VI

Quelques jours après cette course mémorable, doña Sol quitta Séville pour se rendre à l’étranger. La noble dame, déjà lasse d’un amour dont elle n’espérait plus de sensations nouvelles, lâcha Gallardo sans cérémonie ; et elle ne prit pas même la peine de répondre aux lettres par lesquelles le matador, en termes gauches et un peu ridicules, exprimait les sincères angoisses de sa passion déçue.

Or l’ironie de la destinée voulut que, juste au moment où la fantasque maîtresse brisait ainsi les relations coupables, la femme légitime s’exaspérât de l’infidélité de Gallardo et que la paix du ménage fut douloureusement troublée. Jusqu’alors, Carmen, vaguement instruite par les commérages des voisines, avait gardé le silence ; mais, quand l’amour adultère se fut affiché en plein cirque, sous les yeux de tout un peuple, l’injure lui parut trop cruelle et elle n’eut plus la force de se taire.

Un jour, elle fit dire au Nacional qu’elle voulait lui parler.

Elle reçut le banderillero dans le cabinet du matador : là ils seraient seuls, et ils n’auraient pas à craindre d’être dérangés à l’improviste par la señora Angustias. Quant à Gallardo, il était au cercle de la rue des Serpents. Depuis quelques semaines il y fréquentait d’autant plus assidûment qu’il avait peur de se trouver tête à tête avec sa femme et que la bruyante société du cercle l’aidait à oublier ses sombres pensées.

Le Nacional s’assit sur un divan, la tête basse, le chapeau entre les mains, n’osant pas regarder l’épouse de son chef. Comme cette pauvre Carmen avait mauvaise mine ! Ses yeux, noircis de cernes, montraient qu’elle avait beaucoup pleuré ; ses joues brunes et son nez fin, légèrement rougis, dénonçaient le frottement du mouchoir. Après quelques instants d’un pénible silence, elle commença, d’une voix émue :

– Sebastián, il faut que vous me disiez toute la vérité. Vous êtes un honnête homme ; vous êtes le meilleur ami de mon mari…

Le banderillero approuvait de la tête ; mais il était fort inquiet de la question qui allait suivre ce solennel exorde. Qu’est-ce que la señora Carmen voulait savoir de lui ?

– Que s’est-il passé entre doña Sol et Juan ? Qu’est-ce que vous avez vu ? Qu’est-ce que vous supposez ?

Ah ! le bon Nacional ! Avec quel empressement il saisit le moyen qu’elle lui offrait, de la consoler sans faire positivement un mensonge !

« Ce qu’il avait vu ? Mais il n’avait rien vu de mal, jamais !… »

Et il ajouta, en levant gravement la main :

– Je vous le jure sur la tête de mon père ! Je vous le jure par mes idées !…

Il appuyait sans scrupule son serment sur le sacro-saint témoignage de ses idées, parce qu’en réalité il n’avait rien vu, et que, n’ayant rien vu, il lui était loisible de croire que rien de mal ne s’était consommé.

– Quant à ce que je suppose, continua-t-il, c’est qu’ils sont simplement amis. Les gens bavardent, cancanent, inventent toute sorte d’histoires. N’y faites pas attention, seña Carmen. Chassez les soucis, soyez gaie, vivez en joie. Il n’y a rien de meilleur en ce monde !

Mais elle revint à la charge :

– Me prenez-vous pour une sotte, Sebastián ? Depuis qu’il a commencé à s’enticher de cette dame… (autant lui donner ce nom-là qu’un autre !…) j’ai tout deviné. Le jour qu’il lui « brinda » un taureau et qu’il reçut d’elle cette bague de diamants, j’ai compris ce qu’il y avait entre eux, et des envies me sont venues de lui arracher le bijou et de le fouler aux pieds ! D’ailleurs il y a longtemps qu’ils ne se gênent guère : ils se promènent comme mari et femme sous les yeux de tout le monde, chevauchent ensemble comme des gitanos qui vont de foire en foire…

Le Nacional, voyant Carmen sur le point de fondre en larmes, crut nécessaire de l’interrompre :

– Et vous croyez toutes ces impostures, ma pauvre fille ? Vous ne vous apercevez pas que c’est des inventions de ses ennemis, des propos d’envieux ?

– Non ! Je connais Juan… Vous imaginez-vous que ce soit la première fois ? Il est ce qu’il est, et il ne peut pas être autrement. Maudit soit ce métier qui rend les hommes fous !… Après deux années de mariage, il a eu pour maîtresse une belle fille des halles, une bouchère. J’ai beaucoup souffert, quand je l’ai appris ; mais je n’en ai pas soufflé mot : il se figure encore que je ne sais rien… Et après celle-là, combien d’autres ! Des danseuses de café-concert, des roulures de cabaret, jusqu’à des femmes de maison publique, par douzaines !… Je me taisais, pour avoir la paix à la maison. Mais aujourd’hui c’est différent : cette femme-ci n’est pas comme les autres. Juan est toqué d’elle à en perdre la raison. Ce qui l’enivre, c’est l’orgueil d’être aimé par une grande dame. Ah ! il me dégoûte !… Maintenant, c’est à peine si nous nous parlons : on dirait que nous sommes étrangers l’un à l’autre, que nous ne nous connaissons plus. Moi, je couche là-haut, seule ; et lui, il dort en bas, dans une pièce qui donne sur la cour… Auparavant, je lui passais tout : c’étaient de mauvaises habitudes inséparables de la profession ; les toreros ont la manie de se croire irrésistibles pour les femmes. Mais à présent je ne peux plus le sentir : il me fait horreur !

Elle s’exprimait avec véhémence, et une lueur de haine brillait dans ses yeux.

