IV

En hiver, lorsque Gallardo n’était pas à sa ferme de la Rinconada, un cercle d’amis se réunissait chez lui, après le repas du soir, dans la salle à manger.

Les premiers à venir étaient toujours le sellier et sa femme, lesquels, au surplus, avaient à demeure deux de leurs enfants dans la maison du matador. Carmen, comme si le silence de cette vaste maison lui pesait et qu’elle tâchât d’oublier ainsi sa stérilité, gardait volontiers près d’elle les derniers-nés d’Encarnación. Ces bambins, tant par tendresse naturelle que sur l’expresse recommandation de leurs parents, ne cessaient de câliner la belle tante et le généreux oncle, de les embrasser, de ronronner sur leurs genoux comme de petits chats.

Encarnación, aussi lourde maintenant que sa mère, avec un ventre déformé par les continuelles grossesses, avec des lèvres où l’âge commençait à mettre des moustaches, souriait servilement à sa belle-sœur, tout en geignant du mal que lui donnaient ses mioches. Mais, avant même que Carmen pût répondre un mot, le sellier intervenait :

– Ne les gronde pas, ma femme ! Ils aiment tant leur oncle et leur tante ! La petite surtout : elle ne peut pas vivre sans sa tiita Carmen… »

Et les deux bambins habitaient là comme sous leur propre toit, devinant, dans leur malice enfantine, ce que le père et la mère attendaient d’eux, exagérant les cajoleries et les mignardises pour ces parents riches dont ils entendaient tout le monde parler avec respect. Dès que l’on avait fini de souper, ils baisaient la main de la señora Angustias et de leurs parents, se jetaient au cou de Gallardo et de sa femme, et quittaient la salle à manger pour aller au lit.

La grand-mère occupait un fauteuil au haut bout de la table. Quand l’espada avait des invités – et c’étaient presque toujours des gens d’une certaine situation sociale – la bonne maman ne voulait pas s’asseoir à la place d’honneur. Mais Gallardo protestait :

– Allons, petite mère ! La présidence vous appartient de droit. Asseyez-vous ici, ou nous ne nous mettons pas à table.

Et il lui offrait le bras, la conduisait à son fauteuil, lui prodiguait les plus affectueuses caresses, comme s’il voulait la dédommager ainsi du tourment qu’il lui avait causé au temps de sa jeunesse.

Lorsque le Nacional, dans la soirée, venait passer une heure chez le « maître », un peu avec le sentiment d’accomplir un devoir de subordonné, le cercle s’animait. Gallardo, vêtu d’une riche zamarra , comme un propriétaire campagnard, la tête nue et la coleta plaquée jusque sur le front, accueillait son banderillero avec une amabilité gouailleuse. « Que disaient les aficionados ? Quels mensonges faisait-on circuler ? Comment marchait l’affaire de la République ? »

– Garabato, donne donc à Sebastián un verre de vin.

Mais le Nacional repoussait cette politesse : « Pas de vin : il n’en buvait jamais. C’était la faute du vin, si la classe ouvrière était déplorablement arriérée… »

Sur ce, tout le monde éclatait de rire, comme si le banderillero avait dit un mot très plaisant auquel chacun s’attendait. Et Sebastián commençait à débiter ses rengaines.

Le seul qui demeurât silencieux, les yeux hostiles, c’était le sellier. Il haïssait le Nacional, en qui il voyait un ennemi. Sebastián, lui aussi, en honnête et fidèle époux, était prolifique, et un essaim de moutards bourdonnait dans le cabaret autour des jupons de la mère. Les deux plus jeunes avaient eu pour parrain et pour marraine Gallardo et Carmen, de sorte que l’espada et le banderillero étaient alliés par le compérage.

« Cet hypocrite ! Il amenait tous les dimanches chez le matador les deux filleuls habillés de leurs meilleures nippes, pour baiser la main de leur parrain et de leur marraine ! » Et le sellier pâlissait d’indignation, chaque fois que les enfants du Nacional recevaient un cadeau. « Ils venaient voler ses enfants à lui ! Ce fripon-là était capable de s’imaginer qu’une partie de la fortune de Gallardo reviendrait aux filleuls ! Ah ! le voleur ! Un homme qui n’était pas de la famille !… »

Quand le sellier n’accueillait pas les discours du Nacional par un silence maussade et par des regards de haine, il essayait de le mortifier en déclarant qu’à son avis ce que l’on devrait faire, et tout de suite, ce serait de fusiller quiconque répandait parmi le peuple des idées fausses et subversives : car c’était un danger pour les honnêtes gens.

Le Nacional avait dix ans de plus que son chef. À l’époque où Juan commençait à combattre dans les « capées », Sebastián était déjà banderillero dans des « quadrilles de cartel ». Puis il avait fait une tournée en Amérique, avait tué des taureaux à Lima. Au commencement de sa carrière, il avait joui d’une certaine popularité, parce qu’il était jeune et agile. Lui aussi, pendant quelques mois, il avait été « le torero de l’avenir » ; et les amateurs de Séville, les yeux fixés sur lui, espéraient qu’il éclipserait les matadors des autres provinces. Mais cela dura peu. Lorsqu’il revint d’Amérique, d’où il rapportait le prestige de lointains et nébuleux exploits, la foule se précipita au cirque de Séville pour voir comment il tuait. Malheureusement, dans cette épreuve décisive, « le cœur lui faillit », comme disent les aficionados. Il planta les banderilles avec assurance, en travailleur sérieux qui accomplit consciencieusement sa besogne ; mais, quand il s’agit de tuer, l’instinct de la conservation, plus fort que la volonté, le retint à distance de la bête, et il ne profita pas des avantages que lui donnaient sa haute stature et la vigueur de son bras.

Le Nacional renonça donc aux plus hautes gloires de la tauromachie. Il serait banderillero, pas davantage. Il se résignerait à n’être qu’un prolétaire de son art, à demeurer sous la dépendance de « maîtres » plus jeunes, à gagner seulement un maigre salaire de péon, qui lui permettrait de faire vivre sa famille et d’amasser les quelques économies nécessaires pour entreprendre un petit commerce. Son honnêteté et ses bonnes mœurs étaient proverbiales dans le monde de la coleta. La femme de son chef l’aimait beaucoup et voyait en lui une espèce d’ange gardien qui veillait sur la fidélité du matador. En été, lorsque Gallardo, après avoir dépêché plusieurs taureaux, entrait avec tous ses hommes dans le café chantant d’une ville de province, impatient de s’amuser et de faire la débauche, le Nacional restait muet et grave au milieu des chanteuses en robe de gaze, aux lèvres et aux yeux maquillés, tel un Père du désert au milieu des courtisanes d’Alexandrie. Ce n’était pas qu’il se scandalisât ; mais il pensait à sa femme et à ses marmots qui l’attendaient là-bas, à Séville. Pour lui, toutes les imperfections et tous les vices du monde résultaient du défaut d’instruction, et sûrement ces pauvres chanteuses ne savaient ni lire ni écrire. C’était son cas, à lui aussi ; et ce défaut, auquel il attribuait sa propre insignifiance et l’étroitesse de sa cervelle, lui paraissait être l’explication suffisante de toutes les misères et de toutes les turpitudes qui existent en ce monde.

Au temps de sa jeunesse, il avait été ouvrier dans une fonderie, et, comme membre actif de l’Internationale des travailleurs, il avait écouté assidûment les compagnons de son métier, qui, plus heureux que lui, pouvaient lire à haute voix ce que disaient les journaux dévoués au bien du peuple. À l’époque de la milice nationale, il avait joué au soldat, figurant dans les bataillons qui portaient le bonnet rouge, symbole de leur intransigeance fédéraliste. Il avait passé des journées entières devant ces tribunes élevées sur les places publiques, où les clubs décidaient de siéger en permanence et où les orateurs se succédaient du matin au soir, pérorant avec une andalouse faconde sur la divinité de Jésus-Christ et sur le renchérissement des objets de première nécessité, jusqu’à l’heure où, la période de répression étant venue, une grève le laissa dans la difficile situation de l’ouvrier signalé pour son esprit révolutionnaire. Aucun patron ne voulut le reprendre dans ses ateliers.

Alors, ayant le goût des courses de taureaux, il se fit torero à vingt-quatre ans, comme il aurait pu choisir n’importe quel autre métier. D’ailleurs il savait beaucoup de choses et il ne s’exprimait qu’avec mépris sur les absurdités de la société actuelle. On ne passe pas en vain plusieurs années à écouter la lecture des gazettes. Quelque médiocre qu’il pût être dans la tauromachie, il gagnerait toujours plus et mènerait une existence plus aisée qu’un ouvrier, même habile. En souvenir du temps où il portait le fusil de la milice, on le surnomma « le Nacional ».

Quoiqu’il eût déjà de longs services dans la profession tauromachique, il en parlait avec une sorte de remords et s’excusait de lui appartenir. Le comité de son district, malgré la résolution prise d’exclure du parti tous les coreligionnaires qui assisteraient aux courses de taureaux, parce que c’étaient des spectacles barbares et « rétrogrades », avait fait une exception en sa faveur et lui avait conservé son titre de membre actif.

– Je n’ignore pas, disait-il dans la salle à manger de Gallardo, que les combats de taureaux ont quelque chose de réactionnaire… quelque chose qui rappelle l’époque de l’Inquisition… Excusez-moi, si je ne réussis pas à m’expliquer mieux… Savoir lire et écrire n’est pas moins nécessaire aux gens que d’avoir du pain, et on a tort de dépenser de l’argent pour venir nous voir, alors que les écoles manquent. C’est ce qu’affirment les journaux venus de Madrid, et ils ont bien raison… Cependant mes coreligionnaires m’estiment, et le comité, sermonné à ce sujet par don Joselito, m’a maintenu sur la liste du parti…

Sa gravité tranquille, que n’altéraient en rien les brocards ou les exagérations de fureur comique par lesquelles l’espada et ses amis accueillaient de semblables déclarations, exprimait une orgueilleuse satisfaction pour cette faveur exceptionnelle dont l’avaient honoré ses coreligionnaires.

