Le restaurant préféré d’Olivier Mainville est celui d’une minuscule pension de famille proche de la rue Notre-Dame-des-Champs et il donne de cette préférence, à ses intimes, des raisons avantageuses. La vérité est qu’il retrouve dans le petit entresol aux papiers ternis, aux plafonds vermoulus, avec son odeur de colle et ses sages petites tables fleuries, quelque chose du presbytère campagnard où il a connu ses meilleurs jours.
Cette pension de famille n’est d’ailleurs fréquentée que par des garçons qui lui ressemblent, jeunes provinciaux admirablement faits, en apparence, au climat de Paris, mais pourtant reconnaissables au premier coup d’œil, trop bien vêtus, trop corrects, en dépit des cravates scandaleuses, des manteaux de sport, avec cet air de bourgeoisie cossue, aujourd’hui si rare, cette méfiance courtoise, dernière et brillante métamorphose de la ruse paysanne, léguée par une longue suite d’aïeux avares et riches. Mme Dunoyer, la patronne, connaît admirablement sa clientèle, et feint une indulgence excessive qui confirme chacun de ces messieurs dans la bonne opinion qu’il a de lui-même, de ses prudentes débauches, de son cynisme démodé. Mais la malicieuse vieille dame sait mieux que personne que son indulgence est sans risques.
Au claquement de la porte, Mainville leva la tête, saisi par une sorte de pressentiment lugubre. Depuis le matin, il souffre de son malaise chronique, les palpitations cardiaques qu’il a beau savoir inoffensives, qu’il ne peut s’empêcher de suivre, un doigt sur la tempe ou discrètement glissé sous la manchette. Chaque nouvelle accélération du pouls, réelle ou imaginaire, fait passer de sa nuque aux talons une onde d’angoisse.
Pourtant l’inconnu qui échange avec la patronne une conversation à voix basse, dont il n’entend que le vague murmure, n’a rien qui puisse retenir l’attention : quelque commis épicier sans doute, venu pour une commande. Mme Dunoyer, toujours assise au comptoir, vient de se pencher jusqu’à l’épaule de son interlocuteur, en sorte qu’Olivier ne peut distinguer son visage. Et tout à coup celui de l’inconnu se tourne vers la salle, avec la cruelle effronterie des porteurs de mauvaises nouvelles, un visage presque exsangue, dépourvu de menton, perché sur un cou plus blême encore.
– Monsieur Olivier, dit la patronne d’une voix compatissante, une nouvelle pour vous.
Elle détourne les yeux avec un profond soupir, et l’inconnu est déjà sur le palier, où Mainville le suit machinalement.
– Voilà, fait le garçon d’une voix molle, votre ami Philippe vient de se fiche une balle dans la peau. Ça s’est passé à l’hôtel où j’habite, rapport qu’il y venait souvent, pour rencontrer des copains. J’ai entendu le coup de ma chambre, qu’est à l’étage. Il y avait un bout de papier sur la table, votre nom et l’adresse du restaurant. On a prévenu les camarades, mais en douce, à cause du patron de l’hôtel qui n’aime pas les histoires.
– Il… il… il est mort ? bégaya Olivier, cramponné des deux mains à la rampe.
– Non. Il a même demandé à ce qu’on l’assoie dans le fauteuil. Entre nous, le copain parlait souvent de se détruire, mais personne n’y croyait, hein ? C’est un drôle de type, sans offense, et pas facile à comprendre. Des gars instruits comme lui, ça a des trucs à eux pour en imposer à la famille, pas vrai ? Sait-on seulement s’il a voulu se tuer – réellement ? Remarquez que je dis ça sans savoir, une idée, quoi ! On va toujours prendre un taxi…
Philippe a été en effet transporté sur le fauteuil. La petite chambre ressemble à n’importe lequel de ces cabinets d’hôtel meublé, mais elle est claire, car sa fenêtre s’ouvre juste sur la brèche laissée entre les murailles par une étroite masure en démolition, déjà décapitée de ses étages, et dont le rez-de-chaussée achève de s’effondrer sous le pic. Du couloir, Mainville a embrassé la scène d’un coup d’œil, par la porte entrebâillée.
– Le camarade Danilow, étudiant.
– Externe à Beaujon, rectifie le nouveau venu, d’une voix chantante.
