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– Philippe ! Steeny !

Il vient de lancer les mains en avant, au hasard, ou plutôt il se lève, s’échappe, et déjà il a senti plier la nuque blonde. La souple détente des reins l’attire et le repousse à la fois comme le regard, d’une mobilité fulgurante. Ni crainte, ni colère, à peine un bref éclair de surprise, et brusquement l’attention portée d’un coup à son paroxysme, comme d’un animal traqué. Que lui veut ce fou ? Que faire ?… Elle dégage adroitement sa hanche gauche, prévient le choc de son bras replié, roule avec son adversaire sur le tapis.

– Philippe ! Assez, Philippe !

Sa voix siffle entre ses dents serrées. Le jeu qu’elle joue est un jeu terrible où elle risque tout. N’importe ! le corps que presse Steeny est aussi souple, sans défense, que celui d’un petit enfant, mais le visage reste tendu, impénétrable. Un instant, la bouche de Philippe frôle le pli tiède du cou, à la naissance des cheveux dorés.

Il se relève sur les genoux avec une agilité diabolique. Jamais il ne s’est senti plus calme, plus maître de lui, de ses nerfs, sûr de sa haine comme d’une arme merveilleuse. Un geste, un seul geste d’ailleurs non calculé, presque inconscient, vient de lui livrer son ennemie abusée, humiliée. Le rire qui monte à sa gorge n’exprime la joie d’aucune revanche, et d’ailleurs il le laisse expirer presque aussitôt sur ses lèvres. Son regard même se détourne de la vaincue, passe insolemment au-dessus d’elle.

Un long moment, Miss l’épie entre ses longs cils. Elle dédaigne de se relever, tapote les plis de sa jupe, passe un doigt négligent sur les fleurs du tapis, mais Philippe, à la dérobée, s’enchante de voir perler la sueur à sa nuque penchée.

– Je ne veux pas de vous, je vous déteste ! déclare-t-il d’une voix calme. Elle lève la tête, les yeux toujours baissés.

– Vous êtes un rusé garçon, remarque-t-elle, une vraie fille. N’importe ! Vous aurez bientôt oublié ceci, et bien d’autres choses encore. Les hommes oublient tout. Nous, nous n’oublions jamais rien.

– Tant mieux, fait-il. Mais vous pouvez vous relever, maintenant. Vous avez été à terre pour le compte, n’en parlons plus.

– N… non, dit-elle. Ma foi non. Je vous vois mieux ainsi. Vu de bas en haut, un petit visage comme le vôtre ne saurait mentir. Votre tour viendra, Philippe.

– Possible !

– Dieu ! On ne relève jamais le défi d’une dame, ne le savez-vous pas ? Mais parce que vous êtes là, dressé sur vos deux pattes, comme un coq, vous vous croyez invulnérable.

Elle a posé à plat ses deux mains, le buste un peu incliné en avant, une de ses longues jambes repliée, dans une attitude enfantine, mais si souple et si hardie que Philippe ne peut regarder sans malaise le frémissement des épaules sous la légère blouse de soie. Il recule imperceptiblement, comme pour esquiver un bond.

– Je vous aurais appris bien des choses, dit-elle, tant pis ! Et ceci d’abord : une femme qui a subi la tyrannie d’un homme et en a été délivrée, ne reprendra jamais ses chaînes que de la main d’un autre amant. Mais vous aimez mieux faire le rodomont, mordre ou ruer comme un poney. Puis un jour – ce soir peut-être – vous sauterez la barrière de l’enclos et tout sera dit.

– Et si je ne sautais pas ? demanda-t-il.

La voix vibre un peu sur la dernière syllabe – un peu plus qu’il ne faut. Miss soupire.

– Ce serait sage, fait-elle indifférente. Alors, Philippe, parions que vous la sauterez. Si ! mon garçon, vous la sauterez et même…, voulez-vous que je vous dise ?

Les jolis yeux pâles se foncent tout à coup et elle jette à la dérobée sur Philippe un regard couleur de violette.

– Vous la sauterez quand vous n’en aurez plus envie. Rappelez-vous. Pas une bêtise que vous n’ayez faite ainsi, par entêtement, lorsque vous étiez sûr de n’en plus rien tirer que de l’ennui. La merveille, d’ailleurs, c’est qu’on se lasse autant de les prévoir que vous de les rêver, en sorte que nous les accueillons les uns et les autres avec le même ennui.

Elle a détourné la tête, semble parler pour les hautes fenêtres où passent et repassent, solennelles, toutes les ombres du jardin.

– Vous sauterez la barrière. Sauter la barrière n’est rien. Que de poneys tels que vous ont été ainsi du premier coup jusqu’aux Indes ! Partir n’est rien. Rentrer seul compte.

Les mains se lèvent et se reposent à la même place, fortement.