Don Joselito, humble maître d’école primaire, verbeux et enthousiaste, présidait le comité du district. C’était un jeune homme d’origine israélite, qui portait aux luttes politiques l’ardeur des Macchabées et qui tirait vanité de sa laideur olivâtre et de sa face criblée de petite vérole, parce qu’elle lui donnait une certaine ressemblance avec Danton. Le Nacional l’écoutait toujours bouche béante.

Quand le fondé de pouvoir et les autres amis de Gallardo attaquaient ironiquement, par d’extravagantes objections, les doctrines du Nacional, le pauvre homme, embarrassé, se grattait la tête :

– Vous, vous êtes des messieurs et vous avez étudié, tandis que moi, je ne sais ni lire ni écrire. C’est pour cela que nous autres, gens de la basse classe, nous sommes bêtes comme des oies. Ah ! si don Joselito était ici !… Par la vie de la colombe bleue ! je voudrais que vous l’entendiez, quand il se met à improviser comme un ange !…

Et, pour fortifier sa foi un tantinet ébranlée par les vives saillies des railleurs, il allait, le lendemain, voir don Joselito qui, en tant que descendant des grands persécutés, semblait éprouver une amère volupté à lui montrer ce qu’il appelait son « musée des horreurs ». Ce juif, revenu sur la terre natale de ses ancêtres, collectionnait dans une salle de l’école les souvenirs de l’Inquisition, et il apportait à cette tâche la minutie vindicative d’un prisonnier évadé qui reconstruirait, os par os, le squelette de son geôlier. Là, sur les rayons d’une armoire, étaient alignés des livres reliés en parchemin, récits d’autodafés, questionnaires pour interroger les accusés pendant la torture. On y voyait, déployée contre une muraille, la bannière blanche chargée de la terrible croix verte. Dans les coins s’amoncelaient des instruments de torture, d’effroyables disciplines, tout ce que don Joselito trouvait aux étalages des brocanteurs, en fait d’objets capables de fendre, de tenailler, de déchiqueter ; et il s’empressait de cataloguer tout cela comme autant d’antiquailles provenant du Saint-Office.

Le bon cœur du Nacional, dont l’âme simple était prompte à l’indignation, se soulevait devant cette ferraille rouillée et ces croix vertes.

– Grand Dieu !… Et il y a des gens qui disent… Par la vie de la colombe !… Je voudrais voir ici un tel et un tel !…

Un ardent besoin de prosélytisme le portait à exhiber ses convictions en toute circonstance, sans s’inquiéter des gouailleries de ses camarades. Mais en cela aussi il montrait de la bonté : car il s’abstenait toujours d’être blessant. Selon lui, ceux qui restaient indifférents au sort du peuple et qui ne figuraient pas sur la liste du parti, étaient « de pauvres victimes de l’obscurantisme national ». Le salut, ce serait que le peuple apprît à lire et à écrire. Pour son propre compte, il renonçait modestement à cette régénération, parce qu’il se croyait le crâne trop dur ; mais il rendait le monde entier responsable de son ignorance.

Souvent, pendant la saison d’été, lorsque la quadrille allait de province en province et que Gallardo, quittant son wagon de première classe, venait passer une heure dans le wagon de seconde classe où voyageaient « les gars », la portière s’ouvrait pour laisser monter un curé de campagne ou une couple de frères. Alors les banderilleros se touchaient le coude et regardaient du coin de l’œil le Nacional, rendu soudain plus grave et plus solennel par la présence de l’ennemi. Les picadors, Potaje et Tragabuches, garçons rudes et agressifs, amis des disputes et du grabuge, et qui d’ailleurs éprouvaient une instinctive aversion contre les soutanes, l’excitaient à voix basse :

– Tu le tiens !… Pousse-lui une botte !… Envoie-lui sur le museau une boutade de ta façon…

Le matador, avec son autorité de chef de quadrille, autorité qu’il n’est permis à personne de contester ni de discuter, roulait de gros yeux en regardant le Nacional, et celui-ci observait une muette obéissance. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la subordination, c’était le zèle du prosélytisme ; et une parole insignifiante suffisait pour que cet homme naïf engageât brusquement une discussion avec les nouveaux venus et s’efforçât de les convertir à la vérité. Or la vérité, telle qu’il l’entendait, ressemblait beaucoup à un inextricable écheveau où s’entremêlaient confusément les réminiscences des prolixes tirades sorties de la bouche de don Joselito. Ses camarades, étonnés de son éloquence, écarquillaient les yeux et se sentaient flattés qu’un des leurs pût tenir tête à des hommes qui avaient étudié le latin, pût les mettre dans l’embarras ; ce qui, par le fait, n’était pas bien difficile, car les membres du clergé espagnol ont ordinairement peu d’instruction.

Les ecclésiastiques, abasourdis par la dialectique impétueuse du Nacional et par les rires des autres toreros, finissaient par recourir à l’argument suprême : « Eh quoi ! eux, des hommes qui exposaient si fréquemment leur vie, ils ne pensaient pas à Dieu et ils admettaient de pareilles impiétés ? Est-ce qu’à cette heure leurs femmes et leurs mères n’étaient pas à prier, pour écarter d’eux le péril ?… »

Alors ceux de la quadrille devenaient sérieux, prenaient un air de gravité craintive, songeaient aux médailles et aux scapulaires que des mains féminines avaient cousus dans leurs costumes de combat, au moment où ils étaient partis de Séville. Et l’espada, atteint au vif dans ses superstitions assoupies, s’irritait contre le Nacional, comme si l’irréligion du banderillero était un danger pour son propre salut.

– Tais-toi et rengaine tes bêtises !… Pardonnez-lui, messieurs, je vous prie. C’est un brave homme ; mais on lui a tourné la cervelle avec toutes ces blagues-là… Tais-toi, te dis-je, et ne réplique point ! Malédiction ! Si tu ouvres la bouche, je te la remplis de…

Et Gallardo, pour apaiser ces ministres de Dieu, qu’il croyait dépositaires de l’avenir, accablait le Nacional de menaces et de blasphèmes. Le Nacional, ainsi rembarré, se réfugiait dans un silence dédaigneux. « Partout l’ignorance et la superstition ! Pourquoi ? Parce qu’on ne savait ni lire ni écrire… » Et, ferme dans sa foi, avec l’obstination de l’homme simple qui ne possède que deux ou trois idées et qui s’y cramponne lors même qu’on les lui ébranle par les plus rudes secousses, il reprenait de nouveau la discussion, quelques heures plus tard, sans se soucier de la colère du matador.

Son anticléricalisme ne le quittait pas même en plein redondel, au milieu de ces capeadors et de ces picadors qui, après avoir fait leur prière à la chapelle du cirque, entraient dans l’arène avec l’espoir que les objets bénits, cousus dans leurs vêtements, les préserveraient d’une catastrophe. Lorsqu’un taureau énorme, de grand poids, au cou épais et au poil d’un noir foncé, arrivait à la suerte des banderilles, le Nacional, bras ouverts et « bâtons » dans les mains, se plaçait à courte distance de la bête qu’il provoquait par des insultes :

– Viens-y, curé !

Le « curé » s’élançait, furieux, et, à l’instant où il passait près du Nacional, celui-ci lui plantait de toute sa force les bâtons dans le garrot, en disant à haute voix, comme s’il eût proclamé une victoire :

– Pour le clergé !

Gallardo finissait par s’amuser des extravagances du Nacional :

– Tu me rends ridicule. On va remarquer ma quadrille et on dira que nous sommes une bande d’hérétiques. Tu sais qu’il y a des publics à qui cela ne plaît pas. Un torero ne doit être qu’un torero…

Mais, en somme, le matador aimait beaucoup son banderillero, et il n’oubliait pas l’attachement de cet homme, attachement qui, plus d’une fois, avait été jusqu’au sacrifice. Peu importait au Nacional qu’on le sifflât, lorsque, ayant affaire à un taureau dangereux, il posait les banderilles n’importe comment, pour terminer plus vite. Il ne cherchait pas la gloire, ne faisait ce métier que pour gagner sa vie. Mais, dès que Gallardo s’avançait, estoc au poing, vers une bête redoutable, le banderillero demeurait à côté de lui, prêt à le secourir de cette lourde cape et de ce bras vigoureux qui obligeaient les bêtes à « humilier ». Deux fois, comme Gallardo avait roulé dans l’arène et courait le risque d’être atteint par les cornes, le Nacional s’était jeté sur le taureau, ne pensant plus ni à ses enfants, ni à sa femme, ni à son cabaret, ni à rien, décidé à mourir lui-même pour sauver son chef.

La señora Angustias avait pour lui l’affection que les humbles éprouvent entre eux et qui les rapproche les uns des autres, lorsqu’ils se trouvent dans un milieu plus élevé :

– Assieds-toi à côté de moi, Sebastián… Vrai, tu ne veux rien prendre ?… Teresa et les petits sont en bonne santé ?… Et ton établissement, marche-t-il ? Conte-moi un peu ça…

Le Nacional disait à la bonne vieille les affaires des jours précédents, la quantité de vin vendue au débit, le nombre des bouteilles livrées en ville ; et elle l’écoutait avec l’attention d’une femme qui a connu la misère et qui sait la valeur d’un centime. Puis il parlait du développement possible de son commerce. Un débit de tabac installé dans le cabaret lui irait comme un gant. Le matador pourrait sans doute obtenir cela pour lui, en usant de ses relations amicales avec les grands personnages. Mais Sebastián éprouvait des scrupules à demander une telle faveur.

– Voyez-vous, seña Angustias, il s’agit là d’une chose qui dépend du gouvernement ; et moi, j’ai mes principes. Je figure sur la liste du parti, je suis du comité. Que diraient mes coreligionnaires ?

La vieille lui reprochait ces scrupules. Son vrai devoir, c’était d’apporter à sa famille le plus de pain qu’il pourrait. Cette pauvre Teresa ! Avec tant de petits !…

– Ne fais pas la bête, Sebastián. Chasse toutes ces araignées qui te trottent par la cervelle… Non, ne me réponds pas ; ne recommence pas à me débiter tes sottises ordinaires. Songe que, demain matin, j’irai entendre la messe à la Macarena…

Mais Gallardo et don José, qui fumaient de l’autre côté de la table, avec un verre d’eau-de-vie à portée de leur main, s’amusaient à faire discourir le Nacional pour se moquer de ses idées, et ils l’asticotaient en disant du mal de don Joselito :

– Un imposteur qui dérange le cerveau des ignorants comme toi, Sebastián !