Il porte un extraordinaire veston beige presque rose, rayé de vert, beaucoup trop grand pour lui, et d’ailleurs prodigieusement insolite sous ce ciel hivernal. La tête minuscule, aux pommettes épaisses, disparaît à demi sous les plis d’un cache-nez de laine grise, emprunté sans doute au vestiaire de l’hôpital, et Mainville ne voit que les yeux verdâtres, inexpressifs, où le regard semble affleurer par instants pour disparaître aussitôt, ainsi qu’une eau trouble qui ne parvient pas à atteindre son niveau.
– Les camarades préféreraient qu’on ne le transporte pas à l’hôpital, dit-il. Mais il faut prendre garde, à cause des règlements de police, je ne voudrais pas m’attirer des ennuis, vous comprenez ?… Monsieur est de la famille ? demanda-t-il à la cantonade, car Olivier, malgré tous ses efforts, ne réussissait pas à desserrer les mâchoires. Il écoutait son cœur dans sa poitrine, ainsi qu’une petite bête affolée, rageuse.
– Non, un ami seulement, expliqua l’autre, jetant sa veste pour apparaître en chandail bleu, taché d’huile et de cambouis. C’est une sale blague que Pipo nous a faite là. Naturellement je comprends qu’on se détruise, chacun est libre. Mais c’est pas mariolle d’emprunter pour ça la chambre d’un ami. Le camarade Gallardo n’a pas de papiers, et si le patron met le nez là-dedans, ça fera sûrement du vilain. Avec ça que la police n’est pas tendre pour les Espagnols depuis l’affaire des Asturies.
– Va… va-t-il mourir ? réussit enfin à bégayer Mainville.
– Je ne pense pas, dit l’étudiant. Mais la balle n’a pas dû passer loin des coronaires.
– On devrait tâcher de le descendre en douce, dit un voisin, debout sur le seuil de sa chambre, au fond du couloir ténébreux. Qu’est-ce que ça peut lui fiche, en somme, de claquer ici ou ailleurs ? Pourvu qu’on débarrasse la piaule, le patron fermera les yeux.
Le regard de l’homme au chandail ne quittait plus le joli visage décomposé de Mainville.
– Tais-toi donc, Jo ! supplia une voix de femme. De quoi que tu te mêles ? Tout l’étage est sens dessus dessous. Vous voudriez appeler les flics que vous ne feriez pas mieux.
– Et après ? Qu’est-ce que ça peut bien me fiche à moi ? Depuis juillet, je suis en règle. J’en serai quitte pour changer de rue.
– Assez, camarade, reprit l’homme au chandail. Cours toujours prévenir Gallardo à l’usine, il aura peut-être une idée. Dites donc, reprit-il en se tournant vers Olivier, si vous êtes vraiment son ami, faudrait vous décider. On ne va pas rester jusqu’à la nuit à palabrer dans le couloir. Avec ça que je n’ai pas pris seulement le temps de bouffer, et je dois être à l’usine avant trois heures, vous vous rendez compte ? Si j’étais vous, je descendrais jusque chez le troquet d’en face, et je téléphonerais à la famille. Tiens, v’là Mlle Vania, c’est pas trop tôt.
– Il est mort ? dit la nouvelle venue.
L’accent tranquille de sa voix fit sursauter le secrétaire de Ganse.
– J’ai apporté ma trousse, dit-elle. Drôle d’idée de vouloir se tuer en se tirant une balle dans la poitrine sans connaître l’anatomie ! Hein, camarade Danilow ?
Elle continua d’interpeller vivement l’étudiant, mais en russe. Puis d’un battement de paupières faisant signe à Olivier de les suivre, elle rentra dans la chambre dont elle referma la porte. Au bruit, si léger qu’il fût, le blessé parut lever un peu la tête, qui glissa légèrement au creux de l’oreiller. Mais le regard de Mainville se détourna vite : il s’efforçait de ne pas quitter des yeux le visage de la jeune fille, et il y puisait le courage nécessaire pour ne pas fuir.
– Français ? dit-elle avec un sourire ambigu. Impressionnable comme un Français. Regardez un moment par la fenêtre, remettez-vous. Je vais d’abord lui faire une piqûre. Danilow ! Ouvre la trousse. Les ampoules sont dans la petite boîte de cuir.
