III

Quand la señora Angustias perdit son mari, le señor Juan Gallardo, savetier fort estimé à Séville dans le quartier de la Feria, et qui avait son échoppe sous un porche, elle le pleura avec la désolation qui convenait à la circonstance ; mais en même temps, dans le tréfonds de son âme, elle éprouva la secrète satisfaction que l’on ressent à être débarrassé d’un lourd fardeau et à se reposer après une longue marche.

– Le pauvre chéri ! Que Dieu l’ait en sa gloire ! Il était si bon, si laborieux !

En vingt ans de vie commune, ce mari ne lui avait pas donné d’autres ennuis que ceux dont n’était exempte aucune des femmes du quartier. Des trois pesetas qu’en moyenne il tirait chaque jour de son travail, il remettait l’une à la señora Angustias, pour les dépenses du ménage et pour l’entretien des enfants, et il gardait les deux autres pour ses menus plaisirs et pour ses frais de représentation. Il était bien obligé de répondre aux « politesses » de ses amis, quand ils l’invitaient à boire un verre ; et le vin d’Andalousie, par la raison même qu’il est la gloire de Dieu, ne coûte pas bon marché. De plus, il lui fallait nécessairement aller aux courses de taureaux : car un homme qui ne boirait ni n’assisterait aux courses de taureaux, pourquoi serait-il venu en ce monde ?

La señora Angustias, qui était chargée de deux enfants, Encarnación et Juanillo, devait s’ingénier et déployer de multiples talents pour subvenir aux besoins de la famille. Elle travaillait comme femme de ménage dans les maisons les plus aisées du quartier, s’occupait de couture pour les voisines, faisait le courtage des effets et des bijoux pour le compte d’une certaine brocanteuse de sa connaissance, et roulait des cigarettes à la main pour les messieurs, ce qui lui rappelait le métier de sa jeunesse, au temps où le señor Juan, fiancé ardent et cajoleur, venait l’attendre à la sortie de la Fabrique de tabacs.

Jamais elle n’avait eu à se plaindre d’infidélités ni de mauvais traitements. Les samedis, lorsque, très tard dans la nuit, le savetier revenait ivre à la maison, soutenu par les camarades, c’était l’allégresse et la tendresse qui revenaient à la maison avec lui. La señora Angustias était obligée de le faire entrer à force de bourrades, parce qu’il s’obstinait à rester devant la porte, à battre des mains et à entonner, d’une voix pâteuse, quelque lente chanson d’amour dédiée à sa volumineuse compagne. Et, quand la porte se refermait derrière lui, privant les voisins de ce sujet de réjouissance, le señor Juan, en pleine « cuite » sentimentale, s’attardait à contempler les mioches déjà couchés, les embrassait, les inondait de grosses larmes ; et il recommençait sa sérénade en l’honneur de la señora Angustias – « Olé la plus belle femme du monde ! » – tandis que celle-ci, tout en le déshabillant et en le maniant comme un enfant malade, finissait par se dérider et par sourire.

C’était l’unique vice du défunt. Le brave homme ! En fait de femmes et de jeu, pas ça ! Cet égoïsme qui le portait à se bien vêtir, alors que les siens étaient en loques, cette inégalité dans le partage des produits de son travail, il les compensait par de généreuses initiatives. La señora Angustias se rappelait avec orgueil les jours de grande fête, où son mari lui faisait mettre le foulard de Manille qui avait été sa mantille de mariage, et, coiffé du feutre clair de Cordoue, tenant à la main sa canne à pomme d’argent et poussant les marmots devant lui, l’emmenait faire un tour aux Delicias, tout comme s’ils avaient été une famille de négociants de la rue des Serpents. Les jours où l’on donnait des courses de taureaux à prix réduits, il lui offrait magnifiquement, avant d’aller au cirque, un verre de manzanilla à la Campana ou dans un café de la Plaza Nueva.

Mais, hélas ! ces temps heureux n’étaient désormais pour la pauvre femme qu’un pâle et agréable souvenir. Le señor Juan devint phtisique, et, pendant plusieurs années, son épouse dut lui donner des soins coûteux, faisant chaque jour de nouveaux prodiges d’industrie pour compenser la perte de la peseta que le malade ne pouvait plus lui remettre. Il finit par mourir à l’hôpital, résigné à son sort, convaincu que l’existence ne vaut rien sans manzanilla et sans taureaux ; et son dernier regard fut un regard d’amour et de gratitude pour sa femme, comme s’il lui criait par les yeux : « Olé la plus belle femme du monde ! »

Le veuvage n’aggrava point la situation de la señora Angustias ; au contraire, débarrassée de cet homme qui, depuis deux ans, était pour elle une charge pire que tout le reste de la famille, elle se sentit plus libre de ses mouvements. Femme énergique et de prompte résolution, elle assigna tout de suite une carrière à sa fille et à son fils. Encarnación, qui avait déjà dix-sept ans, entrerait à la Fabrique de tabacs, où sa mère la ferait admettre par les bons offices d’amies de jeunesse qui étaient devenues surveillantes. Quant à Juanillo qui, depuis son enfance, avait passé toutes ses journées sous le porche à regarder travailler son père, il serait cordonnier, de par la volonté maternelle. Il fut donc retiré de l’école, où il avait appris à lire tant bien que mal, et, à l’âge de douze ans, il entra comme apprenti chez un des meilleurs patrons de la ville.

Ce fut alors que commença le martyre de la pauvre mère. « Ah ! ce gamin, le fils de parents si honorables !… » Presque tous les jours, au lieu de se rendre à la boutique, il s’en allait à l’abattoir avec une bande de polissons qui avaient pour lieu de rendez-vous un banc de l’Alameda de Hercule, et qui, au grand amusement des bouviers et des garçons d’abattoir, osaient essayer une passe de cape avec les bœufs, au risque de se faire renverser et piétiner neuf fois sur dix. La señora Angustias, qui veillait souvent toute la nuit, l’aiguille aux doigts, pour que le petit fût décemment vêtu à l’atelier et qu’il eût toujours des effets propres, le trouvait à la porte de la maison, n’osant pas entrer, mais retenu là par la faim qui l’empêchait de fuir, la culotte en lambeaux, la veste souillée de boue, la face couverte de bosses et d’égratignures.

Aux meurtrissures traîtreusement faites par le bœuf s’ajoutaient alors les gifles et les coups de manche à balai administrés par la mère. Mais le héros de l’abattoir supportait tout, à condition que la pitance ne fît pas défaut. « Cogne, mais donne-moi à manger ! » Et, mis en appétit par l’exercice violent, il engloutissait le pain dur, les haricots avariés, la morue pourrie, toutes les denrées de rebut que la besogneuse femme cherchait dans les boutiques pour sustenter à peu de frais sa progéniture.

Occupée toute la journée à frotter les parquets de logis étrangers, elle pouvait à peine, de temps à autre, aller dans la soirée chez le patron de son fils pour lui demander si le gamin faisait des progrès. Or, quand elle revenait de la cordonnerie, elle bouillait de colère et se proposait de recourir aux plus effroyables châtiments. Presque jamais le chenapan ne mettait les pieds à l’atelier ; il passait la matinée à l’abattoir, et, dans l’après-midi, en compagnie d’autres vagabonds de son espèce, il encombrait l’entrée de la rue des Serpents et rôdait avec admiration autour des toreros sans engagements qui se réunissaient à la Campana, en chaquetilla pincée à la taille et en chapeau flambant neuf, mais n’ayant qu’une peseta dans leur gousset, et chacun vantant ses propres prouesses. Juanillo les contemplait comme des êtres d’une prodigieuse supériorité, enviait leur bonne mine et l’aisance galante avec laquelle ils faisaient la cour aux femmes. De penser qu’ils avaient tous chez eux un costume de soie brodé d’or, et que, moulés dans ce costume, ils paradaient sous les yeux de la foule au son de la musique, cela lui donnait un frisson de respect.

Le fils de la señora Angustias avait été surnommé par ses loqueteux amis « le Zapaterin », et il était content d’avoir un sobriquet, comme en ont presque tous les grands hommes qui se distinguent dans l’arène : il faut bien commencer par quelque chose ! Il portait au cou un foulard rouge qu’il avait chipé à sa sœur, et, au-dessous de sa casquette, ses cheveux retombaient sur ses oreilles en grosses mèches qu’il lissait avec de la salive. Il voulait que ses blouses de coutil ne descendissent pas plus bas que la ceinture et eussent des plis nombreux. Quant aux pantalons, vieux restes de la garde-robe paternelle rajustés par la señora Angustias, il les exigeait très hauts de taille, avec les jambes larges et le fond bien collant, et il pleurait d’humiliation lorsque sa mère refusait de se soumettre à ces exigences.

Une cape ! Posséder une cape de travail, et n’avoir pas besoin d’implorer de camarades plus heureux, pour quelques minutes, le prêt de l’étoffe désirée !… Chez lui gisait, oublié dans un cabinet, un vieux matelas aux entrailles vides. Un jour de détresse, la señora Angustias en avait vendu la laine. Le Zapaterin, profitant de l’absence de sa mère qui, à ce moment-là, était en journée chez un chanoine, resta, un matin, dans l’appartement. Avec l’ingéniosité du naufragé qui, livré à son initiative, doit se fabriquer lui-même, dans une île déserte, tout ce dont il a besoin, il se tailla une cape de combat dans la toile humide et effilochée. Puis il fit bouillir dans un pot une poignée d’aniline rouge achetée chez un droguiste, et il plongea la vieille toile dans cette teinture. Après quoi, il admira son œuvre : une cape du plus vif écarlate, qui ferait bien des envieux dans les « capées » des villages !… Il ne manquait plus à la splendide étoffe que d’être séchée, et Juanillo l’étendit au soleil, parmi le linge blanc des voisines. Mais le vent, balançant la cape ruisselante, fit qu’elle macula tout ce linge, et un concert de malédictions et de menaces, de poings crispés et de bouches injurieuses, obligea le Zapaterin à ramasser son manteau de gloire et à gagner le large, la face et les mains tachées de rouge comme s’il venait de commettre un meurtre.

