VII

Après avoir passé tout l’automne et tout l’hiver dans sa ferme de la Rinconada, Gallardo rentra vers la fin de mars à Séville, où il avait un engagement pour la course de Pâques.

La campagne, le grand air, l’exercice l’avaient complètement rétabli. Non seulement il ne boitait plus, mais il croyait avoir la jambe aussi libre et aussi forte que naguère. C’était à peine, si, après une longue marche, après une chasse qui avait duré toute la journée, il sentait encore un peu d’engourdissement dans le jarret. Mais le travail du matador sur l’arène ne dure que quelques minutes ; et d’ailleurs cette légère incommodité disparaîtrait bientôt, comme avaient déjà disparu les plus graves. Parfois, quand il était seul dans sa chambre, il se campait devant le miroir et faisait le geste de celui qui estoque : – vlan ! – Le taureau invisible s’écroulait sur le sable imaginaire, et l’espada souriait d’allégresse en songeant à la déception de ses ennemis, qui espéraient jouir du spectacle de sa décadence. Il lui tardait de se revoir au cirque, où, pour le dédommager de sa blessure, le peuple l’accueillerait par des acclamations frénétiques.

Au commencement de la Semaine sainte, Gallardo fit à sa mère un grand plaisir.

Les années précédentes, en qualité de dévot à Notre-Seigneur Jésus du Grand Pouvoir, il avait suivi la procession de la paroisse de San Lorenzo sous le costume traditionnel : cagoule noire à haut capuchon et masque qui ne laissait voir que les yeux. La confrérie de San Lorenzo était la confrérie aristocratique, et, lorsque l’espada s’était vu en passe de faire fortune, il s’y était affilié, n’ayant désormais que du dédain pour les confréries populaires où la dévotion n’allait pas sans ivresse et sans scandale.

Il parlait avec une vaniteuse complaisance du caractère grave de cette pieuse association. Tout y était réglé point par point, assujetti à une stricte discipline, comme au régiment. La nuit du Jeudi saint, lorsque le coup de deux heures sonnait à l’horloge, les portes de San Lorenzo s’ouvraient toutes grandes, et la foule compacte massée sur le parvis obscur, voyait soudain apparaître l’intérieur de l’église illuminée a giorno, avec la confrérie rangée en bon ordre.

Les encapuchonnés, muets et lugubres, n’ayant de vivant que l’éclat des yeux aperçus par les trous du masque, s’avançaient deux par deux, à pas lents, un gros cierge au poing, en ayant soin de laisser entre chaque couple un large intervalle où les longues queues des robes traînantes balayaient le pavé. Ces mystérieux fantômes étaient peut-être de grands seigneurs que la piété héréditaire avait induits à prendre place dans ce défilé nocturne, et des gardes municipaux les escortaient, pour veiller à ce qu’on ne les molestât point : car les ivrognes abondaient dans la foule, et les membres de la confrérie étaient tenus de garder le silence sous peine de péché mortel. Il arrivait donc parfois, si les gardes se relâchaient de leur surveillance, que des impies avinés se missent à côté des confrères et, tout en marchant, leur chuchotassent aux oreilles d’atroces injures, lançassent au petit bonheur d’infâmes outrages contre leurs personnes inconnues, contre leurs familles ignorées. Et d’abord le masque sacré se taisait, souffrait, dévorait les insultes, les offrait en sacrifice au Seigneur du Grand Pouvoir ; mais enfin la patience lui manquait, et, sans prononcer une parole, il levait son cierge et en rouait de coups le malotru qui troublait le recueillement de la cérémonie.

