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La chambre d’Anthelme est vide, et Philippe ne la reconnaît plus. À la lueur de la lampe, elle lui était apparue énorme, avec ses grandes dalles luisantes, et les hauts murs nus dont la corniche reste invisible. En somme, elle n’est pas beaucoup plus grande que la sienne, à Fenouille, et parfaitement inoffensive, banale même. Sale seulement. Et encore la crasse de tant d’années n’y excite-t-elle plus le dégoût. Elle a ce caractère de nécessité, cette vigueur vivante des lèpres végétales. Loin de la détruire, il semble que l’eau ne ferait qu’en gonfler la semence, profondément enfouie sous la pierre. Les murs détruits, elle régnerait encore longtemps sur leurs ruines, avant que l’herbe et les lierres aient fini d’en pomper les sucs puissants.

Ginette a descendu, seule, et sans broncher, la longue avenue crevée d’ornières. Elle a grimpé seule l’escalier, de ce long pas souple, un peu sauvage, dangereusement articulé, et qui fait penser à une danse de guerre. Mais cette souplesse a aujourd’hui quelque chose de violent et de fragile, et le regard trahit le même entêtement obscur, exténué, d’un animal pris au fer et qui – Philippe le sait – après une nuit, un jour et encore une nuit d’efforts immenses, traînant derrière lui le piège et la chaîne, face à la deuxième aube, toujours fatale, agonise debout.

Une pendule, très loin, sonne neuf coups grêles. Neuf heures. Que doivent penser là-bas Miss et maman, les deux amies ?… Même en courant, par une nuit si noire, le petit berger n’est sûrement arrivé à Fenouille que très tard. Miss est venue lui ouvrir la porte en haussant les épaules, et bâillant, sa grande cape blanche jetée sur le pyjama. Peut-être n’aura-t-elle prévenu maman que ce matin ? «Il a couché là-bas, chez cette folle ! Qu’on aille le chercher tout de suite. J’irai dire ce soir même à Ginette ce que je pense de ça ! »

Mais les colères de Michelle sont brèves. Elle a l’air elle-même de les subir, ainsi qu’un spectateur indifférent. Nul doute qu’elle ne finisse par pleurer sur l’épaule de Miss, tout près de la nuque fraîche et secrète, sous un nuage de cheveux dorés. Et, comme pour effacer plus vite une telle image, il passe deux fois les paumes sur ses yeux.

Qu’elle est loin de lui désormais la maison aux charmilles ! Hier encore, ce matin peut-être, il croyait la haïr. Maintenant, il y rentrerait sans regret, il y vivrait même, passager toujours prêt au départ, maître de son secret, sûr de sa solitude. Ce qu’il attendait est venu. Depuis des semaines et des semaines, des semaines beaucoup plus longues que les années de l’âge mûr, déjà libre bien qu’à son insu, il continuait de tracer par habitude autour de la maison sans âme, le même cercle chaque jour élargi. Pour le rompre, il n’a fallu que le signe d’une main étrangère, et, sans doute eût-il fallu moins encore. Qu’importe la main, qu’importe le signe puisque l’attend quelque part une aventure faite pour lui, et un maître ? Car c’était la délivrance qu’il croyait appeler de toute la force de son âme, mais délivrance n’est qu’un mot vide. Nulle vie ne trouve en elle-même l’instrument de sa propre libération. Non pas la délivrance – mais un maître.

Cher M. Ouine ! Dès le premier regard de cet homme simple, la révolte s’est apaisée au cœur sauvage de Philippe. Dès le premier regard, puisque de tant de paroles, l’enfant n’a guère retenu que l’accent monotone d’une si poignante douceur et néanmoins d’une fermeté, d’une exigence souveraines. « Si je devais être pendu, songe-t-il, je voudrais que ce fût lui qui lût ma sentence. » Et c’est vrai que ce regard extraordinaire, trop bon, trop chargé de connaissance et de bonté, trop lourd, a comme repoussé dans la nuit, aboli jusqu’au souvenir des deux tyrans féminins, de leur énervante tendresse. Il a suffi d’un moment pour recomposer en une seule image haïssable, désespérée, toutes les images d’hier : la chambre de cretonne fraîche, le petit boudoir à ramages et à pompons avec sa cheminée aux colonnes grêles, les tulipes violentes et crues dans un coin d’ombre. Les matins puérils, les midi d’azur parfait, le soir qui rampe de portière en portière, cerné par les lampes, et qui finit par se coucher sous la table ainsi qu’un animal familier. La rumination jamais achevée des heures vides, des paroles vaines et douces, le faux enjouement qui écœure, le froissement des jupes, le sauvage éclair des bagues, les faibles rires toujours complices, les parfums. Tout cela fait penser à une cage dorée – ornée si possible d’un grand ruban de taffetas rose – une cage dorée aux quatre coins relevés en pagode, une cage et rien dedans, rien. Tandis que…

Certes, la surnaturelle insolence de Philippe s’exalte au souvenir du demi-dieu bedonnant, son absurde chapeau sur les genoux. « Parions que je fiche un coup de pied dedans ! » Mais il sait qu’il perdra son pari. Chaque chose a sa place dans la merveilleuse aventure et le lieu même est celui qu’il eût choisi, la minuscule petite chambre, si parfaitement semblable à une chambre de bonne avec son lit de fer, sa lumière avare, l’ombre du sapin sur le mur. C’est dans cette chambre de bonne qu’il a senti se briser sa vie, ou ce qu’il appelait naïvement de ce nom – car il sait désormais que le passé n’était que l’abri provisoire, pareil à la coquille de l’œuf, où mûrissait sa joie. Quelle joie ? Il la goûte, la possède, l’absorbe, l’épuise sans la nommer. « Tu ne supporteras aucune contrainte, observe tristement Michelle, ni surtout celle du bonheur. » Et c’est vrai que depuis des années le mot même de bonheur – sa première syllabe de plomb, l’autre inachevée, béante – lui paraît sot. Celui de joie l’enivre par il ne sait quoi de bref, de fulgurant, d’irréparable. Lorsqu’il le prononce à voix basse, il lui semble que le battement rythmé de son cœur n’est plus qu’une seule vibration profonde, si profonde qu’elle détruit en un moment son plaisir, le laisse dans une espèce de stupeur farouche, l’ébranlement d’un grand risque accepté, la certitude enivrante de jouer pour soi-même un jeu hasardeux, une partie perdue d’avance, peut-être ?… Car il n’aime pas trop non plus le mot de victoire, énorme, hilare, et qui finit dans un bâillement. Mais en dépit de son autorité mystérieuse le personnage de M. Ouine ne rappelle assurément rien qui ressemble à une victoire. Et le temps d’un éclair, Philippe entrevoit qu’il correspond d’une manière merveilleuse à ce qu’il connaît le moins en lui-même, une part de lui-même si secrète qu’il ne saurait dire encore si elle est force ou faiblesse, principe de vie ou principe de mort. Du moins sent-il confusément qu’elle le distingue des autres hommes, qu’elle fait de lui un solitaire. Et justement M. Ouine est le premier qui soit entré dans cette solitude sans la briser.

Il quitte la chambre à pas de loup. L’escalier l’a déjà pris dans sa spirale d’ombre, le mur où il appuie machinalement la main glisse sous sa paume, gras et glacé… « Où est-elle ? »

Elle est là devant lui, debout contre la rampe, toute droite. Un faible jour tombe du palier supérieur sur sa nuque et ses épaules et il ne voit ni ses yeux ni sa bouche. Une de ses mains est comme suspendue en l’air à la hauteur de la poitrine et brusquement il en sent la chaleur sur ses lèvres.

– Parlez bas, dit-elle. J’ai fait porter le pauvre Anthelme ici, dans sa chambre de jadis, sa chambre de petit garçon. Désirez-vous le voir ? Il est très beau.

– Ma foi non, franchement. Et qu’est-ce que vous faisiez là-haut depuis une heure ? Vous m’espionniez, je suppose ?

– Oui, fit-elle. Avec vous, on ne sait jamais ce qu’on veut. Vous êtes un singulier garçon.

Elle le fixa longuement, du même regard indéfinissable, reculant doucement vers le mur. Un instant son visage se trouva juste au centre du halo de lumière pâle et, avant qu’elle eût refermé les paupières, Philippe vit que ce regard avait perdu toute transparence.

« Peut-être a-t-elle été touchée plus durement que je ne pensais », songe-t-il, cynique… Au même moment elle lui fit signe de monter l’escalier, de la suivre.