La señora Angustias, femme forte, obèse et moustachue, qui n’avait pas peur des hommes et qui inspirait le respect aux femmes par ses résolutions inébranlables, demeurait faible et découragée devant son fils. Que faire ? Ses poings s’étaient vigoureusement escrimés sur tout le corps de ce polisson ; nombre de manches à balai avaient été cassés sans résultat appréciable. « Ce chenapan-là, disait-elle, avait la peau plus dure qu’un chien. » Habitué, hors de chez lui, aux terribles coups de tête des bouvillons, au cruel piétinement des vaches, aux horions des bouviers et des garçons d’abattoir qui traitaient sans pitié cette racaille tauromachique, il considérait les raclées de sa mère comme un fait naturel, comme une continuation familiale de l’existence qu’il menait au-dehors ; il les acceptait sans la moindre velléité de s’amender, comme un écot à payer pour être nourri ; et, tandis que les invectives et les taloches maternelles pleuvaient sur ses épaules, il songeait au pain dur avec une délectation de famélique.

Dès qu’il avait apaisé sa faim, il profitait de la liberté que lui laissait forcément la señora Angustias, pressée de s’en aller à son travail, pour s’enfuir de la maison.

À la Campana, cette noble agora de la tauromachie, où circulaient toutes les nouvelles intéressantes pour les aficionados, ses camarades lui fournissaient des renseignements qui le faisaient palpiter d’enthousiasme :

– Zapaterin, il y a course demain !…

Les villages de la province célébraient les fêtes de leurs saints patrons par des « capées » de taureaux déjà courus, et les petits toreros s’y rendaient avec l’espérance de pouvoir conter, au retour, les belles passes qu’ils auraient faites sur les arènes glorieuses d’Aznalcollar, de Bollullos ou de Mairena. Ils se mettaient en route pendant la nuit, la cape sur l’épaule, si c’était en été, ou enveloppés dans ladite cape, si c’était en hiver, l’estomac vide, et parlant continuellement de taureaux. Si le voyage était de plusieurs jours, ils campaient, le soir, à la belle étoile, ou ils étaient admis par charité dans le fenil d’une ferme. Malheur aux raisins, aux melons et aux figues qu’ils rencontraient sur leur chemin, dans la belle saison ! Leur unique inquiétude était qu’un autre groupe, une autre quadrille eût eu la même idée qu’eux et arrivât inopinément dans le village pour leur faire concurrence.

Lorsqu’ils parvenaient au terme de leur voyage, les sourcils poudreux, la gorge sèche, éreintés, éclopés par la longue marche, ils se présentaient à la mairie. Le plus effronté, qui remplissait les fonctions de directeur, vantait à l’alcade le mérite de ses gens ; et ils se déclaraient très satisfaits si la générosité municipale les logeait dans l’écurie de l’auberge et les régalait d’un pot-au-feu, parfaitement nettoyé quelques minutes plus tard.

Sur la place du village, close au moyen de chariots et d’estrades en planches, on lâchait de vieux taureaux, véritables forteresses de chair, couverts de croûtes et de cicatrices, aux cornes ébréchées et gigantesques : des bêtes que, depuis maintes années, on avait combattues dans toutes les fêtes de la province ; de vénérables animaux « qui savaient le latin », qui connaissaient toutes les malices, qui étaient dans le secret de toutes les roueries tauromachiques. De quelque lieu sûr, les gars du village asticotaient ces bêtes, et les spectateurs s’amusaient moins du taureau que des toreros venus de Séville. Ceux-ci déployaient les capes en flageolant de peur sur leurs jambes ; mais leur courage était stimulé par les tiraillements de leur estomac. Culbute ; joyeuse vocifération de l’assistance. Lorsqu’un d’entre eux, pris de panique soudaine, se réfugiait derrière les palissades, la cruauté campagnarde l’accablait d’insultes ; on cognait sur les mains du fuyard, cramponnées au bois de la clôture ; on lui donnait des coups de bâton sur les cuisses, pour le forcer à sauter de nouveau dans l’arène :

– Hue donc, poltron ! Montre ta face au taureau, charlatan !

Parfois, quatre camarades emportaient de l’arène un des diestros, pâle comme une feuille de papier, les yeux vitreux, la tête pendante, la poitrine pareille à un soufflet crevé. Le vétérinaire accourait, et, ne voyant pas de sang, rassurait tout le monde. Ce n’était que la commotion ressentie par le bonhomme, qui avait été lancé à plusieurs mètres de distance, puis était retombé à terre comme un paquet de linge sale. D’autres fois, c’était l’angoisse d’avoir été foulé aux pieds par une bête d’un poids énorme. On jetait au vaincu un seau d’eau sur la tête, et, quand il avait repris connaissance, on lui faisait boire un grand verre d’eau-de-vie de Cazalla. Un prince même n’aurait pas été mieux soigné. Ensuite le diestro rentrait dans l’arène.

Quand le bouvier n’avait plus de taureaux à lâcher et que la nuit approchait, deux membres de la quadrille prenaient la meilleure cape qu’il y eût dans la compagnie, et, la tenant par les coins, allaient d’estrade en estrade solliciter une gratification. Sur l’étoffe rouge pleuvaient les pièces de billon, plus ou moins abondantes selon le plaisir qu’avaient donné aux indigènes les exploits des diestros ; et ceux-ci reprenaient aussitôt le chemin de la ville, sachant bien qu’à l’auberge ils avaient épuisé leur crédit. En chemin, il n’était pas rare qu’ils se battissent pour le partage des sous noués dans un mouchoir.

Le reste de la semaine était employé à raconter ces exploits aux copains qui n’avaient pas été de l’expédition et qui ouvraient de grands yeux. Les jeunes héros péroraient sur leurs veronicas de Garrobo, sur leurs navarras de Lora, sur la terrible cogida soufferte au Pedroso, non sans imiter les airs et les attitudes des vrais professionnels qui, à quelques pas de là, se consolaient du manque d’engagement par toute sorte de hâbleries et de mensonges.

Une fois, la señora Angustias fut plus d’une semaine sans nouvelles de Juanillo. Enfin on lui annonça vaguement qu’il avait été blessé dans une capée au village de Tocina. « Mon Dieu ! où ce village-là pouvait-il bien être ? Comment y aller ? » Elle tint son fils pour mort, le pleura, se disposa à partir ; et, au moment où elle était prête à se mettre en route, elle vit reparaître Juanillo, pâle, affaibli, mais n’en parlant pas moins de son accident avec une joie mâle. « Ce n’était rien : une piqûre dans une fesse, un trou qui avait plusieurs centimètres de profondeur. » Et, avec l’impudeur du triomphe, il voulait montrer la chose à tous les voisins, affirmant qu’on pouvait y enfoncer le doigt sans trouver le fond. Il était fier de la puanteur d’iodoforme qu’il répandait sur son passage, et il se félicitait de la sollicitude avec laquelle on l’avait soigné dans ce village qui, à l’en croire, était le meilleur de toute l’Espagne. Les habitants les plus riches, comme qui dirait l’aristocratie, s’étaient intéressés à son sort ; l’alcade était venu le voir et lui avait payé le voyage de retour. Juanillo avait même dans sa poche trois douros, qu’il offrit à sa mère avec une générosité de grand homme. Toute cette gloire à quatorze ans ! Et sa joie fut encore plus grande, quand, à la Campana, quelques toreros – des toreros pour de bon – daignèrent faire attention au gamin et lui demander comment allait sa blessure.

Après cet accident, il ne remit plus les pieds dans la boutique de son patron. Il savait maintenant ce que c’était que les taureaux. Sa blessure avait servi à le rendre plus audacieux. Être torero, rien que torero ! La señora Angustias renonça aux corrections, que désormais elle jugeait inutiles. Elle fit comme si son fils n’existait plus. Lorsqu’il se présentait à la maison, le soir à l’heure où la mère et la sœur soupaient ensemble, elles le servaient sans lui adresser la parole et elles essayaient de l’accabler par leur mépris ; mais cela ne gênait en rien sa mastication. S’il arrivait trop tard, elles ne lui gardaient pas même une croûte de pain, et il était réduit à s’en retourner comme il était venu.

Avec d’autres garnements aux yeux vicieux, mélange panaché d’apprentis criminels et de futurs toreros, il était l’un des promeneurs nocturnes de l’Alameda d’Hercule. Les voisines le rencontraient quelquefois dans les rues, causant avec de petits messieurs dont la présence faisait rire les femmes, ou avec de graves personnages auxquels la médisance donnait des sobriquets de filles. Il y avait des saisons où il vendait des journaux ; pendant les grandes fêtes de la Semaine sainte, il offrait des caramels aux dames assises sur la place de San Francisco ; en temps de foire, il errait dans le voisinage des hôtels, à la recherche d’un « Anglais » – pour lui tous les étrangers étaient des Anglais – avec l’espoir de lui servir de guide.

– Milord, milord, je suis torero ! disait-il aussitôt qu’il apercevait une figure exotique, comme si cette qualité professionnelle devait être pour les étrangers une indiscutable recommandation.

Et, afin de prouver son dire, il ôtait sa casquette et rejetait en arrière sa coleta, mèche d’un empan qu’il portait dressée au sommet de la tête.

Il avait pour compagnon de misère Chiripa, gamin du même âge que lui, petit de corps, aux yeux malicieux, sans père ni mère, qui vagabondait dans Séville depuis qu’il avait l’âge de raison et qui exerçait sur Juanillo l’autorité de l’expérience. Chiripa avait une joue tailladée par la cicatrice d’un coup de corne, et le Zapaterin considérait cette balafre comme beaucoup plus honorable que son invisible blessure.

Quand, à la porte d’un hôtel, quelque voyageuse éprise de couleur locale causait avec les petits toreros, admirant leurs coletas, s’extasiant au récit de leurs blessures et finissant par leur offrir de l’argent, Chiripa disait sur un ton sentimental :

– Ne le donnez pas à lui, qui a encore sa mère. Mais moi, je suis seul au monde. Ah ! quand on a une mère, on ne connaît pas son bonheur !…

– C’est vrai… c’est vrai !… gémissait Juanillo.

D’ailleurs cet attendrissement n’empêchait pas Juanillo de continuer son existence irrégulière, de ne faire chez la señora Angustias que de rares apparitions et d’entreprendre souvent des voyages loin de Séville.