Le banderillero accueillait avec mansuétude les railleries de l’espada et de son fondé de pouvoir. Douter de don Joselito ! Une pareille absurdité ne réussissait pas à l’indigner. C’était comme si on lui eût dit que Gallardo, son autre idole, ne savait pas tuer un taureau. Mais, quand il entendait le sellier, pour lequel il éprouvait une invincible aversion, prendre part à ces plaisanteries, il perdait son calme. Qu’était ce gueux, vivant aux crochets du maître, pour se permettre de le contredire, lui, Sebastián ? Et alors, abandonnant toute modération, sans avoir égard à la présence de Carmen et de la señora Angustias, il se lançait, tête baissée, dans l’exposition de ses principes, avec la même chaleur que s’il avait discuté au comité de son parti. Faute de meilleurs arguments, il criblait d’injures les croyances de ces farceurs-là :

– La Bible ? De la mélasse !… La création du monde en cinq jours ? De la mélasse !… L’histoire d’Adam et d’Ève ? De la mélasse !… Tout ça, mensonges et superstitions !

Et ce mot « mélasse », qu’il appliquait, pour ne pas user d’un autre terme plus irrespectueux, à tout ce qui lui semblait faux et ridicule, prenait sur ses lèvres une extraordinaire intonation de mépris. « L’histoire d’Adam et d’Ève » était pour lui l’occasion de sarcasmes qui n’en finissaient pas. Il avait beaucoup réfléchi sur ce point, aux heures de muette somnolence, durant les voyages qu’il faisait avec la quadrille, et il avait trouvé un argument irréfutable, tiré tout entier de sa propre jugeote. Comment était-il possible de prétendre que tous les hommes descendissent d’un couple unique ?

– Moi, on m’appelle Sebastián Venegas, n’est-ce pas ? Et toi, Juaniyo, on t’appelle Gallardo. Et vous, don José, vous avez aussi votre nom de famille. Car chacun a le sien, et, lorsque les noms sont les mêmes, c’est que les personnes sont parentes. Si donc nous étions tous petits-enfants d’Adam, et si, je suppose, Adam s’appelait Pérez, nous porterions tous le nom de Pérez comme nom de famille. Est-ce clair, ça ?… Eh bien, puisque chacun de nous a son nom de famille à lui, il faut en conclure qu’il y a eu de nombreux Adam, et tout ce que nous racontent les curés, c’est… de la mélasse. Mais les gens sont si arriérés ! Malheureusement l’instruction nous manque, et le clergé abuse de notre ignorance. Il me semble que je m’explique !…

Gallardo, se renversant sur sa chaise à force de rire, saluait l’orateur par un hourra qui imitait le mugissement du taureau. Le fondé de pouvoir, avec une gravité andalouse, lui tendait la main et le félicitait :

– Touche là ! Tu as très bien parlé ! Mieux que Castelar !

La señora Angustias, elle, par une terreur de vieille femme qui voit déjà proche la fin de son existence, s’indignait d’entendre tenir sous son toit de pareils discours :

– Silence, Sebastián ! Ferme ta vilaine bouche d’enfer, damné ! Autrement, je te mets à la porte !… Si je ne te connaissais pas !… Si je ne savais pas que tu es un honnête homme !…

Mais elle ne tardait guère à se réconcilier avec le banderillero, en songeant à la grande affection que celui-ci avait vouée à son fils et en se rappelant ce qu’il avait fait pour Juan dans de périlleuses conjonctures. Au surplus, c’était une grande sécurité pour elle et pour Carmen, que cet homme sérieux, de bonnes mœurs, figurât dans la quadrille à côté des autres « gars » : car l’espada, livré à lui-même, était excessivement léger de caractère et se laissait entraîner aisément par le désir d’être admiré des femmes.

L’ennemi des curés et d’Adam et Ève était en possession d’un secret qui le rendait circonspect et sévère, lorsqu’il voyait son chef assis entre la señora Angustias et Carmen. Ah ! si ces femmes avaient su ce qu’il savait !

Le Nacional désapprouvait la liaison de Juan avec doña Sol, et, en dépit du respect que tout banderillero doit au « maître », il avait osé, un jour, lui parler avec une rude franchise, en s’autorisant de son âge et de leur vieille amitié.

– Attention, Juaniyo ! À Séville on sait tout. C’est l’unique sujet des conversations. La nouvelle arrivera jusque chez toi, et il en résultera un de ces chambards dont le bon Dieu aura le poil brûlé !… Songe que la seña Angustias fera des mines de Mater dolorosa et que la pauvre Carmen finira par se mettre en colère… Tu as affaire à une roublarde qui te donnera du fil à retordre. Prends garde !

Le matador, ennuyé et réjoui à la fois d’entendre dire que toute la ville connaissait le secret de ses amours, feignit de ne pas comprendre :

– De quelle roublarde prétends-tu parler ? Qu’est-ce que tu me chantes là ?

– Et qui veux-tu que ce soit, sinon cette grande dame qui fait tant jaser sur son compte ? Il s’agit de doña Sol, de la nièce du marquis de Moraima, l’éleveur de taureaux.

Et, comme l’espada souriait sans mot dire, flatté, dans le fond, que son banderillero fût si bien renseigné, le Nacional continua sur un ton de prédicateur, en homme désabusé des vanités de ce monde :

– Ce que tu dois faire, Juan, c’est oublier cette dame. La paix du ménage est ce qu’il y a de meilleur au monde, surtout pour nous autres qui sommes en danger de revenir, un soir, éclopés à la maison… Et puis, les femmes, c’est… de la mélasse ! Elles se valent toutes, et ce serait folie de compromettre le bonheur de son existence en courant de l’une à l’autre… Votre serviteur, depuis vingt-cinq ans qu’il vit avec sa Teresa, ne l’a pas trompée une seule fois, même en pensée. Et pourtant je suis torero, j’ai eu mes beaux jours, et plus d’une fille m’a fait les yeux doux…

Gallardo se moqua de la semonce du banderillero : « Il parlait comme un père capucin ; et c’était lui qui voulait manger les curés tout crus ? »

– Nacional, ne fais pas la bête ! Chacun est ce qu’il est, et, quand les femmes viennent à nous, le plus sage est de les laisser venir. Pour le peu de temps qu’on vit ! Un de ces jours, je sortirai peut-être de l’arène les pieds devant… D’ailleurs, tu ne sais pas ce que c’est qu’une grande dame. Si tu la voyais, elle ! Toutes les roses des jardins de l’Alcazar, tous les jasmins qui embaument le Paradis !…

Puis, remarquant l’expression scandalisée et peinée qui apparaissait sur la face du Nacional, il ajouta ingénument, comme pour rassurer le banderillero :

– J’aime beaucoup Carmen, tu sais ! Je l’aime autant que jamais… Pourtant, j’aime aussi l’autre ; mais ce n’est pas la même chose… Il m’est impossible de t’expliquer ça… Ce n’est pas la même chose, voilà tout !…

Et le banderillero ne put tirer de son entretien avec le matador que cette réponse évasive.

Pendant la morte saison, Gallardo ne trouvait rien d’aussi agréable que de rester chez lui et de n’avoir plus à voyager continuellement en chemin de fer. Tuer cent taureaux par an, avec tous les périls et tous les labeurs de la lutte, était pour lui une fatigue moindre que ces voyages qui duraient plusieurs mois et où il devait se transporter sans cesse d’une ville à une autre.

Elles étaient rudes, ces pérégrinations faites en plein été, sous un soleil torride, à travers des plaines brûlantes, dans de vieux wagons dont le toit était chauffé à blanc. La cruche d’eau de la quadrille, remplie à toutes les stations, ne suffisait pas à apaiser la soif. En outre, les compartiments étaient bondés de voyageurs, parce que les gens affluaient de la campagne à la ville, pour jouir des fêtes et assister aux courses de taureaux. Souvent Gallardo, par crainte de manquer le train, se hâtait de tuer sa dernière bête, et, encore vêtu de l’étincelant costume de combat, il courait jusqu’à la gare et filait vers le wagon comme un météore, entre les groupes de voyageurs et les chariots de bagages. Il changeait de vêtements dans un compartiment de première classe, sous les regards de ses compagnons de voyage qui n’étaient pas fâchés de faire route avec une célébrité ; et il passait la nuit affalé sur les coussins, tandis que les autres se serraient pour lui laisser le plus de place possible. Ils avaient pour lui de la déférence : car ils se disaient que, le lendemain, cet homme leur procurerait le plaisir d’une émotion tragique, sans aucun péril pour eux-mêmes.

Lorsqu’il arrivait, rompu, dans une ville en liesse, dont les rues étaient décorées de banderoles et d’arcs de triomphe, il avait à subir le supplice de l’adoration fanatique. Les aficionados entichés de son nom l’attendaient à la gare et lui faisaient la conduite jusqu’à l’hôtel. Ces gens, qui avaient bien dormi et qui étaient de bonne humeur, l’entouraient, le bousculaient, prétendaient le voir expansif et loquace, comme si le seul fait de les rencontrer devait être nécessairement pour lui le plus vif des plaisirs.

Après la course, s’il n’était pas obligé de repartir le soir même pour une autre plaza, les « connaisseurs » de l’endroit venaient à l’hôtel lui présenter leurs félicitations : « Une fois de plus, il avait été le premier torero du monde ! Ah ! cette estocade du quatrième taureau !… »

– N’est-ce pas ? répondait Gallardo avec une vanité enfantine. Je n’ai pas été mauvais…

L’intarissable verbiage des « connaisseurs » ne s’inquiétait pas du temps qui s’écoulait. Déjà la nuit était venue, on avait allumé les becs de gaz, et les aficionados ne s’en allaient pas. La quadrille qui, en vertu de la discipline traditionnelle, attendait les ordres du chef, se tenait silencieuse dans un coin de la chambre et ne pouvait ni se déshabiller ni manger, tant que l’espada n’en aurait pas donné la permission. Les picadors, harassés par l’armure de fer qui garnissait leurs jambes, moulus par les terribles chutes de cheval, roulaient entre leurs genoux le feutre raide ; et les banderilleros, serrés dans leurs vêtements de soie et trempés de sueur, donnaient tacitement à tous les diables ces individus « collants ».