– Ah ! comme cette femme l’a changé ! Il n’est plus le même. Il ne veut plus fréquenter que des godelureaux de la haute. Les habitants du quartier et tous ces pauvres gens de Séville qui étaient ses amis et qui l’ont aidé à ses débuts, il ne les regarde plus, il s’éloigne d’eux avec dédain. Eux, ils commencent à se plaindre de lui, et, un de ces jours, ils le hueront en plein cirque, pour le punir de son ingratitude… Autre chose encore. L’argent arrive ici à profusion, et il n’est pas facile d’en faire le compte. Juan lui-même ignore ce qu’il possède ; mais moi, j’y vois clair. Pour se faire bien voir de ses nouveaux amis, il joue gros jeu et il perd beaucoup, de sorte que ce qui entre par la porte sort par la fenêtre. Je ne le lui reproche pas ; car, en somme, c’est lui qui gagne tout ; mais déjà il a été obligé d’emprunter à don José pour les besoins de la ferme, et, s’il a pu, dernièrement, faire l’acquisition de quelques olivaies, afin d’arrondir le domaine, c’est avec l’argent des autres qu’il les a payées. Presque tout ce qu’il touchera durant la prochaine saison est mangé d’avance par les dettes. Et s’il lui arrivait un malheur ? s’il se voyait dans la nécessité de se retirer, comme tant de toreros ?… Il a voulu me faire changer mes habitudes, de même qu’il a changé les siennes, et j’en saisis bien le motif. Lorsque ce monsieur rentre au logis après une visite faite à sa doña Sol, il nous trouve mal accoutrées, sa mère et moi, avec nos châles et nos peignoirs semblables à ceux que portent les femmes du pays. C’est lui qui m’a forcée à mettre ces chapeaux venus de Madrid, ces vilains chapeaux qui me vont très mal, je le sais, et avec lesquels je suis pareille aux guenons qui dansent sur les orgues de Barbarie. La mantille est pourtant si gracieuse ! Et c’est lui aussi qui a voulu acheter cette voiture infernale, cette automobile où j’ai si grand-peur et qui pue comme le diable ! Pourquoi toutes ces folies ? Parce qu’il pense toujours à l’autre, parce qu’il désire que je lui ressemble, parce qu’il a honte de moi !…

Le Nacional éclata en protestations : « Quant à ça, non ! Juan était bon, et ce qu’il en faisait, c’était par amour pour sa famille, à laquelle il voulait procurer le luxe et le confort. »

– Juaniyo sera tout ce que vous voudrez, seña Carmen ; mais, croyez-moi, il mérite un peu d’indulgence. Combien de femmes meurent de jalousie en vous voyant ! N’est-ce donc rien, d’être la femme du plus brave des matadors, de remuer l’argent à la pelle, d’avoir une maison qui est une merveille et d’être maîtresse absolue chez soi ? Car le chef vous laisse la pleine et entière disposition de toutes choses.

Les yeux de Carmen se mouillèrent, et elle porta son mouchoir à ses yeux, pour essuyer ses larmes.

– Ah ! comme j’aimerais mieux être la femme d’un cordonnier ! Comme j’aurais été heureuse, si Juan, au lieu de choisir cette odieuse carrière de la toreria, avait continué son apprentissage ! Les belles filles ne songeraient pas à me le prendre, et il m’appartiendrait tout entier. Nous aurions peut-être à passer de durs moments ; mais, le dimanche, bras dessus, bras dessous, nous irions goûter ensemble à la campagne, sous une tonnelle. Au contraire, quelles peurs me donnent ces affreux taureaux ! Non, ce n’est pas une vie !… Vous dites que j’ai de l’argent tant et plus. C’est vrai. Mais sachez, Sebastián, que l’argent est pour moi comme un poison, et que, plus il en arrive chez nous, plus je me fais de mauvais sang. Les gens me jalousent, s’imaginent que je suis au comble du bonheur ; et moi, j’ai des regards d’envie pour les pauvresses que je rencontre avec leur marmot sur le bras, qui lui sourient, et qui oublient ainsi leur misère !… Ah ! avoir un enfant ! C’est de ne pas en avoir que me vient mon malheur. Tout changerait, si Juan voyant à la maison un bambin qui fût de lui…

Et Carmen se mit à pleurer de grosses larmes, qui ruisselaient entre les plis de son mouchoir et qui baignaient ses joues chaudes. C’était la douleur de la femme stérile qui, à toute minute, envie le bonheur des mères ; c’était le désespoir de l’épouse qui, voyant son mari s’éloigner d’elle, feint d’attribuer sa disgrâce à diverses causes, mais, dans son for intérieur, accuse surtout sa propre infécondité.

Le banderillero sortit consterné de cette entrevue, et il s’en alla aussitôt à la recherche de son chef, qu’il trouva à la terrasse des Quarante-cinq.

– Juan, lui dit-il, j’ai causé avec ta femme. Ça va mal. Elle sait tout. Tâche de la calmer et de te bien comporter envers elle. La pauvre petite ! C’est péché de la faire souffrir. Prends garde ! Elle a du caractère, et, si elle se fâche tout de bon, tu auras des ennuis avec elle…

Gallardo, désespéré par l’abandon de celle qui avait pris tant d’empire sur sa chair et sur son esprit, épouvanté d’avoir peut-être compromis irrémédiablement son bonheur domestique, ne savait quoi répondre et se grattait la tête. Puis, comme le banderillero insistait, répétait qu’il fallait absolument oublier la grande dame et se réconcilier avec Carmen, le matador s’écria :

– Malédiction ! C’est à n’y plus tenir ! Fasse Dieu que, dimanche prochain, un taureau m’accroche et que tout soit fini ! Pour ce que vaut l’existence !…

Cette semaine-là, il fut presque toujours hors de chez lui. Il avait peur des sourcils froncés, du mutisme de Carmen ; et il redoutait plus encore qu’elle parlât.

