VIII

Pendant toute la journée du Samedi saint, Gallardo reçut la visite d’innombrables amis, qui l’abordaient, le sourire aux lèvres :

– On va donc te revoir à l’œuvre. L’aficion a les yeux sur toi. Eh bien, comment vont les forces ?

– Je ferai mon possible, répondait-il avec une feinte modestie. J’espère que je ne m’en tirerai pas trop mal. Je ne me ressens plus de mes blessures.

– Tu vas « taurer » comme un ange ! interrompait don José, avec l’enthousiasme de la foi. Tu vas mettre les bichos dans ta poche !…

Le jour de la course, le départ du matador pour le cirque fut plus pénible que jamais. Carmen s’efforça de paraître calme et voulut même assister à la vêture de son mari. Mais, quoiqu’elle fit semblant d’être insouciante et joyeuse, elle n’en devinait pas moins qu’une secrète inquiétude travaillait l’esprit du matador. En dépit des apparences, celui-ci n’était plus si sûr de lui-même : il doutait de l’agilité de sa jambe et de la vigueur de son bras.

Lorsque Juan descendit dans le patio, coiffé de la montera, la cape sur l’épaule, la señora Angustias lui jeta les bras autour du cou et fondit en larmes. Elle ne prononça pas un mot ; mais ses gros soupirs exprimaient suffisamment ses angoisses. Courir le taureau, pour la première fois après la catastrophe, dans ce même cirque où il avait été si affreusement blessé, n’était-ce pas trop téméraire ? Ses superstitions de femme du peuple s’insurgeaient contre une telle imprudence. Ah ! quand Juanillo prendrait-il enfin sa retraite ? N’avait-il pas gagné assez d’argent ?

Mais le beau-frère intervint, avec son autorité de conseiller de la famille :

– Voyons, petite mère, il n’y a pas de quoi se désoler ainsi. Une course comme les autres, en somme ! À quoi bon troubler Juanillo par des pleurnicheries, au moment où il part pour la plaza ?

Carmen accompagna son mari jusqu’à la porte. Elle voulait lui donner l’exemple du courage.

– Bonne chance ! lui dit-elle en souriant.

Mais, aussitôt que la voiture, suivie par une bande de galopins, eut tourné le coin de la rue, elle monta dans sa chambre, alluma des cierges devant la Vierge de l’Espérance, s’agenouilla, se mit à prier et à pleurer.

Une bruyante ovation et des battements de mains frénétiques saluèrent le défilé des quadrilles. Tous les applaudissements étaient pour ce Gallardo qui avait failli mourir et qui, toujours aussi fier et aussi vaillant, revenait offrir au peuple le magnifique spectacle de son adresse et de son intrépidité.

Quand le matador eut à combattre son premier taureau, une nouvelle explosion d’enthousiasme éclata. Dans les loges, les femmes en mantilles blanches l’observaient avec leurs jumelles. Ses ennemis eux-mêmes se sentaient entraînés par un irrésistible courant de sympathie. Pauvre garçon ! Il avait tant souffert ! Toute l’assistance lui était acquise. Jamais Gallardo n’avait eu un public aussi complètement à lui.

Face au président, il ôta sa montera pour le brindis.

Olé ! Olé !… L’ovation, après l’avoir accompagné dans sa marche vers le taureau, s’acheva en un silence d’attente, lorsqu’il eut rejoint la bête.

La muleta au poing, il se campa devant l’animal, non plus comme autrefois, lorsqu’il déployait le chiffon rouge presque sur le mufle, mais à quelque distance. Il y eut dans l’amphithéâtre un mouvement de surprise ; mais personne ne souffla mot.

À plusieurs reprises, le matador frappa du pied pour provoquer la bête. Et enfin celle-ci attaqua mollement, passa sous la muleta. Mais l’espada s’était jeté de côté avec une hâte visible. Sur quoi, nombre de spectateurs se regardèrent : « Qu’est-ce que cela signifiait ?… »

Gallardo vit près de lui le Nacional et, quelques pas plus loin, un autre péon de sa quadrille. Mais il ne leur cria plus : « Tout le monde au large ! »

Sur les gradins s’élevait une rumeur produite par de vives discussions. Les partisans du matador jugeaient nécessaire de s’expliquer au nom de leur idole :

– Il souffre toujours de sa blessure. Il n’aurait pas dû « taurer » encore. Cette maudite jambe ! Ne voyez-vous pas ?…

Les deux péons aidaient Gallardo dans ses passes. La bête s’agitait, étourdie par les étoffes rouges, et, dès qu’elle chargeait, une cape la détournait de l’espada.

Pour sortir au plus vite de cette désagréable situation, Gallardo se profila, l’épée haute, et bondit sur le taureau. La lame, entrée seulement jusqu’au tiers de sa longueur, brandilla, prête à rejaillir. Un murmure de stupeur accueillit le coup. Au lieu d’enfoncer l’estoc jusqu’à la garde, le matador s’était mis précipitamment hors de la portée des cornes.

– Comme l’épée est bien placée ! criaient les fanatiques applaudissant à tout rompre, pour que le tapage suppléât au nombre. Il n’y a pas à dire le contraire.

Mais les connaisseurs souriaient de pitié. Ce garçon allait perdre l’unique mérite qu’il possédât, la bravoure, l’audace. On avait bien vu ce qui s’était passé : au moment où l’épée atteignait le taureau, le matador avait instinctivement raccourci le bras et détourné la tête, par l’effet de cette peur qui empêche un homme de regarder le péril en face.