Souvent la course n’était pas unique. Il fallait tuer des taureaux trois ou quatre jours de suite ; et, quand la nuit arrivait, l’espada, fourbu, mais ne pouvant dormir, parce que les émotions récentes avaient irrité ses nerfs, envoyait promener le respect humain et s’asseyait en manches de chemise devant la porte de son hôtel, pour prendre le frais. Les « gars » de la quadrille, logés dans le même hôtel, se tenaient auprès du « maître » comme des collégiens punis. L’un d’eux, plus hardi, se risquait enfin à lui demander l’autorisation de faire un petit tour dans les rues illuminées et sur le champ de foire.

– Non ! se récriait le matador. Demain, ce sont des Miuras. Je sais ce que vous appelez « un petit tour ». Tu rentrerais à l’aube avec deux verres de trop, et tu aurais sûrement laissé une partie de ta vigueur dans quelque galante aventure. Non, non ; je défends qu’on sorte. Tu satisferas ton envie quand nous aurons terminé.

Et, quand c’était terminé, si l’on avait quelques jours libres jusqu’à la prochaine course qui se donnerait dans une autre ville, la quadrille retardait son départ. Alors c’étaient des ripailles loin de la famille, c’étaient des débauches où l’on avait à satiété le vin et les femmes, en compagnie d’aficionados enthousiastes qui ne concevaient pas autrement la vie de leurs idoles.

Les dates des fêtes obligeaient le matador à des voyages absurdes. Il partait de telle ville pour aller travailler à l’autre extrémité de l’Espagne, et, quatre jours plus tard, il revenait sur ses pas pour combattre dans une localité voisine de la première. Les mois d’été, les seuls où les courses fussent très fréquentes, il les passait dans les trains, faisant de perpétuels zigzags sur toutes les voies ferrées de la péninsule, tuant des taureaux le jour et dormant la nuit en wagon.

– Si on mettait à la file tous les kilomètres que je parcours en été, disait Gallardo, cela irait pour le moins jusqu’au pôle Nord !

Au début de la saison, il entreprenait gaiement ces voyages, exalté par les articles des journaux qui parlaient sans cesse de lui et qui attendaient son arrivée avec impatience, par l’espoir de faire des connaissances imprévues et de mettre à profit les bonnes fortunes dont la curiosité féminine lui offrait souvent l’occasion, par la perspective de vivre ainsi, d’hôtel en hôtel, une vie dont la perpétuelle agitation et les désagréments mêmes contrastaient avec la monotonie de celle qu’il menait dans sa maison de Séville ou dans la montagneuse solitude de la Rinconada. Mais, après quelques semaines de cette vie vertigineuse, où il gagnait cinq mille pesetas par après-midi de travail, il commençait à geindre comme un enfant éloigné de ses parents.

– Ah ! ma maison de Séville, si fraîche, tenue plus nette qu’une tasse d’argent par ma pauvre Carmen ! Ah ! les sauces que fricote ma mère… des sauces à s’en lécher les doigts !…

Il n’oubliait Séville que les soirs de vacances, quand il n’avait pas de taureaux à combattre le lendemain, et que toute la quadrille, entourée d’amateurs désireux de laisser aux toreros un agréable souvenir de leur ville, s’installait dans un café de cante flamenco où tout, femmes et chansons, était pour le matador.

Le reste de l’année, pendant les périodes de repos que Gallardo passait chez lui, il goûtait la satisfaction de l’homme puissant qui, oubliant les honneurs, peut vivre enfin la vie de tout le monde. Affranchi des horaires de chemin de fer, n’ayant plus à s’inquiéter des taureaux, il demeurait très tard au lit. Rien à faire, ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain ! Ses voyages n’allaient pas plus loin que la rue des Serpents ou la place San Fernando. À la maison tout paraissait changé : maintenant qu’on était sûr de le garder plusieurs mois, on y était plus gai et on s’y portait mieux.

Il allait se promener, le feutre rejeté en arrière, balançant sa canne à pomme d’or et regardant avec complaisance les gros diamants qu’il avait aux doigts. Plusieurs personnes l’attendaient dans le vestibule, debout près de la cancela qui laissait voir entre ses barreaux le patio blanc et lumineux, d’une réjouissante propreté. Il y avait là des gens brûlés par le soleil et qui puaient la sueur âcre, vêtus de blouses sales, coiffés de larges chapeaux aux bords effilochés. C’étaient des ouvriers agricoles qui se rendaient d’une contrée à une autre et qui, traversant Séville, trouvaient tout naturel de demander un secours au fameux matador qu’ils appelaient « señor Juan ». Il y avait aussi des habitants de la ville, qui tutoyaient l’espada et qui l’appelaient « Juaniyo ». Gallardo, avec cette mémoire des physionomies qu’ont les hommes habitués à vivre parmi les foules, reconnaissait le visage de ceux-ci et ne se fâchait pas de leur tutoiement : c’étaient d’anciens camarades, qui avaient été à l’école avec lui ou qui l’avaient fréquenté pendant son enfance vagabonde.

– Eh bien, les affaires ne vont pas ? Les temps sont durs pour tout le monde !

Et, avant que cette familiarité les eût encouragés à des confidences plus intimes, il se tournait vers Garabato, qui tenait encore la cancela ouverte :

– Va dire à la señora qu’elle te donne une paire de pesetas pour chacun d’eux.

Puis il partait en sifflant, content de sa propre générosité et de la beauté de la vie. Dans le cabaret voisin, les mioches du cabaretier et les habitués venaient sur le pas de la porte, la bouche souriante, dévorant des yeux le matador comme s’ils ne l’avaient jamais vu.

– Salut, messieurs !

Un enthousiaste s’avançait à sa rencontre, tenant un verre à la main. Mais il refusait :

– Merci pour la politesse ; mais je ne bois pas.

Et il se délivrait de l’enthousiaste, poursuivait son chemin. Quelques instants plus tard, dans une autre rue, il était abordé par deux vieilles amies de sa mère. Elles lui demandaient d’être parrain du petit-fils de l’une d’elles : la pauvre chère fille allait accoucher d’un moment à l’autre, et le gendre, un « gallardiste » forcené qui, à la sortie des courses, avait maintes fois joué du bâton pour défendre son idole, n’osait pas demander lui-même au « maître » cette insigne faveur.

– Mais, coquin de sort ! est-ce que vous me prenez pour une bonne d’enfants ? J’ai déjà plus de filleuls qu’il n’y a de morveux à l’hospice.

Pour se débarrasser d’elles, il leur conseillait d’aller trouver sa mère : il ferait ce que celle-ci voudrait. Et, sans plus s’arrêter jusqu’à la rue des Serpents, il se remettait en route, saluant les uns, laissant d’autres jouir de l’honneur de marcher à côté de lui dans une glorieuse intimité, sous les regards des passants.

Il faisait une apparition au Club des Quarante-cinq, pour voir si son fondé de pouvoir y était. Ce club était un cercle aristocratique qui, comme le nom l’indique, n’admettait qu’un nombre limité de membres, et où l’on ne parlait que taureaux et chevaux. Les membres étaient de riches aficionados et d’opulents éleveurs, entre autres le marquis de Moraima, l’un des plus huppés, que l’on écoutait comme un oracle.

Or, pendant une de ces promenades, un vendredi, dans l’après-midi, Gallardo eut la fantaisie d’entrer à l’église paroissiale de San Lorenzo. Sur le parvis s’alignaient de somptueux équipages. Ce jour-là, toute l’aristocratie de Séville allait prier devant la statue de Notre-Seigneur Jésus du Grand Pouvoir. Les dames descendaient de leurs voitures en robes de deuil, coiffées de précieuses mantilles, et les hommes aussi entraient à l’église, attirés par l’affluence féminine.

Gallardo fit comme les autres : un torero doit mettre à profit toutes les occasions de se frotter aux gens qui occupent une haute position. Le fils de la señora Angustias éprouvait un orgueil de triomphateur quand des richards le saluaient et que des dames élégantes murmuraient son nom, en le désignant des yeux. Au surplus, il était dévot à Notre-Seigneur du Grand Pouvoir. S’il tolérait, sans trop se scandaliser, que le Nacional exprimât ses opinions sur Dieu ou la Nature, c’était parce que la divinité était pour lui quelque chose de vague et d’indécis, dont l’existence ressemblait un peu à celle d’une personne qu’on ne connaît que pour en avoir ouï parler et sur le compte de laquelle, par cette raison même, on peut entendre avec calme toute sorte de médisances. Mais, quant à la Vierge de l’Espérance et à Jésus du Grand Pouvoir, c’était une autre affaire : ceux-ci, il les connaissait personnellement depuis son enfance, et il ne permettait pas qu’on y touchât. Sa sensibilité de garçon robuste s’émouvait devant la douleur tragique du Christ portant la croix sur ses épaules, et cette face angoissée, livide, suante, lui rappelait certains camarades qu’il avait vus couchés dans les infirmeries des cirques. Il fallait être bien avec ce puissant Seigneur. Le matador se mit donc à réciter dévotement plusieurs Pater noster, debout en face de l’image où la flamme des cierges se reflétait en étoiles rouges dans la cornée des yeux africains.

Un mouvement des femmes agenouillées près de lui vint distraire son attention. Une dame passait entre les dévotes, qui la regardaient curieusement : une dame grande, mince, d’une beauté éclatante, vêtue d’un costume clair, coiffée d’un large chapeau à plumes sous lequel flamboyait l’or lumineux de la chevelure. Gallardo la reconnut. C’était doña Sol, la nièce du marquis de Moraima, « l’ambassadrice », comme on l’appelait à Séville.