Cependant le beau-frère Antonio, mettant à profit les dissensions familiales, était venu avec toute sa smalah s’établir chez Juan. Sous prétexte que les affaires n’allaient pas, il avait renoncé à son métier de sellier, et, tout en vivant avec les siens aux crochets du matador, il attendait tranquillement que celui-ci, par ses belles relations, lui procurât quelque facile et lucrative sinécure.

Le dimanche suivant, Gallardo devait donner sa dernière course de la saison. La matinée se passa sans qu’il fût hanté par les vagues terreurs et par les soucis habituels ; il s’habilla joyeusement, avec une surexcitation nerveuse qui doublait la vigueur de ses muscles. Quel plaisir de courir sur l’arène dorée, d’émerveiller par sa bonne grâce et par ses hardiesses de casse-cou douze mille spectateurs ! Il n’y avait de vrai que cet art, le seul qui donnât gloire et fortune. Tout le reste, famille et amourettes, ne servait qu’à compliquer l’existence et à se créer des ennuis. Ah ! les belles estocades qu’il allait envoyer ! Il se sentait la force d’un géant. Il avait hâte de décharger sur les taureaux la colère amassée en lui par les chagrins domestiques et par l’outrageante fugue de doña Sol.

Quand la calèche fut à la porte, Gallardo, contrairement à son habitude, traversa la cour sans se préoccuper de l’émoi des femmes. Carmen ne se montra pas. Mais le beau-frère était là, s’admirant lui-même, très fier d’un « complet » neuf qu’il avait chipé à l’espada et fait rajuster à sa taille.

– Te voilà plus fringant que Roger de Flor en personne ! lui dit le torero, d’un ton badin. Allons, monte en voiture : je te conduis au cirque.

Et le sellier, exultant d’orgueil, enchanté d’être vu dans les rues de Séville entre les capes de soie et les grosses broderies d’or de la quadrille, s’assit à côté du grand homme.

L’amphithéâtre était bondé. Cette course avait attiré un nombreux public, non seulement de la ville, mais aussi de la campagne, et les gradins exposés au soleil regorgeaient d’une multitude accourue des villages.

Dès la première minute, Gallardo fit paraître une activité fébrile. Il s’écartait de la barrière, allait à la rencontre du taureau, l’amusait par des passes de cape, tandis que les picadors attendaient l’instant où la bête se précipiterait sur leurs misérables haridelles.

Le public manifestait des dispositions peu favorables au torero. On l’applaudissait, comme toujours ; mais les démonstrations d’enthousiasme n’étaient nourries et chaleureuses que du côté de l’ombre, à l’endroit où les gradins offraient des files symétriques de chapeaux clairs, tandis qu’elles étaient rares du côté du soleil, à l’endroit où, parmi la foule tumultueuse et multicolore, beaucoup de spectateurs, grillés par la température torride, s’étaient mis en manches de chemise.

Gallardo comprit le péril de la situation. S’il avait seulement un peu de malchance, une moitié du cirque se lèverait en vociférant contre lui et en lui reprochant son ingratitude à l’égard de ceux qui l’avaient « lancé ».

Il se jeta avec sa crânerie ordinaire entre les cornes du taureau ; mais l’épée fut arrêtée par un os.

Ses partisans l’applaudirent : l’estocade était bien marquée, et, s’il n’avait pas réussi, ce n’était pas sa faute.

Il se remit en position pour tuer. Mais l’épée heurta encore au même point, et le taureau, en s’agitant, fit sauter le fer à quelque distance.

L’espada prit des mains de Garabato un nouvel estoc et revint droit à la bête, qui l’attendait d’aplomb sur ses quatre membres, le cou saignant, le mufle baveux, les naseaux presque au ras du sol.

Gallardo, tendant la muleta devant les yeux de l’animal, renvoya tranquillement en arrière, avec la pointe de son épée, les banderilles qui retombaient entre les cornes. Il voulait procéder au descabello . Après avoir avancé l’extrémité de la lame vers le haut du crâne et cherché le point vulnérable, il fit un brusque effort pour enfoncer l’estoc. Le taureau frémit douloureusement, mais resta debout, et, d’un rude coup de tête, repoussa le fer.

Une partie du public grogna, et l’on entendit même quelques sifflets.

– Malédiction ! grommela Gallardo. Pourquoi ces gens me traitent-ils avec tant d’injustice !

De nouveau le matador appuya l’estoc, et il réussit enfin à atteindre la moelle épinière. Le taureau tomba foudroyé.

Du côté de l’ombre, on applaudit par esprit de classe ; mais, du côté du soleil, ce fut une explosion de sifflets et d’invectives.

Gallardo, tournant le dos à ses insulteurs, salua ses partisans avec la muleta et l’épée. Il était exaspéré par les huées de cette canaille, et, de rage, il serrait les poings.

« Que veulent-ils donc ? Le taureau ne permettait pas davantage. C’est une cabale montée par mes ennemis… »

Et il demeura une bonne partie de la course debout près de la barrière, considérant avec un dédain affecté ce que faisaient ses camarades et les accusant tacitement d’avoir intrigué contre lui.

Quand il reprit les instruments de mort pour son second taureau, il ordonna au Nacional et à un autre péon d’amener la bête avec la cape vers les gradins occupés par la populace. Il connaissait son public ; il savait qu’il fallait flatter les « citoyens du soleil », cette remuante et terrible démagogie qui apportait au cirque ses haines sociales, mais qui passait avec la plus grande facilité des sifflets aux applaudissements, dès qu’une légère marque de considération venait flatter son orgueil.

Les péons, lançant leurs capes au taureau, se mirent en devoir de l’attirer vers la partie ensoleillée de la piste. La populace accueillit cette manœuvre par un mouvement de joyeuse surprise. Le drame de la mise à mort allait donc se jouer, non à grande distance, comme cela arrivait presque toujours pour la commodité des richards assis à l’ombre, mais du côté des prolétaires et précisément sous leurs yeux.