L’estoc tomba par terre. Gallardo en prit un autre, et, toujours accompagné de ses péons, revint au taureau.

La seconde estocade ne fut guère plus heureuse que la première ; la moitié de la lame resta hors du garrot. Les spectateurs des gradins commencèrent à protester :

– Il n’appuie pas ! Les cornes lui font mal au cœur !

Gallardo ouvrait les bras en croix, pour donner à entendre que l’animal avait son compte et que, d’un moment à l’autre, il s’abattrait. Mais le taureau s’obstinait à rester debout et balançait la tête à droite et à gauche.

Le Nacional se mit à le taquiner, à le faire courir, saisit les occasions de frapper lourdement sur le cou avec sa cape, de toute la vigueur de son bras, pour enfoncer l’épée. Le public devina l’intention du banderillero et proféra contre lui de grossières insultes. Du côté du soleil, on brandissait déjà des gourdins, on jetait dans l’arène des oranges et des bouteilles. Mais le bon Sebastián supportait ces bordées d’insultes et de projectiles comme s’il eût été sourd et aveugle, et il continuait à pourchasser le taureau, en homme heureux d’accomplir son devoir et de sauver un ami.

Bientôt la bête vomit par la bouche un flot de sang et plia lentement les pattes ; mais elle n’en gardait pas moins la tête haute et semblait prête à se relever et à attaquer. Alors le Nacional pesa furtivement sur l’épée, la fit pénétrer jusqu’à la garde. Par malheur, le public s’aperçut de cette manœuvre et, transporté de colère, se mit à trépigner et à hurler :

– Brigand ! Assassin !

On s’apitoyait sur le pauvre taureau, comme si, de toute manière, il n’était pas destiné à périr, et on menaçait du poing le Nacional avec autant d’indignation que s’il venait de commettre un crime sous les yeux des spectateurs.

Cependant Gallardo se dirigeait vers la présidence pour saluer, tandis que ses partisans plaidaient en sa faveur les circonstances atténuantes :

– Il n’a pas eu de chance, disaient-ils, un peu décontenancés. Le taureau était si mauvais !

Jusqu’à l’heure d’entrer en lice pour son second taureau, Gallardo demeura près de la barrière, immobile, plongé dans de sombres réflexions. Il avait beau essayer de se faire illusion, il était bien obligé de s’avouer qu’il n’était plus le même. Les taureaux lui paraissaient plus grands, plus résistants. Ceux d’autrefois tombaient sous son épée avec une facilité miraculeuse ; ceux d’aujourd’hui semblaient avoir « une vie double » et s’entêtaient à ne pas mourir. Autre chose encore : son bras, au moment de pousser l’épée, lui paraissait plus court. Autrefois, ce bras atteignait avec la rapidité de l’éclair le garrot de la bête ; aujourd’hui, c’était un voyage interminable à travers un espace où l’estoc ne rencontrait rien. Et ses jambes aussi avaient changé. Maintenant elles lui obéissaient mal, avaient pour ainsi dire une action propre, indépendante du reste de son corps. Sa volonté leur ordonnait en vain de rester calmes et fermes ; c’était à croire qu’elles avaient des yeux, qu’elles discernaient le danger : dès que la bête chargeait, elles bondissaient de côté avec un élan incoercible.

Pour atténuer ce que ces constatations avaient de trop affligeant, Gallardo retournait contre le public la rage que lui causaient sa soudaine faiblesse et la honte de son insuccès. Que voulaient donc ces gens-là ? Qu’il se fit tuer pour leur plaisir ? Certes il n’avait plus besoin de prouver son courage : il portait sur le corps, gravés dans la chair, les témoignages de sa folle audace. Il avait vu de près la face décharnée de la Mort, et c’était précisément pour cela qu’il connaissait mieux que personne le prix de la vie.

« Si vous croyez que je vais vous sacrifier ma peau !… » grommelait-il, tout en observant la foule à la dérobée.

Quand son second taureau parut dans l’arène, il avait recouvré son sang-froid et il était décidé à faire consciencieusement son devoir professionnel, mais, autant que possible, sans se laisser découdre. Il marcha vers la bête avec la fière attitude des grands jours et cria très haut :

« Tout le monde au large ! »

La foule s’agita avec un murmure de satisfaction. Il avait dit : « Tout le monde au large ! » Il allait donc renouveler quelqu’une de ses anciennes prouesses. Mais le Nacional, avec sa clairvoyance de vieux péon habitué aux fanfaronnades des matadors, comprit le mensonge théâtral de cet ordre et continua de suivre son chef, la cape sur le bras.

Gallardo déploya la muleta à quelque distance de l’animal, et, avec une appréhension manifeste, commença les passes, aidé par Sebastián. À un certain moment, comme le matador avait tardé un peu à relever « le chiffon », le taureau fit mine d’assaillir, mais, en réalité, il ne bougea pas. Néanmoins Gallardo, qui se tenait trop sur ses gardes, se laissa tromper par l’apparence et sauta en arrière. C’était fuir une bête qui n’avait pas attaqué. Ce recul malencontreux mit le public en gaieté, et une voix gouailleuse brailla :

– Sauve-toi vite ! Il t’attrape !

– Pauvre chéri ! cria un autre, d’une voix comiquement efféminée.

Le matador blêmit de colère, et sa fureur se déchargea contre l’animal qui lui valait cette injure en plein cirque de Séville. Marchant de biais vers le taureau, il le frappa traîtreusement d’une estocade oblique, et le taureau tomba comme un bœuf d’abattoir. Quelques-uns applaudirent sans savoir pourquoi ; d’autres sifflèrent ; la grande masse garda le silence.