Elle traversa les rangs des femmes sans s’occuper des marques de leur curiosité, satisfaite toutefois qu’on la regardât et qu’on chuchotât son nom, comme si tout cela était un hommage naturel qu’on était tenu de lui rendre partout où elle se présentait. Elle s’agenouilla, inclina la tête un instant, comme pour prier ; puis ses yeux limpides, d’un bleu verdâtre où s’allumaient des points d’or, explorèrent l’église de leurs regards tranquilles, comme si elle avait été au théâtre et qu’elle eût cherché parmi la foule des figures de connaissance. Les yeux souriaient, quand elle apercevait une amie ; puis ils recommençaient à errer sur l’assistance, si bien qu’à la fin ils rencontrèrent ceux de Gallardo.

L’espada n’était pas modeste. Habitué à se voir admiré par des milliers d’yeux, les jours de courses, il croyait bonnement que tous les regards devaient s’adresser à lui. Maintes femmes, aux heures de complet abandon, lui avaient avoué l’émoi, la curiosité et le désir qui s’étaient emparés d’elles, la première fois qu’elles l’avaient vu dans le redondel. Or, quand les yeux de doña Sol rencontrèrent ceux du torero, ils ne se baissèrent pas ; tout au contraire, elle continua de le dévisager avec une froideur de grande dame, et ce fut le matador qui, toujours respectueux avec les riches, fut obligé de baisser les siens.

« Quelle femme ! pensa-t-il, dans sa fatuité d’idole populaire. Est-ce que cette gachi serait pour moi ? »

Sorti de l’église, il éprouva comme une impossibilité de s’éloigner, et, afin de la revoir, il s’attarda près du portail. Son cœur, ainsi que dans les après-midi d’heureuse chance, l’avertissait que la conjoncture était extraordinaire. C’était la même palpitation mystérieuse qui, dans l’arène, le rendait sourd aux protestations du public et l’excitait aux suprêmes audaces, toujours avec succès.

Lorsqu’elle sortit à son tour, elle le regarda pour la deuxième fois, sans témoigner aucune surprise, comme si elle avait deviné qu’il serait à l’attendre près du portail. Elle monta dans une voiture découverte, en compagnie de deux amies ; puis, au moment où le cocher fit partir les chevaux, elle retourna encore la tête vers lui, une seconde, et sa bouche esquissa un léger sourire.

Tout l’après-midi, Gallardo resta préoccupé. Il songeait à ses précédentes bonnes fortunes, aux triomphes que lui avait valus sa fière allure de torero : – des conquêtes qui l’avaient enflé d’orgueil, qui l’avaient induit à se croire irrésistible, et qui, maintenant, lui inspiraient une sorte de honte. – Mais une femme comme celle-là, une grande dame qui, après avoir couru toute l’Europe, vivait en reine à Séville, ça, oui, c’était une conquête ! À son émerveillement devant la beauté de doña Sol s’ajoutait le respect instinctif de l’ancien voyou qui, dans un pays où la naissance et la richesse ont tant de prestige, avait appris dès le berceau à vénérer les grands de ce monde. Ah ! s’il réussissait à attirer l’attention d’une pareille femme !…

Son fondé de pouvoir, lié avec tout ce qu’il y avait de mieux à Séville et grand ami du marquis de Moraima, lui avait parlé quelquefois de doña Sol. Elle avait, disait-on, la cervelle un peu dérangée, et son nom romantique s’accordait bien avec l’originalité de son caractère et l’indépendance de ses mœurs. Maîtresse d’une grande fortune après la mort de sa mère, elle s’était mariée à Madrid avec un personnage plus âgé qu’elle, mais qui était ambassadeur. Cette qualité n’était pas pour déplaire à une jeune fille impatiente de voir du nouveau et de briller dans les milieux les plus aristocratiques.

– Elle s’est bien amusée, la petite ! racontait don José à Gallardo. Pendant les dix ans de son tour d’Europe, elle a rendu fous bien des gens. Et elle visait haut, tu sais. Les reines, les impératrices avaient peur d’elle, et, six mois après l’arrivée de l’ambassadeur, elles intriguaient sous main pour obtenir que son gouvernement le déplaçât, lui et sa redoutable femme. Finalement le pauvre ambassadeur, après être allé étudier sur place la géographie de l’Europe entière, a pris le parti de mourir… D’ailleurs, s’il faut en croire la légende, elle ne se contentait pas des têtes couronnées. On prétend qu’à Paris elle s’est acoquinée avec un peintre, qu’en Allemagne elle a été grande amie d’un musicien, qu’en Russie elle a couru après un anarchiste qui ne se souciait pas d’elle… Depuis quelques mois qu’elle est revenue à Séville, après dix ans passés dans ces pays froids et brumeux, elle s’est éprise de notre ciel d’azur et de notre hiver ensoleillé, s’est toquée des choses de notre pays, aime à la folie nos mœurs populaires, trouve tout cela très curieux, très « artistique ». Une femme forte, habituée aux sports, grande écuyère qu’on voit galoper aux environs de Séville en robe noire d’amazone, avec une jaquette d’homme, une cravate rouge, un feutre blanc posé sur l’or de sa chevelure. On l’a vue aussi qui, une garrocha passée à l’arçon de sa selle, s’en allait, avec un peloton d’amis convertis en piquiers, jusqu’aux pâturages de Tablada, pour y poursuivre et y renverser des taureaux ; et elle prenait beaucoup de plaisir à cette fête hardie et périlleuse… Quelle femme, n’est-ce pas, Juanillo ? Quelle femme intéressante !

Le fondé de pouvoir ajoutait que doña Sol, depuis son retour à Séville, menait une vie exemplaire ; qu’elle s’était fait recevoir comme membre d’une confrérie de charité, celle du Christ de Triana, la plus populaire de toutes ; que, certaines nuits, sa maison s’emplissait de guitaristes et de danseuses ; que les unes et les autres amenaient leurs familles et même leurs parents les plus éloignés ; qu’on s’empiffrait d’olives, de saucisson, et que doña Sol, assise comme une sultane dans un grand fauteuil, passait des heures à demander danse sur danse, toujours des danses andalouses, tandis que les domestiques, raides dans leur frac et graves comme des lords, faisaient circuler les plateaux chargés de vins, de liqueurs et de friandises.

Quatre jours après la rencontre dans l’église de San Lorenzo, le fondé de pouvoir aborda l’espada, d’un air mystérieux :

– Mon gaillard, tu es l’enfant chéri de la chance. Sais-tu qui m’a parlé de toi ?

Et, se penchant à l’oreille du torero :

– C’est doña Sol ! murmura-t-il.

Elle avait interrogé don José sur son matador, avait exprimé le désir qu’on le lui présentât. C’était un type si original, si parfaitement espagnol !

– Elle dit qu’elle t’a vu plusieurs fois tuer des taureaux, à Madrid et ailleurs. Elle t’a applaudi. Elle reconnaît que tu es très brave… Vois un peu : si tu allais lui planter les banderilles ! Quel honneur pour toi ! Tu deviendrais le collègue de tous les rois d’Europe ou quelque chose d’approchant. »

Gallardo souriait avec modestie et baissait les yeux ; mais, en même temps, il dandinait son élégante personne, d’un air qui semblait dire que l’hypothèse de don José n’avait rien de bien extraordinaire.

– Toutefois il ne faut pas que tu te fasses d’illusions, Juanillo ! continua le fondé de pouvoir. Si doña Sol veut connaître de près un torero, c’est par goût de la couleur locale, rien de plus. « Amenez-le après-demain à Tablada », m’a-t-elle dit. Il s’agit d’un derribo de reses de la ganaderia de Moraima. Le marquis a organisé cette partie pour amuser sa nièce. Je suis invité. Nous irons ensemble.

Le surlendemain, le matador et son fondé de pouvoir sortirent du quartier de la Feria dans l’après-midi, équipés en vrais « garrochistes », au milieu d’une foule accourue sur le pas des portes ou groupée sur les trottoirs.

« Ils vont à Tablada », disaient les badauds.

Don José, à cheval sur une jument blanche et robuste, était en costume de campagne : gros veston, pantalon de drap, guêtres jaunes, et, par-dessus le pantalon, les jambières de cuir que l’on appelle zaiones. L’espada, lui, avait endossé pour cette fête le vêtement bizarre qu’avaient coutume de porter les anciens toreros, avant que les mœurs modernes eussent rendu leur habillement semblable à celui des autres mortels. Il était coiffé d’un chapeau calañés de velours pelucheux, assujetti sous le menton par une bride. Le col de sa chemise, qui n’avait pas de cravate, était attaché par deux diamants ; et deux autres diamants, très gros, scintillaient sur le plastron tuyauté. Sa veste et son gilet étaient de velours lie-de-vin, avec pattes et soutaches noires ; sa ceinture était de soie incarnat ; une culotte collante, à broderies sombres, modelait ses cuisses fines et musculeuses, serrées aux genoux par des jarretières noires à bouffettes de rubans ; ses guêtres couleur d’ambre avaient des franges de cuir le long de l’ouverture ; et ses brodequins, de même couleur, à demi cachés dans de larges étriers arabes, étaient armés de grands éperons d’argent. À l’arçon de sa selle, sur la riche mante de Jerez dont les houppes flottaient à droite et à gauche du cheval, reposait un surtout gris à empiècements noirs et à doublure rouge.

Les deux cavaliers trottaient, portant à l’épaule, comme une lance, la garrocha de bois fin et résistant, dont l’extrémité supérieure était garnie d’un tampon d’étoupe fixé par une cordelette et formant bourrelet autour du fer. Au passage, on leur faisait des ovations :

– Olé les braves !

Les femmes saluaient avec la main :

– Dieu vous protège, beaux garçons ! Amusez-vous bien, señor Juan !

Ils éperonnèrent leurs montures pour laisser en arrière la bande de gamins qui les suivait, et le pavé bleuâtre des ruelles aux murs blancs résonna sous le heurt rythmé des sabots.

Dans la rue tranquille où demeurait doña Sol, rue bordée d’hôtels aristocratiques aux grilles pansues et aux larges miradors, ils rencontrèrent d’autres « garrochistes » qui attendaient devant la porte, immobiles en selle et appuyés sur leurs lances. C’étaient de jeunes messieurs, parents ou amis de la dame, qui saluèrent le torero avec une aimable familiarité, contents qu’il fût de la partie. Enfin le marquis de Moraima parut, et il monta aussitôt à cheval.