Elle avait déjà tiré de son sac un stéthoscope, et commençait d’ausculter soigneusement le cœur du blessé.
– Tu te trompes, mon vieux, dit-elle enfin. La balle n’a même pas effleuré l’artère, rien de grave.
Ce mot rendit quelque sang-froid à Mainville. Pendant toute cette scène, il n’avait cessé de penser à son propre péril, d’ailleurs imaginaire, à la syncope imminente. Il tourna opportunément vers la Russe un regard de martyr sous les verges, plein d’une résignation douloureuse. La question qu’il attendait vint enfin.
– Et vous ? Ça ne va pas ?
– Pas fort, dit-il d’une voix blanche. Je suis sujet à… certaines crises cardiaques et…
Il tendait déjà sournoisement son poignet, tandis que l’étudiant et sa compagne échangeaient entre eux, par-dessus sa tête, un regard qui le fit rougir jusqu’aux yeux.
– Restez tranquille un moment, fit Danilow. Dans ces cas, le plus simple est de penser à autre chose…
– À votre ami, par exemple, proposa la jeune fille. Mais l’accent de sa voix atténuait la cruauté de la remarque.
– Je me demande d’ailleurs à quoi vous pouvez servir ici. À moins que le camarade n’ait voulu vous jouer un tour – c’est assez dans sa manière. N’était la blessure – pas inquiétante, un vrai bobo ! – reprit-elle en élevant la voix comme pour se faire entendre du blessé, tout cela ressemblerait beaucoup à… à une mise en scène, une comédie. Tout dans ce pays a ce caractère de… de convention, ne trouvez-vous pas, monsieur ? Ironie et amour, amour et ironie, les Français ne sortent pas de là. Votre pays est trop riche, voilà le mal, un pays de loisir, les paysans mêmes ne sont pas vrais, vos marchands ont l’air de nobles. Vous n’êtes jamais venu ici, naturellement ?
Il secoua la tête.
– Lui aimait cela, dit-elle, cette boîte… Il aimait le faubourg. Vos jeunes bourgeois n’ont pas peur de la misère. La misère est médiocre, bourgeoise, à la portée de n’importe qui. Chez nous, elle est… elle est majestueuse, imposante, royale… oui, elle a la majesté de l’enfer. Néanmoins l’hôtel est commode : nos camarades s’y retrouvent plus facilement qu’ailleurs ; le patron est de la police ; mais c’est un ancien gendarme, il est plus sûr que les autres, des Marseillais, des Auvergnats, plus régulier. Seulement…
Elle essuyait soigneusement sa seringue avant de la remettre dans l’étui.
– Il serait préférable de ne pas garder le blessé ici. Faute de mieux, on pourrait le transporter chez Thiévache, à deux pas ? Voyez-vous, fit-elle en se retournant vers Mainville, nous sommes un petit groupe libertaire, très réservé, très fermé, nous nous méfions des « mouchards » (elle prononçait drôlement le mot). Mieux vaut tenir en dehors de nos affaires la police et les familles. N’est-ce pas, Danilow ?
Elle continua la conversation en russe, sur le même ton d’indifférence absolue, comme si le sort du blessé ne l’intéressait plus. Olivier se croyait le jouet d’un rêve. En vain jetait-il de temps en temps vers Philippe un regard furtif, il ne pouvait reconnaître son compagnon dans ce bizarre garçon aux yeux clos, le torse enveloppé d’un pansement tout frais, immaculé. Nul spectacle, si horrible qu’il pût l’imaginer, n’aurait éprouvé ses nerfs malades autant que celui de cette chambre proprette, bien close, presque gaie, avec ces deux inconnus discutant paisiblement auprès d’un blessé dont ils n’avaient pas plus l’air de se soucier que d’un dormeur ou d’un ivrogne. Certains cauchemars ont ce caractère mystérieux de frivolité dans l’horreur.
– Danilow n’est pas d’avis… commença la jeune Russe.
Ils se retournèrent brusquement tous les trois. Une espèce de gémissement sortait du creux de l’oreiller. La voix se fit rapidement distincte.
– Raté, dit Philippe.
– Tout à fait, mon cher, répliqua l’étudiante. Vous avez choisi la bonne place, et ce n’était pas si facile. À croire que vous connaissez mieux que moi l’anatomie…
De nouveau Mainville la vit échanger avec son camarade un regard énigmatique.