Au sortir du cirque, le matador put constater la froideur de la foule. Les groupes passaient près de lui sans une acclamation. Pour la première fois il goûta toute l’amertume de l’échec. Ses banderilleros eux-mêmes fronçaient le sourcil et demeuraient taciturnes, comme des soldats en déroute.

Le soir de cette course malheureuse, Gallardo, irrité contre les autres et contre lui-même, avide de distraction et d’oubli, se laissa emmener par quelques jeunes gens de son cercle à la Venta de Eritaña, pour y faire la débauche. On devait souper en compagnie de trois grandes cocottes parisiennes, qui, venues à Séville pour les fêtes de la Semaine sainte, étaient curieuses de voir de près ce « toréador » dont elles avaient si souvent admiré le portrait dans les journaux illustrés et sur les boîtes d’allumettes.

La partie fine eut lieu dans la grande salle à manger d’Eritaña. C’était un salon en plein jardin, orné d’un décor mauresque dont la vulgarité mesquine prétendait reproduire les splendeurs de l’Alhambra. Tour à tour ce local servait pour les banquets politiques et pour les orgies ; on y toastait avec une fougueuse éloquence à la régénération de la patrie, et on y dansait l’impudique tango, au ronron des guitares, parmi les fracas des bouteilles cassées et les petits cris des femmes qu’on embrassait dans les coins.

Gallardo fut accueilli comme un demi-dieu par les cocottes. Elles n’avaient d’yeux que pour lui, se disputaient l’honneur de s’asseoir à son côté ! le dévoraient de regards amoureux. C’étaient des femmes d’une beauté un peu fanée, mais que ravivaient les fards et les artifices de la toilette. Machinalement, l’espada les comparait à l’autre, à celle qu’il n’avait pas encore oubliée tout à fait, à celle qui l’avait ensorcelé par sa chevelure d’or, par l’inimitable élégance de ses vêtements, par la saine fraîcheur de sa chair parfumée et tentatrice.

On but et on mangea avec la voracité qui est de règle dans ces fêtes nocturnes où les convives se rendent avec le ferme propos de commettre toute sorte d’excès et comptent sur l’ébriété pour obtenir le plus vite possible l’étourdissement et l’allégresse. À minuit, tout le monde était ivre ; et les femmes assaillaient Gallardo de leur admiration libertine, lui plaquaient des baisers sur la nuque et dans le cou. Mais il demeurait inerte et somnolent sous les lèvres qui le caressaient, sous les mains qui le provoquaient ; et son ivresse était si triste que bientôt les femmes, déçues et vexées, cessèrent de faire attention à lui.

Vers trois heures du matin, comme il était affalé sur une banquette où il cuvait son vin, l’un des jeunes gens s’approcha, le secoua par l’épaule et lui offrit de le ramener à la maison. Le vent nocturne ne suffit pas à dissiper l’ivresse du torero qui, lorsque son compagnon l’eut laissé seul, à l’entrée de sa rue, se dirigea en titubant vers son logis, s’arrêta près de sa porte, croisa ses bras contre la muraille et y appuya son front, que sans doute le poids des pensées rendait trop lourd. Il avait complètement oublié le souper, les amis, les femmes maquillées ; et son esprit, par un de ces revirements capricieux que produit l’ivresse, était occupé tout entier par l’idée des courses de taureaux.

Olé ! Don José avait bien raison. C’était lui, Gallardo, le premier homme du monde. Ah ! comme ses ennemis allaient crever de jalousie, lorsqu’il reparaîtrait dans la plaza ! Ce qui était arrivé aujourd’hui n’était qu’un accident fortuit et sans conséquence : de la mélasse, comme disait le Nacional. N’arrive-t-il pas au meilleur chanteur de lâcher un couac ?

Cet aphorisme, qu’il avait ouï souvent énoncer par les vénérables patriarches de la tauromachie, les soirs de fiasco, lui inspira une irrésistible envie de chanter, et, d’une voix de pochard, il entonna à sa propre louange un couplet de son invention :

Oui, Juan Gallardo est un preux,

Un preux plus preux que le bon Dieu !

Puis, comme sa veine poétique ne lui fournissait pas autre chose, il se mit à répéter vingt fois de suite ces deux vers, auxquels répondaient les aboiements d’un chien, dans les ténèbres. Il les répéta tant et tant qu’à la fin la porte s’ouvrit et que Garabato parut. Le domestique fit rentrer son maître. Mais celui-ci ne voulut pas se coucher : peut-être craignait-il confusément que, s’il montait au premier étage, Carmen ne s’aperçût de l’état où il se trouvait.

– Laisse-moi, Garabato, dit-il impérieusement au serviteur. J’ai beaucoup à faire. J’entre dans mon cabinet de travail.

Lorsque les lampes électriques furent allumées, Gallardo, seul au milieu de la pièce et flageolant sur ses jambes molles, promena autour de lui des regards d’admiration. De toutes parts, en guise de tableaux et de trophées, il voyait de superbes portraits de lui-même, des affiches de courses qui avaient été pour lui des triomphes, des devises qu’il avait hardiment cueillies sur l’échine des taureaux. C’était comme un musée de sa propre gloire.

– Parfait !… parfait !… balbutiait-il, la langue pâteuse. C’est moi, ce gaillard-là… et cet autre aussi… et cet autre aussi.