– Ma nièce va descendre dans une minute. Les femmes, vous savez !… Elles ne sont jamais prêtes.

Il disait cela avec la gravité sentencieuse qu’il donnait à toutes ses paroles, comme si elles avaient été des oracles. Le marquis était un homme âgé, osseux, aux longs favoris blancs ; mais sa bouche et ses yeux conservaient une ingénuité enfantine. Courtois et mesuré dans son langage, vif dans ses gestes, souriant peu, c’était un grand seigneur d’autrefois, presque toujours vêtu en homme de cheval, ennemi de la vie mondaine, ennuyé des obligations sociales que sa situation lui imposait, lorsqu’il était à Séville, et n’aspirant qu’à courir la campagne avec ses fermiers et ses bouviers, qu’il traitait familièrement et presque en camarades. À peine savait-il encore écrire, faute de pratique ; mais, lorsqu’on lui parlait de bêtes de combat, d’élevage de taureaux ou de chevaux, de travaux agricoles, ses yeux s’animaient et, par leur expression résolue, décelaient le grand connaisseur.

Le soleil se voila, et le drap d’or, tendu d’un côté de la rue sur la blancheur des murs, pâlit : un gros nuage traversait la zone bleue découpée par les deux rangées des toits. Quelques invités regardèrent le ciel.

– Ne vous inquiétez pas, dit le marquis, solennel. J’ai vu tout à l’heure un morceau de papier emporté par le vent dans une direction que je sais : il ne pleuvra pas aujourd’hui.

Tout le monde fut rassuré : il ne pouvait pas pleuvoir, puisque le marquis affirmait qu’il ne pleuvrait pas. Celui-ci se connaissait au temps comme un vieux pâtre, et il n’y avait pas de danger qu’il commît jamais une erreur.

Le marquis aborda le matador :

– Cette année, je te prépare des courses magnifiques. Quels taureaux ! On verra si tu les tues comme de bons chrétiens. L’autre année, tu sais, je n’ai pas été content du tout : les pauvres bêtes méritaient mieux.

Doña Sol parut, relevant d’une main son amazone noire, sous laquelle on apercevait les tiges de ses hautes bottines de cuir gris. Elle portait une chemise d’homme serrée au cou par une cravate rouge, une courte jaquette, un gilet de velours amarante, un chapeau andalou de velours qui s’inclinait gracieusement sur les boucles de sa chevelure. Elle monta lestement en selle et prit la garrocha des mains d’un domestique. Tandis qu’elle saluait ses amis et s’excusait de les avoir fait attendre, ses yeux observaient Gallardo. Don José, poussant sa jument, s’approcha pour faire la présentation. Mais doña Sol le prévint et s’avança la première vers le matador :

– Je vous remercie d’être venu. Enchantée de faire connaissance avec vous.

Et elle tendit une petite main fine, délicieusement parfumée, que le matador, surpris et troublé, serra fortement dans sa grosse main habituée à terrasser des monstres. Mais la petite main blanche et rose, au lieu de s’écraser sous la pression brutale, répondit par une vigoureuse étreinte et se dégagea facilement.

Gallardo, malgré son émotion, comprit qu’il fallait répondre quelque chose ; et, comme s’il parlait à un aficionado, il balbutia :

– Merci… Ça va bien, chez vous ?…

Un discret éclat de rire, échappé à doña Sol, se perdit dans le bruit que faisaient les sabots des chevaux sur le pavé. La dame partit au grand trot, et tout le peloton des cavaliers la suivit en manière d’escorte. Gallardo, honteux, se tenait en arrière, plongé encore dans la stupéfaction et soupçonnant confusément qu’il avait dit une sottise.

La cavalcade galopa d’abord près du fleuve, laissa derrière elle la Tour de l’Or, puis s’engagea dans des avenues sablées qui traversaient des jardins ombreux et gagna une route bordée de cabarets et de guinguettes. Lorsqu’ils arrivèrent à Tablada, ils virent sur la plaine verdoyante, près de la palissade qui séparait la prairie de l’enclos où était le bétail, un fourmillement noir de gens et de voitures.

Le Guadalquivir coulait le long de cette prairie. Sur la rive opposée, au haut d’une colline, s’élevait San-Juan-d’Aznalfarache, couronné par un château en ruine ; et des maisons de campagne montraient leur blancheur entre les olivaies d’un gris d’argent. À l’autre extrémité du vaste horizon, sur un fond d’azur où voguaient des nuages cotonneux, on apercevait les constructions de Séville, dominées par la masse imposante de la cathédrale et par la merveilleuse Giralda, qui, sous la lumière du soleil déjà déclinant, se teignait d’un rose tendre.

Les cavaliers, non sans peine, s’ouvrirent un chemin parmi la foule grouillante. La curiosité qu’inspiraient les bizarreries de doña Sol avait attiré là presque toutes les dames de Séville. Ses amies la saluaient, de leurs voitures, et la trouvaient très belle dans son costume à demi masculin. Ses cousines, les filles du marquis de Moraima, les unes encore célibataires, les autres venues avec leurs maris, lui recommandaient la prudence :

– Au nom de Dieu, Sol, ne t’expose pas !…

Les « derribadors » entrèrent dans l’enceinte, accueillis au passage par les applaudissements des gens du peuple qui étaient accourus aussi à la fête. Et les chevaux, apercevant de loin et flairant l’ennemi, commencèrent à s’agiter, à piaffer, à hennir sous la main ferme de ceux qui les montaient.

Cependant les taureaux s’étaient groupés au centre de l’enceinte. Les uns paissaient tranquillement ou demeuraient immobiles sur le pré dont l’herbe était un peu rouillée par l’hiver, les pattes rapprochées et le mufle bas ; d’autres, plus farouches, trottaient vers le fleuve ; et les bœufs vénérables, les prudents cabestros, se mettaient aussitôt à leur poursuite, faisant tinter la sonnaille qu’ils portaient au cou, tandis que les bouviers les aidaient à opérer le ralliement en lançant avec leurs frondes des pierres qui frappaient droit dans les cornes des fugitifs.

Les cavaliers demeurèrent longtemps à la même place, comme s’ils tenaient conseil sous les yeux impatients du public, qui espérait quelque chose d’extraordinaire.

Le premier qui se détacha du groupe fut le marquis, accompagné d’un de ses amis. Ils galopèrent jusqu’aux taureaux, arrêtèrent près d’eux leurs montures, se dressèrent sur les étriers, brandirent en l’air leurs garrochas et poussèrent de grands cris, pour effrayer le bétail. Alors un taureau noir, aux cuisses puissantes, se sépara du troupeau et partit en courant vers le fond de l’enceinte.

Le marquis avait raison d’être fier de sa ganaderia : elle ne comptait que des bêtes fines, améliorées par d’habiles croisements. Ce n’était pas le bœuf destiné à fournir de la viande, le ruminant à la peau sale, épaisse et rugueuse, aux sabots larges, à la tête pendante, aux cornes énormes et mal placées. C’étaient des animaux d’une vivacité nerveuse, d’une robuste musculature, qui faisaient trembler le sol et soulevaient sous leurs pieds des nuages de poussière : poil soyeux et lustré comme celui d’un cheval de luxe ; oreilles d’un rouge foncé ; encolure ample et superbe ; jambes courtes ; queue longue et mince ; cornes bien faites, aiguës et polies comme si un artisan les avait façonnées ; sabots courts, petits et ronds, mais assez durs pour couper l’herbe comme un outil d’acier.

Les deux cavaliers poursuivirent l’animal, le harcelèrent, chacun de son côté, lui coupèrent le passage chaque fois qu’il essayait de s’écarter vers le fleuve, tant qu’enfin le marquis, éperonnant sa monture, gagna du terrain, s’approcha, la lance en arrêt, et planta le fer dans la croupe de la bête. Celle-ci, par l’impulsion combinée du bras et du cheval, perdit l’équilibre et roula sur le pré, le ventre en l’air, les cornes dans l’herbe et les quatre pattes au vent.

La rapidité et la facilité avec lesquelles l’éleveur avait accompli cette suerte provoquèrent au-delà de la palissade une explosion d’enthousiasme. Olé les vieux ! Personne ne s’entendait comme le marquis à tout ce qui concernait les taureaux. Il les maniait comme s’il les avait faits ; et ce n’était pas étonnant, puisqu’il s’occupait de ses élèves depuis leur naissance jusqu’au jour où ils allaient mourir dans le cirque.

Tout de suite après, d’autres cavaliers demandèrent à attaquer, pour conquérir les applaudissements de la foule ; mais le marquis préféra que ce fût sa nièce. Puisqu’elle tenait absolument à effectuer un derribo, mieux valait qu’elle y allât tout de suite, avant que le troupeau fût irrité par de continuelles provocations.

Doña Sol éperonna donc son cheval qui se défendait, effrayé par la présence des taureaux. Le marquis se disposait à accompagner sa nièce ; mais elle ne voulut pas de lui. « Non. Elle préférait avoir avec elle Gallardo, qui était un torero. Où donc était Gallardo ? »

Et le matador, encore honteux de sa gaucherie, vint se placer à côté de la dame, sans prononcer une parole.

Ils galopèrent tous les deux vers le groupe des taureaux. Le cheval de doña Sol résistait, se cabrait, refusait presque d’avancer ; mais la vigoureuse amazone l’obligea à reprendre sa course. Gallardo agitait sa garrocha en poussant des cris qui étaient de véritables mugissements, comme au cirque, lorsqu’il excitait ses féroces adversaires, à entrer dans le jeu.

Il ne lui fut pas difficile d’obtenir qu’une bête se détachât du troupeau. Un taureau blanc tacheté de roux, au cou énorme, aux fanons pendants, aux cornes acérées, se sépara des autres et partit vers le fond de l’enclos, comme si c’était sa querencia et qu’il fût irrésistiblement attiré vers elle. Doña Sol s’élança à sa poursuite avec le matador.

– Attention, madame ! criait Gallardo. C’est un vieux taureau, un malin. Prenez garde qu’il ne se retourne !

