V

Une grande satisfaction de vanité s’ajouta aux nombreux motifs qu’avait déjà Gallardo d’être content de sa personne. Quand il parlait au marquis de Moraima, celui-ci, bonhomme, point poseur, très reconnaissant du service rendu à sa nièce, le traitait avec une bienveillance familière ; et le matador à son tour, enorgueilli des clandestines faveurs de doña Sol, se considérait un peu comme de la famille et témoignait au riche hidalgo un respect quasi filial.

Ce grand seigneur vêtu comme un campagnard, vrai centaure culotté en picador et armé d’une forte garrocha, était un illustre personnage qui pouvait couvrir sa poitrine de cordons et de croix, revêtir dans le palais des rois un habit chargé de broderies et orné d’une clef d’or cousue à l’un des pans. Ses ancêtres les plus éloignés étaient venus à Séville avec le monarque qui expulsa les Maures, et ils avaient reçu de lui, en récompense de leurs hauts faits, d’immenses territoires pris aux vaincus, territoires dont les restes étaient ces vastes plaines où paissaient aujourd’hui les taureaux du marquis. Ses plus proches ascendants, amis et conseillers des souverains, avaient dépensé dans le faste de la cour une grande partie de leur patrimoine ; et lui-même, en dépit de sa bonhomie, de son affabilité, de la simplicité de sa vie rustique, il conservait la distinction de sa noble origine. Or Gallardo, dans son for intérieur, ne pouvait se défendre de penser avec une secrète infatuation qu’en somme ce personnage était devenu son oncle par alliance et qu’ainsi l’ancien Zapaterin était un tant soit peu apparenté à toute la glorieuse lignée.

La façon de vivre et les habitudes du matador changèrent. Il cessa presque d’aller dans les cafés où se réunissaient les aficionados. Sans doute ces aficionados étaient de bonnes gens, mais des gens de nulle importance, petits boutiquiers, ouvriers devenus patrons, modestes commis, oisifs qui vivaient miraculeusement d’expédients occultes, sans autre profession connue que de parler taureaux.

Gallardo passait devant les vitrages de ces cafés, saluait ses partisans qui lui répondaient en agitant les bras, pour l’engager à entrer.

– Je reviens, leur disait-il.

Mais, au lieu de revenir, il entrait dans un cercle aristocratique de cette même rue des Serpents, cercle où il y avait des valets de pied en culotte courte, une imposante décoration gothique, des services d’argent sur les tables. C’était don José qui l’y avait introduit, et on y tolérait la présence du matador comme une exception, parce que c’était un torero « convenable », parce qu’il s’habillait bien, parce qu’il dépensait beaucoup d’argent, et surtout parce qu’on savait que le marquis de Moraima lui témoignait de la bienveillance. D’ailleurs Gallardo, avec sa finesse d’ancien voyou, savait se faire aimer de cette brillante et ignare jeunesse.

– C’est un homme très instruit, disaient les membres du cercle, d’un air grave.

Et, par le fait, il en savait tout juste autant qu’eux.

Le fils de la señora Angustias ne se défendait pas d’un sentiment de fatuité, chaque fois qu’il s’avançait entre les domestiques militairement alignés sur son passage, et qu’un huissier, imposant comme un magistrat, le col ceint d’une chaîne d’argent, venait lui prendre son chapeau et sa canne. C’était plaisir de se frotter à une société si élégante. Les jeunes gens, installés dans de hautes chaires de drame romantique, parlaient chevaux et femmes et tenaient le compte exact des duels qui advenaient en Espagne : car ils étaient tous des hommes d’un honneur vétilleux et d’une vaillance obligatoire. Il y avait au cercle une salle d’escrime, et il y avait aussi une autre salle où l’on jouait sans désemparer, depuis les premières heures de l’après-midi jusqu’à l’aube du lendemain.

Gallardo jouait beaucoup. C’était le meilleur moyen de lier d’étroites relations dans ce milieu-là. Il jouait et il perdait, avec la déveine d’un homme heureux ailleurs. Sa mauvaise chance était un sujet de gloriole pour les membres du cercle :

– Cette nuit, Gallardo s’est fait étriller, disaient-ils avec ostentation. Il a perdu au moins onze mille pesetas.

Et ce prodige de puissance à supporter les pertes, comme aussi la sérénité avec laquelle le matador lâchait les écus, lui conciliaient le respect de ses nouveaux amis qui voyaient en lui le plus ferme soutien du jeu dans leur cercle.

Bientôt ce goût devint chez Gallardo une passion si forte qu’il lui arrivait parfois d’en oublier sa grande dame. Jouer avec ce qu’il y avait de mieux à Séville ! Être traité comme un égal par ces jeunes aristocrates, grâce à la fraternité que créent les prêts d’argent et les émotions communes !

Les amis du fondé de pouvoir interrogeaient celui-ci sur les pertes de l’espada. Gallardo allait se ruiner ; ce qu’il gagnerait avec les taureaux, le tapis vert le lui mangerait. Mais don José souriait avec dédain :

– Cette année, nous avons plus d’engagements que jamais. Nous récoltons de l’argent à n’en savoir que faire. Laissez donc ce garçon s’amuser. C’est pour cela qu’il travaille, et chacun a ses menus défauts… Le premier homme du monde !…

Don José considérait comme un triomphe de plus pour son idole, que l’on admirât le flegme avec lequel Gallardo faisait de grosses pertes. Un matador ne pouvait pas ressembler au reste des humains, qui chicanent sur des centimes. Sans compter que Gallardo gagnait tout ce qu’il voulait.

Depuis que l’espada avait commencé ce nouveau genre d’existence, il ne se contentait plus de fréquenter le cercle. Certains après-midi, il entrait au club des Quarante-cinq. Ce club était une sorte de sénat de la tauromachie. Les toreros n’y pénétraient pas aisément, et les respectables pères conscrits de l’afición gardaient ainsi toute liberté pour exprimer leurs opinions.

Au printemps et en été, les Quarante-cinq se réunissaient dans le vestibule et sur le trottoir de leur immeuble, et, assis dans des fauteuils de jonc, ils attendaient les télégrammes des courses. Ils ajoutaient peu de foi aux jugements de la presse, et d’ailleurs ils avaient besoin de connaître les nouvelles avant que les journaux parussent. À la tombée du jour, des télégrammes leur arrivaient de tous les lieux de l’Espagne où il y avait eu des corridas, et les membres du club, après en avoir écouté la lecture avec une gravité religieuse, commençaient à discuter et à construire des hypothèses sur les laconiques données de la dépêche.