La bête, restée seule un instant, se rua sur le cadavre d’un cheval, donna de la tête dans les flancs ouverts, enleva sur ses cornes, telle une loque pendante, la pitoyable carcasse qui répandait autour d’elle ses entrailles et ses excréments. Le cadavre retomba, presque plié sur lui-même, et le taureau s’en fut, d’une allure indécise ; mais il revint bientôt flairer le cheval avec des reniflements sonores, et, pour la seconde fois, il plongea ses cornes dans le ventre béant, tandis que le public riait de cette stupide obstination à chercher de la vie dans un corps inanimé.

– Vas-y, mon fils !… Mâtin ! quelle vigueur !… Continue : je te regarde…

Mais soudain l’attention de la foule se détourna du taureau en furie pour se porter sur l’espada qui traversait la piste à pas rapides, cambrant la taille, tenant d’une main la muleta ramassée autour du bâton, et, de l’autre main, balançant l’épée comme une légère badine. Tout le public du soleil applaudit.

– Tu les as gagnés ! dit à Juan le Nacional qui était venu se poster à proximité du taureau, la cape prête.

La foule battait des mains, appelait l’espada :

– Par ici !… Par ici !…

Tous, pour ne perdre aucun détail de la lutte, voulaient que le taureau fût tué en face de leur gradin.

Gallardo hésitait entre les appels contradictoires de ces milliers de bouches. Un pied sur l’étrier de la barrière, il cherchait l’endroit le plus propice pour la mise à mort. Mieux valait, en somme, conduire le taureau un peu plus loin. Le matador se sentait gêné par le cadavre de ce cheval dont la triste dépouille obstruait toute cette partie de l’arène. Quand son choix fut fait, il jeta sa montera vers les gradins, et cent mains s’allongèrent, pressées les unes contre les autres, pour saisir ce dépôt sacré.

Gallardo fit signe au Nacional de lui préparer la bête par une passe de cape ; puis il déploya la muleta ; et l’animal fonça en soufflant, passa sous le chiffon rouge.

– Olé ! rugit la foule, reprise d’amour pour son ancienne idole et disposée à admirer tout ce qu’accomplirait Gallardo.

Il continua son travail, aux acclamations de la populace qui le voyait de près et qui lui donnait des conseils de prudence :

– Attention !… Le taureau a encore tous ses moyens !… Ne te place pas entre lui et la barrière ! Conserve ta retraite libre !

D’autres, plus enthousiastes, lui recommandaient l’audace :

– Envoie-lui un de tes bons coups !… Vlan. D’une estocade, tu le mets dans ta poche !…

Mais la bête était trop grande et trop méfiante pour se laisser « mettre dans la poche ». Excitée par le voisinage du cheval mort, elle montrait une tendance à revenir près de lui, comme si la puanteur de ce ventre ouvert l’enivrait.

Après diverses évolutions, le taureau, fatigué par la muleta, demeura enfin immobile sur ses pattes.

Le matador avait derrière lui le cadavre du cheval. C’était une fâcheuse situation ; mais il était déjà sorti victorieux de situations pires. Il voulut profiter de l’arrêt de la bête. Le public le stimulait. Parmi les hommes qu’il apercevait debout à la contre-barrière et le corps penché en avant, pour ne rien perdre de l’acte décisif, il reconnaissait maints aficionados de la basse classe, qui, après lui avoir témoigné de la froideur, semblaient disposés maintenant à l’applaudir, touchés qu’ils étaient par la déférence dont il avait fait preuve envers le peuple.

Il se disposa donc pour l’estocade, leva l’épée à la hauteur de ses yeux. Mais, brusquement, il lui sembla que la terre tremblait, qu’il était projeté au loin, que tout le cirque s’écroulait sur lui, que le ciel s’emplissait de ténèbres et qu’un effroyable vent d’aval rugissait dans l’obscurité. Son corps vibra douloureusement des pieds à la tête ; son crâne bourdonna comme s’il éclatait ; une angoisse mortelle contracta sa poitrine, et il eut la sensation de choir dans un précipice sans fond, de s’abîmer dans le néant. Au moment précis où il s’élançait pour porter le coup, le taureau s’était rué à l’improviste contre lui.

Le choc brutal fit rouler et disparaître entre les pattes du monstre galopant cet ennemi paré de soie et d’or. Les cornes n’avaient pas transpercé l’homme ; mais toute l’armure frontale l’avait heurté, renversé, terrassé comme par un coup de massue.

Le taureau, ne voyant plus devant lui que le cheval mort, allait charger de nouveau sur cette carcasse ; mais il sentit entre ses pattes un obstacle, et, méprisant le cadavre, il préféra s’attaquer à la brillante marionnette qui gisait sur le sable, l’enleva au bout d’une corne, la secoua quelques secondes, la rejeta de côté. Puis, une troisième fois, il fit mine de fondre sur le torero évanoui.

La multitude, étonnée par la rapidité de ces péripéties, demeurait muette, le cœur serré. La bête tuerait l’homme. Peut-être était-ce déjà fait.

Mais un cri soudain jaillit de toutes les gorges et rompit le silence. Une cape venait de se déployer entre le taureau et la victime ; une étoffe était pour ainsi dire collée au mufle par des bras vigoureux qui s’efforçaient d’aveugler la bête. C’était le Nacional qui, dans une impulsion de dévouement désespéré, s’était précipité vers le monstre et exposait sa propre vie pour sauver celle de son chef.

Surpris de ce nouvel obstacle, le taureau tourna la queue à l’homme gisant et chargea contre le Nacional. Celui-ci, engagé entre les cornes, reculait en agitant la cape, ne sachant comment se tirer de ce mauvais pas, mais satisfait, malgré tout, d’éloigner de Gallardo la brute féroce.