Et en effet le taureau se retourna. Comme doña Sol se préparait à exécuter la même passe que le marquis et faisait obliquer son cheval pour planter la garrocha dans la croupe et terrasser la bête, celle-ci, devinant le péril, fit volte-face et se campa, menaçante, devant les cavaliers qui la harcelaient. Le cheval de doña Sol dépassa le taureau, sans que l’amazone pût retenir sa monture, et la bête se précipita à ses trousses, de poursuivie devenue poursuivante.

La dame ne songea pas un instant à fuir. Là-bas, il y avait des milliers d’yeux qui la regardaient, et elle craignait les rires de ses amies, la compassion des hommes. Elle tira donc sur les rênes et fit front à la bête. Comme un picador, la garrocha sous le bras, elle enfonça le fer dans le cou du taureau qui chargeait sur elle, tête baissée. Un torrent de sang ruissela sur le poitrail blanc ; mais, dans son irrésistible impulsion, la brute continua d’avancer, sans se soucier de sa blessure, et elle plongea ses cornes sous le ventre du cheval, le secoua, l’enleva de terre. L’amazone fut désarçonnée, et une clameur d’émotion, jaillie de cent bouches, retentit près de la palissade. Le cheval, délivré des cornes, était parti dans une course folle, le ventre maculé de sang, les sangles brisées, la selle ballottant sur les reins.

Le taureau allait lui donner la chasse ; mais un objet plus voisin attira son attention. C’était doña Sol qui, au lieu de rester immobile sur l’herbe, venait de se relever, avait ramassé sa garrocha et l’avait bravement mise en arrêt, pour affronter de nouveau la bête. Une folle témérité ! Mais elle pensait à ceux qui la regardaient. Un défi à la mort ! Mais cela valait mieux que de composer avec la peur et d’encourir le ridicule.

Derrière la palissade, on ne criait plus. La foule, muette de terreur, semblait pétrifiée. Tout le peloton des cavaliers s’était élancé au grand galop, parmi des nuages de poussière ; mais le secours arriverait trop tard. Le taureau grattait le sol avec ses sabots de devant, baissait le front, allait assaillir cette femme audacieuse qui persistait à le menacer de sa pique. Un simple coup de corne, et c’en était fait ! Mais, au même instant, un hurlement féroce détourna l’attention du taureau, et quelque chose de rouge passa devant ses yeux comme un jet de flamme. C’était Gallardo qui, sautant à bas de son cheval, venait d’abandonner la garrocha pour prendre le surtout qu’il portait à l’arçon de sa selle.

– Oooh !… Par ici !

Et le taureau, attiré par cet adversaire digne de lui, se précipita sur la doublure rouge, tournant le dos à cette femme en jupe noire et en corsage amarante, qui, dans la stupeur du péril, gardait toujours sa pique en arrêt.

– N’ayez pas peur, doña Sol, je le tiens ! fit le torero, pâle aussi d’émotion, mais souriant et sûr de son adresse.

Sans autre défense que le vêtement doublé de rouge, il combattit la bête, l’éloigna, évita les charges furieuses par de gracieux écarts. La foule, ne pensant plus à sa récente angoisse, se mit à applaudir d’admiration. Quel bonheur ! Être venu pour un simple derribo, et avoir la chance d’assister à une course quasi régulière, de voir gratuitement Gallardo combattre !

Le torero, enhardi par l’impétuosité avec laquelle la bête chargeait, oublia doña Sol et tous les autres, attentif seulement à esquiver les attaques. Le taureau se retournait, furibond de voir que cet homme invulnérable glissait entre ses cornes ; et de nouveau il se ruait sur lui, mais il ne rencontrait jamais que l’écran rouge du surtout. L’animal finit par se lasser, ne bougea plus, et, tremblant sur ses jambes, baissa son mufle baveux. Alors Gallardo, profitant de cette hébétude, ôta son chapeau andalou et en toucha le crâne du monstre. Un immense hourra s’éleva derrière la palissade pour saluer cette prouesse.

Des cris et des tintements de sonnailles résonnèrent derrière le matador, et bouviers et cabestros apparurent autour de l’animal, l’enveloppèrent, le ramenèrent vers le gros du troupeau.

Gallardo ramassa sa garrocha, rattrapa son cheval qui, habitué aux taureaux, ne s’était pas beaucoup éloigné, remonta en selle et revint vers la palissade au petit galop, prolongeant, par cette lenteur voulue, la bruyante ovation de la foule. Les cavaliers, qui avaient reconduit doña Sol hors de l’enceinte, saluèrent le vainqueur avec de grands témoignages d’enthousiasme, et don José, après lui avoir fait signe de l’œil, lui chuchota mystérieusement :

– Un vrai brave ! Tu n’as pas été manchot. Très bien, parfaitement bien ! Maintenant elle est à toi, c’est moi qui te le dis.

En dehors de la palissade, doña Sol était assise dans le landau des filles du marquis. Ses cousines, effarées, l’entouraient, la palpaient, voulaient à toute force lui trouver sur le corps quelque chose de démis, lui offraient des verres de manzanilla pour faire passer la peur. Mais elle, souriant vaguement, d’un air de supériorité, accueillait avec une sorte d’indifférence dédaigneuse ces exagérations de la tendresse féminine.

Lorsqu’elle vit Gallardo arriver sur son cheval au milieu de la foule, parmi les chapeaux agités et les mains tendues, elle lui sourit cordialement :

– Venez près de moi, Cid Campeador ! Donnez-moi votre main !

Et de nouveau leurs mains se joignirent dans une longue et vigoureuse étreinte.

Le soir, tout Séville parla de l’événement. Chez le matador, on en fit de longs commentaires. La señora Angustias était aussi rayonnante qu’après une grande course : son fils avait sauvé une de ces dames de la noblesse qu’elle regardait avec admiration, habituée au respect par de longues années de domesticité. Mais Carmen demeurait silencieuse, ne sachant que penser de cette aventure.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans que Gallardo eût des nouvelles de doña Sol. Son fondé de pouvoir n’était pas en ville ; il était parti avec quelques amis pour une chasse à courre.

Enfin, un après-midi, don José reparut à ce café de la rue des Serpents où se réunissaient les aficionados. Il prit Gallardo à part, lui dit qu’il était rentré dans la matinée, qu’il avait trouvé chez lui un billet par lequel doña Sol le priait de passer chez elle, et qu’il venait de lui faire visite.

« Mais, sacrebleu, tu es donc pire qu’un loup ? conclut le fondé de pouvoir en emmenant son matador. Cette dame t’attendait. Elle est restée chez elle plusieurs jours, pensant que tu irais la voir d’un moment à l’autre… On ne fait pas des choses pareilles ! Après lui avoir été présenté et après ce qui s’est passé au derribo, tu dois une visite. C’est bien le moins que tu lui demandes des nouvelles de sa santé…

L’espada s’arrêta, gratta sa tête sous son feutre.

– C’est que…, murmura-t-il, gêné, c’est que… Eh bien, oui, je lâche le mot : cela m’intimide. Vous savez bien que je ne suis pas un empoté, que les femmes ne me font pas peur, que je suis capable tout comme un autre de dire deux mots à une gachi… Mais avec celle-là, non ! C’est une grande dame qui en remontrerait à Lepe. Quand je la vois, je comprends que je suis une bête, et je ne peux pas ouvrir la bouche sans faire une gaffe… Non, don José, je n’y vais pas, il n’est pas possible que j’y aille !…

Mais don José, sûr de finir par le convaincre, l’entraîna jusque chez doña Sol en lui racontant son entretien avec l’ambassadrice. Elle était un peu offensée de la négligence de Gallardo. Toute l’aristocratie de Séville avait été la voir, excepté lui.

– Tu sais qu’un torero doit être en bons rapports avec les gens de la haute. Il s’agit d’avoir de l’éducation et de montrer que tu n’es pas un vacher élevé dans une étable. Une si grande dame, qui te distingue et qui t’attend !… Tu n’oses pas y aller seul ? Eh bien ! j’irai avec toi.

– Ah ! si vous m’accompagnez…

Et Gallardo soupira de soulagement. Ils entrèrent dans l’hôtel qu’habitait doña Sol. Le patio, de style arabe, avait des arcades multicolores d’un charmant travail, qui rappelaient les arcs en fer à cheval de l’Alhambra. Un jet d’eau retombait avec une suave harmonie sur une vasque où nageaient des poissons vermeils. Dans les quatre galeries aux plafonds ornés de caissons, séparées du patio par des colonnades de marbre, le torero vit d’anciens panneaux sculptés, des tableaux aux tons noircis, des saints à la face livide, de vénérables meubles aux ferrures rouillées, aux ais si criblés de trous de vers qu’on aurait pu les croire fusillés avec du plomb de chasse.

Un valet de pied leur fit gravir le large escalier de marbre. Et le torero eut de nouveaux étonnements à voir là des retables où de sombres silhouettes se détachaient sur des fonds dorés ; des vierges massives et comme taillées à coups de hache, peintes de couleurs pâlies et d’or mourant, arrachées à de vieux autels ; des tapisseries d’une douce teinte de feuille sèche, encadrées de fleurs et de fruits, dont l’une représentait des scènes du calvaire, tandis qu’une autre montrait une troupe de lurons velus, cornus et pieds fourchus, que des demoiselles peu vêtues semblaient combattre comme des taureaux.

– Ce que c’est que l’ignorance ! disait le matador à don José. Moi qui croyais que tout cela n’était bon que pour les couvents ! Il paraît que ces gens aussi en font cas…

Déjà la nuit approchait, et, à mesure qu’ils montaient, des lampes électriques s’allumaient sur leur passage, tandis qu’aux vitres des fenêtres brillaient encore les dernières splendeurs du soir. Gallardo allait de surprise en surprise. Lui, si fier de ses meubles achetés à Madrid, somptueusement capitonnés de soies voyantes, chargés de sculptures compliquées, très lourds, très riches, criant pour ainsi dire le gros prix qu’ils avaient coûté, il n’en revenait pas de voir là des sièges légers et fragiles, blancs ou verts, des tables et des armoires aux lignes simples, des murs d’une seule teinte, sans autres ornements que de petits tableaux placés à de larges intervalles et suspendus par de longs cordons, tout un luxe dont le vernis discret paraissait dû au seul travail des menuisiers. Il avait honte de sa propre surprise et de ce qu’il avait admiré chez lui comme le comble du faste. « Ce que c’est que l’ignorance !… » Et, lorsqu’il s’assit, il ne le fit pas sans appréhension : il craignait que la chaise ne se rompît sous son poids.