Chiripa était passé maître en l’art de vivre d’expédients. Les jours de course, il sentait naître en lui le ferme propos de pénétrer dans le cirque avec son camarade, et, pour y réussir, il avait recours à divers stratagèmes : escalader les murs, se glisser parmi la foule, attendrir les employés par d’humbles supplications. Une fête tauromachique qu’ils ne verraient pas, eux, des gens du métier !…

Lorsqu’il n’y avait point de capée dans les villages de la province, ils allaient lancer leur loque aux bouvillons des pâturages de Tablada.

Néanmoins, tous ces attraits de la vie de Séville ne suffisaient pas à satisfaire leur ambition. Chiripa, qui avait couru le monde, parlait à son camarade des belles choses qu’il avait vues en de lointaines provinces. Nul mieux que lui ne savait voyager gratis, en se coulant furtivement dans les trains. Le Zapaterin écoutait avec délices les descriptions que l’autre lui faisait de Madrid, de cette ville de rêve où il y avait un cirque qui était pour ainsi dire la cathédrale de la tauromachie.

Un jeune homme riche, pour se moquer d’eux, leur dit, un jour, sur la porte d’un café, dans la rue des Serpents, qu’ils gagneraient beaucoup d’argent à Bilbao, parce que les toreros n’y pullulaient pas comme à Séville ; et les deux vauriens entreprirent de s’y rendre, le gousset vide, sans autre bagage que leurs capes, de vraies capes qui avaient appartenu à des toreros de cartel, guenilles hors d’usage achetées pour quelques réaux dans une friperie.

Ils s’introduisaient avec précaution dans un wagon et se cachaient sous les banquettes ; mais la faim et d’autres nécessités les obligeaient à révéler leur présence aux voyageurs ; et ceux-ci finissaient par compatir à leur situation, riaient de leurs étranges mines, de leurs coletas, de leurs capes, leur offraient charitablement les restes des provisions de voyage. Lorsque, dans une gare, un employé leur donnait la chasse, ils couraient de voiture en voiture ou essayaient d’escalader les toits et de s’y tapir, en attendant que le train se remît en marche. Maintes fois on les surprit, on leur tira les oreilles, on leur administra force gifles, force coups de pied ; et ils durent rester en panne sur le quai de quelque station perdue, tandis que le train s’éloignait comme une espérance qui s’envole. Alors ils attendaient le passage d’un autre train, bivouaquant en plein air ; et, s’ils se voyaient surveillés de trop près, ils gagnaient pédestrement la station suivante, marchant à travers champs et se flattant que, là-bas, ils auraient plus de chance.

Après plusieurs jours d’un voyage entrecoupé de longs arrêts et de nombreuses taloches, ils arrivèrent à Madrid. Dans la rue de Séville et à la Puerta del Sol, ils admirèrent les groupes de toreros sans engagement, êtres supérieurs desquels ils osèrent solliciter, mais en vain, une aumône pour continuer leur pèlerinage. Un garçon d’arène, qui était andalou, eut pitié d’eux, leur permit de coucher dans les écuries et leur procura même le plaisir d’assister à une course de novillos dans le fameux cirque, qui leur parut moins imposant que celui de leur pays natal.

Effrayés de leur propre audace et voyant reculer de plus en plus le terme de leur expédition, ils retournèrent à Séville par le même moyen qu’ils en étaient venus. Mais ils avaient pris goût aux voyages faits clandestinement en chemin de fer. Depuis lors, quand ils entendaient parler de fêtes qui devaient se célébrer par la capée traditionnelle dans les bourgs lointains de l’Andalousie, ils se mettaient en route. Ils allèrent ainsi jusque dans la Manche et dans l’Estramadure ; et, si leur malchance les obligeait à faire le chemin à pied, ils demandaient asile dans les maisons des paysans, gens crédules et d’humeur accueillante, qu’ils étonnaient par leur jeunesse, par leur audace, par leurs intarissables mensonges, et à qui ils faisaient accroire qu’ils étaient de vrais toreros.

Cette existence errante les induisait à employer des ruses d’hommes primitifs, afin de pourvoir à leurs besoins. Dans le voisinage des fermes, ils rampaient sur le ventre pour voler les légumes sans être vus. Ils se tenaient à l’affût pendant des heures entières, guettant l’imprudence d’une poule isolée à laquelle ils tordaient le cou ; puis ils continuaient leur route, et, à l’étape, ils allumaient un feu de bois sec, flambaient le pauvre volatile et le dévoraient à moitié cru, avec une gloutonnerie de jeunes sauvages. Ils redoutaient les chiens de garde plus que les taureaux : c’étaient des bêtes difficiles à combattre, qui, rendues furieuses par leur mine hétéroclite et flairant en leurs personnes des ennemis de la propriété, s’élançaient sur eux en leur montrant les crocs.

Souvent, lorsqu’ils dormaient en plein air dans le voisinage d’une gare, en attendant le passage d’un train, une paire de gardes civils s’approchait d’eux. À l’aspect du balluchon rouge qui servait d’oreiller à ces vagabonds, les soldats de l’ordre se tranquillisaient, leur soulevaient doucement la casquette, et, découvrant l’appendice chevelu de la coleta, s’éloignaient en riant, sans pousser plus avant leur enquête : ce n’étaient pas de petits larrons, c’étaient des aficionados qui s’en allaient à une capée. Et la raison de cette tolérance, c’était un mélange de sympathie pour le spectacle national et de respect à l’égard de l’obscur avenir. Qui pouvait savoir si, par la suite, l’un de ces gars dépenaillés, suant la misère, ne deviendrait pas une « étoile de l’art », un grand homme qui tuerait des taureaux en l’honneur des rois, qui vivrait comme un prince, et dont les prouesses et les moindres mots seraient rapportés dans les gazettes ?…

Un après-midi, en Estramadure, pour émerveiller davantage la rustique assistance qui applaudissait les fameux diestros « venus exprès de Séville », les deux gamins voulurent planter les banderilles à un vieux taureau bravache. Juanillo mit ses « bâtons » à la bête, puis s’arrêta près d’une estrade, pour jouir de l’ovation populaire qu’on lui octroyait sous forme de terribles tapes sur les épaules et d’offres de boire un coup. Mais soudain des exclamations d’horreur l’arrachèrent à l’ivresse de la gloire. Chiripa n’était plus sur le sol de l’arène ; tout ce qu’il y restait de lui, c’étaient les banderilles roulées dans la poussière, une sandale et la casquette. Le taureau s’agitait, irrité comme devant un obstacle, et secouait avec rage un paquet de nippes qu’il tenait accroché à l’une de ses cornes et qui ressemblait à une marionnette. Ce paquet informe, ballotté par de violents coups de tête, sauta en l’air et lança un jet de sang ; mais, avant de retomber à terre, il fut rattrapé par l’autre corne qui, à son tour, le secoua longuement. Enfin le pauvre paquet s’abattit sur le sol et y demeura flasque, inerte, ruisselant comme une outre percée d’où le vin s’échappe à gros bouillons.

Le bouvier, au moyen de ses cabestros , fit rentrer le taureau dont personne n’osait s’approcher, et le malheureux Chiripa fut emporté sur un matelas à l’ayuntamiento , dans un réduit qui servait de prison. Son camarade l’y vit, la face blanche comme du plâtre, les yeux opaques, le corps tout rouge du sang que ne pouvaient arrêter les linges trempés dans du vinaigre, seul remède dont on disposât.

– Adieu, Zapaterin ! soupira le mourant. Adieu, Juaniyo !

Et ce fut tout. Consterné, le camarade du mort revint à Séville, hanté en chemin par ces yeux vitreux, par ces adieux lamentables. Il avait peur. Une vache, qui serait sortie d’une cour de ferme au petit pas, l’aurait mis en fuite. Il pensait à sa mère et aux sages conseils qu’elle lui avait prodigués. Ne valait-il pas mieux se consacrer à la cordonnerie et vivre en paix ?

Ces bons propos durèrent tant qu’il fut seul. Mais, rentré à Séville, Juanillo subit l’influence du milieu. Ses amis l’entourèrent, voulurent apprendre de lui tous les détails de la catastrophe. À la Campana, les toreros professionnels le questionnèrent, se rappelant avec pitié ce jeune vaurien qui leur avait si souvent fait des commissions. Lui, enhardi par de telles marques d’estime, il donnait carrière à ses facultés imaginatives, racontait comment il s’était précipité sur le taureau dès qu’il avait vu son camarade blessé, comment il avait empoigné la bête par la queue, et maintes autres prouesses en dépit desquelles Chiripa s’en était allé de ce monde.

La peur se dissipa. Torero, rien que torero ! Puisque d’autres l’étaient, pourquoi ne le serait-il pas aussi ? Il songeait aux haricots avariés et au pain dur de sa mère, aux humiliations que lui coûtait chaque pantalon nouveau, à la faim, inséparable compagne de la plupart de ses équipées. Au surplus, il convoitait passionnément le luxe et toutes les jouissances ; il reluquait avec envie les calèches et les chevaux ; il s’arrêtait, pensif, aux portes des maisons opulentes, et, à travers les cancelas , contemplait les patios d’une somptuosité orientale, leurs portiques en carreaux de faïence, leurs dallages de marbre, leurs fontaines gazouillantes qui, jour et nuit, égrenaient des jets de perles sur une vasque entourée de feuillages verts. Son sort était décidé. Tuer des taureaux ou mourir ; être riche, et que les journaux parlassent de lui, et que les gens le saluassent, dût-il payer de sa vie ce bonheur ! Il méprisait les grades inférieurs de la tauromachie. Il voyait les banderilleros s’exposer autant que les matadors pour trente douros par course, et, après une existence de fatigues et de coups de corne, arriver à la vieillesse sans autre ressource que de monter quelque misérable boutique avec les économies péniblement amassées ou d’obtenir un emploi à l’abattoir. Plusieurs d’entre eux mouraient à l’hôpital, et il y en avait beaucoup qui demandaient l’aumône à leurs collègues jeunes. Au diable les banderilles ! Au diable le long apprentissage où l’on subit pendant des années le despotisme d’un maître ! Tuer des taureaux tout de suite, entrer tout de suite dans l’arène comme espada !