Le public, intéressé par ce nouvel incident, oubliait presque l’espada. Tout le monde criait, comme si les cris pouvaient aider le courageux banderillero. Les femmes sanglotaient, détournaient la tête, se tordaient les mains. Enfin, juste à l’instant où le taureau baissait le front pour frapper, le Nacional eut la chance de réussir à se dégager par un écart, tandis que le taureau, dans l’élan d’une course folle, conservait sur ses cornes la cape réduite en guenilles.

L’émotion éclata en un tonnerre d’applaudissements. La multitude versatile acclamait le Nacional et remarquait à peine le corps inanimé que quatre hommes emportaient de l’arène, la tête ballante, au milieu des toreros et des employés du cirque.

À Séville, pendant toute la soirée, on ne parla que de la blessure de Gallardo, la plus grave qu’il eût reçue de sa vie. Plusieurs journaux avaient déjà mis en vente des feuilles spéciales, et la nouvelle, télégraphiée par toute l’Espagne avec d’abondants commentaires, produisait autant d’effet que s’il se fut agi d’un personnage politique victime d’un attentat.

Dans la rue des Serpents, l’imagination andalouse se donnait carrière. Selon les uns, le pauvre Gallardo venait d’expirer : c’était sûr, car le renseignement venait d’un homme qui l’avait vu sur un lit de l’infirmerie, blanc comme une feuille de papier, le crucifix entre les mains. Selon d’autres, il respirait encore, mais il ne tarderait pas à mourir : il avait toutes les entrailles arrachées, le cœur, les reins, tout, et le taureau avait fait de son corps un vrai crible.

Par le fait, Gallardo était assez mal en point : il avait une jambe cassée, un coup de corne dans le bras, des contusions à tous les membres. Mais il n’en avait pas moins repris connaissance assez vite, et, vers 9 heures du soir, on put le ramener chez lui.

Il sortit des arènes couché sur une civière à laquelle faisaient escorte les médecins, les hommes de la quadrille encore vêtus de leurs costumes de gala, quelques-uns des Quarante-cinq et beaucoup de menu peuple. Dans l’émoi de la catastrophe, les aristocratiques personnages ne s’offensaient pas d’être coudoyés par les aficionados en haillons. Tous marchaient silencieusement, graves et mornes, consternés comme si la patrie était sur le point de perdre une des ses gloires.

L’arrivée à la maison fut pénible. Le patio retentit de cris navrants. Dans la rue, des voisines et des amies de la famille, croyant déjà Gallardo mort, hurlaient et s’arrachaient les cheveux. Après que la civière eut disparu derrière la porte close, quantité de gens demeurèrent sur la chaussée à contempler les fenêtres, à tâcher de deviner ce qui se passait de l’autre côté du mur, à gloser sur l’événement.

Le blessé fut installé dans sa couche avec les plus minutieuses précautions. Il était tout enveloppé de linges et de bandages sanglants, qui exhalaient une forte odeur d’antiseptiques. De son costume de combat, il n’avait gardé qu’un bas rose. Ses vêtements de dessous étaient troués en plusieurs endroits, coupés en d’autres à coups de ciseaux. Sa coleta lui pendait sur le cou, défaite et emmêlée. Son visage était d’une blancheur d’hostie.

Le blessé, sentant qu’une main touchait les siennes, entrouvrit les yeux. Il aperçut Carmen, une Carmen aussi blanche que lui-même, aux yeux secs, à la bouche décolorée ; et il lui sourit légèrement.

Ensuite, à un signe que fit Gallardo, le Nacional s’inclina, tâchant de comprendre le murmure presque imperceptible qui s’échappait de ces lèvres exsangues. Et il descendit à la hâte, vint dire au fondé de pouvoir :

– Juan veut qu’on télégraphie tout de suite au docteur Ruiz.

– C’est fait, répondit don José, heureux d’avoir prévenu ce désir. Le docteur est en route. Il arrivera ici demain matin. »

Les médecins qui avaient opéré les premiers pansements se montraient déjà moins pessimistes. Gallardo pouvait s’en tirer ; il était d’une constitution si robuste ! Ce qu’il y avait surtout à craindre, c’était la commotion subie, ce heurt capable d’assommer sur place un homme ordinaire ; mais lui, il n’avait pas tardé à sortir de la syncope et à recouvrer ses sens. Quant aux blessures proprement dites, elles ne semblaient pas très dangereuses. Celle du bras était assurément peu de chose, et le pis qui pouvait en résulter, c’était que le membre perdît de sa souplesse. La jambe donnait plus d’inquiétude : peut-être Gallardo resterait-il boiteux.

« Boiteux ! » Ce mot frappa au cœur don José, qui jusqu’alors s’était efforcé de paraître calme. Son matador boiteux ? Son matador incapable de combattre les taureaux ?

– Non, non ! C’est impossible ! Il est absurde de supposer que Juan vive sans combattre. Qui donc le remplacerait ? Non, vous dis-je, c’est impossible !… Le premier homme du monde !… Et vous voulez qu’il ne « taure » plus ?

Le lendemain, le docteur Ruiz arriva par l’express de Madrid. Souriant dans sa barbe d’un blanc pisseux, il était venu sans bagages, débraillé comme toujours, le gilet déboutonné, son gros ventre de bouddha ballottant sur ses jambes courtes. Il avait reçu le télégramme au sortir d’une novillada organisée pour faire connaître un « gamin » de Las Ventas, – une bouffonnerie qui l’avait beaucoup diverti ; – et, après une nuit blanche passée dans le train, il riait encore en pensant à cette farce, comme s’il ne se rappelait plus l’objet de son voyage.

Lorsqu’il entra dans la chambre de Gallardo, celui-ci ouvrit les yeux, et un sourire d’espérance ranima sa physionomie.

