ? fit-elle avec un soupir. Vous croyez aussi que la place d’Arsène est à l’asile de Montreuil ?

– Pardon, répliqua doucement le curé de Fenouille, je n’ai parlé que de votre rôle, madame, et non du mien. Hélas ! le temps me manquera peut-être. Mon ministère, depuis les derniers scandales, est devenu difficile, je l’avoue, et mes supérieurs… Il croisait et décroisait ses mains tremblantes.

– Oh ! je n’avais pas la prétention de le guérir, j’aurais voulu seulement qu’il comprît…

– Comprendre quoi ?

– La pitié, répondit-il avec un embarras grandissant. Qu’il eût pitié de lui-même.

– La pitié ? fit-elle, quelle pitié ?

Son regard allait du curé de Fenouille à la porte sans réussir à se poser.

– Vous parlez un peu comme lui, dit-elle enfin. Des pitiés ! A-t-on idée d’un homme assez fou pour ne pas avoir pitié de lui-même ?… Enfin, vous en savez là-dessus plus long que moi, sûrement.

Elle allongea les bras sur la table avec un mouvement de la tête qu’elle avait cru jadis irrésistible et que rendait plus grotesque encore une dernière larme arrêtée au bord de son menton.

– Je n’ai jamais été très dévote, commença-t-elle d’un ton de confidence, pourtant je me suis laissé dire… le docteur lui-même… dans les cas désespérés…

– Nous ne sommes pas des sorciers, balbutia le pauvre prêtre avec un navrant sourire, et monsieur le médecin de Fenouille le sait bien.

– Qui parle du médecin de Fenouille ? interrompit une voix joviale.

Entré par la cuisine, le bon docteur s’était avancé sans bruit et barrait le seuil, sa main large ouverte tendue vers son interlocuteur devenu blême.

– Remettez-vous, monsieur le curé, fit-il en pivotant sur ses talons. Mes hommages, madame. J’espère ne pas être indiscret.

Il atteignit la cheminée à reculons, s’y adossa, plaçant soigneusement ses deux coudes sur le rebord de marbre. Alors seulement, d’un geste familier dont l’élégance lui parut toujours inimitable, il fit sauter son binocle d’une pichenette de son petit doigt cerclé d’or.

– Un malade comme le nôtre, dit-il de sa voix toujours légèrement nasillarde, appartient sans doute au prêtre autant qu’au médecin. Mais j’ai d’abord un devoir à remplir envers vous, monsieur le curé. Pour moi, modeste praticien campagnard, l’indépendance du cœur et de l’esprit reste la loi, l’unique loi, la loi suprême. Aussi, puisque l’occasion s’en présente, je tiens à vous assurer de ma sympathie dans un moment difficile. Votre attitude au cours des derniers événements a été jugée sévèrement, même par vos supérieurs, m’affirme-t-on. Or j’estime que vous avez agi et parlé en prêtre, et la conscience professionnelle est une qualité aujourd’hui trop rare pour que je ne m’incline pas très bas devant elle, n’importe où je la trouve… Vous êtes irré-pro-chable, conclut-il d’un ton sans réplique.

Sa main droite resta suspendue, immobile, à la hauteur de son front, la chaînette du lorgnon prise entre l’index et le médius, tandis qu’il coulait vers la mairesse un regard moins furieux que surpris. Le prêtre semblait ne pas l’entendre et, demeuré debout à la même place, son long corps penché en avant, il lui tournait presque le dos. Malvina mit un doigt sur ses lèvres.

– Monsieur le docteur…

La voix tremblante du curé de Fenouille s’affermit peu à peu, mais une espèce de tristesse farouche, impénétrable, en fit jusqu’au bout comme un simple murmure qui troublait à peine le silence ainsi qu’une mince flamme battue par le vent fait glisser lentement sur eux-mêmes, sans les entamer, tous les plans d’ombre.