Le malheur du pauvre Chiripa donnait à Juanillo de l’ascendant sur ses camarades, et il put former une quadrille de diestros en haillons, qui l’accompagnaient dans les capées des villages. On le respectait, parce qu’il était le plus hardi et le mieux vêtu. Quelques filles de mœurs légères, séduites par la virile beauté du Zapaterin, qui allait déjà sur ses dix-huit ans, et aussi par le prestige de sa coleta, se disputaient, dans une bruyante rivalité, l’honneur de donner leurs soins à son élégante personne. En outre, il comptait sur un protecteur, ancien magistrat qui avait un faible pour la gentillesse des jeunes toreros ; et l’intimité de Juanillo avec ce vieillard exaspérait la señora Angustias qui, pour la qualifier, retrouvait les plus vilains mots qu’elle avait appris jadis, au temps où elle était ouvrière à la Fabrique de tabacs.

Le Zapaterin se pavanait dans des complets de drap anglais bien ajustés à la sveltesse de sa taille, portait toujours des chapeaux d’une fraîcheur parfaite. Les « commanditaires » veillaient avec un soin scrupuleux à la blancheur de ses cols et de ses plastrons de chemise ; et, certains jours, il exhibait sur son gilet une de ces doubles chaînes d’or que portent les femmes, prêtée par son respectable ami et ayant déjà paré la poitrine d’autres « petits commençants ».

Il fréquentait les vrais toreros ; il avait de quoi payer des verres aux vieux péons qui lui racontaient les exploits des maîtres célèbres. On tenait pour certain que des protecteurs travaillaient en faveur de ce « gosse » et qu’à la première occasion il pourrait débuter dans une novillada au cirque de Séville.

Déjà le Zapaterin était matador. Un jour, à Lebrija, comme on venait de lâcher dans l’arène un jeune taureau très vif, ses compagnons l’avaient excité à tenter le jeu suprême. « Oserais-tu avancer la main ? » Et il avait avancé la main. Dès lors, enhardi par la facilité avec laquelle il était sorti de cette épreuve, il s’empressa d’accourir à toutes les capées où l’on devait mettre à mort un novillo, à toutes les fermes où l’on combattait et où l’on tuait des bêtes.

Le propriétaire de la Rinconada, riche métairie où il y avait de petites arènes, était un enthousiaste qui tenait table ouverte et pailler disponible pour tous les aficionados faméliques qui viendraient l’amuser en combattant son bétail. Juanillo, dans un moment de misère, y alla avec d’autres camarades, pour manger à la santé de l’hidalgo rural, fût-ce au prix de quelques culbutes. Ils arrivèrent à pied, après deux journées de marche ; et le propriétaire, à la vue de cette bande poudreuse, dit solennellement :

– Celui qui se comportera le mieux, je lui paierai son billet pour retourner à Séville en chemin de fer.

Le propriétaire passa deux jours à fumer sur le petit balcon de ses arènes, pendant que les jeunes gars de Séville combattaient ses bouvillons et se faisaient plus d’une fois attraper et piétiner.

– Ça ne vaut rien, farceur ! disait-il, mécontent d’une passe de cape mal exécutée.

Et, quand un des gars demeurait étendu sur le sable, après que le taureau lui avait passé sur le corps :

– Relève-toi donc, grand poltron ! criait-il. On va t’apporter un verre de vin, pour te guérir de la venette.

Le Zapaterin tua un bouvillon si fort au goût du propriétaire que celui-ci le fit asseoir à sa table, au lieu que les camarades restaient dans la cuisine avec les bouviers et les garçons de labour, plongeant la cuiller de corne dans la marmite fumante.

– Tu as gagné ton retour en chemin de fer, mon mignon. Tu iras loin, si le cœur ne te manque pas. Tu as des moyens.

Le Zapaterin, installé dans un compartiment de seconde classe pour revenir à Séville, tandis que sa quadrille faisait la route à pied, se dit qu’une vie nouvelle commençait pour lui et jeta un regard d’envie sur cette immense métairie, sur ces vastes olivaies, sur ces champs de blé, sur ces moulins, sur ces prés à perte de vue, où paissaient des milliers de chèvres et où quantité de taureaux et de vaches ruminaient, immobiles, les pattes ramassées sous le ventre. Quelle richesse ! Ah ! s’il arrivait un jour à posséder un domaine comme celui-là !…

La renommée des hauts faits qu’il avait accomplis dans les novilladas des villages parvint jusqu’à Séville et attira sur lui l’attention de ces amateurs inquiets et insatiables qui espèrent toujours voir un astre naissant éclipser les anciennes étoiles.

– Il paraît que ce garçon-là promet, disaient-ils, quand ils le voyaient passer dans la rue des Serpents, à pas menus, les bras balancés avec affectation. Il faudra le voir sur « le terrain de la vérité ».

Pour eux et pour le Zapaterin, ce terrain était l’arène de Séville. Le gaillard ne demandait pas mieux que de s’y rencontrer face à face avec « la vérité ». Son protecteur avait acheté pour lui un costume de gala passablement défraîchi, défroque d’un espada sans renom. Une course de novillos s’organisa pour une œuvre de bienfaisance, et des amateurs influents, épris de nouveautés, obtinrent qu’on l’admît gratis au programme, en qualité de matador.

Le fils de la señora Angustias ne voulut pas que l’on imprimât sur les affiches ce sobriquet de « Zapaterin », qu’il désirait faire oublier. Pas de sobriquet et moins encore de bas emplois. Il entendait se faire connaître sous son vrai nom de famille, être « Juan Gallardo », et que nul surnom ne rappelât sa trop modeste origine aux grands personnages qui, dans l’avenir, seraient indubitablement ses amis.

Tout le quartier de la Feria vint en masse à la course, avec une ferveur turbulente et patriotique. Les habitants de la Macarena aussi s’intéressèrent à la chose, et les autres faubourgs ouvriers se laissèrent gagner par l’entraînement.

Gallardo « taura », estoqua, fut bousculé par un bicho sans recevoir de blessure, et tint le public dans une anxiété continuelle par son jeu aussi heureux que téméraire. Certains amateurs, dont on respectait les décisions, souriaient de complaisance. Sans doute ce jeune homme avait encore beaucoup à apprendre ; mais il avait du courage et de la bonne volonté, ce qui était l’essentiel.

– Au surplus, il commence à tuer tout de bon, et le voilà enfin sur « le terrain de la vérité ».

Pendant la course, les serviables filles qu’il avait pour amies se démenaient, ivres d’enthousiasme, avec des contorsions d’hystériques, les yeux mouillés de larmes, bavant d’émotion, épuisant en plein jour le vocabulaire des mots amoureux que, d’habitude, elles réservaient pour la nuit. L’une jetait son châle dans l’arène ; une autre, pour faire mieux, y ajoutait sa camisole et son corset ; une troisième allait jusqu’à se dépouiller de sa jupe ; et les spectateurs les empoignaient en riant, pour les empêcher de se précipiter elles-mêmes dans le redondel ou de rester en chemise.

De l’autre côté du cirque, le vieux magistrat souriait dans sa barbe blanche, attendri, admirant béatement la bravoure du « mignon » et le bon air qu’il avait sous le costume de gala. Mais, lorsqu’il vit son protégé roulé par le taureau, il se renversa en arrière comme s’il allait s’évanouir. Ça, c’était trop fort pour lui !

Sur la contre-barrière se rengorgeait le mari d’Encarnación, sœur du jeune matador. C’était un sellier nommé Antonio, établi en boutique dans le faubourg de la Macarena : un homme sérieux, ennemi de la vie de bohème, et qui, épris des grâces de la cigarière, s’était marié avec elle, mais à la condition expresse de n’avoir pas de relations avec ce maleta de Juan. Aussi le jeune Gallardo, offensé de la froide mine que lui faisait son beau-frère, ne s’était-il pas risqué à mettre les pieds dans la boutique et n’avait-il pas cessé de dire « vous » au sellier, chaque fois qu’il l’avait rencontré, l’après-midi, chez la señora Angustias.

– Je vais voir comment on lapidera d’oranges ton voyou de frère, avait dit Antonio à sa femme, en partant pour le cirque.

Et maintenant, de sa place, il acclamait le diestro, l’appelait « Juaniyo », le tutoyait ; et il se gonfla d’orgueil quand le novillero, attiré à force de cris, finit par l’apercevoir et lui répondit en le saluant de son estoc.

– C’est mon beau-frère ! expliquait le sellier, pour se faire admirer de ses voisins. J’ai toujours pensé que ce garçon-là deviendrait quelqu’un dans l’art tauromachique. Ma femme et moi, nous avons beaucoup fait pour lui…

Le retour fut triomphal. La foule se rua sur Juanillo, comme si, dans les démonstrations de son enthousiasme, elle voulait le dévorer. Heureusement que le beau-frère Antonio était là pour mettre de l’ordre, pour couvrir de son corps le jeune homme et pour l’amener jusqu’à la voiture de louage où il s’assit à côté de lui.

Lorsqu’ils arrivèrent au misérable logis du quartier de la Feria, la voiture était suivie d’une foule nombreuse qui, à la façon d’une manifestation populaire, poussait des vivats et faisait sortir les gens sur leurs portes. La nouvelle des succès remportés aux arènes par le diestro était arrivée avant lui, et les habitants accouraient pour le voir de près et pour lui serrer la main.

La señora Angustias et sa fille se tenaient sur le seuil de la maison. Le sellier enleva presque Juan dans ses bras pour le faire descendre de voiture, jaloux de le monopoliser, criant et gesticulant, au nom de la famille, pour empêcher que personne le touchât, comme si c’était un malade.

– Le voici, Encarnación ! dit-il en le poussant vers sa femme. Mieux que Roger de Flor en personne !

Et Encarnación n’eut pas besoin d’en demander davantage : car elle savait que son mari, en vertu de lointaines et confuses lectures, considérait ce personnage historique comme le résumé de toutes les perfections humaines et ne se permettait d’associer son nom qu’à des événements prodigieux.

Des voisins, qui revenaient de la course, félicitèrent galamment la señora Angustias et lui dirent, en contemplant dévotement sa panse volumineuse :

– Bénie soit la mère qui a enfanté un garçon si brave !