Ils exerçaient, comme un sacerdoce qui les remplissait d’orgueil, la fonction de se tenir tranquillement assis devant leur porte à prendre le frais ; de connaître avec certitude, sans exagérations intéressées, ce qui s’était passé dans l’après-midi, soit au cirque de Bilbao, soit à celui de la Corogne, soit à celui de Barcelone, soit à celui de Valence ; de savoir les « oreilles » qu’avait obtenues tel matador, les sifflets que tel autre avait dû subir ; tandis que leurs concitoyens vivaient encore dans la plus triste des ignorances et étaient réduits à se promener dans les rues jusqu’à la publication des gazettes. Quand il y avait « de la toile cirée » et qu’un télégramme annonçait la terrible blessure d’un torero natif de leur province, l’émotion et la solidarité andalouse humanisaient les vénérables sénateurs jusqu’à faire qu’ils communiquassent ce secret d’importance à quelque ami aperçu dans la rue. Aussitôt la nouvelle s’en propageait dans tous les cafés du voisinage, et personne ne la révoquait en doute : c’était un télégramme reçu par les Quarante-cinq !

Par un privilège inouï, Gallardo avait réussi à se faire accepter peu à peu dans cette société. Il s’y présentait sous le prétexte de venir chercher son fondé de pouvoir, et il finissait par s’asseoir avec ces messieurs, parmi lesquels il y en avait plusieurs qui ne l’aimaient guère et qui avaient choisi un autre espada pour « leur matador ».

La décoration intérieure de l’hôtel des Quarante-cinq avait « du caractère », comme disait don José : hauts lambris de faïence mauresque ; murs d’une propreté immaculée ; splendides affiches annonçant d’anciennes courses ; têtes « naturalisées » de taureaux fameux par le nombre des chevaux qu’ils avaient tués ou par la blessure faite à quelque espada célèbre ; capes de luxe et estocs offerts en don par des toreros, au moment où ils avaient coupé leur coleta.

Les valets en habit servaient les maîtres en costume campagnard ou même, pendant les chauds après-midi d’été, en manches de chemise. À l’époque de la Semaine sainte, quand d’illustres aficionados, venus de toute l’Espagne, assistaient à la réception donnée en leur honneur, les valets prenaient la livrée rouge et jaune, la culotte courte, la perruque blanche ; et, ainsi costumés comme des laquais de maison royale, ils présentaient des plateaux de manzanilla à ces opulents gentilshommes dont plusieurs avaient supprimé la cravate.

Dans l’après-midi, lorsque arrivait le marquis de Moraima, doyen du club, les autres faisaient cercle autour de lui, allongés dans de profonds fauteuils. Le fameux éleveur occupait un siège plus haut que les autres, une sorte de trône d’où il présidait à la conversation. On commençait toujours par parler du temps. Ces messieurs étaient pour la plupart des ganaderos, de riches propriétaires fonciers, toujours inquiets des besoins de la terre et des variations atmosphériques. Le marquis exposait les observations que lui suggérait l’expérience acquise en d’interminables chevauchées à travers la plaine andalouse, plaine déserte, immense, aux vastes horizons, pareille à une mer de verdure sur laquelle les taureaux, tels des requins endormis, semblaient flotter lentement parmi les houles des herbages. La sécheresse, redoutable fléau de cette plaine, était pour les sociétaires un sujet de conversation qui durait des soirées entières. Quand le ciel, après de longues semaines d’attente, se couvrait et laissait choir enfin quelques gouttes d’eau, ces grands seigneurs campagnards souriaient de joie, se frottaient les mains ; et le marquis disait sentencieusement, à la vue des larges ronds que faisaient sur le trottoir les gouttes tièdes :

– Merci, mon Dieu ! Chacune de ces gouttes est une pièce de cinq douros !

Lorsque le temps ne les préoccupait pas, leur entretien roulait presque toujours sur le bétail et plus spécialement sur les taureaux, dont ils parlaient avec tendresse, comme s’il y avait eu entre ces bêtes et eux-mêmes une sorte de parenté. Les éleveurs accueillaient avec déférence les opinions du marquis, à cause du prestige que lui donnait sa fortune supérieure ; et les simples aficionados, qui ne sortaient guère de la ville, admiraient son habileté à produire des animaux farouches. « Ce qu’il savait, cet homme-là !… » Quant à lui, dès qu’il dissertait sur la sollicitude qu’exigeait cet élevage, il était tout pénétré de la grandeur de son rôle. Sur dix veaux, huit ou neuf étaient voués à la boucherie, après l’« essai » que l’on faisait de leur férocité. Un ou deux seulement, ceux qui s’étaient montrés braves devant la garrocha et qui avaient chargé contre le fer, étaient considérés comme des taureaux de combat et mis à part, pour être ensuite l’objet de soins assidus. Et quels soins !…

– Une ganaderia de taureaux sauvages ne doit pas être considérée comme une affaire, proclamait le marquis. C’est un luxe dispendieux. On nous paie un de ces taureaux quatre ou cinq fois plus cher qu’une bête de boucherie, c’est vrai ; mais le prix de revient est si élevé !

Il fallait veiller sur ces animaux à toute heure, se préoccuper de leur nourriture et de leur eau, les faire passer d’un lieu dans un autre selon les variations de la température. Chacun d’eux coûtait plus que l’entretien d’une famille ! Et, lorsque enfin le taureau était en bonne forme, il fallait encore l’entourer de précautions jusqu’au dernier moment, pour qu’il se présentât bien dans l’arène et fît honneur à la devise qui flottait sur son cou. Le marquis, dans certains cirques, était allé jusqu’à se battre avec les imprésarios et avec les autorités, refusant obstinément de livrer ses bêtes parce que les musiciens étaient placés au-dessus du toril, de sorte que le bruit des instruments étourdissait ces nobles animaux et les rendait moins braves et moins résolus, à leur sortie dans le redondel.

– Ils nous ressemblent ! disait-il avec attendrissement. Il ne leur manque que la parole.

Et il parlait de Lobito, un vieux cabestro, assurant qu’il ne le vendrait pas, quand même on lui en offrirait tout Séville avec la Giralda. Dès que le marquis, galopant à travers les vastes pâturages, arrivait en vue du troupeau auquel appartenait le trésor, il lui suffisait d’attirer l’attention de l’animal en criant : « Lobito ! » Et Lobito quittait ses compagnons, venait à la rencontre de son maître, mouillait d’un mufle bénin les bottes du cavalier ; ce qui ne l’empêchait pas d’être une bête d’une formidable puissance, dont tous les taureaux avaient peur. Alors le marquis mettait pied à terre, tirait de son bissac un morceau de chocolat et le donnait à Lobito, qui, par gratitude, remuait sa tête armée de cornes immenses. Puis le marquis, un bras appuyé sur l’encolure, s’avançait tranquillement au milieu des taureaux qui s’agitaient, rendus inquiets et farouches par la présence de l’homme. Mais il n’y avait aucun danger. Lobito marchait comme un chien, couvrant son maître de son corps et regardant de tous côtés, pour imposer le respect à ses terribles compagnons. Si l’un d’eux, plus hardi, s’approchait pour flairer l’intrus, il rencontrait les cornes menaçantes du cabestro ; et si plusieurs d’entre eux, avec une maladroite lourdeur, se réunissaient pour lui barrer le passage, Lobito allongeait sa tête armée et les obligeait à faire place.