La porte de M. Ouine est ouverte. Le courant d’air fait grincer sur leurs tringles les petits rideaux rouges et blancs. Elle pouffe de rire dans ses deux mains jointes.

– Voilà beau temps, chéri, qu’Anthelme a forgé une clef. Nous entrons ici quand il nous plaît. Une fois nous l’avons regardé dormir.

Elle se glisse sur le lit, se pelotonne dans l’angle de la muraille, les bras croisés sur ses genoux repliés. Un courant d’air met toujours Philippe hors de lui. D’un coup de pied, il ferme la porte.

–Écoutez, Philippe !… Assez, Philippe !…

Elle secoue son bras de toutes ses forces, mais la main de Steeny l’a saisi au-dessus du coude, serre dur.

– Dites-moi – si ! si ! vous allez le dire – quel homme est-ce donc, ce M. Ouine ? Qu’est-ce qu’il fiche ici, M. Ouine ?

Du doigt, elle montre en pleurant son épaule nue qui vient de jaillir hors du peignoir, enflée, livide. Elle explique qu’elle a dû porter sur une roue, lorsque la voiture a culbuté.

– Et pourquoi m’avez-vous jeté la grande jument dessus, méchante bête ? Vous aviez plus de chance de vous tuer que moi.

– Chut ! fit-elle, vous étiez si petit, si mince… A-t-on pitié d’une mouche ? Et maintenant, vois-tu, tout cela n’a plus beaucoup d’importance, mon ange. Elle a réussi à se dégager, repousse doucement Philippe de son bras tendu.

– Pourquoi vous aurais-je fait du mal, cher cœur ? Mais je me méfie de toi, tu lui ressembles.

– À qui ?

– À notre ami, fait-elle en riant. Quoi, ne vous l’a-t-il pas dit ? Non ?… Mon Dieu comme il a l’air stupide, comme il est drôle, quel amour ! Tenez, je vais vous montrer sa photo.

Elle saute à terre, tout épanouie de plaisir. Est-ce la même femme qui ce matin rampait sur la route, le visage dans la poussière ?

L’image est si fripée, si jaunie, qu’on y distingue à peine un collégien court de manches, court de culotte et déjà trop gras. Que diable Philippe peut-il avoir de commun avec ce ridicule garçon ? Le regard sans doute… Et tout à coup, comme à travers le papier flétri, une double petite ombre rouge, recule, recule encore, se rétrécit à la mesure de deux prunelles imperceptibles, presque effacées, de deux points pâles qui fixent Steeny avec une espèce de tristesse impérieuse… Mes yeux ! pense-t-il, juste mes yeux !

La châtelaine de Wambescourt met un doigt sur la bouche.

– Rendez-la-moi, mon cœur !…

Mais il est déjà trop tard, les morceaux volent à travers la chambre.

– Qu’avez-vous fait ? dit-elle. M. Ouine a si grand soin de ses petits trésors. Oh ! oh !

Elle se glisse aux pieds de Steeny, s’y blottit, la tête rejetée en arrière et, dans un pli du cou puissant et mince, Philippe voit le battement précipité de l’artère.

– Nous avons parlé beaucoup de vous – comme il vous aime ! La première fois qu’il vous a rencontré, voici longtemps – des années peut-être… (les années passent vite ici) enfin, mon Dieu, oui, c’était un soir de septembre, boueux et triste. «Je viens de me revoir moi-même, dit-il, comme un mort regarde dans le passé… Le petit garçon que j’étais, je l’ai vu, j’aurais pu le toucher, l’entendre… » Oh ! certes, M. Ouine n’a pas un naturel bien gai, mais croyez-vous, mon ange, depuis ce jour-là nous ne l’avons jamais vu rire.

– Ça, par exemple ! Et pourquoi ?

– Que sait-on ?

Les longues mains se referment sur celles de Philippe.

– Je le hais, fait-elle sans cesser de sourire. Nous le haïssons ici comme la mort. Hélas ! il a tant besoin d’être protégé, servi : sa naïveté est extraordinaire, passe toute mesure. Il ne fait rien par lui-même, aussi désarmé qu’un enfant. Servi, voilà le mot. Aveuglément servi, – honoré, servi à l’égal d’un dieu. Son caprice dispose de nous. Car, pour sa volonté, n’en parlons pas. Il n’a pas plus de volonté qu’un enfant.

– Des histoires, soupire Philippe avec dédain. Si vous le haïssez, pourquoi le servir ? Vous l’aimez à votre manière, voilà tout.

– L’aimer !

Elle s’est dressée sur les genoux, stupéfaite.

– L’aimer ! Il est gros, gras, tout gluant, ses mains glissent, pouah ! Ignorez-vous qu’il est malade ? Sa vieille voix vibre comme s’il parlait dans un tambour. Dieu ! l’aimer ! Mais, mon ange, quiconque l’approche n’a justement plus besoin d’aimer, quelle paix, quel silence ! L’aimer ? Je vais vous dire, mon cœur : comme d’autres rayonnent, échauffent, notre ami absorbe tout rayonnement, toute chaleur. Le génie de M. Ouine, voyez-vous, c’est le froid. Dans ce froid l’âme repose.

– Tarata tata… l’âme repose… l’âme repose… Alors comment fait-elle pour haïr, votre âme qui repose ? La haine, à mon sens, ça bouge, ça bouge même beaucoup, la haine !

Elle lève les épaules avec pitié.

– Si vous étiez un homme et non pas un gamin raisonneur, vous sauriez précisément que ça ne bouge pas. Une eau claire et glacée, voilà ce que c’est, la haine. Du moins, je me la représente ainsi, mon cœur. Mais vous, sûrement, vous la voyez comme une bête enragée – le diable, quoi ! hein, Steeny ?

– Ne chicanons pas sur les mots. Haïr ou aimer, dans votre langue, c’est tout un.

– Comment ? Que dites-vous ? Qui peut voir clair en soi ? Et par exemple, qui aime le mal ? Et pourtant lequel d’entre nous, s’il était en son pouvoir, oserait le chasser du monde ?

Elle appuie le menton sur sa main et Philippe voit maintenant de bas en haut les admirables yeux où le jour perd de nouveau toute couleur, pâlit, s’efface.

– Moi aussi, j’ai souhaité de plaire, jadis… À quoi bon plaire ? Qu’importe de trouver le plaisir dans le plaisir d’autrui ? Que m’importe de recevoir ce dont j’ai d’avance acquitté le prix ? Mais cela… cela que nul ne donne volontiers, cela qu’on cède à regret, gémissant et pleurant, cela, cela seul…

Sa phrase s’achève en une espèce de murmure qu’elle étouffe entre les genoux de Philippe. À travers l’étoffe, il sent son souffle long et puissant, rythmé comme celui d’un animal au repos. Dort-elle ? Il se repousse doucement dans l’ombre, respire à peine, aussi immobile qu’à la lisière du bois de Fenouille lorsqu’il affûte ses ramiers.

– Des hommages, qu’elles disent… Dieu ! N’ai-je pas exprimé d’un homme plus qu’aucune n’eût obtenu de dix, de cent amants peut-être ?… Vois-tu, mon ange, il y a dans un seul homme assez de substance pour nourrir toute une vie – et quelle vie peut se flatter d’en avoir consommé une autre jusqu’au bout, jusqu’au fond, jusqu’à la lie ?

Elle lève tout à coup vers Steeny un regard chargé de méfiance, mais qui s’éclaire presque aussitôt, sourit.

– Qu’ai-je besoin de t’apprendre des choses aussi simples, mon cœur ? Tu les connais, tu es des nôtres. Il suffit de te voir, de voir tes yeux, de te toucher les mains, de t’entendre. Et d’ailleurs, il le sait, lui. Rien ne lui échappe.

Elle éclate de rire.

– Tiens, tu demandes si nous l’aimons. Eh bien ! nous l’aimons et le haïssons à la fois. Moi, je le hais comme j’ai appris à haïr ce qu’ils appelaient ma beauté, jadis. Je le déteste autant que mon propre corps, telle est la vérité. Regarde : je le couvre de vieux chiffons ridicules, je ne prends nul soin de lui, mon plaisir est de l’humilier. Il ne m’en sert que mieux. Qu’est-ce qu’un désir qui n’a pas surmonté le dégoût, forcé la nature, assuré sa prise dans le remords et dans la honte ?

Elle incline la tête, découvre à travers la chevelure remplie d’ombre un profil d’une incroyable pureté. Chaque trait de son visage s’est détendu, repose, et la bouche enfantine a l’air de s’ouvrir à une eau mystérieuse.