Ses amies l’étourdirent de leurs embrassades :

– Quel bonheur !… Et combien ton fils va gagner d’argent !…

Les yeux de la pauvre mère trahissaient l’ahurissement et le doute. Était-ce bien son Juanillo qui faisait ainsi courir les gens d’admiration ? Est-ce qu’ils étaient tous devenus fous ?… Mais soudain elle se précipita sur lui, comme si le passé avait cessé d’être, comme si ses ennuis et ses colères n’avaient été qu’un rêve, comme si elle reconnaissait enfin sa honteuse erreur ; et ses bras énormes et flasques s’enroulèrent au cou du jeune torero, dont une joue fut trempée de ses larmes :

– Mon enfant !… Juaniyo !… Si ton pauvre père te voyait !…

– Ne pleurez pas, mère. Aujourd’hui, c’est jour d’allégresse. Vous allez voir ! Si Dieu veut que j’aie de la chance, je vous logerai dans une belle maison, et vos amies vous regarderont passer en carrosse, et vous porterez un foulard de Manille qui fera écarquiller les yeux à bien des gens…

Le sellier accueillit ces projets de grandeur par des signes d’approbation adressés à sa femme, laquelle n’était pas encore revenue de la surprise que lui causait le changement radical constaté dans les manières de son mari.

– Oui, si ce garçon veut s’en donner la peine, il réalisera tout ce qu’il annonce. Il est extraordinaire. Mieux que Roger de Flor en personne !…

Ce soir-là, dans les cabarets des faubourgs et dans les cafés, on ne parla que de Gallardo :

– Le torero de l’avenir !… Aussi éclatant que les roses !… Un luron qui rabattra le plumet à tous les califes de Cordoue !

Et ces affirmations exprimaient le latent orgueil de Séville, perpétuelle rivale de Cordoue qui n’est pas moins féconde en bons toreros.

À partir de ce jour, l’existence de Gallardo changea du tout au tout. Les jeunes gens de bonne famille le saluaient, le faisaient asseoir avec eux sur la terrasse des cafés. Les bonnes filles, qui jusqu’alors l’avaient nourri et qui avaient pris soin de sa toilette, furent peu à peu écartées avec un aimable dédain. Le vieux protecteur lui-même s’éloigna prudemment, après avoir reçu de son protégé quelques rebuffades, et il reporta sa tendre amitié sur d’autres « petits », qui commençaient.

L’entreprise du cirque recherchait Gallardo, le cajolait comme s’il eût été déjà un homme célèbre. Quand on mettait son nom sur l’affiche, le succès était assuré : salle comble. Le menu peuple applaudissait avec enthousiasme « le gamin de la señora Angustias », prônait sa valeur. La renommée du nouveau matador se répandit bientôt dans toute l’Andalousie.

Dès lors le sellier, sans que personne eût requis ses services, se mêla de tout et se constitua le défenseur des intérêts de son beau-frère. Antonio qui, à l’en croire lui-même, était un homme de tête et fort expérimenté en affaires, voyait déjà le chemin tracé devant lui :

– Ton frère, disait-il à sa femme, le soir, sur l’oreiller du lit conjugal, a besoin d’être assisté d’un homme pratique qui administre ses finances. Crois-tu qu’il ne ferait pas bien de me prendre comme fondé de pouvoir ? Pour lui, ce serait une excellente chose. Mieux que Roger de Flor en personne… Et pour nous…

Le sellier contemplait en imagination les gains énormes qu’allait faire Gallardo, et il songeait aussi aux cinq enfants que lui avait déjà donnés Encarnación, sans compter ceux qui ne manqueraient pas de venir encore : car c’était un époux d’une inlassable et prolifique fidélité. Qui sait si la fortune de l’oncle ne reviendrait pas un jour aux neveux ?…

Pendant un an et demi, Juan tua des novillos sur les meilleures « places » d’Espagne. Sa renommée s’était propagée jusqu’à Madrid, et les amateurs de la capitale furent curieux de connaître « ce gamin de Séville » dont les journaux parlaient si souvent et que préconisaient les connaisseurs andalous.

Gallardo, escorté par un groupe de fervents compatriotes qui résidaient à Madrid, se pavana sur le trottoir de la rue de Séville, près du Café anglais. Les filles de mœurs faciles souriaient de ses galants propos et avaient les yeux fascinés par la lourde chaîne d’or et par les gros diamants qu’il avait acquis avec ses premiers gains ou pris à crédit sur ses gains futurs. Un matador doit, par la parure de sa personne et par les invitations prodiguées à tout le monde, montrer qu’il a de l’argent plus qu’il ne lui en faut. Comme ils étaient loin, les jours où, en compagnie du pauvre Chiripa, il avait vagabondé sur ce même trottoir, craignant la police, contemplant les toreros avec des yeux émerveillés, et recueillant précieusement les bouts de leurs cigares !

À Madrid, la chance favorisa son travail. Il s’y fit des amis. Bientôt un groupe d’enthousiastes se forma autour de lui. On le proclama « le torero de l’avenir » et on s’indigna qu’il n’eût pas reçu encore l’alternative.

– Il va ramasser l’or à la pelle ! disait le beau-frère à Encarnación. Il va devenir archi-millionnaire, pourvu qu’il ne soit pas arrêté par quelque mauvais coup.

La vie de la famille se modifia complètement. Gallardo, qui maintenant fréquentait la jeunesse dorée de Séville, ne permit plus que sa mère continuât d’habiter le taudis des années d’indigence. Si on l’avait écouté, les siens seraient allés se loger dans la plus belle rue de la ville. Mais la señora Angustias, par l’effet de cet amour que les personnes simples éprouvent en vieillissant pour les lieux où s’est écoulée leur jeunesse, voulut rester fidèle au quartier de la Feria.

Ils avaient loué un appartement bien meilleur. La mère ne travaillait plus, et les voisines lui faisaient la cour parce qu’elles trouvaient en elle une prêteuse obligeante, aux heures de dénuement. Juan, outre les lourds et voyants bijoux qui ornaient sa personne, possédait ce qui, pour les toreros, est le luxe suprême : un cheval alezan très vigoureux, avec une selle turque à hauts arçons et une grande mante garnie de houppes multicolores. Enfourchant cette monture, il trottait par les rues sans autre but que de recevoir les compliments de ses amis, lesquels saluaient sa bonne grâce par des olés ! sonores. Pour le moment cela contentait son désir de popularité. D’autres fois, il se joignait à des fils de famille, et la brillante cavalcade s’en allait aux pâturages de Tablada, la veille d’une grande course, pour examiner le bétail que d’autres tueraient.

– Quand j’aurai reçu l’alternative…, répétait-il sans cesse, faisant dépendre de cet événement tous ses plans d’avenir.

Pour l’heure, il ruminait une série de projets dont la réalisation ne manquerait pas d’étonner sa mère, cette pauvre femme ébaubie du bien-être qui s’était brusquement introduit chez elle et dont elle jugeait l’accroissement impossible.

Vint enfin le jour de l’alternative, le jour où Gallardo fut reconnu matador en titre. Un maître célèbre lui céda l’épée et la muleta en plein redondel, dans le cirque de Séville, et la foule demeura muette d’enthousiasme en voyant comment, d’une seule estocade, il jetait bas le premier taureau « régulier » qui se présentait devant lui. Le mois suivant, le diplôme de ce doctorat tauromachique fut contresigné sur la « place » de Madrid, où un autre maître non moins célèbre lui donna pour la seconde fois l’alternative, dans une course où l’on combattait des taureaux de Miura.

Il n’était plus novillero ; il était matador de cartel et figurait sur les affiches à côté de ces vieux espadas qu’il avait admirés comme d’inabordables divinités, lorsqu’il « capait » dans les villages. Il se rappelait avoir attendu l’un d’eux à une station, près de Cordoue, pour lui demander un petit secours, au moment où celui-ci passait dans le train avec sa quadrille ; et il avait pu manger, ce soir-là, grâce à la généreuse fraternité qui existe entre gens de coleta, fraternité en vertu de laquelle un matador au luxe princier allonge un douro et un cigare au voyou sordide qui en est à ses premières capées.

Les engagements commencèrent à pleuvoir sur le nouvel espada. Dans tous les cirques de la péninsule on était curieux de le voir. Les journaux spécialisés popularisaient son portrait et sa biographie, non sans enrichir celle-ci d’épisodes romanesques. Il ne tarderait pas à gagner énormément d’argent.

Le beau-frère accueillait ces succès par des mines revêches et par de sourdes protestations : « Ce garçon-là était un ingrat ! C’était l’histoire de tous ceux qui parvenaient trop vite. Antonio s’était donné tant de peine pour lui, s’était montré si inflexible dans ses pourparlers avec les directeurs, lors des courses de novillos ! » Or, depuis que Juan était « maître », ne s’était-il pas avisé de prendre comme fondé de pouvoir un monsieur qu’il connaissait à peine, un certain don José qui n’était pas de la famille et à qui il témoignait beaucoup d’estime, par la seule raison que c’était un vieil aficionado ?

– Il s’en repentira ! concluait le sellier. On n’a pas deux familles, on n’en a qu’une. Où rencontrerait-il une affection égale à celle des parents qui le connaissent depuis sa plus tendre enfance ? Tant pis pour lui ! Avec moi, il irait comme Roger…

Et il s’interrompait, ravalait la seconde moitié du nom fameux, craignant les moqueries des banderilleros et des aficionados qui fréquentaient le logis du matador et qui avaient fini par remarquer cette adoration historique du sellier.

Gallardo, dans sa bonté de triomphateur, accorda une compensation à Antonio en le chargeant de surveiller les travaux de la maison qu’il faisait bâtir. Carte blanche pour la dépense. L’espada, stupéfait de la facilité avec laquelle l’argent lui venait entre les mains, n’était pas fâché que son beau-frère le volât un peu, et il se plaisait à le dédommager ainsi de ne pas l’avoir pris comme fondé de pouvoir.