– Vous ne saurez pas, dit-elle. On ne reprend bien que ce qu’on a quitté sans retour. Mais vous autres, garçons français, il semble que vous retenez toujours du bout des doigts ce que votre paume a lâché. Qui peut savoir, par exemple, ce que vous voulez ou ne voulez pas de votre mère, Philippe ? C’est une femme malheureuse et douce. Néanmoins, elle ne supporterait pas un maître. Il serait facile de la briser. mais on ne saurait la plier sans la tuer. Que voudriez-vous qu’elle fasse d’un amour ombrageux qui exige tout et ne demande rien ? À votre âge, un petit gentleman anglais n’en sait pas beaucoup plus long qu’un jeune chien, son imagination est aussi rose et fraîche qu’une tranche de bœuf. La vôtre est en avance d’une vie d’homme, elle ne vous servira plus qu’à opprimer vos maîtresses, vos femmes, car vous êtes des tyrans domestiques, mon garçon, une espèce de conquérants sédentaires, vous autres. Français. Il faut que l’univers tienne tout entier entre votre table et votre lit – tout entier, avec tous ses risques. Il faut que vous vous vengiez, sur une créature innocente des conquêtes que vous n’avez pas faites, des périls que vous n’avez pas courus, des départs que vous avez manqués. Mais votre mère ne souhaite que le calme, le repos, l’oubli. Espériez-vous qu’elle recommencerait avec un fils l’expérience qui a blessé sa vie pour toujours ? Que ne vous a-t-elle éloigné plus tôt, lorsqu’il en était temps encore ! Cette maison ne vaut rien pour vous, Philippe, – ni cette maison, ni ses hôtes…

Elle baisse la voix et murmure comme pour elle seule :

– Aucun de ses hôtes, vivants ou morts.

Puis elle se tait. Elle a dit ce qu’elle voulait dire, croise les bras sur ses genoux repliés, penche la tête au point que le regard peut suivre la ligne d’ombre qui fuit de la nuque aux reins. Elle semble ainsi se ramasser sur elle-même et Philippe pense de nouveau à ces furets roulés en boule et qui, les reins brisés, tiennent la prise, meurent dessus. Un long silence.

Nulle force au monde ne lui arracherait maintenant une parole avant qu’il ait parlé, lui, parlé ou gémi, frappé même – qu’importe ! S’il interroge, elle répondra, coûte que coûte. Mais un mot de trop peut tout perdre, rejeter dans les bras de Michelle et pour toujours, peut-être, un enfant humilié. Des forces obscures, élémentaires dont sa profonde sagesse connaît le maniement, l’orgueil de l’adolescence est le plus fragile – plus fragile que la pudeur d’une femme – inconstant et fragile. À peine ose-t-elle, à cette minute décisive, épier la haute fenêtre où se reflète parmi les ombres bleues un visage pâle et tendre.

– Vous mentez, dit-il avec douceur. Il n’est pas mort.

Avant que la main touchât son épaule, elle a cru en sentir le poids, ferme les yeux.

–Parti, hein ? Pas la peine de vous gêner. Foutu le camp, quoi ?

– Oui, fait-elle. Mais pas comme ça, pas comme vous le pensez…

– Il n’y a pas deux manières, réplique-t-il. Et où ?

–Demandez à… commence-t-elle. Écoutez, Philippe, nous savions qu’Anthelme avait parlé. Sinon vous n’auriez pas tiré un mot de moi. Mais vous devrez maintenant ménager votre mère. Quelle femme à sa place n’eût fait de même ? Lorsque vous saurez…

– Quoi ?

– Que vous dire ? Il n’est pas mort, non… Hélas ! Philippe, il est plus mort que les morts.

Elle s’est dressée lentement sur les genoux et ses yeux pâles, impénétrables, vont de la porte à Steeny.

– N’allez pas tout de suite ! Calmez-vous !

Au premier pas de l’enfant, elle est debout sur le seuil, lui fait face. L’ombre accentue le dur relief des mâchoires, des pommettes, du joli front serré aux tempes. Le pli menaçant de sa bouche est celui de n’importe quel gamin de Londres affamé, debout entre les piles d’oranges, sur les quais de la Tamise, en décembre.

– Pas d’histoires ! dit-il d’une voix rauque qui l’étonne prodigieusement, et aussitôt il sentit la furieuse poussée du sang vers sa nuque. Ses yeux pesaient dans ses orbites comme deux petites billes de plomb.

– Est-ce que vous croyez me faire peur, you sniviling, street urchin, sissy ! Your crazy loon, son of an idiot !

Il croyait secouer violemment le bouton de porte et n’arrivait même pas à joindre dessus ses doigts raidis. La paralysie montait le long du bras jusqu’à l’épaule et pour tout l’or du monde il n’eût pu remuer le cou.

– Méchante petite brute ! Ô Dieu ! il m’étouffe !

Mais le cri semblait sortir de l’épaisseur du mur, n’éveillant aucun écho et l’effrayant silence ne lui en parut que plus pesant, atteignit en quelques secondes une densité surnaturelle.

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