– Voyez-vous, monsieur le docteur, comme je le dis souvent, il faut savoir, il faut comprendre. Il ne faut pas nous juger sur la mine. Notre mine n’est rien. Mon Dieu, lequel d’entre nous n’en souhaiterait une autre ? mais nous n’avons pas eu le choix. Au séminaire, elle nous faisait rire. Nous étions les premiers à plaisanter nos pauvres soutanes flottantes, nos bas de laine, nos gros souliers, sans parler du pas que nous avons, si ridicule, parce que nous essayons d’y mettre tout ce qui nous reste encore de coquetterie inconsciente, de jeunesse. Bah ! nous nous disions qu’une fois hors de ces murs, un mois de liberté arrangerait tout. La liberté ! Quand nous croyons l’avoir conquise, elle est déjà loin derrière nous. Hélas ! notre prison n’a pas de murs ! Nous appartenons à tous et nous ne devons dépendre de personne. Il n’y a pas quoi nous donner figure de vainqueurs ! Et pourtant savez-vous la tentation contre laquelle nous avons à lutter, sitôt que nous sommes livrés à nous-mêmes, dans les premiers temps de notre ministère ? Ne cherchez pas, monsieur, c’est l’orgueil. Un orgueil à nous. Car ce que vous appelez souvent l’orgueil, vous autres, mériterait tout au plus les noms de suffisance, de gloriole, de vanité. Nous sommes seuls. L’orgueil, comme l’avarice, est un vice solitaire. Il s’est glissé en nous, à notre insu, au cours de ces pauvres années laborieuses qui nous semblaient courtes, parce qu’une discipline dont nous ne soupçonnions même pas la sagacité incomparable (et comment l’aurions-nous jugée ? nos maîtres eux-mêmes l’appliquaient sans la comprendre beaucoup mieux que nous peut-être ?) en réglait chaque heure, chaque minute. On devait faire de nous des apôtres, des gens dont le royaume n’est pas de ce monde. Et nous y tenions, à ce monde, nous y tenions par des fibres secrètes. Oh ! ce n’est pas une mince affaire que d’arracher l’avarice du cœur des petits paysans ! Après quoi il se peut que notre ressort soit brisé. Souvent, il n’est que trop tendu. On nous croit humiliés pour toujours alors que nous avons tant de peine à ne pas répondre à l’indifférence par le mépris. Notre expérience des hommes, de leur malheur est déjà si naïve et si profonde ! Mais nous ne saurions vous en donner aucune preuve parce que nous ne parlons pas le même langage. Hélas ! alors que vous vous riez de notre naïveté, nous vous avons pesés dans une exacte balance, nous vous avons jugés !

La mairesse tenait son regard fixé sur le coin de la table avec cet air de sollicitude protectrice et d’ennui dont les ménagères accueillent les bavardages d’enfants ou les disputes d’hommes. Le beau docteur pris de court par le brusque silence du prêtre riposta au hasard, bien que d’une voix tremblante de colère.

– Vous me voyez très surpris de cette… permettez… de cette sortie que rien dans mes paroles…

– Que voulez-vous, continua le curé de Fenouille, je quitterai bientôt cette paroisse. Dans quelques jours vous verrez descendre du train de Boulogne un jeune prêtre aussi simple que je l’étais et qui montera cette côte comme je l’ai montée moi-même, son misérable petit bagage à la main. Alors peut-être les paroles que j’ai dites et celles que je vais dire ne vous paraîtront pas inutiles. Puissent-elles vous mettre en garde contre l’erreur que vous allez commettre. Oh ! rien ne vous sera plus facile que de réduire à l’impuissance celui qui va venir ! Il vous arrivera l’oreille encore pleine des conseils de modération, de prudence… J’entends d’ici ses supérieurs : « Surtout pas de zèle indiscret, votre prédécesseur vous laisse une succession très lourde, un nouveau scandale perdrait tout. » Dieu va se faire, dans cette paroisse, je le présume, plus petit que jamais ! Eh bien…

Le docteur de Fenouille tenait son lorgnon entre le pouce et l’index, à quelque distance de ses yeux, comme s’il observait un animal fabuleux.

– Vous tenez des propos bien surprenants pour un… pour un homme de votre état, dit-il, et je doute que vos supérieurs…

– Je n’attends plus rien de mes supérieurs, répliqua le curé de Fenouille avec un sourire étrange. Je n’attends plus rien de personne, du moins en ce monde. Oui, ce petit village a eu raison de moi et il aura raison de bien d’autres. Il aura raison de vous aussi…

– J’avoue que…

– Ce village, et beaucoup de villages qui lui ressemblent, reprit le curé de Fenouille toujours calme, tous ces villages jadis chrétiens, lorsqu’ils commenceront à flamber – oui – vous en verrez sortir toutes sortes de bêtes dont les hommes ont depuis longtemps oublié le nom, à supposer qu’on leur en ait jamais donné un.