Juan allait accomplir le plus cher de ses vœux en construisant une maison pour sa mère. La pauvre femme, qui avait passé sa vie à frotter les planchers des autres, aurait enfin son beau patio à elle, avec des dalles de marbre et des lambris de faïence, de belles pièces meublées comme chez les bourgeois, et des domestiques, beaucoup de domestiques qui la serviraient. Lui aussi, il se sentait attaché par une affection invétérée au quartier où s’était écoulée sa misérable adolescence. Il lui plaisait d’éblouir les gens qui avaient eu sa mère pour femme de ménage, de faire largesse d’une poignée de pesetas, les jours où ils n’avaient plus le sou, à ceux qui, jadis, apportaient chez son père leurs chaussures à réparer ou qui lui donnaient à lui-même une croûte de pain, quand il avait faim. Il acheta donc plusieurs vieilles maisons, notamment celle dont le porche avait abrité le savetier, les fit démolir et commença d’élever une luxueuse bâtisse qui aurait des murs blancs, des grilles de fenêtre peintes en vert, un vestibule revêtu de carreaux émaillés, une cancela de fer ouvragé à travers laquelle on apercevrait le patio et sa fontaine, des galeries à colonnes de marbre entre lesquelles pendraient des cages dorées pleines d’oiseaux chanteurs.

La satisfaction du beau-frère, lorsqu’il se vit pleine liberté pour l’achat des matériaux et pour la surveillance de l’œuvre, fut un peu diminuée par une fâcheuse nouvelle : Gallardo avait une fiancée. Le matador courait alors l’Espagne, voyageant d’une plaza à une autre, lançant des estocades et recevant des ovations ; mais, presque tous les jours, il écrivait à une certaine jouvencelle du quartier, et, pendant les brefs loisirs que lui laissait l’intervalle de deux courses, il quittait ses collègues et prenait le train pour venir à Séville « plumer la dinde » avec elle.

– Voyez-vous ça ? grondait le sellier scandalisé, en s’adressant à sa femme et à sa belle-mère. Avoir une fiancée sans en souffler mot à la famille, comme si la famille n’était pas pour un chacun le seul endroit de ce monde où l’on puisse trouver une affection sincère ! Monsieur veut se marier. Apparemment il est fatigué de nous. Quel dévergondage !…

Encarnación approuvait les récriminations de son mari par d’énergiques renfrognements de son beau et farouche visage, contente de pouvoir dire ce qu’elle pensait au sujet de ce frère dont la chance lui inspirait une secrète envie. « Oui, Juan avait toujours été un pas grand-chose ! Qui se ressemble s’assemble… »

Mais la mère protestait :

« Quant à ça, non ! Je la connais, moi, cette jeune fille, et sa brave femme de mère a été ma compagne à la Fabrique… Propre comme l’or, bien élevée, honnête, ayant bonne façon. J’ai déjà dit à Juan que, pour ce qui est de moi… Et le plus tôt sera le mieux !

Cette fille était orpheline et habitait chez des oncles qui possédaient un petit magasin de comestibles dans le quartier. Son père, ancien marchand de spiritueux, lui avait laissé deux maisons dans le faubourg de la Macarena.

– C’est peu, disait la señora Angustias. Mais, en somme, la petite ne vient pas toute nue : elle fournit son apport… Et pour la couture ? Jésus ! il faut voir ces menottes qui valent de l’or. Comme elle brode le linge ! Comme elle prépare son trousseau !…

Juan se souvenait vaguement d’avoir joué avec elle dans son enfance, près du porche où travaillait le savetier, tandis que les deux mères bavardaient. Vive, sèche et brune comme un lézard de muraille, elle avait des yeux de bohémienne où la prunelle et l’iris, d’une même teinte, étaient plus noirs qu’une goutte d’encre, avec la cornée d’un blanc bleuâtre et le larmier d’un rose pâle. En courant, aussi agile qu’un garçon, elle montrait des jambes fines comme des roseaux, et ses cheveux s’ébouriffaient sur sa tête en mèches rebelles et tortillées, pareilles à des serpents noirs. Ensuite Juan l’avait perdue de vue, et, au temps où il était novillero et commençait à se faire un nom, il avait été plusieurs années sans la rencontrer.

Ils se retrouvèrent un jour de Fête-Dieu. C’est une des rares solennités où les femmes, retenues ordinairement chez elles par une paresse orientale, sortent dans la rue comme des Mauresques en liberté, avec une mantille de blonde et des œillets piqués sur la poitrine. Gallardo vit une jeune fille assez grande, élancée et robuste à la fois, la taille bien prise entre les courbes amples et fermes de hanches qui dénotaient toute la vigueur de la chair printanière. La face, d’une pâleur de riz, se colora à l’aspect du diestro, et les yeux lumineux se dissimulèrent sous les longs cils.

« Cette gachi-là me connaît, pensa Gallardo avec fatuité. Sûrement elle m’a vu au cirque. »

Il suivit la jeune fille, qui était chaperonnée par sa tante, et, lorsqu’il eut appris que c’était Carmen, la compagne de son enfance, il fut agréablement étonné par l’extraordinaire métamorphose du lézard brun de jadis.

Ils s’amourachèrent l’un de l’autre, se fiancèrent ; et tout le voisinage parla de leurs amours, que l’on considérait comme flatteuses pour le quartier.

– Je suis comme ça, disait Gallardo à ses admirateurs, en prenant un air de bon prince. Je ne veux pas imiter les toreros qui, en se mariant avec des demoiselles, n’épousent que des chapeaux, des plumes et des falbalas. Moi, je préfère celles de ma classe : joli foulard, belle tournure, gentil corps. Olé !

Les amis, enthousiasmés, faisaient l’apologie de la fille :

– Une prestance de reine, certains reliefs à rendre les gens fous. Et quelle chute de reins !…

Mais alors le torero fronçait les sourcils : « Assez de plaisanteries, n’est-ce pas ? Moins on parlerait de Carmen et mieux cela vaudrait. »

La nuit, tandis qu’il causait avec elle par la grille d’une fenêtre et contemplait cette face de Mauresque encadrée par des pots de fleurs, le garçon d’un cabaret voisin se présentait devant eux avec deux verres de manzanilla posés sur un plateau. C’était l’envoyé qui venait « percevoir le loyer » selon l’usage traditionnel qui permet de faire cette galanterie aux fiancés, quand ils se parlent à la grille. Le torero buvait un verre, offrait l’autre à Carmen ; puis il ordonnait au garçon :

– Dis à ces messieurs que je les remercie bien et que je viendrai tout à l’heure. Dis aussi au patron qu’il ne reçoive pas d’argent et que Juan Gallardo paiera tout. »

Et, dès qu’il avait fini de jaser avec sa belle, il entrait au cabaret, où l’attendaient ceux qui lui avaient fait la galanterie, tantôt des gens de connaissance, tantôt des inconnus qui désiraient boire un verre avec l’espada.

Au retour de la première tournée qu’il fit comme matador de cartel, il passa les nuits d’hiver à la fenêtre de Carmen, enveloppé dans sa cape à petit collet, gracieuse et pompeuse, en drap verdâtre, avec des chamarrures et des arabesques brodées de soie noire.

– On me dit que tu bois beaucoup, soupirait Carmen, la face collée contre les barreaux.

– Allons donc !… Des politesses que me font les amis et qu’il faut bien leur rendre… Et puis, vois-tu, un torero est un torero, et il ne peut pas vivre comme un frère de la Merci.

– On me dit que tu vas avec de mauvaises femmes.

– Mensonges ! C’était autrefois, quand je ne te connaissais pas… Ah ! les gredins ! je voudrais bien savoir quelles sont les carognes qui te soufflent de semblables choses !

– Et quand nous marions-nous ? continuait-elle, coupant court par cette demande à l’indignation de son fiancé.

– Quand ma maison sera terminée, et plût à Dieu que ce fût demain ! Mon polichinelle de beau-frère n’en finit pas. Le fripon y trouve son profit et s’endort volontiers sur la besogne.

– Lorsque nous serons mariés, je mettrai ordre à cela. Tu verras que tout ira bien. Tu verras comme ta mère m’aime…

Et ces dialogues se prolongeaient, en attendant le mariage dont parlait tout Séville. L’oncle et la tante de Carmen s’entretenaient de l’affaire avec la señora Angustias, toutes les fois qu’ils la rencontraient ; et néanmoins c’était à peine si le torero mettait les pieds au logis de sa fiancée, comme si une terrible prohibition lui en eût interdit la porte. Les deux amoureux préféraient se voir à la fenêtre, conformément à l’usage.

L’hiver s’écoula. Gallardo montait à cheval et allait chasser dans les propriétés de quelques richards, qui le tutoyaient d’un air protecteur. Il lui fallait conserver son agilité corporelle par un exercice incessant, pour l’époque où recommencerait la saison des courses. Il avait peur de perdre ses « moyens », c’est-à-dire sa force et sa légèreté.

Celui qui faisait la plus infatigable propagande pour la gloire de Gallardo, c’était don José, le monsieur qui lui servait de fondé de pouvoir et qui l’appelait « son matador ». Don José intervenait dans tous les actes de Gallardo et s’attribuait sur lui des droits supérieurs à ceux de la famille elle-même. C’était un particulier qui vivait de ses rentes, sans autre occupation que de causer taureaux et toreros. Pour lui, les courses étaient la seule chose intéressante qu’il y eût au monde et il divisait les peuples en deux catégories : d’une part, les nations privilégiées qui possèdent des arènes tauromachiques ; d’autre part, celles, trop nombreuses, où il n’y a ni soleil, ni gaieté, ni bon manzanilla, et qui sont d’autant plus à plaindre qu’elles se font l’illusion d’être fortunées et puissantes, quoiqu’il ne leur soit pas même donné de voir une mauvaise course de novillos.

Il apportait à sa passion l’énergie d’un guerrier et la foi d’un inquisiteur. Bedonnant mais encore jeune, chauve avec une barbe blonde, ce père de famille, jovial et aimant à rire dans la vie ordinaire, était féroce et irréductible sur les gradins du cirque, lorsque ses voisins exprimaient des opinions différentes de la sienne. Il se sentait capable de se battre avec toute l’assistance pour défendre un torero ami, et il troublait les applaudissements du public par des protestations imprévues, quand ces applaudissements s’adressaient à un torero qui n’avait pas eu la chance de gagner son affection.