Il jeta son chapeau sur un divan et alla s’appuyer des deux mains sur la table. Quelques instants après, ses regards vagues rencontrèrent l’énorme tête de taureau qui décorait le mur, au-dessus du fauteuil.

– Bonsoir, ma brave bête !… Qu’est-ce que tu fais là ?… Meû ! Meû !…

Il ne savait plus pourquoi elle était dans son cabinet, cette tête aux cornes menaçantes, qu’il saluait par des mugissements. Mais bientôt la mémoire lui revint.

– Ah ! je te reconnais, mon petit ! C’est toi qui m’as donné tant de peine, un jour !… Les gens sifflaient, me jetaient des bouteilles !… Comme tu devais t’amuser, gredin !

Jusqu’alors, il avait été de bonne humeur. Mais ses yeux hallucinés d’homme ivre crurent voir que l’animal acquiesçait par une légère inclination de la tête, tandis que l’ironie d’un sourire passait dans le brillant de son mufle verni. Et soudain une violente colère s’empara du matador. « Le voilà qui riait, ce maudit bicho ? Ah ! oui, c’était leur faute, à ces taureaux d’une méchanceté perverse, qui préméditaient leur coup et qui semblaient se moquer de l’espada, c’était leur faute si un galant homme se couvrait de ridicule et était insulté en public ! »

– Tu ris, carogne ? Maudite soit la vache qui t’a porté et le voleur de ganadero qui t’a donné son herbe ! Tu ris ? Tu te moques ? tant pis pour toi !

Et, dans l’aveuglement de sa fureur alcoolique, il saisit sur sa table un revolver chargé.

Pan !… pan !…

La première balle fit jaillir de l’orbite, en menus éclats, l’un des yeux de verre ; et la seconde balle, tirée presque à bout portant, ouvrit dans le crâne, entre les poils grillés, un petit trou rond et noir.

Les jours suivants, Gallardo éprouva le besoin de se montrer, de causer avec ses amis dans les cafés populaires et dans les petits cercles de la rue des Serpents. Il espérait qu’en obligeant par sa présence les mauvaises langues à une courtoise discrétion, il couperait court aux commentaires hostiles ; et il passait des après-midi entiers au milieu de ces aficionados modestes, qu’il avait si longtemps négligés pour rechercher l’amitié des gens riches.

Dans la soirée, il allait aux Quarante-cinq, où le fondé de pouvoir, à force de cris et de gestes, tâchait d’imposer ses convictions admiratives. Brave don José ! Avec son enthousiasme à l’épreuve du canon, il ne parvenait pas à se mettre dans la cervelle que « son matador » pût cesser d’être le héros qu’il s’imaginait. Jamais une critique, jamais un reproche. Au contraire, c’était lui qui se chargeait de fournir des excuses à l’espada, non sans y joindre quantité d’excellents conseils pour l’avenir :

– Tu te ressens encore de ta blessure. C’est ce que je répète à tout le monde : « Quand il sera bien rétabli, vous le verrez à l’œuvre et vous m’en direz des nouvelles ! » Crois-moi, voici ce que tu dois faire. Avec cette vaillance que Dieu t’a donnée en partage, tu vas droit au taureau et, vlan ! d’une estocade enfoncée jusqu’à la garde, tu le mets dans ta poche…

Le matador approuvait par un sourire énigmatique. Il n’aurait pas demandé mieux que de mettre les taureaux dans sa poche ; mais, hélas ! ces maudites bêtes étaient devenues énormes et intraitables.

Pendant la première quinzaine de mai, Gallardo prit part à trois ou quatre courses, dans des villes des provinces méridionales, et il y fut médiocre : – une ou deux estocades qui, par hasard, portèrent au bon endroit et firent plier les pattes à la bête, mais presque toujours des coups incertains, qui ne pénétraient pas assez profondément, et, plusieurs fois, d’inexcusables maladresses, d’involontaires mouvements de recul causés par le souci instinctif de la conservation.

Or, dès qu’il faisait un pas en arrière, la populace l’insultait. Déjà on savait partout ce qui s’était passé à Séville dans la course de Pâques, et on ne lui pardonnait plus la moindre faute. Les gens qui l’avaient vu d’une hardiesse folle, affrontant aveuglément le danger, voulaient qu’il fût ainsi jusqu’au jour où, pour leur plaisir, il succomberait dans l’arène. Ses ennemis étaient heureux de se venger enfin de ses longs triomphes, et ses collègues, avec d’hypocrites démonstrations de regret, se complaisaient à parler de sa décadence. Le charme était rompu. Désormais le public se sentait mal disposé à son égard. Lorsqu’il réussissait, on ne l’applaudissait plus autant qu’auparavant, et, lorsqu’il échouait, on l’accablait de protestations et d’outrages.

Don José lui-même, sans être d’ailleurs ébranlé dans sa foi, ne pouvait se dissimuler que les choses prenaient une mauvaise tournure. « Son matador » demeurait pour lui « le premier homme du monde », mais il avait recommencé trop vite à « taurer ». Ce n’était pas le courage qui manquait à Gallardo ; c’étaient les forces qui trahissaient ce courage. Puisque le pauvre garçon était encore fatigué de ses blessures, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de se reposer jusqu’à l’année prochaine.