–Écoute, dit-elle après un silence, il nous faut sauver notre ami…

– Le sauver ? Comment ça, le sauver ?

– C’est un homme imprudent, vois-tu, plein d’audace…

– De l’audace ? lui, M. Ouine ?

– Taisez-vous, riposte-t-elle sévèrement. Et croyez-vous qu’il n’est d’audacieux que vos nigauds à moteurs et à pirouettes ? Notre ami fait ce qui lui plaît, rien ne l’arrête, et toujours à l’heure qu’il a choisie. Nous empêcherions plutôt Dieu de tonner.

Elle rit de nouveau.

– Il se méfie de moi, crois-tu ?… Car il est aussi plein de méfiance. Comme il sait déguiser son gros pas lourd ! La nuit, j’entends son souffle à travers le mur. Sa respiration ne ressemble à aucune autre, elle trahit jusqu’au plus petit mouvement de son âme, elle rend vaines toutes ses ruses. Je sais où il va, d’où il vient… Je sais… Mais personne ne le saura que nous, ‘écrie-t-elle soudain, livide. Il faut d’abord que vous me juriez, Steeny. Vous devez jurer. Il le faut absolument. Croyez-vous en Dieu ?

– C’est selon… oui peut-être. Et qu’ai-je besoin de croire en Dieu ? Une parole est une parole. D’ailleurs, je ne mens jamais.

Il se lève si brutalement que, pour ne pas glisser, Ginette doit poser à terre ses deux mains. Il est debout, la tête vide. Ce qui lui restait d’ironie et d’insolence vient de se dissiper en un clin d’œil et il épuise maintenant sa réserve d’aveugle entêtement, son dernier recours dans les cas désespérés. Certes, il ne craint rien de Jambe-de-Laine, ce qu’il redoute est en lui, à peine sensible, une sorte de ralentissement comme d’un coup de frein mystérieux. Quelques secondes encore, peut-être, et le délicat mécanisme aura cessé de tourner, ne fera plus qu’un bloc, une seule masse pesante, entraînée par son propre poids comme une pierre. Depuis longtemps l’expérience l’a mis en garde contre cela que Miss appelle gentiment son caprice, la brute intérieure à qui la raison n’oppose que des pièges dérisoires ou de ridicules esquives, et dont rien ne saurait rompre l’élan.

– Je jure tout ce que vous voulez, dit-il. Est-ce que vous me prenez pour un mouchard ?

Ginette se relève, s’appuie sur son épaule. Il la trouve à présent laide, presque hideuse. Et c’est justement pourquoi il n’hésite plus. À de tels moments il se ferme toute issue, s’acharne contre lui-même avec une clairvoyance horrible. Ainsi passera-t-il sa vie à rêver d’admirables folies jusqu’à la satiété, jusqu’à l’écœurement, pour accepter à bout de forces, par pur défi, un risque sans grandeur dont l’absurdité l’enivre.

– Voilà, fit-elle, notre ami est sorti cette nuit… Elle met un doigt sur sa bouche.

– Eh bien ! il vous faut me jurer de n’en rien dire à personne, jamais.

* * *

Le vieux Devandomme a comme d’habitude mangé sa soupe en silence, mais la fille n’a même pas osé remplir son verre, elle s’est assise au coin du poêle, dans l’ombre, elle fait semblant de recoudre son caraco du dimanche, tête basse, avec son air de bête sournoise et sa bizarre grimace des lèvres, ce pli amer de la bouche qu’y a imprimé le premier baiser d’Eugène – ah ! que n’est-elle morte ce soir-là ! L’assiette vient de tinter contre le pot de cidre et son cœur a bondi dans sa poitrine, mais elle n’a pas même levé les paupières. Son regard glisse entre les cils. Ses pauvres genoux tremblent sous la jupe. Depuis une semaine, depuis cette première visite du maire et le voyage mystérieux d’Eugène à Montreuil, elle n’a pas dormi, ne mange plus guère, avale jour et nuit de pleins bols de café noir, un morceau de sucre entre les dents, à la manière des gens d’ici. Alors sa tête devient légère, légère comme une bulle de savon. Les plus simples besognes, dont elle venait jadis à bout machinalement, l’exténuent, sa pensée va toujours plus vite que ses membres, et la laisse tout à coup le geste inachevé, toute rouge. Oui, les plus simples besognes la rebutent, mais elle est prête au pire, c’est ce qu’il faut, elle fera face au pire. L’espèce d’étau qu’elle sent autour de sa poitrine, nulle force au monde ne le desserrera plus. Son amour est perdu, soit, mais elle le fera payer cher.

Le vieux est allé simplement s’asseoir au coin du poêle. Ouf !… S’il était venu droit vers elle ?… Il viendra tôt ou tard, elle l’attend, elle en est sûre. Qu’importe ! La force ne lui manquera pas pour l’entendre, et il ne lui arrachera rien. Si, par impossible, le cœur lui défaille, tant pis, elle fera ce qu’elle n’a jamais fait devant personne, elle pleurera. Tout vaut mieux que parler. Elle pleurera, elle sanglotera, dût-elle en crever de honte

– Dieu veuille qu’elle rachète ainsi l’imprudence de son aveu !

Maudite nuit ! Elle avait veillé cette fois-là encore jusqu’à l’aube, sans ennui, sans fatigue, car voilà bien du temps qu’elle ne dort plus guère. Puis le sommeil l’avait prise au petit jour. Elle s’est réveillée tristement, avec le bruit de la pluie dans les vitres et cette vague angoisse sous la langue qui donne à la salive un goût fade et miellé. Du premier coup d’œil, au bas de l’escalier, elle a vu la cafetière encore pleine et là-bas de l’autre côté de la cour toute fumante sous l’énorme gifle de l’averse, la porte ouverte de la grange où d’ordinaire il va sommeiller une heure ou deux, roulé dans son manteau… Alors elle a bien vite commencé sa besogne, courageusement, cotte troussée, à grands pleins seaux d’eau claire sur les dalles, comme pour faire honte à la mauvaise chance, au pressentiment, au malheur… Vers midi, la pluie cesse, et il monte dans le ciel un soleil pâle qui s’efface aussitôt. L’averse redouble jusqu’au soir, tandis qu’elle coud derrière le poêle. Il n’est rentré qu’à la nuit close. Il a sifflé tout doucement, caché par la porte, invisible. C’est son plaisir qu’elle le rejoigne ainsi, en secret, comme jadis, et il lui a fait un ingénieux nid de paille, au-dessus de l’étable, dans un recoin du grenier où personne ne va jamais. « Tant que le vieux m’aura en mépris, dit-il, je ne te prendrai pas sous son toit, c’est déjà trop de manger son pain ! » Alors elle l’étreint en sanglotant, et toujours la jolie épaule lustrée comme celle d’une femme a sous sa bouche avide ce mouvement qu’elle adore, qui la rend folle, cette ondulation de reptile. Et souvent aussi, trop souvent, hélas ! la précieuse peau qui sent les halliers, l’étang, la feuille morte, garde une autre odeur encore, jamais la même, le parfum favori de ces filles qu’il rencontre à Montreuil ou à Étaples et qui bourrent ses poches de cigarettes blondes et de cartes postales ornées de paillettes multicolores. Elle n’est d’ailleurs pas jalouse de ces filles-là, pas plus jalouse d’elles que des jolis furets qui dorment, repus de sang, au fond du sac de cuir… Mais ce soir-là, ce soir maudit, c’est lui qui l’a repoussée doucement vers la porte – doucement, bien qu’avec un visage dur. Les cheveux bouclés, ruisselants d’eau, étaient aussi pleins de terre et sa bouche – sa chère bouche surtout lui avait fait tant de peine, tordue de fatigue, toute tremblante… « La Floupe a grossi, disait-il, chienne de rivière ! Le courant porte la moitié de mes engins, maintenant, Dieu sait où ! J’ai marché là-dedans quatre heures, avec de l’eau jusqu’au ventre. Puis le garde du marquis m’a coursé au petit jour, le long du bois Arbellot. Dans le coup, je lui ai laissé ma casquette, une casquette neuve, bon sang de sort ! » « Faut-il qu’il soit donc éreinté pour tout me dire ! » a-t-elle pensé. Aussi lorsque est venu, le lendemain matin, ce drôle de type à barbiche que le père a d’abord reçu si mal, elle a cru – pauvre fille ! – que c’était un copain d’Eugène, un de ces revendeurs qui lui paient comptant son gibier, elle lui a répondu de bon cœur, soucieuse seulement que le vieux n’entendît rien… C’est tout. Eugène ne lui a fait d’ailleurs aucun reproche. Il a ri. « T’as parlé à un gars de la police, grosse bête », qu’il a dit.