Chaque paroisse de Séville faisait sortir deux pasos, l’un du Fils de Dieu, l’autre de Madame sa Mère. Au cours de la procession, quand les porteurs des pasos avaient besoin de se reposer et que les lourdes plates-formes, chargées de statues et de lanternes, demeuraient immobiles, un faible coup de sifflet suffisait pour que les encapuchonnés fissent halte, deux par deux, tournés l’un vers l’autre ; et, appuyant ensuite leur cierge sur leur pied, ils promenaient sur la foule ces yeux qui luisaient dans l’ombre des trous : étranges personnages échappés d’un autodafé, spectres dont les traînes noires semblaient répandre encore des parfums d’encens et des relents de bûcher. Au-dessus des capuchons pointus flottaient les bannières de la confrérie, carrés de velours noir à franges d’or où était brodée l’inscription romaine S. P. Q. R., en souvenir du rôle joué par le procurateur de Judée dans la criminelle condamnation du Juste.

Le paso de Notre-Seigneur Jésus du Grand Pouvoir se dressait sur une base de métal ouvré, garnie tout à l’entour d’une tenture de velours noir qui retombait jusqu’à terre et qui cachait les vingt porteurs, presque nus et suant sous le faix. Aux angles, il y avait quatre groupes de lanternes avec des anges d’or, et au milieu se tenait Jésus, couronné d’épines et ployant sous la croix : un Jésus tragique, douloureux, sanglant, aux yeux noyés de larmes, à la face cadavérique, mais vêtu d’une ample robe de velours, si prodigalement décorée de fleurs d’or que la riche étoffe s’entrevoyait à peine comme une légère arabesque parmi les entrelacs compliqués des broderies. L’aspect de cette statue arrachait des soupirs à des centaines de poitrines :

– Pare Josú  ! marmottaient les vieilles femmes, en fixant sur l’image des regards d’hypnotiques. Seigneur du Grand Pouvoir, ne nous oubliez pas !

Lorsque le paso s’arrêtait, la dévotion du peuple andalou, de ce peuple qui exprime au moyen du chant tous les états de son âme, saluait la sainte image par des trilles d’oiseau et par d’interminables lamentations. Quelque jouvencelle, fendant la foule pour arriver au premier rang, envoyait à Jésus une saeta dont les trois vers célébraient « la plus divine des statues » et Martinez Montañés, le fameux sculpteur qui l’a faite. Les encapuchonnés écoutaient, ne bougeant pas, jusqu’à ce que le conducteur du paso, jugeant la pause suffisante, fit retentir un timbre d’argent placé à l’avant de la plate-forme.

– Ho ! hisse !

Et le Seigneur du Grand Pouvoir, après quelques oscillations, s’exhaussait un peu, tandis que les pieds des porteurs invisibles commençaient à se mouvoir au ras du sol comme des pattes de cloporte.

Puis venait Notre-Dame des Sept Douleurs, sous un dais de velours, tout environnée de lumières. Une couronne d’or tremblait sur son front, et la queue de son manteau, longue de plusieurs mètres, s’étalait en arrière du paso sur une sorte de crinoline de bois qui la faisait bouffer et qui montrait la splendeur de ses merveilleuses broderies, ouvrage où s’étaient employés l’art et la patience de toute une génération. Les flammes vacillantes des cierges portés par les encapuchonnés jetaient leurs reflets sur ce manteau royal et y allumaient des brasillements.

À la suite de la Vierge se pressait une troupe de femmes dont les corps disparaissaient dans l’ombre, mais dont les faces, éclairées par les cierges qu’elles tenaient à la main, se coloraient de teintes pourpres. C’étaient des vieilles en mantille, pieds nus ; des jeunes filles habillées de la robe blanche qui devait leur servir de suaire ; de pauvres infirmes qui traînaient avec peine leur ventre enflé par la maladie ; toute une cohue d’humanité souffrante qui, sauvée de la mort par la bonté du Seigneur du Grand Pouvoir et de sa Très Sainte Mère, cheminait derrière leurs images pour accomplir un vœu.