– Veux-tu que je te dise mon avis ? lui suggéra un jour le fondé de pouvoir. Il est impossible qu’un homme comme toi se montre dans le redondel sans qu’on l’applaudisse. Accorde-toi donc le loisir nécessaire pour que ton bras et ta jambe retrouvent toute leur souplesse. Je me charge d’arranger la chose. Un certificat de médecin, publié dans les journaux, suffira pour justifier ton inaction momentanée, et je me mettrai d’accord avec les entrepreneurs de courses au sujet de tes engagements. Ils te remplaceront par un second espada qui se contentera d’un modeste salaire, et c’est toi qui bénéficieras de la différence. Puis, l’an prochain, tu reparaîtras sur l’arène et tu feras pâlir de rage tous tes rivaux.

Mais Gallardo ne l’entendit pas de cette oreille : il avait sur le cœur ses récents insuccès, et son amour-propre ulcéré avait besoin d’une revanche immédiate. Qu’il n’eût pas été bon dans les dernières courses, il était le premier à en convenir, et il en attribuait la faute à sa nervosité. Mais à présent il se sentait maître de lui-même, et on verrait bientôt qu’il était encore capable de refaire tout ce qu’il avait fait.

Repoussé de ce côté, don José, que l’obstination du maître peinait, mais à qui elle inspirait aussi une sorte d’estime compatissante, essaya d’un autre moyen pour l’éloigner pendant quelque temps de ces cirques espagnols où le public, ingrat et monté contre lui, ne témoignait aucune indulgence à un convalescent :

– Eh bien ! puisque tu veux continuer à « taurer », voici ce que je te propose. J’ai causé avec un entrepreneur qui part dans quelques jours pour l’Amérique. Pars avec lui. Je t’obtiendrai un contrat très avantageux. Là-bas tu t’entretiendras la main, et tu reviendras avec beaucoup d’argent.

Aller en Amérique ? Non, non ! Gallardo s’y refusait absolument. Ce départ aurait ressemblé à une fuite. Il se devait à lui-même de rétablir à Madrid sa réputation compromise, de prouver à ses compatriotes qu’il était toujours digne de leur faveur et de leurs acclamations. Il avait un engagement dans la capitale pour la semaine prochaine ; à aucun prix il ne consentirait à le résilier.

Lorsqu’il arriva à Madrid avec sa quadrille, il y trouva le mauvais temps. En pleine saison printanière le thermomètre avait subitement baissé, ce qui n’est pas rare dans ce pays où le climat est variable et quinteux. Il faisait froid ; le ciel gris se fondait en averses mêlées parfois de flocons de neige, et les gens avaient endossé de nouveau leurs cabans et leurs pardessus. Bon gré, mal gré, il fallut remettre au premier beau jour la course annoncée pour le dimanche. Le directeur, les employés du cirque, les aficionados regardaient en l’air avec la même angoisse que le laboureur qui craint pour sa récolte. Une éclaircie, quelques étoiles aperçues dans le ciel, à l’heure où l’on sort des cafés, leur causaient une joie trompeuse :

– Voyez ! Le temps se découvre. Il fera beau demain. Après-demain on courra…

Vaine espérance ! Le lendemain, les nuages obstruaient de nouveau le ciel et la pluie recommençait à tomber.

Le repos forcé dura quinze jours, et la quadrille de Gallardo était désolée de cette inaction. Partout ailleurs qu’à Madrid, elle s’y fût résignée sans peine : car alors les frais d’hôtel eussent été à la charge de l’espada. Mais, en vertu d’un fâcheux usage depuis longtemps établi, les chefs de quadrille, sous prétexte que tous les toreros doivent avoir un domicile dans la capitale, se dispensent de les y défrayer ; si bien que les pauvres péons et les pauvres picadors, logés dans une méchante casa de huespedes tenue par la veuve d’un banderillero, s’imposaient nombre de petites privations, rognaient sur le tabac, et songeaient avec amertume que, le jour où l’on donnerait enfin la course, ils auraient déjà mangé cette poignée de douros qu’ils gagnaient au péril de leur vie et qui était si nécessaire à la subsistance de leur famille.

Gallardo, installé seul à son hôtel, n’était pas de meilleure humeur. Dans sa perplexité d’homme populaire qui sent son prestige affaibli, il prodiguait les visites au Café anglais, où se réunissaient les partisans des toreros andalous ; mais il se gardait bien d’entrer dans les cafés de la Puerta del Sol, fréquentés spécialement par les fanatiques de l’école madrilène.

Ceux-ci sont des intransigeants que contriste la supériorité tauromachique de Séville et de Cordoue, et qui déplorent que, depuis Frascuelo, la capitale ne se puisse glorifier d’un seul nom illustre. À les en croire, il n’existe plus de vrais toreros ; tout ce qu’il y a, ce sont des morveux dépourvus des premiers principes de l’art, des pitres méridionaux qui savent seulement faire des singeries avec leurs capes et avec leurs corps, et qui ne soupçonnent même pas ce que c’est que de « recevoir » un taureau. De temps à autre, un léger souffle d’espérance ranime un peu ces aficionados découragés : ils ont découvert dans les faubourgs un novillero qui s’est déjà distingué sur les « places » de Vallecas et de Tetuan, et ils commencent à se persuader que Madrid aura bientôt son grand matador. Tout de suite le novillero devient populaire ; on parle de lui avec enthousiasme chez les barbiers des quartiers bas ; on prophétise pour lui des triomphes. Mais le temps passe et les prophéties ne se réalisent point, soit qu’un beau jour le futur héros succombe à une cogida mortelle, sans autre gloire que quatre lignes de nécrologie dans les gazettes, soit que le grand homme se rapetisse insensiblement et finisse par n’être plus qu’un des péripatéticiens qui exhibent leur coleta sur les trottoirs de la Puerta del Sol, en attendant des engagements problématiques. Et alors les enthousiastes tournent les yeux vers un autre débutant, non moins obstinés que les Juifs à attendre leur messie. Gallardo savait que ces fanatiques ne l’avaient jamais admiré, qu’ils se réjouissaient aujourd’hui de sa décadence, et que, s’il se montrait dans la salle, cette injuste clique s’empresserait de déblatérer contre lui.