– Qu’est-ce que c’est ? Quelles bêtes ? Allons donc ! nous en connaissons déjà une jolie collection, bien repérées, bien classées.

– Oh ! j’ai assez réfléchi là-dessus, continua le prêtre sans élever la voix. Et même j’ai toujours pensé qu’un moment viendrait où le surnaturel trouverait sa voie hors du domaine qui lui est propre. Puis-je vous demander un peu d’attention ?

– Volontiers, dit courtoisement le beau docteur. Ces thèses sont d’ailleurs nouvelles pour moi.

– Je crains qu’elles ne paraissent, en effet, nouvelles à beaucoup de gens. Pour reprendre l’expression qui vous a surpris tout à l’heure, on ne peut nier que Dieu se soit fait petit depuis longtemps, très petit. D’où l’on conclut qu’il se fera petit demain comme hier, plus petit, de plus en plus petit. Rien, cependant, ne nous oblige à le croire.

Le même sourire reparut sur ses lèvres, auquel le médecin de Fenouille répondit par une grimace inquiète.

– Car enfin la science elle-même reconnaît certains besoins religieux de l’homme…

– Permettez ! ancien externe du docteur Bouvillon, je puis dire que la psychiatrie moderne accorde même une importance considérable à…

– N’importe, interrompit le prêtre de sa voix monotone. J’aurais voulu seulement expliquer que le pauvre n’a désormais plus de mots pour nommer ce qui lui manque, et si ces mots lui font défaut, c’est que vous les lui avez volés.

– Monsieur, vous parlez comme un démagogue, vous pourriez être un homme dangereux.

– En effet, répliqua froidement le curé de Fenouille.

Il fit un pas en avant, et d’un geste que personne n’eût pu attendre d’un tel homme, il posa les deux mains sur l’épaule de son interlocuteur, plantant son regard dans le sien.

– Vous avez scellé le nom de Dieu au cœur du pauvre, dit-il.

– L’image est belle, observa le docteur, tandis que la mairesse étouffait derrière lui un bâillement, mais ce n’est qu’une image et rien d’autre. À peine eût-elle signifié quelque chose au temps révolu du combisme.

– Je crains que le calcul ne soit faux, continua le curé avec un regard dur. Mieux eût valu pour nous tous cette guerre ridicule. Elle détournait vers le prêtre seul des rancunes anciennes et parfois justifiées. Elle entretenait l’idée du divin, elle était, à notre insu, comme un appel à Dieu de l’injustice, de l’hypocrisie, de la médiocrité des meilleurs. Le blasphème, monsieur, engage dangereusement l’âme, mais il l’engage. L’expérience même prouve que la révolte de l’homme reste un acte mystérieux dont le démon n’a peut-être pas tout le secret. Au lieu que le silence… Oui, monsieur, l’heure vient (peut-être est-elle déjà venue ?) où le désir qu’on croit avoir muré au fond de la conscience et qui y a perdu jusqu’à son nom va faire éclater son sépulcre. Et, si toute autre issue lui est fermée, il en trouvera une dans la chair et le sang – oui, monsieur – vous le verrez paraître sous des formes inattendues et, j’ose le dire, hideuses, horribles. Il empoisonnera les intelligences, il pervertira les instincts et… qui sait ? pourquoi le corps, notre misérable corps sans défense ne paierait-il pas une fois de plus la rançon de l’â… de l’autre ? une nouvelle rançon ?

– C’est de la folie, remarqua le médecin de Fenouille, de la folie pure. Les trois vertus théologales passant du monde invisible au monde visible, transformées en tumeurs malignes, je suppose ? Monsieur, il est permis de se demander ce qu’on penserait en haut lieu de ces extraordinaires divagations.