Quand le marquis racontait les hauts faits de quelques-uns des animaux sortis de ses pâturages, une émotion d’enthousiasme et de tendresse faisait trembler ses lèvres rasées et ses favoris blancs.

– Le taureau ! C’est l’animal le plus noble qu’il y ait au monde. Si les hommes lui ressemblaient, tout irait mieux… Par exemple, ce pauvre Coronel dont vous avez là le portrait. Vous rappelez-vous quel joyau ? »

Et il indiquait une grande photographie, encadrée luxueusement, qui le représentait lui-même en costume de montagnard, beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui, et entouré de fillettes vêtues de blanc. Ils étaient tous assis au milieu d’un pâturage, sur une masse noirâtre à l’une des extrémités de laquelle se dressaient deux cornes. Ce banc sombre et informe, c’était Coronel. D’énorme taille et fort agressif avec ses compagnons de troupeau, il était au contraire d’une affectueuse obéissance avec son maître et avec les personnes de la famille. Il ressemblait à ces mâtins, féroces pour les étrangers, mais qui se laissent tirer la queue et les oreilles par les enfants de la maison et qui supportent toutes leurs diableries avec des grognements de bonté. Les fillettes étaient les filles du marquis ; la bête flairait leurs petites robes, tandis qu’elles-mêmes, d’abord craintives et cramponnées aux jambes de leur père, osaient ensuite, avec la soudaine audace de l’enfance, lui gratter le mufle.

Un jour, après de longues hésitations, le marquis se décida à vendre Coronel pour le cirque de Pampelune, et il assista à la course. Ah ! quand il parlait de ce qui s’était passé, ce jour-là, ses yeux se brouillaient ! Jamais de sa vie il n’avait vu un taureau se présenter comme le sien. La bête était entrée fièrement dans l’arène et s’était campée au milieu, éblouie par le soleil après l’obscurité du toril, étonnée par la rumeur de ces milliers de personnes après le silence du corral. Mais, dès qu’un picador lui eut éraflé le morillo, elle emplit le cirque entier de sa magnifique fureur.

– Il n’y eut plus devant Coronel ni hommes ni chevaux ni rien ! En une seconde, il renversa toutes les haridelles, envoya en l’air les picadors. Les toreros couraient, les arènes étaient en désarroi comme si l’on y eût exécuté une ferrade. Le public réclamait encore des chevaux, et Coronel attendait qu’un adversaire s’approchât, afin de le mettre à mal. La moindre provocation suffisait pour qu’il accourût, attaquant avec une noblesse et une impétuosité qui rendaient le public fou d’admiration. Lorsqu’on sonna pour la mort, malgré les quatorze coups de pique et le jeu complet de banderilles qu’il avait dans l’encolure, il était aussi vaillant et aussi puissant que s’il venait de quitter le pâturage. Alors…

Toujours, à ce point de son récit, l’éleveur s’arrêtait pour raffermir sa voix, qui devenait chevrotante.

« Alors » le marquis de Moraima, qui était dans une loge, s’était trouvé tout à coup, sans savoir comment, derrière la barrière, parmi les garçons d’arène qui se démenaient et à proximité du matador qui préparait sa muleta avec une certaine lenteur, comme pour retarder le moment où il devrait affronter un adversaire si redoutable. « Coronel ! » s’était écrié le marquis, en se penchant sur la barrière et en frappant les planches avec ses mains. La bête n’avait pas bougé de place ; mais, à ce cri qui lui rappelait le pays lointain où elle ne reviendrait plus, elle avait levé le front. « Coronel ! » avait de nouveau crié le marquis. Et enfin elle avait tourné la tête, avait aperçu cet homme qui l’appelait de la barrière, s’était précipitée sur lui en ligne droite. Mais, à moitié chemin, elle avait interrompu sa course et s’était approchée doucement, jusqu’à toucher de ses cornes les bras tendus vers elle. Son poitrail était laqué de rouge par les filets de sang qui s’échappaient des trous ouverts dans le garrot ; les déchirures de la peau laissaient voir le muscle bleu. « Coronel, mon enfant ! » Et le taureau, comme s’il comprenait ces manifestations d’amour, avait haussé son mufle et mouillé de sa bave les favoris de l’éleveur, tandis que ses yeux clairs, injectés de sang, paraissaient dire : « Pourquoi m’as-tu envoyé ici ? » Sur quoi, le marquis, ne sachant plus ce qu’il faisait, avait plusieurs fois baisé les naseaux de la bête, humides encore des bouffées de rage.

« Qu’on ne le tue pas ! » avait crié une bonne âme, dans l’amphithéâtre. Et, comme si ces paroles eussent exprimé le sentiment unanime des spectateurs, une explosion de voix avait retenti de toutes parts, en même temps que des milliers de mouchoirs palpitaient sur les gradins ainsi qu’un vol de colombes. « Qu’on ne le tue pas ! » À cette minute, la foule, prise d’un vague attendrissement, méprisait son propre plaisir, abhorrait le brillant torero et son inutile héroïsme, admirait la vaillance de la bête et reconnaissait que, parmi cette multitude d’êtres doués de raison, la noblesse et la sensibilité avaient pour représentant le pauvre animal.

– Je l’ai remmené, concluait le marquis, ému. J’ai rendu à l’impresario ses deux mille pesetas. Je lui aurais donné toute ma fortune. Après un mois de repos au pâturage, Coronel n’avait même plus de marques sur le garrot. J’aurais voulu que le généreux animal mourût de vieillesse ; mais, en ce monde, les meilleurs ont le moins de chance ! Un taureau sournois, qui n’aurait pas osé le regarder en face, l’a traîtreusement assassiné d’un coup de corne…

D’ailleurs le marquis et ses collègues en élevage passaient rapidement de cette tendre sympathie pour les bêtes à l’orgueil qu’ils ressentaient de leur férocité. Il fallait voir le dédain avec lequel ils parlaient des ennemis des courses, de ceux qui déclamaient contre l’art tauromachique au nom de la protection des animaux : « Des sottises d’étrangers ! Des erreurs d’ignorants qui ne voient dans le bétail que les cornes et qui confondent un bœuf de boucherie avec un taureau de muerte ! Le taureau espagnol est un animal féroce, le plus valeureux qu’il y ait au monde… » Et ils rappelaient de nombreux combats entre taureaux et grands fauves, combats qui avaient toujours abouti à l’éclatant triomphe de la bête nationale.