Il avait été officier de cavalerie, par goût des chevaux plutôt que par goût de la guerre. Son embonpoint et sa passion pour les taureaux lui avaient fait quitter le service ; et maintenant il passait l’été à voir des courses, l’hiver à en parler.

Être le guide, le mentor, le fondé de pouvoir d’un espada !… Lorsque cette ambition lui vint, tous les « maîtres » avaient déjà le leur, et l’apparition de Gallardo fut pour lui une bonne fortune. Au moindre doute exprimé sur les mérites de « son matador », il s’empourprait de colère, et la discussion tauromachique prenait tout de suite la forme d’un démêlé personnel. Il comptait comme une action d’éclat le fait d’avoir assailli à coups de canne, dans un café, deux aficionados ignares qui reprochaient au nouvel espada d’être trop hardi.

Le papier imprimé lui semblait insuffisant pour proclamer la gloire de Gallardo, et, les matins d’hiver, il allait se poster sur le coin d’un trottoir chauffé par un rayon de soleil, à l’entrée de la rue des Serpents, lieu où passaient souvent quelques-uns de ses amis.

– Parfaitement ! Il n’y a qu’un homme ! disait-il à haute voix, comme s’il se parlait à lui-même, en feignant de ne pas voir les personnes qui s’approchaient. Le premier homme du monde ! Et, si quelqu’un prétend le contraire, il n’a qu’à me le dire… Oui, l’unique !

– Qui est-ce ? demandaient les amis, gouailleurs, en faisant semblant de ne pas comprendre.

– Qui c’est ?… Juan, naturellement !

– Quel Juan ? »

Ici, geste de surprise et d’indignation :

– Quel Juan ?… Est-ce qu’il y a plusieurs Juan, par hasard ?… Il s’agit de Juan Gallardo !

– Ma parole ! on dirait que c’est toi qui vas l’épouser !…

Un instant après, voyant arriver d’autres amis, il oubliait ces mauvais plaisants et se mettait à redire :

– Parfaitement ! Il n’y a qu’un homme ! Le premier homme du monde ! Et si quelqu’un prétend le contraire, il n’a qu’à ouvrir le bec : je suis là pour lui répondre !

Le mariage de Gallardo ne fut pas une médiocre fête. À cette occasion, on inaugura la maison neuve, dont le sellier était si fier qu’il en montrait le patio, les colonnes, les revêtements de faïence, comme si tout cela eût été l’œuvre de ses mains.

La bénédiction nuptiale fut donnée à San Gil, devant la Vierge de l’Espérance, dite Vierge de la Macarena. À la sortie de l’église, le soleil fit resplendir les fleurs exotiques et les oiseaux peinturlurés des centaines de châles à dessins chinois dans lesquels étaient drapées les amies de l’épousée. Un député avait été « parrain du mariage ». Parmi les feutres blancs et noirs des confrères invités, on remarquait les luisants chapeaux à haute forme du fondé de pouvoir et d’autres personnages admirateurs de Gallardo. Ils souriaient tous, flattés de la caresse de popularité qui les frôlait, tandis qu’ils marchaient à côté de l’espada.

À la porte de la maison, il y eut distribution d’aumônes pendant toute la journée. Des pauvres étaient même venus des villages voisins, attirés par le bruit de ce fameux mariage.

On fit grande ripaille dans le patio. Des photographes prirent des « instantanés » pour les journaux de Madrid : car la noce de Gallardo était un événement national. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, les guitares jouèrent sur un ton plaintif, accompagnées par des battements de mains et par le cliquetis des castagnettes. Les filles, bras en l’air, frappaient de leurs petits pieds les dalles de marbre, tandis qu’autour de leur joli corps les jupes et les châles tournoyaient au rythme des sevillanas . On débouchait par douzaines les bouteilles des généreux vins andalous ; on se passait de main en main les verres du chaud jerez, du capiteux montilla , du pâle et parfumé manzanilla de Sanlucar.

Tout le monde était ivre, mais d’une ivresse douce, tranquille et mélancolique, qui ne se manifestait que par le soupir et par le chant. Quelquefois, plusieurs personnes se mettaient à entonner en même temps des chansons tristes, qui ne parlaient que de bagnes, de meurtres, et aussi de la « pauvre mère », cette éternelle muse du chant populaire en Andalousie.

Les derniers invités se retirèrent à minuit, et les jeunes époux demeurèrent seuls dans leur maison avec la señora Angustias. Le sellier, en partant avec sa femme, eut un geste de désespoir. Ivre, il était au surplus furieux, parce que personne n’avait pris garde à lui, ce jour-là. « Il était quelqu’un, pourtant ! N’appartenait-il pas à la famille ? »

– Ils nous chassent, Encarnación ! Cette sainte nitouche, avec sa face de Vierge de l’Espérance, va être maîtresse de tout, et il ne restera pas ça pour nous autres ! Tu vas voir la maison s’emplir de marmots !…

Et le prolifique mari s’indignait à l’idée de la postérité qu’allait avoir l’espada, de cette postérité qui ne viendrait au monde que pour nuire à la sienne propre.

Mais une année se passa sans que les prédictions du señor Antonio parussent en voie de s’accomplir. Gallardo et Carmen se montraient dans toutes les fêtes avec le faste et l’élégance d’un jeune couple riche et admiré : elle, avec des châles qui arrachaient des cris d’admiration aux femmes pauvres ; lui, étalant ses diamants et toujours prêt à tirer son porte-monnaie, soit pour payer quelque chose aux amis, soit pour faire l’aumône aux mendiants qui accouraient par bandes. Les gitanas, cuivrées et bavardes comme des sorcières, assiégeaient Carmen de leurs prophéties heureuses : « Que Dieu la bénît ! Elle allait avoir un poupon, un churumbel plus beau que le soleil. Cela se connaissait au blanc de ses yeux. Déjà elle était quasi à moitié chemin…

Mais Carmen, baissant les paupières, rougissait en vain de plaisir et de pudeur ; en vain l’espada se redressait, fier de ses œuvres. L’enfant attendu n’arrivait pas.

Une seconde année se passa encore sans que le ménage vît ses espérances réalisées. La señora Angustias s’attristait, lorsqu’on lui parlait de ces déceptions. Sans doute elle avait d’autres petits-fils, les enfants d’Encarnación, lesquels, sur la recommandation expresse du sellier, demeuraient toute la journée chez leur grand-mère et s’efforçaient de plaire en tout à monsieur leur oncle. Mais, désireuse de réparer ses duretés d’autrefois par l’ardeur de la tendresse qu’elle vouait aujourd’hui à Juan, elle aurait voulu un petit-fils de lui, pour l’élever à sa mode et pour reporter sur ce chérubin tout l’amour qu’elle n’avait pas accordé à la malheureuse jeunesse du père.

– Je sais ce que c’est ! disait tristement la vieille. Carmen a trop d’inquiétudes. Il faut la voir, cette pauvre créature, pendant que Juan est à courir par le monde !…

L’hiver, dans la morte saison, quand le torero demeurait chez lui ou se rendait à la campagne pour des « essais » de bouvillons et pour des parties de chasse, tout allait bien. Alors Carmen était heureuse : car elle savait que son mari ne courait aucun risque. Aussi riait-elle à tout propos et son visage s’animait-il des couleurs de la santé. Mais, dès que revenait le printemps et que Juan repartait pour toréer dans les plazas d’Espagne, la pauvre femme, pâle et souffrante, était prise d’une invincible langueur, et, à la moindre allusion, ses yeux s’agrandissaient d’effroi, s’emplissaient de larmes.

– Il a soixante-douze courses cette année ! disaient les familiers de la maison, parlant des engagements de Juan. Personne n’est aussi recherché que lui.

Et Carmen souriait avec une mine désolée. Soixante-douze après-midi d’angoisse où elle serait comme un condamné en chapelle désirant et redoutant à la fois l’arrivée du télégramme ! Soixante-douze journées de terreur, de dévotions affolées par la crainte superstitieuse qu’un mot omis dans une prière pût influer sur le sort de l’absent ! Soixante-douze journées de cruel étonnement à vivre dans une maison paisible, à voir autour de soi les visages accoutumés, à sentir l’existence suivre son cours habituel, doux et calme comme s’il ne se passait rien d’extraordinaire dans le monde, à entendre les neveux de son mari jouer dans le patio et le marchand de fleurs chanter dans la rue sa marchandise, tandis que, là-bas, là-bas, dans des villes inconnues, son cher Juan, sous des milliers d’yeux, luttait contre des bêtes féroces et voyait la mort effleurer sa poitrine à chaque mouvement du chiffon rouge qu’il tenait au poing !

Ah ! ces jours de course, jours de fête où le ciel paraissait plus beau, où la rue, déserte en semaine, résonnait sous les pas des promeneurs du dimanche, où, dans le cabaret d’à côté, les guitares bourdonnaient, accompagnées de chansons et de battements de mains ! Carmen, elle, pauvrement vêtue, la mantille abaissée sur les yeux, sortait de chez elle pour fuir ses mauvais rêves et allait se réfugier dans les églises. Sa foi simple, que l’inquiétude peuplait de vagues superstitions, la faisait errer d’autel en autel, selon que, dans sa confiance inquiète, elle attribuait momentanément plus ou moins de miraculeuse efficacité à telle ou telle image sainte.

Certains jours, elle entrait à San Gil, l’église populaire qui avait vu le meilleur moment de son existence ; et elle s’agenouillait devant la Vierge de la Macarena, contemplait longuement la face brune de la statue aux yeux noirs et aux longs cils, de cette statue à laquelle, disait-on, elle-même ressemblait. Elle se fiait à cette Vierge : ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait Notre-Dame de l’Espérance, et sûrement, à cette heure, la Macarena protégeait Juan par sa divine intercession.