L’arrivée de doña Sol le détourna de ces réflexions. Il la vit comme il ne l’avait pas vue encore, débarrassée du chapeau et de la mantille, auréolée de cette chevelure lumineuse qui semblait justifier son nom romantique. Les bras, d’une merveilleuse blancheur, sortaient des longues manches de soie d’une tunique japonaise qui, croisée sur la poitrine, laissait à découvert l’attache d’un cou adorable, finement ambré, embelli par ces deux lignes qui rappellent le collier de Vénus. Les mouvements de ses mains faisaient scintiller avec un éclat magique des pierreries de toutes les couleurs, serties dans les bagues de forme singulière qui paraient ses doigts. Aux poignets délicats tintaient des bracelets d’or, l’un en filigrane oriental, où couraient de mystérieuses inscriptions, les autres massifs, auxquels étaient suspendues des amulettes et des figurines exotiques, souvenirs de lointains voyages. Quand elle s’assit pour causer, elle croisa les jambes avec une aisance masculine et fit danser à la pointe de son pied une babouche rouge à talon d’or, mignonne comme un jouet et rehaussée d’épaisses broderies.

Gallardo était suffoqué d’émotion ; ses oreilles bourdonnaient ; ses yeux se voilaient ; c’était à peine s’il distinguait des yeux clairs, fixés sur lui avec une expression moitié caressante, moitié ironique. Pour dissimuler cette émotion, il souriait et montrait ses dents : tout à fait la niaise frimousse d’un bambin qui veut être aimable.

Elle le remercia de son exploit de l’autre jour.

– Mais non, madame !… De rien… Ça n’en vaut pas la peine…

Il réussit pourtant à reprendre un peu de sang-froid. Puis, comme la dame et don José s’étaient mis à causer taureaux, il retrouva enfin de l’assurance. Elle lui parla des courses où elle l’avait vu « taurer », lui en rapporta exactement les principaux épisodes. Il fut très fier d’apprendre que cette femme l’avait contemplé en de semblables circonstances et de constater qu’elle en gardait la mémoire fidèle.

Elle ouvrit une boîte laquée, que décoraient des fleurs étranges, et elle offrit aux deux hommes des cigarettes à bout doré, qui exhalaient un parfum pénétrant et bizarre.

– Elles sont à l’opium, dit-elle. C’est très agréable.

Et elle en alluma une ; puis, de ses yeux verdâtres où les jeux de la lumière mettaient un frisson d’or liquide, elle suivit les ondoyantes spirales de la fumée.

Le torero, habitué au fort tabac de la Havane, aspirait avec curiosité la fumée de celui-ci. « Du foin… un plaisir de dames… » Mais, insensiblement, le subtil parfum que répandait cette fumée acheva de dissiper son malaise.

Doña Sol, les yeux attachés aux siens, l’interrogeait sur sa vie. Elle voulait connaître les coulisses de la gloire, les dessous de la célébrité, la vie errante et misérable du torero qui n’a pas réussi encore à gagner les bonnes grâces du public. Et Gallardo babillait, babillait avec une subite confiance, racontait ses premiers temps, insistait avec une orgueilleuse complaisance sur l’humilité de son origine : mais il avait soin toutefois d’omettre ce qu’il regardait comme honteux dans l’histoire de sa jeunesse aventureuse.

– Très intéressant ! très original ! répétait la belle femme.

– Le premier homme du monde ! intervenait don José avec un brusque enthousiasme. Croyez-moi : il n’y a pas deux gaillards comme lui. Si vous saviez combien son organisme est résistant aux blessures !…

Et, aussi fier de la vigueur de Gallardo que s’il eût été son père, il énumérait les cicatrices que celui-ci avait sur le corps, les décrivait comme s’il les voyait à travers les habits. Les yeux de la dame le suivaient dans cette promenade anatomique avec une sincère admiration. Un vrai héros, simple, embarrassé, sauvage, comme tous ceux qui sont vraiment forts !…

Doña Sol voulut les avoir l’un et l’autre à dîner. Elle serait seule, ce soir-là ; le marquis et ses nièces étaient allés à la campagne, et elle n’attendait personne. Mais don José répondit qu’il n’était pas libre : en rentrant, le matin, à Séville, il avait invité deux amis. Alors elle insista pour avoir au moins Gallardo :

– C’est une invitation sans façon. Il faut absolument que vous me teniez compagnie. Je n’admets pas d’excuse. Vous ferez pénitence avec moi…

Et Gallardo, cédant à cette insistance aimable, se décida enfin à rester.

Comme il fut mal à son aise, le pauvre torero, lorsqu’il se vit tête à tête avec doña Sol, devant une table somptueusement servie ! Tout l’intimidait, et le luxe princier de cette vaste salle où les deux convives semblaient perdus, et les énormes candélabres de vermeil sur lesquels des abat-jour roses atténuaient la lumière électrique, et l’imposant maître d’hôtel qui, grave et impassible, les servait cérémonieusement. Au milieu de ce luxe aristocratique, il avait honte de lui-même, de ses vêtements, de son ignorance des usages, et c’était à peine s’il osait remuer la main.

Mais cette fâcheuse impression s’effaça vite. Doña Sol riait gentiment de sa sobriété, de la crainte avec laquelle il touchait à son assiette et à son verre, et elle lui donnait l’exemple du bon appétit. Aussi se décida-t-il bientôt à manger, et surtout à boire : les vins étaient généreux, et il espérait que, grâce à leur hilarante chaleur, il réussirait à se délivrer de cette gêne qui paralysait sa langue et qui l’avait d’abord empêché de dire autre chose que « merci bien ».

Le champagne acheva de le ragaillardir, et, lorsque doña Sol se leva de table, il lui offrit galamment le bras, non sans s’étonner lui-même de cette audace. N’était-ce pas ainsi qu’on fait dans le grand monde ? Sans doute il n’était qu’un torero ; mais un torero n’ignore pas nécessairement les belles manières.

Ils prirent le café au salon, où doña Sol, nonchalamment étendue sur les coussins d’un sofa, se mit à fumer ses cigarettes au parfum subtil, tandis que Gallardo, enfoncé dans un moelleux fauteuil, mâchonnait le précieux havane que lui avait présenté un domestique. Bientôt, engourdi par le travail de la digestion, il ne répondit plus aux paroles de la jeune femme que par des monosyllabes et par un sourire d’une fixité stupide.

Doña Sol, ennuyée de ce silence, alla s’asseoir au piano, et, de ses doigts longs et robustes, elle joua des malagueñas au rythme allègre et voluptueux. Cette musique tira Gallardo de sa torpeur.

– Olé, s’écria-t-il, comme il aurait fait dans une taverne. C’est très bien, je ne vous dis que ça !

Aux malagueñas succédèrent des sevillanas et d’autres airs andalous, tendres et rêveurs, que doña Sol jouait de mémoire.

– Parfait !… Vous avez des mains d’or !… Une autre !… Encore une autre !…

– Vous aimez la musique ? lui demanda doña Sol.

À cette question qu’il ne s’était jamais posée, Gallardo répondit sans aucune hésitation qu’il l’aimait beaucoup. Et alors doña Sol passa du rythme vif des chants populaires à des compositions plus lentes, plus solennelles, que l’espada jugea être de la musique d’église. Ça, c’était moins amusant. Les exclamations d’enthousiasme s’éteignirent et la somnolence revint. Par instants, il sentait ses yeux se fermer malgré lui, et il comprenait qu’il ne tarderait pas à s’endormir.

Pour obvier à ce danger, il considéra la femme qui lui tournait les épaules. Quel corps ! Quelle nuque blanche et arrondie ! Quelle splendide chevelure ! Comme il serait bon d’appliquer un baiser sur cette chair-là ! Mais d’ailleurs doña Sol lui inspirait un respect insurmontable, tellement insurmontable que, peu à peu, les idées malhonnêtes s’éloignèrent de l’esprit du matador, et que, gagné de nouveau par la somnolence, il dut se pincer les cuisses pour se tenir éveillé, se couvrir la bouche avec la main pour étouffer les bâillements.

Soudain la voix de doña Sol le fit tressaillir. Elle chantait en s’accompagnant. Il prêta l’oreille, afin de comprendre les paroles ; mais, hélas ! les paroles étaient dans une langue étrangère dont il ne put saisir un traître mot.

« Dieu me damne ! Pourquoi ne chante-t-elle pas plutôt un tango ? Avec cette musique-ci, un chrétien est excusable de fermer l’œil !… »

Ce qu’elle chantait, c’était la prière d’Elsa, la plainte de la vierge blonde qui pense à l’homme fort, au guerrier redoutable pour ses ennemis, doux et timide avec les femmes. Elle avait dans la voix des tremblements de passion, et son chant s’adressait à l’homme qui était derrière elle. Certes celui-ci n’avait pas l’aspect légendaire de l’autre ; il était rude, naïf, un peu gauche. Mais, en imagination, elle le revoyait tel qu’il lui était apparu quelques jours auparavant, aux prises avec le taureau furieux comme les héros de Wagner avec les dragons épouvantables. Oui, oui, cet homme était son guerrier !

Cependant le « guerrier », une allumette à la main, essayait pour la quatrième ou cinquième fois de rallumer son cigare. Elle se tourna vers lui. Gallardo, mettant à profit l’heureuse interruption de la musique, se leva et fit un pas vers elle :

– Bonsoir, doña Sol. Merci bien. Il est tard et je m’en vais.

Mais elle se leva aussi, et, les yeux fixés sur ceux du torero :

– Non, ne t’en va pas ! dit-elle.

Il ne rentra chez lui que le lendemain, à l’aube.

Share on Twitter Share on Facebook