Le désir de se faire des amis, de s’attirer la sympathie du plus grand nombre possible de personnes, le portait maintenant à tolérer, à rechercher même des relations qu’il aurait évitées et méprisées l’année précédente. Le soir, lorsqu’il se promenait au centre de Madrid, il se laissait aborder, dans la rue de Séville, par ces toreros bohèmes qui tiennent leurs conciliabules sur le trottoir et qui passent la moitié de la nuit à se vanter les uns aux autres de leurs exploits mensongers : tous bien vêtus, coquets, fringants, avec une mirobolante ferblanterie de bagues et de chaînes en doublé. Ils le saluaient pompeusement du nom de « maître », lui lâchaient en plein visage des louanges hyperboliques, et finissaient par lui emprunter cinq pesetas.

Cette plèbe de la tauromachie avait ses hommes illustres, qui, du reste, devaient la considération dont on les entourait à tout autre chose qu’à de savantes estocades. Tel d’entre eux, connu pour fuir devant les taureaux, était célèbre et redouté pour la facilité avec laquelle il jouait de la navaja . Tel autre avait passé quelques années au bagne pour avoir tué un homme d’un coup de poing. Ce qui avait valu au fameux Tragasombreros la renommée dont il jouissait, c’était le pari qu’il avait fait, une nuit de crapule, dans un cabaret de Vallecas, de manger un feutre cordouan frit par petits morceaux, en buvant du vin à discrétion, pour faire couler les bouchées.

D’autres, superbes gaillards à l’allure insolente, fiers de leur vigueur virile, ne se lassaient pas de conter à Gallardo les bonnes fortunes qui paraissaient être leur plus clair moyen d’existence. Lorsque la matinée était belle, ils s’en allaient au Paseo de la Castellana pour y faire des conquêtes, à l’heure où les institutrices de grande maison viennent y promener les enfants. Ils rencontraient là des misses, des fraüleine, récemment débarquées à Madrid avec des idées fantastiques sur ce pays de légende, et qui, dès qu’elles apercevaient un joli garçon à la face rasée et au large feutre, se persuadaient que c’était un torero. Avoir un torero pour amoureux !

– Un peu fades, vous savez, cher maître, ces gachi-là ! Grands paturons, poil de filasse ; mais, somme toute, commodes à l’usage. Oh ! oui, commodes, je ne vous dis que ça ! Et, comme elles ne comprennent pas un traître mot d’espagnol, on n’a pas besoin, avec elles, de se mettre en frais d’éloquence. Il suffit de rire, de leur montrer des dents blanches, de rouler des yeux de poisson frit. Elles ont beau ne pas savoir parler chrétien ; lorsque ensuite on leur fait signe qu’on serait bien aise d’avoir un peu d’argent, elles vous en donnent sans se faire prier, pour le tabac et pour le reste. À cette heure, j’ai trois de ces jouvencelles qui m’aident à vivre…

Certains d’entre eux se consacraient aux étrangères des music-halls, aux danseuses ou aux chanteuses qui grillaient d’avoir, dès les premiers jours de leur installation à Madrid, un amant « toréador ». C’étaient des Françaises sémillantes, au nez retroussé et à la poitrine plate, idéales créatures qui, dans leur sveltesse immatérielle, possédaient à peine, sous les plis de leurs robes parfumées et froufroutantes, un peu de réalité tangible ; c’étaient des Teutonnes massives, alourdies par l’abondance de la chair, blondes comme des Walkyries ; c’étaient des Italiennes à la chevelure noire et huileuse, au teint d’un brun olivâtre, au regard tragique. Et les petits toreros riaient au souvenir de leurs premières intimités avec ces amies enthousiastes :

– Vous n’imaginez pas ce que sont ces femmes-là, cher maître ! Elles veulent à toute force qu’on leur explique la manière de combattre les taureaux, et, pour contenter leur caprice, il faut, dans le moment où l’on aurait plutôt envie de dormir, sauter à bas du lit, placer au milieu de la chambre une chaise qui figure le bicho, faire des passes de cape avec un drap et planter des banderilles avec les pincettes ! »

Après cette leçon de tauromachie, la danseuse ou la chanteuse ne manquait pas de demander à son bel ami le cadeau d’une riche cape brodée d’or, pour s’en parer lorsqu’elle se produirait en public ; et le bel ami promettait généreusement de satisfaire ce désir. Mais, comme on n’a pas de ces capes-là à la douzaine et qu’on ne peut pas les acheter pour deux sous, le cadeau se faisait attendre. Cependant la liaison des amants devenait de plus en plus étroite, et le novio s’en autorisait pour solliciter de sa maîtresse quelques prêts, pour porter au Mont-de-Piété les bijoux qu’elle avait la faiblesse de lui remettre, pour faire main basse sur tout ce qui lui tombait entre les griffes. Et finalement, lorsque la femme, réveillée de son rêve d’amour, protestait contre cet abus de confiance, le torero, par une magistrale raclée, lui démontrait la force de sa passion et recouvrait son prestige de héros légendaire.