Le marquis riait au souvenir d’un autre de ses élèves. On préparait dans un cirque le combat d’un taureau contre un lion et un tigre, et il y avait envoyé Barrabas, animal vicieux qu’il était obligé de séparer des autres dans le pâturage, parce que Barrabas donnait des coups de corne à ses compagnons et en avait déjà tué plusieurs.

– Or voici ce que j’ai vu de mes yeux, expliquait le marquis de Moraima. Barrabas avait été enfermé dans une grande cage de fer dressée au centre de l’arène. On lui lâcha d’abord le lion, et ce maudit félin, profitant de ce que le taureau n’a pas de malice, lui sauta sur la croupe et commença à s’escrimer des griffes et des dents. Barrabas bondissait, furieux, pour le décoller et le mettre à portée des cornes, là où est la défense, tant qu’enfin, dans une de ses évolutions, il réussit à lancer le fauve devant lui, l’accrocha ; et ensuite… Ah ! messieurs, tout comme une balle au jeu de paume !… Pendant un long moment il le fit sauter d’une corne à l’autre, le secoua comme une marionnette, et finalement, d’un air de mépris, le jeta dans un coin où celui qu’on appelle le roi des animaux, pelotonné sur lui-même, demeura coi comme un chat qu’on vient de battre. Quant au second acte, il fut beaucoup plus court que le premier. Dès que le tigre parut dans la cage, il fut accroché par Barrabas qui le lança en l’air et qui, après l’avoir bien fait sauter, le jeta dans un coin, comme l’autre. Puis Barrabas, qui était un mauvais plaisant, se promena de long en large et fit ses besoins sur les deux fauves… »

Ces récits provoquaient toujours de grands éclats de rire parmi les Quarante-cinq ; et un sentiment d’orgueil patriotique se mêlait à cette joyeuse hilarité, comme si la valeur du bétail espagnol prouvait aussi la supériorité de la nation espagnole sur tout le reste du monde.

Cependant la famille de Gallardo était à la ferme de la Rinconada. La señora Angustias, après une existence de misère passée dans les taudis de la ville, aimait la vie rustique. Carmen aussi se plaisait à la campagne. Son caractère de femme active la poussait à surveiller de près le travail des serviteurs, et elle savourait le plaisir de posséder de vastes propriétés. Au surplus, les enfants du sellier, ces neveux qui remplissaient autour d’elle le vide laissé par l’infécondité, avaient besoin de l’air des champs. Quant au matador, en faisant partir sa femme et sa mère pour la ferme, il leur avait promis de les rejoindre bientôt ; mais il retardait son arrivée sous toute sorte de prétextes, et il vivait dans sa maison de la ville sans autre compagnie que celle de son domestique Garabato. C’était une existence de célibataire qui lui donnait toute liberté pour ses relations avec doña Sol.

Montés l’un et l’autre sur des chevaux fringants, vêtus comme le jour du derribo de reses, tantôt seuls, tantôt en compagnie de don José, dont la présence atténuait un peu le scandale de cette exhibition, ils allaient voir des taureaux dans les pâturages proches de Séville, « essayer » des bouvillons dans les parcs du marquis. Doña Sol aimait passionnément le danger, exultait d’allégresse à piquer les bêtes avec la garrocha ; et souvent, lorsqu’un animal, au lieu de fuir, se retournait contre elle et l’attaquait, Gallardo était obligé d’accourir à son aide.

D’autres fois, si l’on annonçait un « encagement » de taureaux pour les cirques qui, sur la fin de la saison hivernale, donnaient des courses extraordinaires, ils se dirigeaient vers la gare de l’Empalme.

Doña Sol examinait curieusement ce lieu, qui est le centre d’exportation le plus important pour l’industrie taurine. Il y avait là d’immenses cours contiguës à la voie ferrée ; et d’énormes caisses de bois gris, montées sur roues, avec deux portes à coulisses, s’y alignaient par douzaines en attendant la bonne époque des expéditions, c’est-à-dire les courses d’été. Ces caisses avaient voyagé par toute la péninsule, portant dans leurs flancs des taureaux sauvages jusqu’aux villes les plus lointaines, puis revenant vides pour en prendre d’autres. Le leurre imaginé par l’homme et l’astucieuse adresse des gens du métier réussissaient à rendre aussi maniables qu’une marchandise quelconque ces bêtes féroces habituées à la liberté des champs.

Les taureaux à expédier en wagon arrivaient au galop, par une route large et poudreuse, entre deux haies de fils de fer garnis de pointes aiguës. Ils venaient de pâturages éloignés, et, quand ils approchaient de l’Empalme, leurs conducteurs, pour les tromper mieux, leur faisaient prendre une allure furibonde.

En avant chevauchaient à fond de train les mayorals et les bouviers, la pique à l’épaule, et derrière eux couraient les sages cabestros, protégeant les conducteurs avec leurs cornes démesurées. Ensuite venaient les taureaux de combat, les bêtes farouches destinées à la mort, bien « enrobées », c’est-à-dire entourées par des bœufs domestiques qui les empêchaient de s’écarter de la route et par de robustes vaqueros qui, fronde en main, étaient prêts à saluer d’un infaillible coup de pierre la paire de cornes qui se séparerait du groupe.

Parvenus aux cours, les cavaliers de tête s’écartaient, restaient dehors, et toute la bande des taureaux, véritable avalanche de poussière, de piétinements, de mugissements et de sonnailles, se précipitait dans l’enceinte avec une irrésistible impétuosité, tandis qu’on refermait vivement les portes sur la croupe du dernier animal. Les cabestros, instruits par l’expérience et obéissant aux bouviers, s’étaient mis de côté, aussitôt après avoir franchi la porte, et avaient laissé passer sans obstacle le tourbillon qui se ruait derrière eux. Des gens, assis à califourchon sur les murs ou juchés sur des balcons, excitaient les taureaux, soit par leurs cris, soit en agitant leurs feutres. Les taureaux traversaient la première cour sans s’apercevoir qu’ils étaient prisonniers, croyant toujours galoper en libre campagne ; et ils ne s’arrêtaient, étonnés et perplexes, que dans la seconde cour, lorsqu’ils voyaient en face d’eux la muraille, et que, se retournant, ils trouvaient derrière eux la porte close.