La pieuse confrérie, après avoir lentement processionné par les rues et s’être arrêtée maintes fois pour chanter des cantiques, parvenait enfin à la cathédrale, dont les portes restaient ouvertes toute la nuit, et s’engageait sous les nefs de ce temple aux proportions gigantesques. La lumière des cierges faisait sortir de l’ombre le bas des piliers énormes, revêtus de velours cramoisi à bandes d’or ; mais, en haut, elle ne réussissait pas à dissiper les ténèbres des voûtes. Les encapuchonnés, tels des insectes noirs à tête pointue, rampaient au ras du sol, dans la lueur rougeâtre, tandis que la nuit continuait à emplir la région supérieure de l’édifice, et, après avoir traversé le sanctuaire, ils ressortaient à la pâle clarté des étoiles et poursuivaient jusqu’au matin leur muette pérégrination.

Quoique Gallardo fût passionnément attaché à cette aristocratique confrérie et au Seigneur du Grand Pouvoir, il n’en résolut pas moins, cette année-là, de se joindre à la procession plébéienne de la Vierge de l’Espérance.

– Tu as raison, Juaniyo, répondit la señora Angustias, lorsqu’il lui fit part de ses intentions. Ce qu’il y a de mieux, c’est que chacun aille avec ceux de sa classe. Je ne te désapprouve certes pas de fréquenter les gros bonnets ; mais tu dois bien aussi quelque chose à la Macarena. Au surplus, les pauvres gens qui, lorsque tu débutais, t’ont montré tant d’amitié, commencent à croire que tu les méprises ; et il y en a même qui ne se gênent pas pour dire du mal de toi…

Hélas ! le matador ne le savait que trop ! Plusieurs fois déjà les prolétaires lui avaient témoigné de la mauvaise humeur. On critiquait sévèrement ses relations incessantes avec la haute société et le sans-façon avec lequel il abandonnait ses anciens admirateurs, ceux dont le précoce enthousiasme avait fait sa fortune. Il jugeait donc urgent de regagner les sympathies de la basse classe en se joignant notoirement à la procession de son quartier. C’est pourquoi, trois ou quatre jours d’avance, il eut soin d’avertir confidentiellement de ce projet les membres les plus influents de la confrérie de la Macarena :

– Gardez-moi le secret, leur dit-il. Ce n’est qu’une affaire de dévotion, et je serais fâché qu’on en parlât. Tout ce que je veux, c’est témoigner ma gratitude à cette bonne Vierge qui m’a sauvé la vie, lors de ma blessure.

Et le secret fut si bien gardé que, dès le lendemain, cette nouvelle était le sujet de toutes les conversations dans les boutiques des barbiers et chez les marchands de comestibles.

– Ah ! cette année-ci, concluait-on après d’interminables commentaires sur la résolution prise par le matador, cette année-ci, il faudra voir la Macarena ! La seña Angustias couvrira de fleurs le paso, et Juaniyo mettra tous ses bijoux à la Vierge. Une fortune !

Effectivement Gallardo réunissait tous les bijoux de la maison, ceux de sa femme et les siens, pour en parer l’image. La Macarena aurait aux oreilles les pendants de Carmen achetés à Madrid et pour lesquels il avait dépensé le gain de plusieurs courses ; elle aurait sur la poitrine une double chaîne d’or qui lui appartenait à lui-même, et, le long de cette chaîne, toutes ses bagues seraient suspendues, ainsi que les gros boutons de diamants dont il ornait son plastron de chemise, quand il s’habillait en tenue de ville.

« Josú ! Comme notre brunette va être bien attifée ! disaient les voisins en parlant de la Vierge. Et comme cela va faire enrager la moitié de Séville ! C’est le señor Juaniyo qui se charge de tout…

L’espada, quand on l’interrogeait sur ces apprêts, souriait avec modestie et répondait qu’il avait toujours eu beaucoup de dévotion pour la Macarena. C’était la Vierge du quartier où il était né ; et en outre son pauvre père n’avait jamais manqué de suivre cette procession, vêtu en homme d’armes. C’était un honneur dont la famille était fière, et Juan lui-même, si sa situation le lui eût permis, se serait fait un plaisir de coiffer le casque et d’empoigner la lance, à l’exemple d’une multitude d’autres Gallardos, ses ancêtres, qui pourrissaient maintenant sous la terre.