Un peu de rouge vint aux joues blêmes de Philippe.
– Vous m’embêtez, fit-il, vous m’embêtez tous, parole d’honneur ! Voilà cinq bonnes minutes que je vous écoute. Ça m’arrivait comme à travers un épais brouillard, de très loin… Je me demandais si je lisais ou si j’entendais… « Minuit, le pas des mots recule au fond des livres. »
– Ne parlez pas tant, conseilla l’homme au complet beige. Il y a plus de peur que de mal, et si vous pouviez vous tenir debout…
– Je me sens très bien, dit Philippe. Je voudrais simplement qu’on me laissât tranquille cinq minutes avec mon ami.
– C’est bon, répliqua la jeune fille sèchement. Nous allons toujours demander au camarade Thiévache de venir avec son taxi. Comme il prend depuis lundi le service de nuit, on est sûr de le trouver au garage. Danilow vous prêtera son veston : le vôtre est plein de sang.
Mais le blessé ne l’écoutait pas. D’un clin d’œil, il appela Mainville, et ils restèrent ainsi quelques secondes, face à face. Aucun détail de l’étrange scène ne devait échapper au secrétaire de Ganse, puisqu’il en donna plus tard un récit exact, et pourtant elle se déroula dès ce moment devant lui sans qu’il eût jamais l’impression d’intervenir réellement. Le son même de sa voix lui était devenu comme étranger.
– Hé bien ! reprit Philippe, vous voyez ? pas encore parti… J’ai tout de même mis le nez à la fenêtre…
Son embarras était visible, mais il échappait entièrement à Mainville. Les paroles de son interlocuteur éveillaient en lui un personnage qui trouvait sur-le-champ la réponse convenable, que les lèvres d’Olivier répétaient avec un entier détachement. Et c’était justement la stricte convenance des demandes aux réponses qui donnait à tout le dialogue un caractère bizarre, artificiel, que Philippe ne put supporter. De cet étrange dédoublement, Mainville n’eut jusqu’au bout qu’une conscience vague, bien qu’il avouât depuis que le pressentiment ne le quitta pas d’un dénouement tragique. Mais cette attente restait curieusement dépouillée de tout sentiment d’horreur, ou même de pitié. Assuré d’un malheur désormais inévitable, il en arrivait à le souhaiter plutôt qu’à le craindre, avec une sorte d’impatience ou de curiosité cynique. « Il me semblait que je regardais tomber du haut d’une montagne un homme inconnu, pour lequel je ne pouvais absolument rien. » Comme l’expliqua Lipotte, longtemps après l’événement, le malheureux garçon était déjà sous le coup de la terrible crise nerveuse où faillit sombrer sa raison. Il l’avoua d’ailleurs lui-même au psychiatre : « Tandis que nous poursuivions cette conversation, je croyais voir distinctement, par-dessus l’épaule de Philippe, une longue route toute droite, éclatante, infinie, entre deux rangées d’arbres énormes, d’un vert pâle aux reflets d’argent, dont j’entendais frémir les cimes. »
– Le nez à la fenêtre, répéta le neveu de Ganse. Mais il fait terriblement noir de l’autre côté. Je n’ai rien vu. Qu’en pensez-vous, seigneur ?
– Je pense que c’est idiot. Quinze jours ou trois semaines de clinique pour n’avoir rien vu !
– Idiot ! idiot… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche. Le vieux Ganse le dira aussi. Et moi-même un jour peut-être… Car c’est bien là l’horrible de la chose, mon petit Mainville, je finis toujours par dire comme vous tous. Et vous dites tous la même chose. Pouah !… Vous avez entendu ces deux Juifs ? En somme, ils regrettent que je ne sois pas réellement crevé : ils m’auraient descendu dans une malle, pour ne pas risquer d’attirer des ennuis au camarade, une espèce de brute, un voyou…
– Je me demande pourquoi vous fréquentez ces types-là.