Dieu ! qu’elle est seule, seule avec son amour sauvage, plus sauvage que n’importe quelle bête des bois, – ce désir que l’angoisse exaspère au lieu de l’apaiser. Même à cette heure d’attente mortelle, alors qu’elle lutte pour ne pas aller tout de suite jeter sa tête dans les bras du vieil homme silencieux, cacher sa tête sous son épaule, comme autrefois – car la suave enfance monte la première des profondeurs de toute agonie – même à cette heure où défaille l’espérance, les images qui passent et repassent sous ses paupières baissées, la font rougir de honte et de plaisir… Quoi ! rien que la mort n’apaisera donc le feu de ses entrailles ! Ô le gentil, le gai compagnon que ce grand garçon effronté avec ses scrupules soudains, ses délicatesses imprévisibles, qui chaque fois la laissent naïvement éperdue de surprise et de tendresse. Dieu fasse qu’elle meure avant lui !

Du risque qu’il court, elle n’a d’ailleurs aucune idée nette. Que peuvent contre un tel homme policiers ou gendarmes ? Autant lutter de malice avec un lièvre hors du gîte, autant mettre un grain de sel sous la queue d’un martin-pêcheur ! Dès sa jeunesse elle a méprisé le bavardage des filles, mais elle n’a appris que d’Eugène un certain silence mâle, farouche, qui lui fait prendre le reste du monde en pitié. Maintenant, nuit et jour, plus rien que ce silence où elle repose, se blottit, douce bête patiente – ce seul silence. Hors de lui, tout est fadeur ou lâcheté. Sûr qu’ils n’en viendront pas à bout, ces avocats ! Jusqu’au garde-chef du marquis de Mirandol qui a dû se rétracter un jour devant les juges de Montreuil… Non ! ces bavards-là ne sont pas à craindre… Seulement il reste le père.

Elle penche plus fort la tête sur son ouvrage, ses yeux brûlent, mais quel froid dans sa poitrine ! À chaque mouvement brusque du vieux, ce soir, cela va du creux d’une aisselle à l’autre, et ce resserrement est si douloureux qu’elle passe parfois la main sous son corsage, s’étonne de caresser une peau tiède et lisse, vivante… Depuis deux ans, le père ne lui a parlé que rarement, bien que sans colère, comme il parle aux étrangers. Mais voilà maintenant que sa voix tremble un peu parfois, s’attendrit. Lorsqu’elle tourne la tête, il lui arrive de rencontrer son regard qui ressemble à un regard de pitié. Mon Dieu ! le mépris serait moins dur ! Nul doute que la décision est prise, l’arrêt déjà rendu et son destin – le destin de son pauvre amour – entre ces vieilles mains… son amour, car pour le reste, il n’y a rien. L’horloge sonne douze coups.

– Donne-moi ma casquette, fille, dit-il.

La voix l’a réveillée en sursaut, comme d’un profond sommeil sans rêves. Elle se met debout. Le sol oscille sous ses pieds tandis qu’elle lève les mains au hasard dans le corridor ténébreux, décroche la casquette. La lumière de la lampe la frappe au retour, en pleine face, et l’effort qu’elle fait pour ne pas cligner des yeux, sourire, est un de ceux qui font comme à la racine même de la vie une blessure irréparable – qu’on ne recommence pas deux fois. Une minute, qu’elle tienne seulement une minute encore, dans ce tournoiement frénétique, traversé de gerbes d’éclairs – une petite minute, et qu’elle roule après sur les carreaux et qu’elle y reste – ah ! que la mort serait douce !

Le vieux est allé droit vers les pâturages où sont les bêtes, les longues vaches flamandes aux yeux tristes, qui viennent en ronflant de plaisir manger parfois l’avoine au creux de sa main. Aucune n’a seulement levé la tête, aucune d’elles perdues dans leurs songes. Mais leur humble présence est juste ce qu’il lui faut, et lui non plus ne les regarde guère ! Il écoute leur souffle tranquille, et tout autour de leurs grands corps couchés l’herbe est tiède et douce, avec une vague odeur de lait.

Sacré petit homme vert ! Le souvenir s’en était presque effacé, faute d’usage. Le voilà qui reparaît dans le malheur, plus vivant que jamais, il croit le voir rire, chanter, vider son verre, et ces paroles qu’il a dites au cours de la nuit mémorable – un siècle plus tôt – ces paroles qui ont enflammé les cœurs, elles surgissent du silence et des ténèbres… Oui, vraiment, il croit sentir sur lui, à travers cent années, le regard railleur, insolent… Alors il secoue ses épaules énormes comme un cheval piqué par les taons. « Je l’aurais pris par la peau du cou, pense-t-il, tout rusé qu’il était… mais on ne peut rien contre les morts… »

Les morts. À ceux-là non plus il ne pense guère, mais dès que la fatalité nous tient, ils accourent de toutes parts, serrés autant qu’un vol de corneilles. La peine des vivants, c’est peut-être la nourriture des morts ? Oh ! il ne redoute pas ceux qu’il a connus, aimés ; aussi longtemps qu’il vit, lui, ils ne sont pas tout à fait morts. Restent les autres. Et certes, il n’est pas selon sa nature de refuser un rendement de comptes, mais qui pourra jamais se vanter d’être en règle avec les personnages fabuleux dont on ne sait même plus les noms ? D’ailleurs ils ne demandent rien, ou du moins rien qu’un honnête homme puisse donner. On a beau les chasser cent et cent fois, ils reviennent encore – pis que des rats. Grand-père de Vandomme, par exemple, quel gaillard c’était ! Toujours plein de bière, à ras bord, jusqu’à son bonnet de laine, mais serviable au pauvre monde, – pas son pareil pour réjouir les gars de batterie d’une chansonnette, et vif avec les filles, si vieux qu’il était… Au bordel d’Étaples, à septante-cinq années ou plus, lorsqu’il levait son grand corps tout d’une pièce, ses mains géantes à plat sur la table, promenant de l’un à l’autre son regard gris noyé d’ivresse, pas un garçon qui eût osé remuer son verre, aussi longtemps qu’il ne se fût pas laissé retomber sur la banquette avec un rire énorme. Jamais pourtant ses fils n’ont entendu de sa bouche une mauvaise parole, un juron, et au lendemain de ses ribotes il avait une façon de sourire en mangeant sa soupe qui leur glaçait le sang dans les veines. Parole ! ils se fussent bien laissé tuer par lui, ces jours-là, tonnerre de Dieu !… Le mal l’a pris debout, tel quel, derrière ses chevaux, en pleine brise d’hiver, au bord du sillon qui fume. On l’a mis dans la charrette sur une brassée de paille et de là sur son lit, ses grosses bottes boueuses à même le bel édredon neuf, et il a ouvert les yeux, une fois, deux fois, des yeux un peu étonnés, tranquilles. Pas un mot jusqu’au souper, rien : on entendait seulement son grand souffle. Et voilà que les camarades sont arrivés par groupes, à travers les pâtures, des types que la vieille mère n’avait jamais vus, entrant le chapeau sur la tête, sans essuyer leurs pieds, la pipe au bec, qu’ils allaient secouer dans les cendres. « Allons, Thierry, qu’ils disaient, ben quoi, Thierry ? » Et voilà qu’il a rouvert les yeux, toujours tranquille, avec un drôle de sourire qui lui remontait les sourcils et il a dit de sa voix dont il commandait les bêtes : « Assez comme ça, sortez tous ! » Le dernier sorti, c’était Manerville, un copain du régiment, au 12e cuirassiers. Le vieux lui a fait signe de la main. Puis il a repris son souffle, posément. L’autre se tenait debout, droit dans sa veste de velours, tout rouge. « Je leur en veux pas, dit le vieux, mais il y a temps pour tout, comprends-tu ? Un temps pour la rigolade, un temps pour mourir, pas vrai ? Rapport à ce que je suis, moi, de Vandomme que je m’appelle, s’agit de ne pas faire offense aux enfants. » Et il lui a encore parlé à l’oreille. Du coup Manerville a couru jusqu’au seuil, il a rappelé les gars, ils sont revenus pêle-mêle, la casquette à la main, pas fiers. «Vandomme… » qu’il commence. Alors on a entendu la voix du vieux, aussi tranquille que son regard, plus tranquille encore, peut-être bien : « Tu pourrais dire M. de Vandomme, hé, Louis ? » «M. de Vandomme – qu’il a repris, l’ancien cuir – ne veut rien devoir à personne. Des fois que vous ne seriez pas d’accord, faut parler net. » ils ont grogné plus ou moins, pas trop contents, et le fils Mirouette a voulu répondre du tac au tac : « Oh ! la ! la ! des phrases… » Et voilà qu’on a entendu de nouveau la voix de plus en plus tranquille : « Fous le camp, Mirouette ! Fais-lui foutre le camp, Louis ! Croit-il que pour avoir bu avec moi il ait le droit de cracher dans ma soupe ? » Là-dessus ils sont sortis. Et le vieux n’a plus rien dit jusqu’au souper. Chaque fois que la mère montrait son nez à la porte, il lui faisait signe de sortir, que ça allait bien, comme s’il avait peur d’arrêter seulement une seconde ce grand souffle qui ne voulait pas mourir. Puis il a sommeillé un peu, la peau de ses joues est devenue grise et ses fils sont allés s’asseoir à son chevet, dans l’ombre. Mais le mourant les épiait sans en avoir l’air, entre ses paupières mi-closes. C’est juste à ce moment-là qu’il s’est mis à râler tout doucement, d’une manière si naturelle qu’on aurait dit qu’il allait tousser un bon coup pour s’éclaircir la voix, comme jadis, avant de pousser sa romance. « Vandomme, qu’il a dit aux garçons, écoutez bien. J’ai peut-être trop riboté, n’importe, n’allez pas juger votre père. Et si j’ai parlé un peu hautement aux amis, tout à l’heure, ça n’est pas que je les tienne en mépris, non. Mais au point où me v’là, faut garder chacun sa place. J’veux pas manquer à mon père, ni aux pères de mon père. Après tout, paraît que nous étions des seigneurs, nous autres, dans les temps. » Puis il a embrassé la mère sur sa vieille bouche, bonnement, et il est mort en silence, beaucoup plus tard, tout seul, la porte grande ouverte sur la cuisine où le feu ronronne et fait danser au plafond sa langue rose.