Alors commençait l’« encagement ». Un par un, les animaux, au moyen d’étoffes flottantes, de cris et de coups de garrocha, étaient dirigés jusqu’à un couloir au milieu duquel était placée la caisse de transport, avec ses deux portes levées. Cette caisse était comme un petit tunnel à travers lequel on apercevait un espace libre, une autre cour, un sol couvert d’herbe et des cabestros qui paissaient tranquillement. Cette vision du pâturage regretté attirait le taureau ; il s’engageait lentement dans le couloir, comme flairant un danger ; il hésitait à poser les pieds sur la rampe de bois qui, par sa pente douce, corrigeait la hauteur de la caisse montée sur roues ; il se méfiait de ce petit tunnel, où il était obligé de passer ; mais il sentait sa croupe houspillée continuellement par les coups qu’on lui envoyait des balcons et qui le forçaient à poursuivre ; il voyait deux files de gens qui, penchés sur les balustrades, l’excitaient par leurs sifflets et par leurs battements de mains. Du toit de la caisse sur laquelle se cachaient les charpentiers chargés de faire retomber les portes, un drapeau rouge pendait, ondulant dans le rectangle lumineux dont cette ouverture formait le cadre. Le harcèlement, les cris, ce linge écarlate qui lui dansait devant les yeux et qui semblait le défier, la vue de ces paisibles compagnons qui paissaient de l’autre côté de l’inquiétant passage, tout cela finissait par le décider. Il prenait sa course pour franchir le petit tunnel, faisait trembler sous son poids la rampe de planches ; mais à peine était-il entré dans la caisse, la porte de devant retombait, et, trop vite pour qu’il pût reculer, celle de derrière retombait aussi. Les solides ferrures des verrous grinçaient, et l’animal se trouvait enveloppé d’obscurité et de silence, captif dans cette étroite cellule où il ne lui était possible de se coucher que sur ses pattes. Par une trappe du toit tombaient sur lui des brassées de fourrage ; les hommes de peine poussaient sur les petites roues le cachot ambulant et l’emmenaient au chemin de fer. Puis une autre caisse était disposée dans le couloir et la trompeuse opération recommençait, jusqu’à ce que toutes les bêtes fussent emballées pour le transport.

Doña Sol, avec sa violente passion de « couleur locale », admirait ces procédés de la grande industrie nationale et se plaisait à imiter les mayorals et les vaqueros. Elle adorait les champs et le grand air ; dans son âme fermentait ce goût de la vie pastorale que nous portons tous en nous comme un héritage reçu de lointains ancêtres, au temps où l’homme, ne sachant pas encore tirer parti des entrailles de la terre, vivait des troupeaux qu’il avait rassemblés et se nourrissait de leurs dépouilles. Être pâtre, pâtre d’un bétail sauvage, c’était pour doña Sol la plus intéressante et la plus héroïque des professions.

Cela ne laissait pas d’étonner un peu Gallardo, qui commençait à se dégriser de sa première ivresse et qui se demandait parfois si toutes les dames de l’aristocratie ressemblaient à doña Sol. Il ne comprenait rien aux caprices de cette femme, aux inégalités de son humeur. Il n’osait pas la tutoyer. Jamais elle ne l’avait invité à cette familiarité ; et, un jour que, d’une voix hésitante, il s’était risqué à le faire, il avait vu dans les yeux d’or une telle expression de surprise qu’il en avait rougi de honte et qu’il ne s’était plus permis de recommencer. Elle, au contraire, elle le tutoyait, comme faisaient tous les grands seigneurs amis du torero ; mais elle ne le tutoyait que dans le tête-à-tête et de vive voix. Lorsqu’elle avait à lui écrire un mot, par exemple pour l’avertir qu’elle sortirait et qu’il ne devait pas venir la voir, elle lui disait « vous », et elle n’employait que les expressions froidement polies dont on se sert avec un protégé de la classe inférieure.

– Voyez-vous cette gachi ! marmottait Gallardo vexé. C’est à croire qu’elle n’a jamais vécu qu’avec des fripouilles qui montraient ses lettres à tout le monde. Est-ce qu’elle a peur de moi ? S’imagine-t-elle qu’un matador ne saurait être un galant homme ?

Outre ce froissement d’amour-propre, il avait une raison plus positive d’être de mauvaise humeur et de s’attrister. Maintenant, lorsqu’il se présentait chez la dame, il n’était pas rare qu’un de ces grands laquais habillés comme des princes lui barrât le chemin, en articulant d’un ton glacial : « Madame n’est pas visible. Madame est sortie. » Or l’espada devinait que c’était un mensonge, sentait pour ainsi dire la présence de doña Sol dans la pièce voisine, de l’autre côté de la portière. Sûrement elle était déjà fatiguée de lui, et c’était pour cela que, tout à coup, à l’heure de la visite habituelle, elle donnait ordre à ses domestiques de ne pas le faire entrer.

– La flamme est éteinte ! soupirait le matador en se retirant. Je ne reviendrai plus. Décidément cette gachi ne s’amuse pas avec moi…

La famille de Gallardo retourna en ville pour les fêtes de la Semaine sainte. L’espada devait prendre part aux courses de Pâques. Maintes fois déjà, soit de Madrid, soit d’ailleurs, le maître, en sortant du cirque, avait télégraphié à doña Sol de même qu’à Carmen : « Rien de nouveau. » Mais c’était la première fois qu’il allait tuer en présence de la grande dame, depuis qu’il la connaissait, et cette circonstance le rendait inquiet, le faisait douter de lui-même. D’ailleurs il ne combattait jamais à Séville sans un peu d’émotion. Sur toute autre « place » de l’Espagne, il acceptait la possibilité d’un insuccès, parce qu’il ne reparaîtrait pas de sitôt en cet endroit-là ; mais au pays natal, où étaient ses plus grands ennemis !…

– On va voir si tu te distingues, lui disait son fondé de pouvoir. Songe à ceux qui te regarderont. J’entends que tu restes le premier homme du monde !

Le samedi de Gloria , à une heure avancée de la nuit, on fit l’encierro du bétail destiné à la course, et doña Sol voulut assister comme « piquier » à cette opération, qui avait le charme de s’effectuer dans les ténèbres. Il s’agissait de conduire les taureaux depuis le pâturage de Tablada jusqu’aux corrals du cirque. Gallardo, malgré le désir qu’il avait d’accompagner sa maîtresse, la laissa partir seule. Don José avait formellement mis son veto à la satisfaction de ce désir, attendu que le matador devait se reposer pour être frais et vigoureux le lendemain.

À minuit, le chemin qui mène du pâturage au cirque était animé comme un champ de foire. Dans les villas, par les fenêtres lumineuses, on voyait des ombres enlacées qui dansaient à la musique des pianos. À l’intérieur des auberges, dont les portes ouvertes projetaient sur le sol des carrés rougeoyants, résonnaient des exclamations, des rires, des accords de guitares, des tintements de verres ; et l’on devinait que le vin coulait en abondance.

Vers une heure du matin, un cavalier parut, s’avançant au petit trot sur la route. C’était « l’avertisseur », un rude bouvier, qui faisait halte devant les auberges et devant les villas éclairées, notifiant que le troupeau passerait dans un quart d’heure, qu’il fallait donc éteindre les lumières et ne faire aucun bruit. Cet avis, donné au nom de la fête nationale, était obéi plus promptement qu’un ordre de l’autorité. Toutes les maisons devenaient obscures, confondaient leur blancheur avec la sombre masse des arbres ; et, sans souffler mot, les gens se groupaient derrière les grilles, derrière les palissades et les treillages, émus comme lorsqu’on attend quelque chose d’extraordinaire. Dans les allées voisines du fleuve, les becs de gaz s’éteignaient un à un, à mesure que les cris du bouvier annonçaient l’encierro.