– Courage, mon brave ! lui dit le docteur. Ce n’est pas encore ce coup-là qui t’enverra dans l’autre monde. Vrai, tu as de la chance !

Et il examina le blessé avec une grande attention. Certes la blessure était sérieuse ; mais le docteur en avait tant vu dont les toreros s’étaient guéris aisément, en dépit des plus fâcheuses apparences ! Aussi s’attendait-il toujours à d’étonnantes guérisons, comme si les cornes eussent apporté le remède en même temps que la blessure.

– Quand on ne meurt pas dans le cirque même, affirmait-il, on peut dire qu’on est sauvé. La guérison n’est plus qu’une affaire de patience.

Trois jours durant, le matador fut soumis à des opérations atroces : car le docteur dut lui extraire de la jambe les esquilles du tibia fracturé. Puis, satisfait de sa propre adresse :

– Qui a prétendu que tu ne pourrais plus « taurer » ? s’écria-t-il gaiement. Crois-moi, tu estoqueras encore, mon garçon, et le public n’a pas fini de t’applaudir…

Gallardo, blême, amaigri, comme amenuisé par la souffrance, demeurait étendu sur sa couche et avait à peine la force de demander à boire. Le docteur avait interdit l’accès de la chambre à la mère, parce que celle-ci ne pouvait se retenir de sangloter et de hurler, chaque fois que le pansement des blessures arrachait à son fils quelque plainte involontaire. Mais Carmen, entrant d’un pas léger, les yeux baissés, venait s’asseoir près du lit et restait là, timide, muette, toujours prête à donner ses soins silencieux. La catastrophe lui avait fait oublier ses griefs contre l’infidèle, et, dans sa douleur ingénue, elle s’accusait même d’avoir été cause du malheur. « Oui, elle s’était montrée trop sévère avec son mari, et, si le sang-froid habituel avait manqué à l’espada en face du taureau, c’était parce qu’elle l’avait troublé et irrité par sa jalousie folle. » Seule avec le blessé, elle se serait peut-être agenouillée devant lui et lui aurait demandé pardon.

Dès que Juan alla mieux, le docteur, pour le distraire, permit à quelques amis de venir le voir ; et les plus notoires aficionados de Séville commencèrent à défiler près du lit. La fumée des cigarettes se mêla à la puanteur de l’iodoforme. Sur les tables, les fioles des médicaments, les paquets de coton hydrophile et les bandes voisinèrent avec les plateaux chargés de verres et les bouteilles de vin dont on régalait les visiteurs. Un jour, Gallardo demanda un cigare.

– Vive Dieu ! tu es guéri, mon garçon ! s’écria le docteur. Un homme qui fume n’est plus malade…

À partir de ce jour, la chambre du convalescent ne désemplit pas. C’était comme un salon où l’on causait, où l’on discutait du matin au soir. Naturellement, la conversation roulait presque toujours sur les taureaux et sur la tauromachie. Le moyen de parler d’autre chose, lorsque don José était là ? On passait en revue tous les matadors de l’Espagne, on célébrait leurs qualités, on censurait leurs défauts, on faisait le compte de leurs gains, et on proclamait que Gallardo avait été et resterait sans rival.

– Le premier homme du monde ! ajoutait invariablement le fondé de pouvoir.

Souvent le docteur se prenait de bec avec le Nacional, quand celui-ci, entêté dans sa marotte politique, demandait si la révolution ne se ferait pas bientôt.

– Et que t’importe, à toi ? ripostait le docteur. La seule chose dont tu dois te préoccuper, c’est de bien connaître les taureaux, d’éviter qu’ils t’attrapent et de banderiller le plus fréquemment possible, afin de faire vivre ta famille.

Mais le Nacional regimbait contre l’humiliation que le docteur prétendait lui imposer à cause de son métier de torero. N’était-il pas un citoyen comme les autres ? N’était-il pas un électeur dont plus d’un homme politique avait sollicité le suffrage, au moment des élections ?

– J’ai bien le droit d’avoir mon opinion, ce me semble ! Je suis membre du comité de mon parti. Que ma profession soit basse et réactionnaire, je ne l’ignore pas ; mais s’ensuit-il qu’il me soit interdit d’avoir mes principes ? Est-ce ma faute, à moi, si Fernando VII, en fermant les universités tandis qu’il ouvrait l’École de tauromachie de Séville, a rendu ridicule et odieuse la profession qui me nourrit ? À bas les tyrans, docteur !

Le Nacional connaissait l’histoire de son pays dans ses rapports avec l’art tauromachique ; et autant il exécrait le Sombrerero et autres toreros partisans de la royauté absolue, autant il admirait le fier Juan León qui, au temps de l’absolutisme, ne craignait pas de défier la servilité populaire et se présentait dans l’arène en costume noir, parce qu’alors on appelait les libéraux « les Noirs », si bien qu’il lui arrivait souvent, à la sortie du cirque, d’avoir à traverser une canaille injurieuse et menaçante. Au dire du Nacional, la tauromachie était une survivance du passé, un jeu barbare ; mais elle n’en avait pas moins ses grands hommes, aussi dignes de respect et d’admiration que les autres.

– Où prends-tu que cet art-là soit réactionnaire ? lui répliquait le docteur. Tu as un cœur d’or, Nacional, et tes intentions sont les meilleures du monde ; mais cela n’empêche pas que tu sois un ignorant. Apprends donc, pour ta gouverne, que les courses de taureaux ont été un progrès. Tu m’entends bien ? Je dis un progrès, un adoucissement des mœurs, un divertissement moins cruel que les spectacles auxquels notre peuple se complaisait auparavant.