Sacrés fantômes ! Le vieux est depuis bientôt quarante ans sous la terre et c’est lui, Martial, à son tour, le vieux… Les voilà qui le cernent de leur vol noir, sacrées corneilles ! Il a beau les haïr – a-t-il seulement jamais cru à ces histoires de comtes, de barons ? – c’est tout de même à leur rencontre qu’il va, il faut qu’il les retrouve cette nuit coûte que coûte. Pas moyen de se passer d’eux cette nuit-ci ! À présent qu’il connaît son malheur, l’unique crainte est de lui mesurer sa part. Non ! qu’il entre une fois pour toutes, le malheur ! qu’il fouille, qu’il creuse, qu’il entre jusqu’au fond de sa vie, bien au fond ! N’importe quoi serait préférable au sentiment vague et indéterminé qu’il a désormais de sa honte, à l’horrible fatigue de l’âme. Que ne donnerait-il pour sentir encore, comme à la première minute, à la première confidence du maire, ce coup aigu entre les épaules, qui est celui de l’épouvante ! Car l’image même du gendre assassin, toujours présente, n’excite en lui aucune révolte, aucun mépris – peut-être même sent-il pour elle une obscure, une inavouable sympathie, comme d’un complice. Et cependant il faut que la chose se fasse, elle se fera. Le garçon n’a plus qu’à se détruire, c’est clair. Il doit suffire de savoir lui présenter la chose, de trouver les mots convenables. Les trouvera-t-il, le moment venu ? Car les phrases répétées naïvement tant de fois semblent avoir perdu leur signification secrète, mortelle – leur force – et il en arrive à leur en substituer malgré lui dix autres, vingt autres, de moins en moins efficaces, puis si compliquées, si obscures qu’elles sont dans sa bouche une vraie cendre. Ah ! la chose n’est pas, comme il l’a cru, de celles qu’on accomplit d’un cœur tout brûlant, mais sans doute par fatigue et dégoût, ainsi qu’un bourreau, les mains rouges, vient à bout du dernier patient.

Il a poussé plus loin, jusqu’à la route de Desvres, à travers les pâturages. Un long moment même, il a suivi d’un œil soupçonneux la frange vaguement lumineuse, recouverte peu à peu par la nuit. Elle reparaît plus haut, furtive, traîtresse, pressée de toutes parts, poursuivie de cime en cime par les vertigineuses masses d’ombre sans jamais arrêter ni même ralentir sa fuite oblique… Le village est là quelque part, enfoui dans ses tilleuls et ses marronniers, avec ses bicoques de briques ou de torchis jetées au hasard, si tristes sous la pluie de décembre. Et derrière chacune de ces portes basses, soigneusement closes, un de ces hommes qu’il méprise – ces bâtards d’Espagnols, noirs comme des mouches, et qui suent le café par tous les pores. S’il osait, il irait s’asseoir sur la petite place déserte au plus épais de la nuit, près de la fontaine. Mais au moment d’enjamber la haie, le cœur lui manque. À quoi bon ? Il n’y a pas là-bas d’ennemi à défier, rien que des liseurs de gazettes, de beaux parleurs d’estaminet, des bavards plus vaniteux que des filles, innocemment cruels à la manière des enfants. Et d’ailleurs il a bien le temps de les défier ! Car jamais il ne reverra le pays où il aurait tant désiré mourir, il ne cédera pas la place, il ne tournera pas le dos à sa honte. Quoi qu’il arrive, ces gens-là ne se vanteront pas de lui avoir fait baisser les yeux et ils l’enterreront un jour, bon gré mal gré, chapeau bas. Même il laissera d’argent ce qu’il faut pour une belle pierre, un beau grand morceau de granit venu d’Ardenne, avec son nom écrit dessus, en lettres capitales, son nom à particule après tout, un nom de seigneur.

Ses pieds butent contre une souche de pommier, il tombe sur les genoux, se relève, sonde les ténèbres. Une lueur louche rampe encore autour du village, une espèce de brume au flanc roux que l’aube dissipe chaque matin, qui se reforme chaque soir, là-bas, derrière les bois de Saint-Venant et de Lamare, sous la pluie d’hiver, au-dessus des étangs décolorés. Puis elle s’éteint. C’est maintenant l’heure de la nuit qu’aucun homme ne connaît parfaitement, n’a possédée tout entière, qui tient en échec tous les sens lorsque l’ombre de plus en plus dense remplit l’étendue des cieux et que la terre saturée semble suer une encre plus noire encore. Le vent s’est enfui quelque part, on ne sait où, erre au fond des immenses déserts, des solitudes altissimes où sont venus l’un après l’autre mourir les échos de ses galops sauvages. Une brise, un souffle, un murmure, un essaim de choses invisibles glisse à trente pieds du sol comme flottant sur l’épaisseur de la nuit. Et le vieux, prêtant l’oreille, entend siffler doucement l’extrême pointe des peupliers.

Il a marché longtemps encore, à grands pas lourds, avec parfois un geste gauche de son bras tendu. Comme il a froid ! Ses mains tâtent le brouillard à peine formé qui va s’épaissir jusqu’à l’aube, et chaque aspiration remplit sa poitrine d’une vapeur subtile à l’odeur de fumée. Des pentes qu’il domine, l’immense croupe de la forêt de Merlimont apparaît vaguement, d’un autre noir que celui du ciel, nuit dans la nuit. Le gendre doit traîner quelque part, là-bas, bête de l’ombre – là-bas, de son pas mou qui rappelle la marche oblique du renard, non moins agile, non moins infatigable, non moins prudent sous un air d’indifférence sournoise que les animaux qu’il poursuit. À moins que…

Il remonte lentement la pente vers la maison, attentif à ne pas faire grincer les silex de la cour sous ses souliers ferrés. Silence. L’imperceptible reflet de la mare met à la vitre une tache blême, le seau est au coin du seuil, et la vassingue que la fille passe chaque soir sur les carreaux de la salle, après souper… Il prête l’oreille une dernière fois, pousse la porte. L’air tiède l’assaille aussitôt d’une caresse si familière, si douce qu’il semble être son propre corps, l’enveloppe subtile de son propre corps, une autre peau. La braise du foyer rougit toujours dans la cendre, et voilà que les doigts du vieux rencontrent avec surprise non pas le bois de la table, mais une serviette fraîche, une des belles serviettes de damas toutes neuves, encore raidie par l’apprêt. Ce n’est pas pour lui, bien sûr, qu’Hélène a préparé l’assiette à fleurs. le pichet de cidre, et sur un couvercle d’étain le morceau de lard fumé, couleur de vieux chêne… Et sans doute ne reviendra-t-il même pas, son beau voyou aux yeux pâles, toujours calme, sans doute retrouvera-t-elle demain chaque chose à sa place. pauvre fille, dans l’aube livide… Demain.