Désormais tout était silencieux. En haut, sur les cimes des arbres, les étoiles scintillaient ; en bas, à ras de terre, l’oreille ne saisissait qu’une faible agitation, une sorte de fourmillement léger, comme d’une multitude d’insectes qui auraient grouillé dans l’ombre. L’attente paraissait longue aux spectateurs invisibles.

Enfin on entendit au loin un tintement grave de sonnailles ; et ce tintement grandit très vite, devint un fracas auquel se mêlait un galop confus qui faisait trembler le sol. D’abord passèrent quelques cavaliers qui, dans la nuit noire, semblaient gigantesques, et qui filaient à toute bride, la lance basse. C’étaient des bouviers. Ensuite passa un groupe de « garrochistes » amateurs, parmi lesquels galopait doña Sol, toute palpitante de cette folle chevauchée dans les ténèbres, de cette chevauchée où un faux pas de la monture sur la route, c’était la mort certaine par écrasement, sous les durs sabots du troupeau sauvage qui accourait par-derrière, à une allure enragée. Puis il y eut une rafale de carillons furieux, qui souleva des nuages de poussière ; et les taureaux passèrent comme un cauchemar, monstres nocturnes, énormes masses de chair frissonnante, lourds et pourtant agiles, soufflant et mugissant d’une façon horrible, donnant des coups de corne dans l’ombre, tout à la fois effrayés et irrités par les cris des gardiens qui les suivaient à pied, par le galop des cavaliers qui fermaient la marche et qui les harcelaient de leurs piques.

Le passage de ce tourbillon pesant et bruyant ne dura qu’une minute. Il n’y avait plus rien à voir. La foule, satisfaite de ce spectacle rapide, sortit de ses cachettes, et de nombreux enthousiastes s’élancèrent à la suite du troupeau, avec l’espérance d’arriver encore à temps pour le voir entrer dans les corrals.

Parvenus à la plaza, les cavaliers s’étaient jetés de côté, pour laisser l’entrée libre aux bêtes ; et celles-ci, grâce à l’élan de leur course et à l’habitude de suivre les cabestros, s’étaient engagées dans la « manche », couloir formé de palissades qui les conduisait au toril.

Les « garrochistes » amateurs se félicitèrent du succès de l’opération : pas un seul taureau ne s’était écarté, n’avait donné à faire aux piquiers et aux gardiens. C’étaient des bêtes de bonne race, les meilleures de la ganaderia du marquis. Le lendemain, si les matadors soutenaient l’honneur de leur art, on assisterait à des merveilles. Cavaliers et piétons se retirèrent avec l’agréable perspective d’une course excellente, et les alentours du cirque demeurèrent absolument déserts, tandis que les taureaux, au repos dans les corrals, reprenaient leur dernier sommeil.

Le matin suivant, Gallardo se leva de bonne heure. Tourmenté par une inquiétude qui peuplait son imagination de cauchemars, il avait mal dormi. Ah ! pourquoi lui demandait-on de combattre à Séville ? Ailleurs il vivait en célibataire, dans une chambre d’hôtel où il oubliait momentanément sa famille : car cette chambre « ne lui disait rien », ne contenait rien qui lui fût cher. Mais revêtir le costume de combat dans sa propre chambre à coucher où ses yeux rencontraient partout des objets qui lui rappelaient Carmen, aller vers le danger en sortant de cette maison qu’il avait fait construire et qui abritait ce qu’il possédait de plus précieux, cela le déconcertait, le rendait soucieux, comme si c’était la première fois qu’il avait à tuer un taureau. Et combien il lui était pénible de partir, lorsque, après avoir endossé, avec l’aide de Garabato, le costume de gala, il descendait dans le patio taciturne ! Ses jeunes neveux s’approchaient de lui, intimidés par les splendides ornements de ce costume qu’ils touchaient avec une admiration respectueuse, sans oser parler ; sa moustachue de sœur l’embrassait avec une mine effarée, comme s’il s’en allait à la mort ; sa mère se cachait dans quelque pièce obscure, ne voulait pas le voir, était malade d’appréhension. Carmen, elle, montrait plus de courage ; mais néanmoins elle était pâle, serrait les lèvres, battait nerveusement des cils, malgré ses efforts pour paraître calme ; et, dès qu’il était sorti dans le vestibule, elle portait son mouchoir à ses yeux, le corps secoué par les soupirs et par les sanglots, tandis que sa belle-sœur et d’autres femmes s’empressaient autour d’elle et la soutenaient presque défaillante.

– Dieu me damne ! disait Gallardo. Je ne combattrais pas pour tout l’or du monde au cirque de Séville, si ce n’était que je veux faire plaisir à mes compatriotes et aussi empêcher mes impudents détracteurs de prétendre que j’ai peur du public de mon pays !

Donc, ce jour-là, Gallardo se leva de bonne heure, erra de droite et de gauche dans la maison, une cigarette aux lèvres, en s’étirant pour vérifier si ses bras robustes avaient conservé leur agilité. Il alla prendre à la cuisine un verre de cazalla, y trouva la señora Angustias qui, toujours active en dépit des années et de l’embonpoint, s’agitait autour des fourneaux, surveillait les servantes avec une diligence maternelle, disposait tout pour la bonne administration de la maison. Puis il ressortit dans le patio frais et lumineux. Les oiseaux, gazouillant parmi la paix du matin, sautillaient dans leurs cages dorées. Un flot de soleil descendait sur les dalles de marbre et saupoudrait d’or les plantes vertes qui entouraient la fontaine, la vasque où les petites bouches rondes des poissons faisaient des bulles dans l’eau.

Là, l’espada vit, agenouillée par terre, une femme vêtue de deuil, qui avait un seau à côté d’elle et qui frottait les dalles avec un linge mouillé, ravivant sous ce nettoyage les couleurs du marbre. La femme releva la tête :

– Bonjour, seño Juan ! » dit-elle avec l’affectueuse familiarité qu’inspirent toujours les héros populaires.

Et elle arrêta sur lui le regard admiratif de son œil unique. À la place de l’autre œil, il n’y avait qu’un réseau de rides se concentrant dans l’orbite noirâtre et creusée. Mais Juan, au lieu de répondre, s’en retourna brusquement à la cuisine et interpella la señora Angustias :

– Mère, qui est donc cette femme, cette borgnesse rousse, occupée à laver le patio ?