Et Ruiz, verre en main, se mettait à parler, à parler, ne s’interrompant, de temps à autre, que pour boire un coup :

– Prétendre que la tauromachie remonte à une haute antiquité, c’est commettre une lourde erreur ou un gros mensonge. Il est vrai que jadis, en Espagne, on tuait des taureaux pour amuser les gens ; mais l’art tauromachique, tel qu’il se pratique aujourd’hui, est de date relativement récente. Le Cid attaquait des taureaux à la lance, c’est entendu. Les chevaliers maures et chrétiens joutaient contre des taureaux dans les carrousels, je vous l’accorde. Mais il n’existait point alors de toreros professionnels, et on ne se mettait point en peine de donner aux bêtes une mort noble, conformément aux règles d’un art…

Une fois lancé, le docteur ne s’arrêtait plus, et ses discours, d’une pittoresque érudition, faisaient revivre les plus lointains souvenirs de ces combats qui sont devenus la fête nationale de l’Espagne.

C’était seulement en de très rares occasions, par exemple au mariage des rois, ou lorsqu’on signait un traité de paix, ou lorsqu’on inaugurait une chapelle dans une cathédrale, que cette réjouissance avait lieu. Les seigneurs qui devaient y prendre part, vêtus de soies brillantes, s’avançaient dans la lice sur leurs chevaux de bataille et combattaient l’animal à coups de pique ou de rejon , sous les yeux des dames. Si le taureau réussissait à les démonter, ils tiraient l’épée, et, avec l’aide de leurs laquais, ils lui donnaient la mort en le frappant au petit bonheur, sans s’astreindre à aucune méthode. Quand la fête était pour le populaire, c’était la multitude qui descendait dans l’arène et qui attaquait en masse l’animal, jusqu’à ce que celui-ci succombât sous les coups de poignard.

– Tout cela, concluait le docteur, ce n’étaient pas de vraies courses de taureaux ; c’étaient des chasses à la bête féroce. Du reste, le peuple avait alors d’autres distractions, et l’on n’éprouvait pas le besoin de perfectionner cet amusement-là.

Les spectacles les plus goûtés en ces temps lointains, c’était la religion qui les offrait : des spectacles riches en émotions poignantes ; – des spectacles où l’on avait la chair de poule et où, par-dessus le marché, on gagnait force indulgences. – Les autodafés, où l’on brûlait des hommes, étaient bien plus intéressants que ces jeux où l’on ne tuait que des bêtes. La vraie fête nationale d’alors, c’était l’Inquisition qui se chargeait de l’organiser.

– Mais un jour vint, poursuivait le docteur avec un fin sourire, où l’Inquisition vieillit. Tout passe, en ce monde ! Elle était morte de décrépitude bien avant que les lois révolutionnaires la supprimassent. Les mœurs étaient changées, et les bûchers, avec leur ridicule accompagnement d’homélies, de cagoules et d’abjurations, avaient cessé de plaire. D’autre part, la période des grandes guerres européennes était close : on ne se battait plus, ni dans les Pays-Bas, ni en Italie ; les aventuriers ne s’embarquaient plus pour aller à la conquête de l’Amérique. À la férocité de cette foule qui avait l’habitude des spectacles sanglants, il fallait une soupape de sûreté ; et ce fut alors – au milieu du XVIIIe siècle, lorsque l’Espagne rentra dans sa carapace – que l’art tauromachique prit naissance. Celui qui, au siècle précédent, eût été soldat en Flandre ou colon militaire dans les solitudes du Nouveau Monde, se fit tueur de taureaux. Pour distraire le peuple qui s’ennuyait, on construisit des cirques permanents, on forma des quadrilles de toreros professionnels, on assujettit la course à des règles fixes ; et la foule trouva cela fort de son goût. Aux chevaliers succédèrent dans l’arène des plébéiens, qui firent métier d’exposer leur vie à prix d’argent, et le public devint le maître souverain de la plaza démocratisée. Les petits-fils de ceux qui avaient assisté avec un dévot enthousiasme au rôtissage des hérétiques et des Juifs, se plurent à contempler avec une bruyante allégresse la lutte de l’homme et du taureau, lutte où l’homme n’était que de temps à autre la victime. Dites, cela ne fut-il pas un progrès ?

Le docteur insistait sur son idée :

« Un progrès incontestable ! Et voilà la raison pour laquelle, moi qui suis révolutionnaire en toutes choses, je n’ai pas honte d’avouer que j’aime les courses de taureaux. Ces courses sont barbares, j’en conviens. Mais les peuples qui se disent civilisés n’ont-ils pas d’autres plaisirs aussi sauvages ? Est-ce en Espagne seulement qu’on se délecte à des spectacles mortels ? Les inutiles courses de chevaux qui se pratiquent en Angleterre, en France et partout, ne laissent-elles pas chaque année sur les hippodromes plus d’hommes tués qu’il n’en périt dans nos redondels ? Et la chasse à courre, et les combats de coqs, et les séances de boxe, et tous ces sports brutaux qui écrasent les nez, cassent les jambes, fracturent les crânes, sont-ils donc des passe-temps anodins ? En somme, chaque peuple a ses jeux violents ; et, qui sait ? peut-être un peu de brutalité est-il nécessaire pour secouer la monotonie de notre existence trop douce, pour réveiller dans nos organismes débilités les énergies viriles. Que des hommes valeureux et adroits, s’astreignant à observer des règles d’une indubitable sagesse, affrontent et tuent, au grand soleil, sous un ciel de feu, en présence d’une foule multicolore qui les applaudit, une bête énorme et féroce, c’est sans doute un spectacle sanglant, mais, à coup sûr, c’est aussi un spectacle de beauté…

Au bout d’une quinzaine de jours, le docteur déclara qu’il s’en retournait à Madrid.

– Désormais, mon brave, annonça-t-il à Gallardo, tu n’as plus besoin de moi. Ne fais pas d’imprudence. Va te reposer à la campagne. Tu es bâti à chaux et à sable, et, dans quelques mois, tu ne te ressentiras de rien.