– Je crains que vous n’observiez bientôt des choses plus étonnantes, fit le curé de Fenouille toujours impassible. Certes, nous sommes encore tenus à de grands ménagements envers ce qu’on appelle l’ordre social, reprit-il sur un ton de confidence, mais que pouvons-nous désormais en sa faveur, je vous le demande ? Nous ne sommes pas des gendarmes, et notre rôle n’est que de justifier la misère aussi longtemps que la misère peut l’être. Aucune ne nous fait peur et nous avons remède à toutes, une seule exceptée, la vôtre. Je veux dire celle que vous avez inventée. Oui, monsieur, libre à vous d’instaurer un ordre d’où Dieu soit exclu, mais vous avez ainsi dénoncé le pacte. Oh ! sans doute l’antique alliance ne sera pas rompue en un jour, l’Église tient à la société, même déchue, par trop de liens ! L’heure viendra cependant où, dans un monde organisé pour le désespoir, prêcher l’espérance équivaudra tout juste à jeter un charbon enflammé au milieu d’un baril de poudre. Alors…

– Il ne faudrait en effet qu’un petit nombre de fanatiques tels que vous…

Le visage du curé de Fenouille se décolora brusquement et avant de répondre il avala plusieurs fois sa salive. Par la large échancrure du col romain la mairesse regardait avec curiosité le cou maigre et blême battre comme celui d’un poulet.

– Nous avons laissé le misérable entre vos mains assez longtemps, dit-il.

Les lèvres s’agitèrent encore un moment puis son regard s’éclairant peu à peu alla d’un témoin de cette étrange scène à l’autre comme s’il sortait d’un rêve.

– Nous reprendrons cette conversation, fit le docteur, et sa main blanche après avoir tracé en l’air une courbe élégante vint se poser doucement à son tour sur l’épaule du curé de Fenouille.

– Les derniers événements ont de quoi bouleverser des têtes plus solides que les nôtres, et aussi dussé-je vous surprendre, il ne m’en coûte nullement d’avouer que les passions déchaînées tout à coup dans ce village ont un caractère singulier. L’expression de folie collective…

– Je vous salue, dit le prêtre de sa voix ordinaire.

Il se tourna encore une fois vers le docteur, sortit à reculons, oubliant de fermer la porte que la mairesse alla repousser du pied en haussant les épaules.

– Sacré original !

– Les hommes deviennent tous fous, fit-elle avec un profond soupir. Faut qu’il y ait, comme on dit, quelque chose dans l’air, un poison, je ne sais quoi. Voyez-vous, docteur, en mon temps, – je parle de ma jeunesse, bien sûr – les vieux n’avaient pas la moitié du vice de ceux d’aujourd’hui. Pour moi, le mal vient de là. Le monde est en train de pourrir par les vieux.

– Allons donc !

– Je sais ce que je dis, poursuivit la mairesse, le visage écarlate. À mon idée. c’est la mort qui les tracasse, ils voudraient ne pas finir. Faut que leur imagination travaille, ils deviennent aussi godiches qu’à vingt ans, l’expérience en plus. Tenez, lorsque je me souviens de mon grand-père Artaud, ou du frère de ma mère – un Gentil – les Gentil de Mannerville, des hommes vigoureux, jamais malades, des hommes qui à quatre-vingts, ou plus, traversaient notre cour avec une manne de pommes sur chaque épaule, ça ne voyait pas plus loin que le travail, le travail était leur dieu. Pas trop rieurs, sinon un jour de ribote, mais tranquilles. La mort, pensez-vous ! c’était le repos, et cette terre fraîche qu’ils avaient ouverte tant de fois, qu’ils écrasaient dans leurs mains puis humaient comme ils auraient flairé un verre de genièvre – la terre ne leur faisait pas peur. Il n’y a rien à redouter de la terre. D’ailleurs, l’idée de la mort, à quoi bon ? C’est une idée qui ne vient pas naturellement, c’est une mauvaise idée – où irait-on si on suivait ses idées ? L’idée de la mort, c’est comme un mort, c’est point touchable. Mais ces gueux de vieux maintenant, ils en ont plein la bouche. Tant plus ils sont tristes, tant plus ils sont vicieux. Et tenez, docteur, justement la tristesse…

– Nous disons l’angoisse, remarqua le médecin de Fenouille.

– Je parle de la tristesse, reprit la mairesse têtue. Autrefois, un bon ouvrier avait ses contrariétés, d’accord, ses mauvais jours. Ça ne durait jamais longtemps. La mé… la mél…

– La mélancolie.