Il est allé vers l’âtre, il a piétiné la braise de ses souliers boueux, il est reparti avec sa faim et sa soif. Et dès qu’il a passé la barrière de l’enclos, sa vieillesse l’a ressaisi aussi brusquement qu’un coup de vent du nord lorsqu’il s’arrête tout suant. derrière ses chevaux, à la crête du champ des Presles – la vieille s’est emparée de lui et il ne sait ce que c’est, pivote sur les talons, recule, fait rouler comme en face d’un adversaire les muscles de ses puissantes épaules, élève à la hauteur du front ses poings, ces mêmes poings qui ont mis à genoux tant de jeunes taureaux. Puis il se laisse glisser sur l’herbe gluante, le regard toujours fixé vers le pan d’ombre invisible pour tout autre que lui, la maison, la chaude maison.

* * *

– As-tu fini de te frotter la peau, Arsène ? Y a-t-il du bon sens, pour un homme de ton rang, à s’étriller comme un âne ? Et dans notre cour, encore !

Le torse fumant du maire de Fenouille apparut un instant au seuil du bûcher plein d’ombre. Des deux mains, soigneusement, il tord une fois, deux fois la serviette trempée d’eau, l’étale au soleil sur la porte basse puis s’enfonce de nouveau dans l’ombre. De grosses flaques luisent au sol de terre battue où il pose prudemment. l’un après l’autre, ses pieds bossus.

– Et ton secrétaire qui attend la signature depuis ce matin. Le courrier n’est pas seulement décacheté, malheureux ! Rappelle-toi que le docteur…

La voix plaintive parut sortir du mur.

– Le docteur… Va-t-il maintenant me chicaner sur l’hygiène, lui, le docteur ? Il se montre sur le seuil, culotté d’un caleçon de zéphir rayé de mauve.

– Tu pourrais au moins achever de t’habiller dans le bûcher, dégoûtant ! On dirait un sauvage, et rouge comme une tomate, encore !

– Hé quoi ! Malvina, un homme est un homme. Voilà bientôt deux mille ans que la pudeur empêche les gens d’ôter leur culotte, la religion maintient le pays dans la crasse, l’asphyxie, autant dire. Car la peau respire, mon amie, c’est connu, archi-connu !

– Passe au moins par la cuisine, tu vas salir mon linoléum avec ta sale terre. J’ai mis le peignoir au-dessus du poêle. Prends ton café bien chaud, innocent ! Mais il poussa doucement sa femme en avant et referma la porte.

– Minute, dit-il, Malvina, j’ai à te parler, ma fille.

– Ça recommence, s’écria-t-elle, découragée. Écoute d’abord, Arsène. Voilà deux mois que tu me rabâches tes sales histoires, tu ne m’en épargnes pas une. Et que veux-tu que j’y fasse, moi, à tes histoires ? Je peux-t-y les reprendre à mon compte, non ? Alors ?

– C’est pour l’aveu, fit le gros homme, honteusement. Rien que pour l’aveu, ça me met à l’aise, ça me soulage.

–Mais puisque je jure que je te pardonne, innocent ! Quoi, on ne fait pas toujours ce qu’on veut, il y a des moments de plaisance… Et encore faudrait que je sois sûre que tu les aies faites, tes bêtises.

– Sur la tête de ma défunte mère… commença le pauvre homme.

– Bon, bon, tu as toujours eu trop d’imagination, Arsène, l’imagination t’a perdu, c’est mon idée, tu ne m’enlèveras pas ça de la tête. Enfin, vrai ou pas vrai, je te pardonne, n’en parlons plus.

– N’en parlons plus ! Bon Dieu de bon Dieu ! mais puisque c’est d’en parler qui me fait du bien ! Vous autres femmes, soit dit sans offense, vous vivez là-dedans sans y penser, ni plus ni moins que du bétail. Mais j’étais fait pour être autre chose que je suis, comprends-tu ? – je ne sais quoi… tiens ! une truite dans l’eau du moulin, quelque chose de frais, de pur… Et même l’eau… pour moi, ben, il n’y a pas d’eau pure. À l’œil, elle te le paraît, d’accord. Mais approche seulement ton nez juste au ras…

– Il est fou ! gémit la mairesse, fou perdu ! Il ne vit plus que pour son nez, pis qu’un chien, le malheureux ! Rhabille-toi. Arsène, tu vas prendre froid.

La bouillotte ronfle, les pavés luisent, la pile d’assiettes tremble au passage d’un camion sur la route, tout est à sa place ordinaire. On n’entend plus que les soupirs étouffés du maire de Fenouille qui lutte pour nouer le lacet de sa chaussure.

– Malvina, fit-il en assurant sa voix d’une petite toux, te souviens-tu de Célestine, la fille au père Dumouchet ?

– Zut !

– Celle qui s’est mise en place à Boulogne et s’est détruite avec de la pâte à phosphore pour les rats, hein ? tu te la rappelles ?

– Fiche-moi la paix, supplia la mairesse, un seul mot de plus et je m’en vais. Immobile derrière lui, elle contemple la nuque écarlate de son étrange compagnon, d’un regard ambigu où finit par l’emporter une sorte de pitié maternelle.

– Si tu tiens tant à tes histoires, pourquoi ne les racontes-tu pas à ton oreiller ? À moi ou à ton oreiller, d’abord, c’est tout comme. Chaque soir, depuis des semaines, tu me tiens jusqu’à des minuit une heure à ruminer tes contes. Crois-tu que je t’entende ? Je dors, mon pauvre homme, je prends mon repos. Quand tu te tais, ça m’éveille un moment, le temps de dire oui ou non, et tu recommences. D’ailleurs, tu sais, entre nous, vos bêtises à vous autres, c’est pas varié…

Elle essaie de rire, par contenance, mais le visage qu’il vient de tourner vers elle ne prête pas à rire, non !

– Mal… Malvina…, balbutie le malheureux.

La voilà qui bégaye, elle aussi, perd la tête. Des incompréhensibles propos du maire, elle n’a retenu que le ridicule, les traite en secret de niaiseries, d’enfantillages. Certains jours, peut-être, l’idée de folie a traversé sa cervelle, mais le mot de folie, comme celui de religion, est de ceux qui révoltent sa conscience, la laissant honteuse et stupéfaite, comme d’une grossière injure. Celui de maladie, au contraire, n’évoque que l’image précise et simple d’une épreuve naturelle dont le temps vient toujours à bout, d’une manière ou d’une autre, par la mort, la guérison, l’oubli. Quelle autre souffrance que celle du corps ne finirait par céder au lent et monotone retour des félicités quotidiennes, – le travail, le repas, la couche, et ces beaux dimanches sonores avec leur bruit de pompes grinçantes et de seaux renversés, leur odeur d’encaustique, de linge frais – délices de l’enfance retrouvées miraculeusement chaque semaine, jusqu’à ce dernier des dimanches, blond et noir, la carriole déguisée en char funèbre ensoleillé sous les couronnes, le cimetière avec ses buis et ses ifs et la grande rumeur paysanne du repas des funérailles… Comme la vie est simple, pourtant ! Il semble que l’œil l’embrasse d’un bout à l’autre ainsi qu’un champ familier. Qu’y peut donc découvrir ce gros homme, ce vieux compagnon, – quel ennemi, quel obstacle invisible ?

– Allons, allons, Arsène…

Le maire de Fenouille a posé les mains sur ses genoux nus, baisse la tête. On dirait qu’il pleure.

– Allons, allons, mon vieux…

– Tais-toi, fit-il doucement, c’est pas ta faute, tu ne peux pas comprendre. Le docteur non plus ne peut pas comprendre… Des fois, je me dis : il n’y a qu’un enfant qui pourrait me comprendre, un petit enfant… Écoute, Malvina…

Il se lève, s’approche. Son regard misérable danse toujours, et les grosses mains qu’il appuie sur le dossier de la chaise tremblent.

– Écoute, Malvina, on ne sait pas ce que c’est, la rigolade. Tu jouis d’abord de la rigolade, bon ! Et puis un jour, c’est la rigolade qui jouit de toi. De chat, te voilà devenu souris, tu te rends compte ?

Elle hausse les épaules, sans colère.