Outre les distractions qu’offrait à Gallardo la compagnie de cette peu scrupuleuse jeunesse, il avait encore, pour se récréer, l’obséquieux empressement d’un certain admirateur qui le persécutait de ses suppliques. C’était un cabaretier de Las Ventas, un rude Galicien musclé comme un hercule, court d’encolure, haut en couleur, qui avait amassé une modique fortune dans sa guinguette où les servantes et les soldats venaient danser, le dimanche. Il n’avait qu’un fils, petit de taille et faible de constitution, mais destiné néanmoins, de par la volonté paternelle, à devenir une des gloires de la tauromachie.

– Ce gamin-là promet, déclarait le cabaretier à Gallardo. Vous savez, señor Juan, que je m’y connais un peu. J’ai déjà dépensé passablement d’argent, afin de le lancer dans la carrière ; mais, pour aller loin, il lui faut un parrain, et il ne saurait en avoir de meilleur que vous. Ah ! si vous consentiez à diriger une novillada où mon fils tuerait ! On y viendrait en foule, et c’est moi qui prendrais tous les frais à ma charge.

Ce malheureux garçon, qui d’abord, comme tant d’autres enfants du peuple, s’était passionné pour les courses de taureaux, avait maintenant à subir la tyrannie de son père, fermement convaincu de sa vocation. Une nuée de parasites, d’aficionados de bas étage, d’anciens péons qui ne conservaient de leur obscur passé tauromachique aucun autre prestige que la coleta, s’agitaient autour du cabaretier, consommaient chez lui à crédit, sollicitaient de menus subsides en échange de leurs conseils ; et, tous ensemble, ils formaient avec le père une sorte d’assemblée délibérante qui avait pour unique objet de tirer de l’ombre la future étoile.

Le bonhomme, sans même consulter son fils, organisait des courses dans les arènes de Tetuan ou de Vallecas, et il se chargeait invariablement des frais. Ces cirques de banlieue se mettent volontiers à la disposition de quiconque éprouve le désir de se faire corner et piétiner par un taureau, sous les regards de quelques centaines de spectateurs. Mais ce n’est pas un divertissement gratuit. Pour rouler sur le sable, les culottes en lambeaux, le corps souillé de bouse et de sang, il faut payer d’avance la location de toutes les places. C’était le père qui se chargeait de distribuer lui-même les billets, et il remplissait l’amphithéâtre d’amis complaisants et d’aficionados besogneux. En outre, il devait financer pour le salaire des péons et des banderilleros qui formaient la quadrille de son fils et qui combattaient vêtus de leurs habits ordinaires, tandis que celui-ci éblouissait l’assistance par un costume tout neuf, que le tailleur de Gallardo lui avait confectionné moyennant sept mille réaux. C’était pour l’avenir du petit, et il ne fallait pas lésiner !

Pendant la course, le cabaretier, debout entre les deux barrières, animait l’apprenti matador en brandissant un gros gourdin qu’il ne quittait jamais ; et, dès que le jeune homme faisait mine de se reposer un instant, le terrible papa se dressait derrière lui, mafflu et apoplectique :

– T’imagines-tu que je dépense mon argent pour que tu te croises les bras ? Un peu d’amour-propre, morbleu ! et ne reste pas à minauder comme une demoiselle !…

Puis, quand le pauvre garçon, dans son costume de soie rouge, revenait à la maison tout tremblant, la culotte déchirée, les os moulus, sa mère courait à lui, pâle d’inquiétude, les bras ouverts. Mais le cabaretier, brandissant toujours son gourdin, hurlait de fureur :

– Feignant ! Poule mouillée ! Tu as été pire qu’un maleta ! Et dire que c’est pour ce pleutre-là que je me suis ruiné !…

Sous la menace du gourdin, le diestro paré de soie et d’or, qui venait d’assassiner deux inoffensifs bouvillons, prenait la fuite en cachant sa tête entre ses bras, tandis que sa maman s’efforçait de le protéger.

Mais, dès le lendemain, le cabaretier avait retrouvé son optimisme : « On n’a pas toujours la main heureuse. Plus d’un matador fameux s’est vu en aussi mauvaise posture… » Et il organisait de nouvelles courses aux arènes de Tolède ou de Guadalajara, avec l’assistance de ses fidèles amis et, bien entendu, à ses frais.

Sur ces entrefaites, le matador reçut une longue lettre de Carmen. La pauvre femme, après avoir longtemps hésité, avait pris enfin la résolution de dire à son mari tout ce qu’elle avait sur le cœur, et elle le lui disait sans circonlocutions.

Il fallait que Juan « coupât sa coleta » et vînt paisiblement vivre de ses rentes, soit dans sa maison de Séville, soit dans sa ferme de la Rinconada, près des siens, les seuls qui eussent pour lui une sincère affection. Elle n’avait pas un moment de tranquillité ; elle était plus tourmentée par l’inquiétude que dans les premières années de son mariage. Toutes les nuits, son sommeil était troublé par d’épouvantables cauchemars. Ah ! le public avait été trop ingrat ! Cette foule sanguinaire avait perdu la mémoire de ce que Gallardo avait fait pour elle, lorsqu’il était en possession de toute sa vigueur. La lettre se terminait ainsi :

« Nous t’en supplions, mon cher Juan, ta mère et moi. Prends ta retraite. Pourquoi taurer davantage ? Nous avons bien assez pour vivre, et je souffre horriblement de te voir insulté par cette canaille qui ne te vaut pas. Ah ! mon Dieu, s’il t’arrivait un malheur, je crois que j’en deviendrais folle… »

Cette lettre émut beaucoup Gallardo, mais elle ne réussit pas à le convaincre. Prendre sa retraite ? Quelle sottise ! Des lubies de femme ! Au surplus, c’était facile à dire, mais ce n’était pas facile à faire. Se couper la coleta à trente ans ? Comme ses ennemis riraient de lui ! Non, il n’avait pas « le droit » de se retirer, tant que son corps serait sain et capable de combattre. Jamais torero n’avait abandonné les arènes dans de pareilles conditions. N’était-ce donc rien que la gloire ? Ne devait-on pas avoir l’amour-propre de son métier ? Que diraient les mille et mille enthousiastes qui avaient eu pour lui tant d’admiration ? et qu’auraient-ils à répondre, quand les autres leur jetteraient à la face que Gallardo s’était retiré par poltronnerie ?