– Pourquoi ? Je ferais volontiers la même demande à Votre Seigneurie. Pourquoi ? Ce n’est pas eux que j’aime, mon cher, ou du moins que je crois aimer. C’est le faubourg, les rues du faubourg, les fruiteries, l’ombre fraîche et puante, les gosses, le ruisseau qui charrie les feuilles de choux et de salades, ce je ne sais quoi de canaille et d’enfantin qui me rappelle… qui me rappelle… après tout, facile à deviner, ce que ça me rappelle ! Je n’ai pas été porté dans un ventre de grande bourgeoise, moi. Et justement, tenez, ce quartier-ci, c’est le sien…
– Alors, drôle d’idée de choisir ce quartier-là pour…
– Pour ? Ah ! oui… Je ne l’aurais pas choisi pour crever, non. L’idée m’est venue de me tuer parce que… Il faut que je vous dise, mon vieux. Avant de servir d’asile à ce voyou espagnol, cette diable de chambre abritait les chastes amours d’une petite plumassière, amusante comme tout, qui me rappelait aussi… Bref, à la seule condition de biffer quelques années au calendrier, j’aurais pu me donner l’illusion de tromper le vieux Ganse…
– Inutile de jouer les cyniques avec moi, Philippe. Au fond vous êtes un sentimental, mon cher. Tout le monde le sait.
– Peut-être bien. Il faudrait savoir ce que ce mot-là signifie dans votre sale petite bouche. Mais dame oui ! après tout. Ce doit être joliment bien d’aimer et d’admirer. Seulement il est nécessaire de commencer jeune, et j’ai probablement trop attendu. Quand j’étais gosse il m’arrivait de recevoir au bahut – pas souvent, mais quand même – mes étrennes par la poste. Par la poste, pour la bonne raison que je passais mes vacances à la boîte. Alors, je mettais le paquet sur ma table de nuit, dans l’alcôve, et je remettais à l’ouvrir au lendemain, au surlendemain… J’ai toujours attendu trop longtemps, trop longtemps pour tout… Et tenez, mon vieux, ce suicide même…
Son regard chercha désespérément celui de son camarade et sans doute eût-il réussi, en d’autres circonstances, à briser l’égoïsme de Mainville, car c’était un de ces regards plus clairs et plus déchirants qu’aucun appel, un regard soudain miraculeusement lavé de tous les mensonges, un regard nu. Mais les yeux du secrétaire de Ganse le reflétèrent ainsi qu’un miroir, avec la même indifférence stupide.
– Oh ! je devine votre pensée, reprit Philippe d’une voix rauque. La même que celle de ces deux salauds, je suppose ? Vous l’avez entendue, hein ? « À croire que vous connaissez mieux que moi l’anatomie… » Sale bête ! Écoutez-moi, mon cœur. En ce moment, je devrais agoniser pour de bon, et vous confier, entre deux hoquets, ma dernière pensée… Ce n’est pas vrai que j’aie voulu tirer une carotte au vieux Ganse. Seulement…
Il resta une minute silencieux, les paupières mi-closes.
– Seulement, c’est vrai que je me suis laissé une chance, une petite chance, rien qu’une chance. Sinon j’aurais mis la chose dans la bouche. Aidez-moi à me lever, mon vieux, je me sens maintenant très bien.
Il sortit d’ailleurs sans aide de son fauteuil, et gagna l’autre extrémité de la chambre.
– Les idiots ont laissé là l’instrument du crime, fit-il en tirant des plis de la couverture un pistolet minuscule. Ne craignez rien, idiot ! Comme on le dit dans les journaux, « l’outil s’est enrayé » naturellement. Aussi inoffensif maintenant qu’un pistolet à eau. Je voudrais simplement reconstituer la scène pour votre plaisir. Parole d’honneur, j’étais venu ici pas plus disposé à mourir que d’habitude, au contraire. Ma combine, par exemple, était de plaquer Ganse. Le voyou espagnol m’avait trouvé une place de livreur chez Faraud, et justement pour le quartier des Ternes – une grosse moto de 500 équipée en triporteur – vous voyez la tête de Ganse ! Enfin, il y avait de quoi rigoler une semaine ou deux, et les copains aussi me plaisaient, des phénomènes. Un gars qui a fait deux fois le Tour de France comme routier, un ancien international de rugby, un danseur mondain en chômage, et deux bacheliers. Bref, je me sentais plutôt en forme. C’est tout à coup que l’idée m’est venue. Ce n’était même pas exactement l’idée de me tuer, c’était comme la certitude d’être déjà mort, le sentiment d’une solitude, d’une solitude si parfaite que vivre – vous comprenez : voir, entendre, respirer, vivre enfin – m’a paru brusquement une anomalie intolérable. Qu’est-ce que c’est que ce sale cœur qui s’entête à rompre de son tic tac imbécile, de son bruit d’échappement mécanique, ce silence solennel où je viens d’entrer ? Qu’est-ce que c’est que ce répugnant insecte ? Dans ces moments-là on trouverait tout naturel de se fendre la poitrine en deux pour l’arracher avec la main, on écraserait ça avec le pied, comme une bête dégoûtante… Je savais que le pistolet de l’Espagnol était dans la table de nuit. J’ai sauté dessus, littéralement. J’avais un œil au bout de chaque doigt. Et alors…
Il respira bruyamment.