– Pendant que tu causes, ton café refroidit, mon pauvre homme.

– Écoute, ma vieille… On est jeune, on a des idées, c’est le sang qui veut ça, personne n’y peut rien. Mais alors t’as le droit de choisir, tu prends une idée comme ta pipe, la pipe finie tu craches, et adieu ! Seulement un jour, voilà que t’as beau mettre la pipe dans le tiroir, bernique ! le tabac n’est plus dans ta pipe, il est dans ton nez, dans ta gorge, dans ton ventre, il te sort par la peau jour et nuit, tu es tombé dans le jus, quoi ! comme une mouche…

– Et puis après, voyons, Arsène… Des idées, ça ne porte tort à personne.

Il pose gauchement une main sur le bras de Malvina, et bien qu’il se cramponne de l’autre à sa chaise, la mairesse sent vibrer contre elle tout ce grand corps.

– L’idée, vois-tu, c’est féroce ! Une supposition que tu sois sale, tu te laves, il n’y paraît plus. Mais contre l’idée d’être sale, – l’idée, comprends-tu ? eh bien ! contre l’idée, il n’y a rien.

Certes, la pauvre femme n’eût pu répéter un traître mot de ce discours extraordinaire, elle s’efforçait seulement d’en saisir quelque chose au regard de l’homme malheureux en qui elle avait cru jadis, sans jamais l’avouer, trouver son maître.

Un instant, d’ailleurs, ce regard parut s’éclairer, s’affermir. Puis il tomba de nouveau.

– Tu ne me suis pas, reprit-il avec une affreuse tristesse. Frotte et frotte que je te refrotte, tout nu sous la pompe, c’est vrai que j’ai l’air d’un fou. Tant pis. Et que dire ? Va donc expliquer la lumière à un aveugle ! Une piqûre d’épingle te ferait sauter, mais la mauvaise odeur, pour vous, c’est du chinois. Le sens olfactif est atrophié chez l’homme moderne, rien de plus sûr, tu peux demander au docteur. Vous ne sentez pas plus les odeurs que vous ne voyez les morts, et si tu voyais tout partout grouiller les morts, tu pourrais pas seulement toucher à ton pain. D’ailleurs, tout le monde pue, les hommes, les femmes, les bêtes, la terre, l’eau, l’air que je respire, tout, – la vie entière pue. Des fois l’été, quand le jour n’en finit pas, devient mou, s’étire comme de la pâte, c’est à croire qu’il pue aussi, le temps. Et nous, donc ! Tu me répondras qu’on pourrait laver, rincer, gratter, bernique ! Il y a de la malice dans mon cas, d’accord. L’odeur que je veux dire n’est pas véritablement une odeur, ça vient de plus loin, de plus profond, de la mémoire, de l’âme, est-ce qu’on sait ? L’eau n’y fait rien, faudrait autre chose.

Il met contre la joue de la mairesse fascinée sa grosse moustache.

– À mon âge, on devrait pouvoir curer sa mémoire ; juste comme tu cures ton puits, tout pareil. La vase qui sèche au soleil, plus de secrets. Mes secrets, j’en veux plus de mes secrets, ma fille ! Note bien que leur mairie, au point où me v’là, je m’en fous. Tiens, une idée que j’irais sur la Grand-Place un dimanche ? Je leur dirais : « Il n’y a plus de M. le maire, plus de magistrat municipal, rien qu’un homme, un homme tout vrai, tout sincère, un homme tout neuf, qui va vous raconter ses misères… »

Elle sanglotait maintenant à petits coups, la tête dans ses mains, toute honteuse.

– Pleure pas, ma belle, disait-il, faut en finir. Si tu m’avais écouté ces nuits-ci, au lieu de ronfler, ça me ferait moins deuil à présent, je me sentirais moins seul, comprends-tu ? Je pourrais vivre…

– Mais puisque je te pardonne, gémit-elle. Voyons, Arsène, je n’ai pas besoin de savoir – une femme de cinquante-huit ans, rends-toi compte !

– Fais donc à t’mode, reprend-il, furieux. J’irai donc trouver nos gens, diable m’emporte !

– T’iras pas, cria-t-elle désespérée. Non, t’iras pas, quand je devrais t’attacher au pied de mon lit, grand fou, grand innocent ! Je suis-t-y responsable de tes bêtises, moi ? Veux-tu nous faire montrer du doigt d’ici Boulogne ? Et si t’as honte et malaise de tes sottises, pourquoi qu’tu recommences, espèce de Nicodème !

Tête basse, il aspirait son café bouillant. Elle entendait grincer les dents sur le bol.

– C’est-y pas malheureux, continua-t-elle attendrie, c’est-y pas malheureux de voir un garçon comme toi, un maire, perdre la tête à cause d’une histoire de rien, d’un sale petit morveux de valet… Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

Le bol échappe des doigts d’Arsène, éclate sur le pavé.

– Tu devrais prévenir, fait-il, livide. On doit pas me parler de ça sans prévenir. Autrement, je ne peux pas m’empêcher de ressauter, c’est les nerfs.

Il essaie de rire, mais elle le regarde à présent bien en face, de ses petits yeux ronds et noirs.

– Arsène, tu me caches quelque chose, dit-elle.

– Moi !

Déjà sa face s’empourpre, ses mains tremblent de plus belle. Depuis longtemps il a oublié le rythme heureux de la vie, son cours tranquille. La sienne n’est plus maintenant que somnolence coupée de brusques réveils, d’accès de terreur irrépressibles, suivis d’un court moment de détente, de rémission, qui, dit-il, lui coupe les jambes, le laisse sans volonté, sans pensée, dans un anéantissement délicieux. Comme elle sait, juste à cette minute, juste à la minute qu’il faut, le dominer d’un regard, ce regard aigu comme un éclat de jais, ce regard d’oiseau…

– Ça va vers sa fin, soupire-t-il, que veux-tu que je te dise ?… une affaire finie, pas moins… ouf ! Probable qu’ils arrêteront le gendre à Vandomme mercredi ou jeudi – des présomptions, quoi !… couru les bois la nuit du crime… ont relevé ses traces… le tort du gars, comprends-tu ? c’est qu’il ait nié d’abord… prétendu qu’il avait dormi dans sa grange… Seulement le fils Maloine l’a vu couper une baguette dans les fonds Goubaud vers quatre heures… trois lieues d’ici, tu te rends compte ?

Les larges joues commencent à pâlir et Malvina jurerait qu’elles se rétrécissent à mesure, tirent vers la tempe les coins de la bouche, dans une grimace douloureuse.

– Ben, fait-elle simplement, le vieux Vandomme s’en relèvera pas.

* * *

Hélas ! non elle ne comprend pas, « ne peut pas comprendre »… Et Miss fait de sa main blonde le geste d’écarter une fumée, une ombre, un rien.

Le dos tourné à la fenêtre, elle paraît plus petite qu’il ne l’a jamais vue, avec cet on ne sait quoi d’impassible et de frivole qui la maintient si dangereusement hors de la vie, de ses risques, hors de toute atteinte, dans cette espèce de solitude magique particulière aux poupées. Elle feint de ramener distraitement son écharpe sur sa poitrine, mais Philippe sait très bien que ce geste est un geste de défense, que la diligente petite cervelle vient d’alerter chaque nerf, chaque fibre de ce corps délicat, qu’elle est désormais tout entière sur ses gardes.

– Effrayant ce que vous ressemblez à une bête, vous aussi, remarque-t-il simplement. Toutes les femmes ressemblent à des bêtes, d’ailleurs. Comment ne s’en aperçoit-on pas plus tôt ?

– Merci… Des bêtes sauvages, naturellement ?

– Sauvages, bien sûr…

– Toujours les garçons ont ainsi pensé, depuis le commencement du monde. Elle hausse les épaules, découragée. Dieu sait le soin qu’elle a pris de Philippe ! Mais il n’en reste pas moins, n’est-ce pas ? un homme comme les autres, avide. insolent, capricieux, cynique et tendre, un animal enfin, Philippe, et nullement sauvage par exemple, oh ! non – un animal familier plutôt – tenez : un chien, Steeny, un gros chien, voilà justement ce qu’est un homme, mon ami.

Elle l’observe de ses yeux pâles, attentifs. Non, elle ne le verra pas cette fois – comme tant de fois déjà – serrer tout à coup les poings et jeter vers l’adversaire dédaigneuse, invulnérable, son petit visage ivre, gonflé de larmes.