Et puis, quoique l’argent ne soit pas tout, force était bien aussi d’y songer. En somme, l’état de ses finances n’était pas brillant. Il n’avait pour capital que les épargnes réalisées dans les premières années de son mariage. Par la suite, il est vrai, ses gains avaient été croissant ; mais ses dépenses et ses prodigalités avaient crû beaucoup plus vite encore. Il avait joué gros jeu, mené une vie fastueuse. Les biens qu’il avait ajoutés à son domaine de la Rinconada, pour l’arrondir, il les avait acquis au moyen d’emprunts faits à don José et à d’autres amis. Certes il restait en possession d’une honnête aisance ; mais, s’il renonçait aux superbes revenus des courses – deux ou trois cent mille pesetas par an – il serait obligé, quand il aurait payé ses dettes, à restreindre beaucoup son luxe et à vivre en gentilhomme campagnard, sur le produit de ses terres.

Or cette obscure existence de modeste propriétaire, astreint à l’économie, l’effrayait, lui qui était accoutumé à parader fièrement devant les foules et à jeter l’or par les fenêtres. Il devrait mettre un frein à sa libéralité de grand seigneur, se priver désormais de crier dans les cafés et dans les cabarets : « C’est moi qui paie tout ! » Il devrait congédier la bande des parasites et des flatteurs qui pullulaient autour de lui et dont les requêtes pleurardes le divertissaient. Si une jolie fille du peuple venait encore le trouver, il ne pourrait plus la faire pâlir d’émotion en lui passant aux oreilles des pendants d’or et de perles ; et il ne pourrait plus s’amuser à tacher de vin son beau foulard de soie, pour lui faire ensuite la surprise de lui en offrir un autre plus riche. Il était un matador à l’ancienne mode, prodigue, magnifique, bourreau d’argent, prompt à secourir les malheureux par de princières aumônes, et il s’était toujours moqué des toreros de la nouvelle école, vulgaires industriels qui tenaient leurs comptes comme de petits marchands, faisaient minutieusement la balance des frais et des recettes, et n’avaient garde d’oublier les cinq centimes d’un verre d’eau bu dans une gare. Non, non, jamais Gallardo ne voudrait renoncer à son faste et se résigner à cette lésinerie !

Et il pensait aussi aux besoins de sa famille, où tout le monde était habitué à la vie opulente, depuis que l’argent affluait dans la maison comme d’une source inépuisable. Outre sa mère et sa femme, il avait à ses crochets sa sœur, son beau-frère, toute leur marmaille, et c’était lui qui était obligé de les entretenir, puisque ce bavard d’Antonio, convaincu que son alliance avec un homme célèbre l’autorisait à un perpétuel farniente, avait définitivement renoncé au travail. La pauvre maman ne pourrait plus réjouir ses derniers jours par d’abondantes aumônes, distribuer l’argent à profusion entre les femmes indigentes du voisinage, et prendre cette mine confuse de fillette en faute qu’elle avait coutume de prendre, lorsque son fils faisait semblant de se mettre en colère parce qu’elle avait épuisé en quinze jours les cent douros destinés à ses charités. Quant à Carmen, si économe, si dévouée aux intérêts de son mari, elle serait la première à restreindre volontairement sa dépense, à s’imposer des privations, à retrancher l’élégant superflu qui embellissait sa vie. Hélas ! tout cela manifesterait une évidente déchéance, et le matador rougissait de honte à la seule pensée d’y consentir. Il se disait que ce serait un crime de réduire ainsi les siens à la portion congrue. Et que fallait-il pour éviter un tel désastre ? Il ne fallait qu’aborder plus franchement les taureaux, se jeter plus résolument entre leurs cornes. Eh bien, il les aborderait, il se risquerait avec autant de témérité qu’autrefois !

Il répondit à sa femme par une lettre assez courte où il affectait la gaieté, mais où certains mots laissaient deviner un secret froissement d’amour-propre. Il la grondait doucement de n’avoir plus la même foi en lui ; il parlait de ses échecs récents comme de malchances fortuites et sans importance, et il terminait en promettant des merveilles pour la course prochaine, à condition toutefois que les taureaux fussent bons. Avec de bons taureaux, il damerait le pion à Roger de Flor !…

De bons taureaux ! Telle était désormais sa préoccupation constante. Jadis, une de ses vanités était de ne pas s’occuper du bétail, de ne pas aller, avant la course, voir dans le toril les animaux qui lui étaient destinés.

– Je fais connaissance avec eux lorsqu’ils entrent dans l’arène, disait-il, et je tue tout ce qu’on m’offre.

Maintenant, au contraire, il tenait à les examiner d’avance, à les choisir, à préparer son succès par une minutieuse étude de leurs qualités et de leurs défauts.

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