– Hé bien ! mon vieux, c’est alors que j’ai flanché ! Le canon était déjà dans ma bouche – pouah ! – je l’ai posé sur la poitrine et je n’ai pas sérieusement cherché la place, non ! Il fallait que je vous dise ça. Est-ce que vous me prenez pour un lâche ?
– Je… je ne sais pas… fit Mainville. Mais il balbutia plutôt qu’il n’articula cette phrase meurtrière. On eût dit que les mots n’arrivaient à ses oreilles qu’à travers cette épaisseur de silence, dont venait de parler Philippe.
– Regardez-moi donc en face, idiot ! cria le neveu de Ganse, exaspéré. Je vous demande si vous me prenez pour un lâche.
Il gesticulait, son arme à la main. Une seconde la petite chose froide et luisante effleura le front de Mainville, et le contact faillit le tirer de sa torpeur.
– Croyez-vous que ce soit bien le moment de vous livrer à ces manières ridicules ? C’est tellement roman russe, etc. Lâche ou pas, vous savez, moi je m’en fiche. En tout cas, vous feriez mieux de fourrer ce sale outil dans le tiroir.
– Hé bien, tant pis ! j’ai posé la question, je vais y répondre moi-même, à votre place. Je ne suis probablement pas lâche, mais je viens de constater avec stupeur que je ne serai jamais fixé là-dessus. J’ignorerai toujours si, en d’autres temps, j’eusse été un héros ou un saint. Je déclare simplement que celui où j’ai la disgrâce de vivre ne me fournit pas la moindre occasion de tenter l’expérience avec la plus petite chance de succès. Reste donc à parier pour ou contre. C’est ce que je vais faire.
Il recula si brusquement que Mainville n’eût pu intervenir, mais il n’essaya même pas. Cette conversation, en apparence pareille à tant d’autres déjà tenues, n’éveillait en lui aucun autre sentiment que le désir sournois d’y échapper, par n’importe quel moyen. Et la même lassitude, le même dégoût se lisaient clairement sur les traits bouleversés de Philippe. Sa bouche, en ce moment plus enfantine que jamais, ne semblait plus articuler qu’à regret des phrases vaines, auxquelles il ne croyait plus. Le double regard qu’ils échangèrent était celui de deux complices, réunis par hasard, également las l’un de l’autre, ou de deux coureurs épuisés, à la limite de leur effort.
Croyait-il vraiment l’arme enrayée ? Ou plus probablement n’avait-il inventé cette fable que pour rassurer Mainville, l’empêcher d’appeler à l’aide, rendre possible cette suprême et puérile mise en scène ? Nul ne le sut jamais, et s’il eût survécu, sans doute ne l’aurait-il pas su lui-même. Comme Olivier, Simone, le vieux Ganse, ou le hideux Lipotte, il était au bout du rouleau, lui aussi…
Son bras droit se leva lentement et, par une ironie atroce, son compagnon pétrifié d’horreur crut reconnaître le geste habituel – cette façon qu’il avait de passer devant son visage, avec une hésitation feinte, un peu mièvre, sa jolie main rose et blonde… La détonation fit à peine le bruit d’une bouteille qu’on débouche. Il resta debout un moment, un long moment, une interminable seconde, affrontant Mainville d’un visage extraordinairement sérieux, réfléchi, attentif. Puis les yeux glissèrent plusieurs fois, d’un angle à l’autre de l’orbite, avec une rapidité inconcevable, avant de s’immobiliser lentement, chavirés vers le haut, découvrant leurs ventres blêmes, ainsi que deux minuscules poissons morts.