– Qui veux-tu que ce soit, mon enfant ? C’est une honnête femme. Notre laveuse est malade, et, comme celle-ci est indigente et chargée de famille, je l’ai fait venir pour remplacer l’autre. »

Mais le torero continuait à s’inquiéter, et ses regards exprimaient le trouble et la crainte. « Malédiction ! Une course à Séville, et la première personne avec laquelle il se trouvait nez à nez, c’était une borgnesse ! Ces choses-là n’arrivaient qu’à lui. Une telle rencontre était du plus fâcheux augure. Est-ce qu’on souhaitait sa mort ? »

La pauvre maman, atterrée par ces funèbres pronostics et par la violence de cette mauvaise humeur, essayait de se disculper : « Comment aurait-elle pu songer à cela ? Cette femme avait besoin de gagner vingt sous pour sa marmaille. Il fallait avoir bon cœur et rendre grâce à Dieu, qui s’était souvenu d’eux et qui les avait délivrés d’une semblable misère… »

Cette allusion à l’ancienne pénurie et aux longues privations fit que Gallardo devint plus indulgent pour sa charitable mère et qu’il se tranquillisa un peu. « Bon, bon ! La borgnesse pouvait rester. Il arriverait ce que Dieu voudrait !… »

Le matador traversa de nouveau le patio, tournant presque les épaules pour ne pas voir cette femme qui portait malheur ; et il se réfugia dans son cabinet, continu au vestibule.

Les murs de ce cabinet, blancs, revêtus de faïences mauresques jusqu’à hauteur d’homme, étaient ornés d’affiches de corridas, imprimées sur soies de diverses couleurs. Des diplômes de sociétés de bienfaisance, tirant l’œil par leurs titres pompeux, rappelaient des courses où Gallardo avait « tauré » gratuitement pour les pauvres. D’innombrables portraits du « maître », debout, assis, déployant la cape ou se préparant à tuer, attestaient le soin avec lequel les journaux reproduisaient la physionomie et les diverses attitudes du grand homme. Au-dessus de la porte on voyait un portrait de Carmen, où la mantille blanche faisait ressortir davantage encore les yeux noirs, la chevelure noire piquée d’œillets pourpres. En face, au-dessus du fauteuil placé près du bureau, il y avait, semblant présider à la belle ordonnance de la pièce, une énorme tête de taureau noir aux yeux de verre, aux narines luisantes de vernis, avec une tache de poils blancs sur le front et d’énormes cornes, fines à l’extrémité, claires comme de l’ivoire à la base, mais se fonçant graduellement jusqu’à devenir noires comme de l’encre vers la pointe. Lorsque Potaje, le picador, contemplait les terribles armes de cette bête, il ne manquait pas de lâcher quelque image poétique de sa façon : « Des cornes si grandes et si écartées, disait-il, qu’un merle pourrait chanter à la pointe de l’une sans qu’on l’entendît à la pointe de l’autre… »

Gallardo s’assit près de la table élégante, chargée de bronzes, où il n’y avait d’incorrect qu’une couche de poussière datant de plusieurs jours. Ce bureau, de vastes dimensions, décoré de deux chevaux en métal, avait son encrier vide. Les riches porte-plume, surmontés de têtes de chien, étaient sans plume. Jamais le grand homme n’avait besoin d’écrire. Don José lui apportait les contrats d’engagement et autres papiers professionnels tout préparés, au cercle de la rue des Serpents, et, séance tenante, le matador y apposait sa signature lente et compliquée, sur une petite table.

À gauche était la bibliothèque, grande armoire de chêne aux portes vitrées, toujours closes, à travers lesquelles on voyait d’imposantes rangées de volumes respectables par leur format et par le brillant de leur reliure. Lorsque don José avait commencé à intituler son matador « le torero de l’aristocratie », Gallardo avait compris la nécessité de mériter ce titre en s’instruisant, afin que ses puissants amis n’eussent pas à rire de son ignorance, comme cela leur arrivait pour d’autres toreros. Aussi était-il entré, un jour, dans une librairie, et avait-il ordonné, d’un ton résolu :

– Vous m’enverrez pour cinq mille pesetas de livres.

Et, comme le libraire, interdit, semblait ne pas bien saisir l’ordre donné par le matador :

– Oui, des livres, pour cinq mille pesetas, entendez-vous ? avait énergiquement répété Gallardo. Des livres du plus grand format ; et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais qu’ils fussent dorés.

Gallardo était content de l’aspect de sa bibliothèque. Lorsqu’on parlait, au cercle, de quelque chose qu’il ne comprenait pas, il souriait d’un air entendu et il se disait : « Cela doit être dans un des livres que j’ai à la maison. »

Un après-midi de pluie, comme il se sentait un peu indisposé et ne savait que faire, il avait ouvert sa bibliothèque et en avait tiré avec respect l’un des plus gros volumes. Mais, dès les premières lignes, il avait renoncé à la lecture et s’était mis à tourner les feuillets, comme un enfant qui s’amuse à regarder les images. Des lions, des éléphants, des chevaux à la crinière ébouriffée et aux yeux de feu, des ânes zébrés de raies multicolores, aussi régulières que si on les eût tracées au compas… « Pouah ! la sale bête ! »… Ses yeux venaient de rencontrer les anneaux peinturlurés d’un serpent. Un animal de si mauvais présage ! Le torero ferma instinctivement le médius et l’annulaire de sa main droite, allongea l’index et le petit doigt en forme de cornes, pour conjurer le sort ; puis, tout tremblant, il replaça le livre sur le rayon, murmurant deux ou trois fois le mot « lézard, lézard », afin de dissiper la funeste influence de cette rencontre. Et jamais plus il n’entreprit d’autre exploration dans le domaine de la science.

Ce matin-là, le séjour qu’il fit dans son cabinet ne servit qu’à augmenter ses inquiétudes. Sans savoir pourquoi, il s’était mis à contempler la tête du taureau, et le souvenir le plus pénible de sa vie professionnelle s’était représenté à sa mémoire. Quelle suée il lui avait donnée, ce bicho-là, au cirque de Saragosse ! Intelligent comme un homme, immobile, avec des yeux d’une malice diabolique, le taureau attendait que le matador approchât, et, sans se laisser tromper par le « chiffon » rouge, visait toujours au corps. Les estocades, écartées par les coups de tête, se perdaient en l’air, sans jamais réussir à atteindre le but. Le public s’impatientait, sifflait, insultait le matador. Celui-ci, lorsque le taureau se déplaçait, courait après, d’un côté du redondel à l’autre, persuadé que, s’il se risquait à l’attaquer directement, c’était lui-même qui périrait. Enfin, trempé de sueur et fourbu, il avait profité d’une occasion pour en finir par une estocade portée traîtreusement dans le cou, au grand scandale de la foule qui lui avait jeté des bouteilles et des oranges. Un souvenir dont il rougissait et qui, réveillé malencontreusement à cette heure, lui sembla d’aussi funeste augure que la rencontre de la borgnesse et que celle du serpent.