Mais bientôt l’incertitude et la crainte se faisaient jour à travers cette croyance et la déchiraient. La Vierge n’était qu’une femme, et les femmes peuvent si peu de chose ! Leur destin est de souffrir et de pleurer, comme elle-même pleurait pour son mari, comme celle-là pleurait pour son fils. Il fallait se recommander à des puissances plus fermes, il fallait implorer le secours d’une protection plus vigoureuse. Et alors, avec l’égoïsme de la douleur, elle abandonnait sans scrupule la Macarena, comme on néglige une amitié inutile. La fois suivante, elle s’en allait à l’église de San Lorenzo, pour y trouver Notre-Seigneur Jésus du Grand Pouvoir, l’homme-Dieu couronné d’épines, portant sa croix sur ses épaules, tout en sueur et tout en larmes, œuvre que Montañés a su rendre effrayante.

La dramatique tristesse du Nazaréen trébuchant contre les pierres et accablé sous le poids de la croix semblait consoler la pauvre femme. Ce titre vague et magnifique la tranquillisait. Si le Dieu vêtu de velours violet et de broderies d’or daignait écouter ses soupirs, ses oraisons dites à la hâte, avec une vertigineuse rapidité, de telle sorte que le plus grand nombre possible de paroles fût prononcé dans le moins de temps possible, elle était sûre que Juan sortirait sain et sauf de l’arène où il « taurait » en ce moment-là. D’autres fois aussi, elle donnait de l’argent à un sacristain qui lui allumait des cierges, et elle passait des heures à contempler le reflet des petites flammes rouges qui miroitaient sur la statue, croyant voir sur cette face vernie, dans ces alternances d’ombres et de lumière, des sourires de consolation, des signes de bienveillance qui lui présageaient du bonheur.

Le Seigneur du Grand Pouvoir ne la trompait pas. Lorsqu’elle rentrait à la maison, elle y trouvait le petit papier bleu, qu’elle ouvrait d’une main tremblante : – « Rien de nouveau. » – Et enfin elle pouvait respirer, elle pouvait dormir, comme le condamné délivré pour quelque temps de la crainte d’une mort immédiate. Mais, deux ou trois jours plus tard, il lui fallait recommencer à subir le supplice de l’incertitude, la torture de l’inconnu.

Quelquefois, poussée par la solidarité de la douleur, elle allait voir les femmes des toreros qui appartenaient à la quadrille de Juan, comme si ces femmes pouvaient lui donner des nouvelles.

La femme du Nacional, qui tenait un cabaret dans le faubourg, accueillait l’épouse du matador avec tranquillité et s’étonnait de ces craintes : « Pour ce qui la concernait personnellement, elle était habituée à cette existence-là. Son mari devait aller bien, puisqu’il n’envoyait pas de nouvelles. Les télégrammes coûtaient cher, et un banderillero ne gagne pas gros. Puisque les marchands de journaux ne criaient pas d’accident, on devait en conclure que rien de fâcheux n’était arrivé. » Et elle continuait à s’occuper de son débit, comme si l’inquiétude ne pouvait s’infiltrer dans sa sensibilité imperméable.

D’autres fois, passant le pont, Carmen allait au faubourg de Triana, chez la femme de Potaje, le picador. C’était une espèce de gitana qui vivait dans une masure semblable à un poulailler, au milieu de marmots sales et cuivrés qu’elle terrorisait par ses cris de stentor. La visite de l’épouse du chef l’emplissait d’orgueil ; mais les alarmes de Carmen la faisaient presque rire. « Il ne fallait pas avoir peur. Les toreros à pied se tiraient toujours d’affaire, et le señor Juan Gallardo avait beaucoup de bonheur dans les attaques. En somme, les taureaux ne tuaient pas souvent l’espada. Ce qu’il y avait de terrible, c’étaient les chutes de cheval. On ne savait que trop comment finissaient tous les picadors, après une vie d’effroyables culbutes : celui qui ne mourait pas sur place d’un accident imprévu et foudroyant, terminait ses jours dans la folie. Ainsi mourrait le pauvre Potaje ; et il aurait enduré tout ça pour une poignée de douros, tandis que d’autres… »

Cette dernière phrase, elle ne la prononçait pas ; mais ses yeux exprimaient une protestation intérieure contre les injustices du sort et contre ces beaux garçons qui, dès qu’ils empoignaient une épée, accaparaient les bravos, la popularité et l’argent, sans courir plus de risques que n’en couraient leurs humbles auxiliaires.

Peu à peu Carmen s’accoutuma à sa situation. Les cruelles attentes des jours de courses, les visites à la Vierge et aux saints, les scrupules superstitieux, elle accepta tout cela comme autant de choses qui faisaient nécessairement partie de son existence. D’ailleurs, la chance persistante de son mari et les continuelles conversations qui se tenaient à la maison sur les péripéties des combats, la familiarisaient avec le péril. À la longue, le taureau sauvage devint pour elle un animal bonasse et noble, venu au monde tout exprès pour donner richesse et gloire à ceux dont le métier était de l’occire.

Jamais elle n’assistait à une course de taureaux. Depuis l’après-midi où elle avait vu son futur mari débuter dans la novillada, elle n’était pas retournée au cirque. Elle sentait qu’elle n’aurait pas le courage de regarder ce spectacle, même si Gallardo n’y jouait aucun rôle. Elle s’évanouirait de terreur à voir d’autres hommes affronter le péril, vêtus du même costume que son Juan.

Après trois ans de mariage, l’espada fut blessé à Valence. Carmen n’en fut pas informée tout de suite. Le télégramme arriva à son heure, portant l’habituel « Rien de nouveau » ; et cela se fit par une délicate attention de don José, le fondé de pouvoir, qui alla tous les jours chez Carmen, qui recourut à d’habiles tours de passe-passe pour lui épargner le chagrin de lire les récits des journaux, et qui réussit à empêcher, pendant une semaine entière, qu’elle apprit la fâcheuse aventure.

Lorsque Carmen, par l’indiscrétion de quelques voisines, sut ce qui était arrivé, elle voulut aussitôt prendre le train et courir près de son mari : car elle s’imaginait qu’il était abandonné de tout le monde et qu’il manquait de soins. Mais cela ne fut pas nécessaire. Au moment où elle allait partir, le matador arriva, pâle en raison du sang qu’il avait perdu, condamné à tenir longtemps une jambe immobile, mais affectant d’être allègre et gaillard, parce qu’il voulait tranquilliser sa famille. Dès lors la maison fut comme un sanctuaire, et des centaines de personnes traversèrent avec recueillement le patio pour venir saluer « le premier homme du monde ». Celui-ci, assis dans un fauteuil de jonc, la jambe allongée sur un tabouret, fumait paisiblement, comme si sa chair n’avait pas été labourée par une atroce blessure.

Le docteur Ruiz, qui l’avait ramené à Séville, déclara qu’il serait guéri dans un mois. La vigueur de cet organisme l’étonnait. Pour lui, en dépit de sa longue pratique de chirurgien, la facilité avec laquelle se guérissaient les toreros demeurait un mystère. La corne souillée de sang et d’excréments, souvent déchiquetée à l’extrémité en menues échardes, brisait les chairs, les lacérait, les perforait, de telle sorte que c’était tout à la fois une blessure pénétrante, une contusion, un arrachement. Et néanmoins ces plaies horribles se guérissaient plus vite que les blessures ordinaires.

– Comment cela se fait-il ? disait le vieux chirurgien, d’un air perplexe. Je ne sais pas. C’est un prodige. Ou ces gaillards-là ont des muscles de chien, ou la corne, avec toutes ses immondices, garde une vertu curative que nous ignorons…

Quelque temps après, Gallardo recommença de combattre, et, contrairement à ce qu’avaient prédit ses ennemis, son accident ne refroidit en rien ses ardeurs de matador.

Au bout de quatre ans de mariage, l’espada fit une grande surprise à sa femme et à sa mère. Ils allaient devenir propriétaires, mais propriétaires en grand, ayant à eux des terres dont on ne voyait pas le bout, avec des olivaies, des moulins, de nombreux troupeaux : – un domaine aussi beau que celui des plus riches messieurs de Séville. – Gallardo était comme tous les toreros, qui ne rêvent que d’être propriétaires terriens, d’avoir des chevaux et des centaines de bœufs. La richesse urbaine, les valeurs de bourse ne les tentent guère, et ils n’y entendent rien ; mais le taureau les fait penser aux verts pâturages, le cheval leur rappelle la campagne. La nécessité continuelle du mouvement et de l’exercice, la chasse et la marche, pendant les mois d’hiver, les poussent à désirer la possession du sol. Pour Gallardo, on n’était riche qu’à la condition d’avoir une métairie et beaucoup de bétail. De ses années de misère, où il cheminait à pied sur les routes, parmi les cultures et les fermes, il gardait la fervente envie de posséder des lieues et des lieues d’un terrain qui lui appartiendrait et qui serait enclos de barbelés, afin d’en interdire l’accès au reste des hommes.

Son fondé de pouvoir connaissait ce désir. C’était lui qui se démenait pour les intérêts de Gallardo, qui touchait l’argent dû par les entrepreneurs de courses, qui en dressait des comptes qu’il essayait vainement d’expliquer à son matador.

– Je n’entends rien à ces chansons-là ! déclarait Gallardo, fier de son ignorance. Je ne sais que tuer des bichos. Faites ce qu’il vous plaira, don José. J’ai confiance en vous ; je suis sûr que vous ferez pour le mieux.

Et don José, qui ne s’occupait guère de ses propres biens et qui en abandonnait l’administration aux soins peu expérimentés de sa femme, s’inquiétait jour et nuit de la fortune de son matador et plaçait les fonds de celui-ci avec une âpreté d’usurier, pour en tirer le plus gros revenu possible. Un jour, il aborda gaiement son protégé.

– J’ai trouvé ce que tu souhaitais. Un domaine grand comme le monde, et à très bon marché. Une occasion superbe ! La semaine prochaine, nous signerons le contrat.

Gallardo voulut savoir le nom et la situation du domaine.

– C’est la Rinconada, où tu as « tauré » dans ta jeunesse.

Tous les vœux du matador étaient comblés.

Lorsque Juan Gallardo, en compagnie de sa femme et de sa mère, vint prendre possession du domaine, il leur montra le pailler où il avait couché avec ses compagnons de misère, la pièce où il avait mangé à la table du fermier, la petite arène où il avait estoqué un bouvillon, gagnant ainsi pour la première fois le droit de voyager en chemin de fer sans être réduit à se cacher sous les banquettes.

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