– La mélancolie, c’était pour les riches. Il y a manière et manière d’avoir ses nerfs, pas vrai ? Les riches ont la leur, – ils prennent des ennuis ça et là, des ennuis de riches, des ennuis pour rire, dans leurs livres, au théâtre, à la musique, – enfin Dieu sait où ! Nos nigauds à nous sont bien forcés de les tirer d’eux-mêmes, ils se rongent, ils se dévorent. Parole d’honneur ! on a honte rien qu’à les regarder, avec leurs sales mines sournoises et leurs yeux luisants. Je ne peux pas m’empêcher de les comparer à des bêtes, des bêtes qui n’ont pas la parole. Tout à fait ça : ils sont tristes comme des bêtes.

Elle laissa retomber le menton sur sa poitrine, en bâillant.

– Jambe-de-Laine est-elle morte ? dit-elle après un long silence.

– Hier soir.

– Je n’en ai pas parlé à Arsène. Il ne sait rien.

Le docteur de Fenouille fit un geste d’indifférence.

– Je vous répète que nous ne pouvons rien pour lui, sinon l’emmener hors d’ici, de ce village, de cette maison, l’isoler. Mais vous ne voulez pas comprendre. A-t-il passé une bonne nuit ?

– Meilleure, assez calme. Ce matin, même, il est allé voir ses ruches. Et pourtant…

Sans répondre, le beau docteur lui tourna le dos, disparut. Tête basse, les deux mains croisées sur son ventre, elle écouta un moment son pas retentir à travers le mince plafond, puis tout se tut. En vain épiait-elle le claquement d’une porte, un bruit de voix. Elle allait monter à son tour lorsque le médecin reparut.

– L’oiseau s’est envolé, dit-il. Sacrée nouvelle !

– Envolé ? Mais ses habits sont sous clef, ses chaussures, tout. Il est en pyjama, pieds nus. Ah ! misère !

Elle explora inutilement le grenier, la grange. À l’entrée de l’écurie, elle montra du doigt une planche vide.

– D’habitude, c’est là qu’il met ses galoches. Parions qu’il les a maintenant aux pieds… Le maire de Fenouille en pyjama et en galoches, c’est-y pas malheureux, tout de même…

* * *

Au sommet de la côte, le curé de Fenouille ralentit le pas, mais il ne s’arrêta que la porte du jardin franchie, sous la ridicule petite tonnelle que le zèle de son prédécesseur avait garnie de roses pompon pareilles à des fleurs de papier, conformément à l’esthétique des séminaires.

La sueur coulait de son front, de ses joues, et, les deux mains posées à plat sur la porte, il s’étonna des battements précipités de son cœur. « Ai-je donc marché si vite ? » se dit-il. Derrière lui, la route déserte fuyait en tournoyant vers la vallée et il l’interrogeait en vain, comme si elle eût pu lui livrer son secret. Les arbres y faisaient de grandes ombres.

Il avança d’un pas vers la triste maison de briques, si triste dans sa nudité, parmi les arbres nains, les ifs grêles et les framboisiers. Une persienne entrouverte laissait voir le papier gris de la salle toujours humide, même au cœur de l’été. L’odeur âcre du salpêtre flottait jusque dans l’air surchauffé, plein du bourdonnement des abeilles. Tournant brusquement le dos, il prit la minuscule allée sablée qui mène à l’enclos, gagna la haie qu’il enjamba, puis le long des pâtures, se dirigea vers l’église.

Il n’y espérait d’ailleurs trouver en ce moment que le repos, l’ombre, l’espèce de sécurité qui l’avait tant de fois, et comme malgré lui, disposé à la prière au cours des dernières semaines. La prière ? Cette idée lui vint tout à coup : « Depuis quand ai-je prié, réellement prié, prié comme jadis ? » Il ne sut que répondre. Certes, il n’avait manqué à aucune de ses dévotions quotidiennes et même elles lui étaient douces, trop douces, d’une espèce de douceur traîtresse, où s’exaspérait peu à peu, presque jusqu’au vertige, le sentiment exalté de sa solitude avec derrière lui le silence, l’immobilité, la terreur de ce village mort.

Méritaient-elles le nom de prières ? N’avaient-elles pas plutôt brisé les derniers liens qui l’attachaient à son dur labeur, à sa paroisse ? Jamais auparavant la tentation ne lui venait de se plaindre, de s’attendrir ainsi sur lui-même. Et, dans cette pitié insolite, il croyait reconnaître à présent le germe de la révolte qui, de jour en jour, avait empoisonné son cœur.