Tant que la fièvre avait tourmenté le blessé, tant que d’affreux cauchemars avaient hanté ses nuits, Gallardo ne s’était plus souvenu de doña Sol. Mais, lorsque la santé revint, le vieil amour revint avec elle. Un beau matin, le matador demanda à don José si sa maîtresse s’était inquiétée de lui.

– Certes, répondit le fondé de pouvoir. Deux ou trois jours après l’accident, j’ai reçu de Nice un télégramme où elle réclamait de tes nouvelles, et je lui ai répondu tout de suite.

– Et après ?

– Après… je n’ai plus rien reçu… Elle a dû être renseignée par les journaux qui publiaient les bulletins du docteur : car on a parlé de toi dans l’Europe entière !… Au surplus, tu ferais mieux de ne pas te tracasser pour une amourette. L’essentiel, aujourd’hui, c’est que tu recouvres tes forces et que tu recommences à « taurer ». Tu as jusqu’au printemps prochain pour achever de te rétablir. Dis : veux-tu « taurer » encore ?

– Si je veux « taurer » encore ? Et c’est vous, don José, qui me demandez cela ? Oui, oui ! Je passerai l’hiver à ma ferme, et, au printemps, j’estoquerai tous les taureaux qu’on mettra devant moi. Vous pouvez me signer un engagement pour les courses de Pâques.

– À la bonne heure ! Crois-moi : il est temps d’oublier les jupons pour songer aux affaires. La gloire d’abord, le gain ensuite ; et, si tu désires des femmes, tu en auras par surcroît…

L’indifférence évidente de doña Sol avait-elle froissé trop rudement l’amour-propre de Gallardo ? ou, pendant les interminables semaines qu’il était resté immobile, sur sa couche, la jambe prise dans l’appareil, tandis que sa femme veillait tendrement à côté de lui, avait-il fait réflexion sur sa conduite et senti quelque remords de ses erreurs passées ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à partir de ce jour il ne parla plus de doña Sol à son fondé de pouvoir.

Avant que toute la famille s’établît à la Rinconada, la señora Angustias voulut que son fils allât s’agenouiller devant la Vierge de l’Espérance. C’était un vœu qu’elle avait fait dans cette funeste soirée où elle l’avait vu revenir sur une civière, livide comme un cadavre. Que de fois, depuis, elle avait pleuré en invoquant cette gracieuse reine des cieux aux longues paupières et aux joues brunes ! Que de fois elle l’avait suppliée de prendre sous sa protection le pauvre Juanillo !

La cérémonie s’accomplit par une belle matinée de soleil. Quoique ce fût jour ouvrable, l’église San Gil, tout enguirlandée de fleurs, s’emplit de ce qu’il y avait de mieux dans les quartiers d’alentour : corpulentes matrones aux yeux de jais, au gros cou, habillées de soie noire, avec des corsages et des jupes qui se tendaient sur des chairs débordantes, avec des mantilles de dentelle qui encadraient des visages pâles ; ouvriers rasés de frais, en complet neuf et en chapeau rond, le gilet barré par une grande chaîne d’or. Des mendiants, accourus en bandes comme pour une noce, faisaient la haie devant le portail ; et les commères du voisinage, la tête nue, les bras chargés de marmots, se bousculaient en attendant avec impatience l’arrivée du cortège. On allait célébrer une messe solennelle, avec accompagnement d’orchestre et de chant, et les prêtres entonneraient un Te Deum d’allégresse pour rendre grâces au Seigneur d’avoir sauvé Juan Gallardo.

Enfin le cortège parut et s’ouvrit un passage parmi la foule. En avant marchaient, dans un frou-frou d’épaisses robes de soie noire, la mère et la femme du matador, qui, entourées de parentes et de voisines, souriaient sous la dentelle de leurs mantilles. Derrière elles venait Gallardo suivi d’une interminable escorte de toreros et d’amis, tous habillés de vêtements clairs, avec des chaînes et des bagues dont l’éclat tirait les yeux, coiffés de feutres blancs qui faisaient contraste avec les sombres couleurs des toilettes féminines.

Le matador avait un air grave. C’était un catholique sincère. Il ne pensait guère à Dieu, et, quand les choses n’allaient pas à son gré, il blasphémait comme un turc. Mais aujourd’hui c’était une autre affaire : il s’agissait de remercier la bonne Vierge de la Macarena. Il entra donc à l’église avec componction, et les autres firent comme lui, sauf le Nacional, qui resta dehors, sur la place.

– Je suis libre penseur, crut-il à propos de déclarer devant un groupe de camarades. Je respecte toutes les croyances ; mais ce qu’on fait là-dedans, pour moi, c’est… de la mélasse. Mon intention n’est pas de manquer de respect à la Vierge et de lui dénier sa part de mérite. Mais, entre nous soit dit, si je n’étais pas arrivé assez vite pour détourner le taureau, quand Juaniyo était par terre, je vous demande un peu ce qu’il serait advenu du pauvre garçon…

Par les portes ouvertes affluaient jusqu’au parvis les plaintes des instruments, les voix des chanteurs, une mélodie douceâtre et voluptueuse à laquelle se mélangeaient les parfums des fleurs et de l’encens. Des toreros et des aficionados, groupés devant l’église, grillaient cigarettes sur cigarettes. De temps à autre, quelques-uns se détachaient et poussaient une pointe jusqu’au cabaret le plus proche.

À la sortie du cortège, les mendiants se bousculèrent et jouèrent des coudes sous les poignées de menue monnaie. L’espada, radieux et magnifique, donnait le bras à Carmen qui, tremblante d’émotion, marchait les yeux baissés, une larme arrêtée entre les cils. C’était une larme de bonheur, et il lui semblait qu’elle venait de se marier pour la seconde fois.

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