Il mangea seul et peu, comme il faisait toujours quand il devait combattre dans l’après-midi.

Lorsqu’il fut temps de s’habiller, les femmes disparurent. Ah ! combien elles le haïssaient, ce costume splendide, gardé précieusement dans des enveloppes de toile, luxueux outillage avec lequel avait été fabriqué le bien-être de la famille ! Gallardo ne manquait jamais d’être déconcerté et troublé par cette fuite des femmes, dont il devinait trop aisément la cause, quoiqu’elles affectassent un air insouciant.

– Ne dirait-on pas qu’on va me conduire au gibet ? Tranquillisez-vous donc ! Il n’arrivera rien…

Les journées où l’espada « taurait » à Séville, étaient pour les siens les plus angoissantes. Lorsqu’il combattait au loin, sur d’autres arènes, force était bien de se résigner à attendre patiemment le télégramme du soir. Mais ici le péril était voisin, et il fallait absolument avoir des nouvelles de quart d’heure en quart d’heure. Aussi le sellier, vêtu en bourgeois – complet de flanelle claire et soyeux chapeau de feutre – s’offrait-il aux femmes pour les tenir au courant de ce qui se passerait dans le redondel, encore qu’il fût exaspéré de l’impolitesse de son beau-frère qui ne lui avait pas même offert une place dans la voiture de la quadrille pour aller au cirque. « À chaque taureau que tuerait Juan, il leur enverrait un gamin pour les renseigner. »

Cette course fut pour Gallardo un éclatant succès. Lorsqu’il entra dans l’arène et qu’il entendit les applaudissements de la foule, il lui sembla qu’il venait de grandir.

Il connaissait le terrain sur lequel il marchait, se sentait là comme chez lui. Le sol des arènes n’était pas sans exercer quelque influence sur son esprit superstitieux. Le matador se rappelait les vastes cirques de Valence et de Barcelone, au sable blanchâtre, les cirques du Nord, au sable foncé, le grand cirque de Madrid, au sable rouge. Quant à l’arène de Séville, elle ne ressemblait à aucune autre : le sable, tiré du Guadalquivir, y était d’un jaune vif comme de l’ocre pulvérisée. Lorsque les chevaux éventrés répandaient leur sang sur ce sable, telle une cruche qui se défonce tout à coup, cela faisait penser aux couleurs du drapeau national, à ces mêmes couleurs qui flottaient sur le pourtour de l’édifice.

En raison de l’inquiétude nerveuse où le mettaient les courses, l’imagination de Gallardo se laissait impressionner aussi par les diverses architectures des cirques. La plupart étaient de construction assez récente, les uns de style roman, les autres de style mauresque, et ils avaient la banalité de ces églises neuves où tout paraît vide et froid. Au contraire, la plaza de Séville était comme une cathédrale remplie de souvenirs, vivifiée par le contact de plusieurs générations. Son entrée monumentale datait du siècle où les hommes portaient la perruque poudrée ; son redondel était animé par le souvenir des nombreux héros qui en avaient foulé le sol. C’était là que l’on avait contemplé les glorieux inventeurs des passes difficiles, les maîtres par qui l’art avait réalisé tant de progrès, les solides champions de l’école de Ronda, au jeu correct et posé, les sveltes et allègres diestros de l’école sévillane, dont les tours d’adresse et la mobilité prodigieuse transportaient le public d’admiration. Et c’était là que, lui aussi, cet après-midi, enivré par les applaudissements, par le soleil, par la rumeur de la foule, par la vue d’une mantille blanche et d’un corsage bleu qui se pencheraient sur la balustrade d’une loge, il allait montrer à son peuple de quelles audaces il était capable.

Le fait est qu’il se surpassa. Jamais ses partisans ne l’avaient vu si beau. À chacune de ses prouesses, son fondé de pouvoir, debout, criait à d’invisibles contradicteurs :

– Osez donc lui reprocher quelque chose !… Le premier homme du monde !…

Au second taureau que Gallardo devait tuer, le Nacional, sur son ordre, amena la bête, par d’habiles passes de cape, au pied de la loge où l’on voyait le corsage bleu et la mantille blanche. C’était doña Sol, en compagnie du marquis et de ses deux filles.

Gallardo s’approcha de la barrière, tenant dans une main l’épée et la muleta, suivi par les regards de la foule ; et, lorsqu’il fut devant la loge, il s’arrêta, ôta sa montera, offrit le taureau en hommage à la nièce du marquis. Beaucoup de gens souriaient avec une expression malicieuse.

Après ce brindis, il fit demi-tour, jeta la montera par-dessus son épaule et attendit l’animal que lui amenaient les péons.

Dans un espace très petit, en réussissant à empêcher que la bête s’éloignât de cet endroit, le matador accomplit sa tâche. Il voulait tuer sous les yeux de doña Sol, voulait qu’elle le vît de près au moment où il défiait le péril. Chacune de ses passes de muleta provoquait des acclamations d’enthousiasme et des cris d’inquiétude. Les cornes frôlaient sa poitrine ; il semblait impossible que, sous les rudes attaques de la bête, le sang ne jaillît pas. Tout à coup, le matador « se carra », l’épée en avant, et, si vite que le public n’eut pas même le temps d’exprimer son opinion par des cris et par des conseils, il fondit sur le taureau.

Pendant quelques instants, ce fut un corps à corps de l’homme et de l’animal. Puis, quand l’homme se dégagea, on vit le taureau courir d’un pas incertain, mugissant, la langue pendante, avec la poignée rouge de l’estoc à peine visible au haut du cou ensanglanté. Une minute après, la bête tomba ; et le public, subitement dressé comme par le déclic d’un puissant ressort, éclata en applaudissements et en hourras frénétiques. Non, il n’y avait pas au monde un brave comme Gallardo ! Jamais, jamais ce garçon-là n’avait eu peur !…

L’espada vint saluer devant la loge avec l’estoc et la muleta, bras ouverts, tandis que l’altière doña Sol, gantée de blanc, battait fiévreusement des mains.

Et un petit objet dévala de spectateur en spectateur, depuis la loge jusqu’à la barrière. C’était un mouchoir de dame, celui qu’elle avait tenu à la main : un tout petit carré de batiste parfumée et bordée de dentelles, passé dans une bague de diamants qu’elle offrait au matador pour le remercier de son brindis.

Derechef, à l’occasion de ce cadeau, les applaudissements éclatèrent ; et l’attention du public, qui jusqu’alors s’était fixée sur le torero, se porta sur doña Sol, dont on célébra la beauté par de grandes clameurs, avec le sans-façon de la galanterie andalouse.

Puis un petit triangle velu et encore chaud monta de main en main depuis la barrière jusqu’à la loge. C’était une oreille du taureau, que le matador offrait à la dame en souvenir de la bête tuée pour elle.

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