Il leva vers l’église, vers son église, un regard lourd. La peur – ou du moins une méfiance inexplicable – semblait le tirer en arrière. La peur de quoi ? De quel danger ? Il s’approcha de la porte à petits pas, prudemment – l’ouvrit. L’immense vaisseau lui apparut désert, avec ses bancs luisants, ses grandes dalles rongées par le temps, crevassées, d’où monte une odeur funèbre, les hauts murs nus avec leur épaisse carapace de chaux, leurs bosses d’où pendent des nids d’hirondelles… Un autre que lui, bientôt… Qu’importe ! Il n’avait jamais été ici qu’un passant et la vieille église le repoussait sans colère comme le rejetait ce village dont il pouvait apercevoir les toits, car église et village ne faisaient qu’un. Aussi longtemps que l’antique citadelle dresserait ici sa tour, aussi longtemps que le clocher lancerait dans l’espace son cri d’appel, elle serait du parti de la paroisse, elle serait du parti des gens d’en face. Ils pourraient bien la profaner, l’abattre, elle leur appartiendrait jusqu’au bout, jusqu’à la dernière pierre elle ne les renierait jamais. Oui, couchée dans l’herbe, elle offrirait encore aux traîtres, aux parjures, ses beaux flancs éventrés – leurs petits viendraient jouer dans ses ruines. Faute de mieux la vieille Mère les protégerait de la pluie et du soleil. Oh ! sans doute, elle l’avait accueilli lui-même avec douceur, mais c’était comme un hôte provisoire. Quoi qu’il arrivât, elle ne le protégerait pas contre eux, eux, ses fils. Et, dès qu’il aurait quitté Fenouille, elle – la paroisse – elle ne le connaîtrait plus.

Il laissa tomber sa main, la porte se referma d’elle-même avec un grincement léger. Non, ce n’est pas ce soir qu’il trouvera refuge à sa place favorite, au coin le plus obscur du chœur !

Et, tandis qu’il remonte, pas à pas, le chemin pierreux, il jette encore une fois, à la dérobée, derrière lui, un regard jaloux. Mon Dieu ! que la soirée va lui paraître longue ! Comme d’habitude, il lui faudra tout à l’heure préparer son bizarre souper : l’écuelle d’eau chaude où il jette pêle-mêle les légumes pris au hasard dans la cave, avec un morceau de lard. Car il n’a jamais eu de bonne, la sonneuse Élisa vient une fois chaque semaine pour le ménage et la lessive. Tant pis ! il se passera donc de soupe ce soir. Cette grande pauvreté dans laquelle il est né, il a grandi, devenue si familière qu’il n’espérait pas, ne souhaitait même plus qu’elle cessât, voilà maintenant qu’il lui arrive d’en ressentir l’humiliation avec une sorte de joie sombre, orgueilleuse. Lorsque son courage défaille, la seule image qui lui rend désormais la paix, détend ses nerfs, c’est celle d’un mendiant sur une route, un vrai mendiant, besace au dos, poursuivi par les chiens.

La cuisine était telle qu’il l’avait laissée quatre heures plus tôt et pourtant son cœur sauta dans sa poitrine… Ce n’était qu’un verre à demi rempli d’eau, mais qu’il ne se souvenait pas d’avoir laissé à cette place. Ses yeux firent le tour de la pièce. Les volets clos ne laissaient passer qu’un jour gris et terne, qui allait d’ailleurs s’affaiblissant.

Une longue minute, il resta debout, immobile, en proie à une espèce de terreur inexplicable. La porte du jardin restait ouverte nuit et jour : rien de plus vraisemblable que le passage au presbytère du sacristain, par exemple, ou du jardinier Denis qui lui a vendu des graines et doit cette semaine présenter la facture. Haussant les épaules, il sortit, se retrouva au bas de l’étroit escalier déjà plein d’ombre. Combien de minutes resta-t-il ainsi, les deux mains posées sur la rampe, ses genoux à demi ployés, dans une posture si incommode qu’il dut faire pour se redresser un effort douloureux, qui lui arracha un cri ? Le sommeil l’avait pris debout, par surprise, comme un enfant. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il lui sembla d’abord que la nuit était tout à fait tombée, mais la lumière du jour filtrant à travers les fentes de la porte le détrompa. Il avança vers la salle, et s’arrêta de nouveau.

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