– Mieux vaudrait présenter vos excuses à votre mère, poursuit-elle. Si indulgente, votre maman, si douce, voyons, Steeny… Et si malheureuse, si seule…

– Pas seule du tout, Daisy !…

Elle feint de n’avoir pas entendu. Trop tard. Jamais encore il n’a osé l’appeler de ce prénom victorien, et elle voit son regard qui suit insolemment, férocement, les mains qu’elle s’efforce de croiser négligemment sous l’écharpe, et qu’elle sent trembler de colère.

– Qu’est-ce qu’un garçon tel que vous peut savoir de la solitude ? reprend-elle, le regard au plafond.

– Ici, Miss, c’est moi qui suis seul, vous le savez bien.

Ô force ! ô douceur ! Il vient de maîtriser le premier mouvement de révolte aveugle, et soudain rien ne bouge plus dans le petit corps indomptable auquel il cède toujours. Cette rumeur, ce bruit de foule ou de mer qu’il croit entendre monter à ses oreilles chaque fois que jaillit sa volonté encore si maladroite, si gauche, s’est tu, et il lui semble que ce sera pour jamais. Toute son âme repose.

– À quoi pensez-vous ? demande-t-elle hardiment.

Puisqu’elle n’échappera pas, autant faire face, mon Dieu ! Qu’il exige donc très vite, sur-le-champ, ce qu’elle est résolue à ne pas donner, qu’on ne lui arrachera pas – on ne l’arrachera pas de cette maison-ci !

– Je pense que vous serez joliment heureuses lorsque je serai parti.

Quelle paix, quelle étrange paix ! Les mots, comme à l’habitude, se pressent en désordre, mais il domine de haut leur troupe domptée. Il ne dira rien que ce qu’il veut dire, à son heure, prenant soigneusement sa distance et calculant ses coups, ainsi qu’un frondeur fait tourner sa fronde… « Comme je suis maître de moi ! » pense-t-il avec une emphase naïve. Mais il est déjà bien au-delà de cette simple maîtrise. La passion élémentaire, l’instinct seul a ce sens instantané, précis, diabolique d’une certaine mesure dans la délectation, l’assouvissement de la haine. En réalité l’effort de ces derniers jours l’a brisé, il est ivre, absolument ivre de souffrance vaincue, de sécurité, d’orgueil.

Elle tourne lentement vers lui des yeux mi-clos. Son mince visage aux traits obliques est comme tiré vers la bouche, en sorte que sa petite tête triangulaire ressemble assez à celle d’un serpent. Steeny s’imagine qu’elle va siffler.

– J’ai compris, monsieur Philippe, dit-elle.

Visiblement, elle rassemble ses forces, bien qu’elle affecte de se détendre, laisse tomber les bras, ouvre tout grands ses yeux merveilleux, ses yeux d’ange.

– Je n’abandonnerai pas votre… (elle hésite une seconde peut-être, juste le temps de prendre le regard de Philippe dans son regard pâle)

– Michelle, ajoute-t-elle si naturellement, si simplement qu’il ne trouve rien à répondre, hausse les épaules.

Non, il ne l’humiliera pas ! Elle a bien fait face du premier coup, elle est déjà hors de sa portée. La crainte sournoise qu’elle avait de l’enfant vient de se dissiper sans retour. C’est un homme qu’elle a devant elle, et nul homme au monde n’a jamais obtenu d’elle que cette espèce d’attention tranquille qu’on donne à n’importe quel animal turbulent. Elle soupire et poursuit sur le même ton.

– On vous a dit des choses horribles, Steeny, ou vous les avez rêvées. Qu’on les ait dites ou non, d’ailleurs, vous les aviez d’abord sûrement rêvées. Tant pis pour vous, monsieur.

Elle a laissé tomber un à un les premiers mots dans le silence, mais elle jette les derniers d’un trait avec une insolence inouïe.

– Je vous ai toujours détestée, murmure-t-il, assez sottement d’ailleurs, d’une voix sourde.

Le lumineux sourire de Miss vient de l’envelopper brusquement, ainsi que d’un halo doré.

– Je ne vous aimais pas beaucoup non plus, répond-elle, rêveuse. Et même peut-être avais-je peur de vous ? Beaucoup d’orgueil, beaucoup de vice, l’un et l’autre multipliés par l’ennui. Quelle femme ne se sentirait désarmée devant un petit homme !

Elle secoue gentiment la tête, mais il vient de saisir au vol un bref regard anxieux, un vrai coup de sonde. La réserve insolite de Steeny l’inquiète. S’est-elle trompée ? Aurait-elle parlé trop tôt ?…

– Depuis combien de temps êtes-vous l’ami de cette affreuse femme, mon petit Philippe ?

– Moi ? riposte-t-il avec aplomb… Jambe-de-Laine ? Mon Dieu, voilà des mois et des mois, peut-être…

– Et c’est elle… qui…

Méfiance ! Le bras qui se levait déjà pour un geste d’exécration retombe. Elle esquisse un simple sourire de dégoût.

– Et après ? demande insolemment Philippe.

Un autre regard, un autre sourire. Tout le joli visage de Miss est maintenant modelé par la colère, avec de grands creux d’ombre. C’est vraiment plutôt celui d’un jeune mâle humilié, d’un frère de Steeny.

– Je pense que vous mentez, dit-elle, mais qu’importe ! Il y a bien assez de malice en vous seul, mon cher, Dieu sait !

Philippe hausse vaguement les épaules, en signe d’approbation. Car il a lancé son défi au hasard et il jouit naïvement, farouchement, du mal qu’il vient de faire presque à son insu, comme un jeune chat passe brusquement de la pelote de laine à la proie vivante, et du jeu au meurtre.

Ils se taisent tous les deux. Ils n’ont réellement plus rien à se dire avant la parole décisive, irréparable. Et certes elle est préparée à la prononcer la première. Tôt au tard, il fallait que le moment vînt où se disputerait l’unique chance de sa misérable vie. Quatorze ans, elle a vu grandir à ses côtés son rival, de jour en jour moins dangereux, supposait-elle, à mesure que devait s’approfondir en lui la plaie d’ailleurs entretenue avec tant d’art. Quand il comprendra, je serai sauvée. Qu’a-t-elle à craindre, en effet, d’une révolte ouverte qui ne peut qu’achever de retrancher l’enfant outragé du minuscule univers où elle a lentement formé son propre bonheur ? Ce qu’il essaie maintenant de lui arracher n’a déjà plus pour lui que peu de prix, au lieu qu’elle s’apprête à défendre un bien de jour en jour plus cher qui ne souffrirait maintenant aucun partage, qu’elle doit perdre ou sauver tout entier. Une minute d’inattention, de faiblesse, et la voilà rejetée hors de l’abri si sûr, si doux, dans la foule horrible des hommes. Les hommes !… Elle n’en redoute aucun en particulier, mais l’idée de leur nombre, de leur puissance, de leur grossière complicité l’épouvante. Gras visages, regards cyniques et ce qu’elle hait par-dessus tout, d’une haine sanglante, le sourire blême et sournois du désir, avec son humble grimace. Les yeux clos, il lui semble remonter aussitôt d’un trait le cours de sa hideuse jeunesse à Stirling, puis à Swansea. Le père, un pauvre pharmacien du Lancastre, mort très jeune – la mère devenue blanchisseuse, parmi les piles de linge, bras nus, repassant jour et nuit dans la buée à l’odeur de colle et de chanvre, – le premier amant épié à travers les fentes de la porte, un autre, un autre encore, puis les visiteurs suspects, les « bons amis », les protecteurs bedonnants qui lui bourrent les poches de bonbons poisseux, enfin la longue et sauvage agonie maternelle, endurée debout jusqu’au dernier jour face aux fourneaux brûlants, l’orpheline recueillie par l’oncle James, l’ancien soldat de la reine qui a laissé une jambe chez les sauvages Afghans, dit-il, (on l’a coupée dans quelque hôpital à la suite d’une gomme syphilitique du genou) – les premières semaines enchantées, miraculeuses, dans le cottage de briques, jusqu’au soir… oh ! les nuits d’été suffocantes, visqueuses, pleines de l’odeur du vieil homme ! – la fuite a Londres, le ministre wesleyen qui la nourrit si mal, l’habille en petite fille – jupes courtes, jambes nues, chaussettes – mais lui fait suivre un des meilleurs cours de Londres, et puis la chute, l’abîme, les noires visions des villes, des ports, des quais bariolés, enfin le havre de grâce, la douce maison de Fenouille, ses pelouses fraîches, ses secrets… Un soir, elle a tout raconté à sa maîtresse, en pleurant.

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