Cette popularité religieuse le flattait, mais elle l’inquiétait aussi. Il était heureux que tout le monde, dans le quartier, connût son dessein ; mais il appréhendait que la nouvelle s’en répandît dans le reste de la ville. Avec son naïf égoïsme, il désirait se concilier les bonnes grâces de la Vierge, en prévision des dangers futurs ; mais il redoutait les brocards des amis qui fréquentaient les cafés et les cercles de la rue des Serpents. Il se disait :

« S’ils me reconnaissent, ils vont se moquer de moi. C’est ennuyeux. Être bien avec tout le monde, voilà ce que je voudrais… »

Le soir du Jeudi saint, Gallardo se rendit avec Carmen à la cathédrale, pour y entendre le Miserere. Les nefs de l’église, aux voûtes ogivales d’une prodigieuse hauteur, n’avaient pour luminaire que les minces flammes de quelques cierges qui brûlaient contre les piliers : tout juste ce qu’il fallait pour que la foule ne fût pas obligée de marcher à tâtons. Quant aux gens riches qui craignaient le brutal contact de la populace et les dangereuses bousculades, ils s’étaient enfermés derrière les grilles des chapelles latérales, et on les y apercevait comme des bêtes en cage.

Le chœur aussi était plongé dans l’ombre, malgré un fourmillement de petites lumières qui, pareilles à une constellation de vers luisants, éclairaient les musiciens et les chanteurs. Et, dans cet effrayant milieu de ténèbres et de mystère, le Miserere d’Eslava répandait ses mélodies d’un goût italien : un Miserere folâtre et gracieux comme les battements d’ailes des colombes, avec des airs de romance qui ressemblaient à des sérénades d’amour ou à des rondes de buveurs.

Lorsque la voix du ténor se tut et que les dernières roulades par lesquelles il apostrophait la cité déicide – « Jérusalem ! Jérusalem ! » – se furent perdues sous les voûtes, la foule se dispersa, impatiente de courir les rues. Quant à Gallardo, il s’en retourna bien vite chez lui pour s’habiller en nazaréen. La señora Angustias lui avait préparé son costume avec des soins attendris qui la reportaient au temps de sa jeunesse. Elle songeait à son pauvre mari qui, cette nuit-là, revêtait l’attirail guerrier et qui partait du logis, la pique sur l’épaule, pour n’y revenir que le lendemain matin, le casque bosselé, le tonnelet souillé d’immondices, après une infinité de stations faites en compagnie de frères d’armes dans tous les cabarets de Séville.

L’espada fignola sa toilette avec une minutie féminine, traitant son costume de nazaréen avec autant de précaution que si c’eût été un costume de torero à endosser pour une course. Il mit des bas de soie et des souliers vernis ; il revêtit la robe de satin blanc ; il ajusta sur ses épaules la cagoule de velours vert qui, dressant en l’air sa pointe aiguë, redescendait en forme de masque devant le visage, se prolongeait jusqu’aux genoux à la façon d’une chasuble, et présentait, richement brodé sur le côté gauche de la poitrine en un vif et délicat bariolage de couleurs, l’écusson de la confrérie. Puis il enfila des gants blancs et prit le haut bâton, insigne des dignitaires. Ce bâton était une verge recouverte de velours émeraude, surmontée d’une pomme d’argent et terminée dans le bas par une virole du même métal.

Minuit était déjà sonné lorsque l’élégant porteur de cagoule s’achemina vers San Gil par les rues pleines de peuple. Comme il approchait de l’église, il rencontra la compagnie des juifs, c’est-à-dire des hommes d’armes, farouches soldats qui, impatients de faire admirer leur discipline militaire, attendaient la sortie de la procession en marquant le pas, au rythme d’un infatigable tambour. Ces hommes – des jeunes et des vieux – avaient tous la face encadrée par la jugulaire métallique de leur casque, le corps sanglé dans un sayon lie de vin, les jambes prises dans des bas de coton rose chair, les pieds chaussés de sandales montantes, la taille ceinte du glaive romain ; et, pour imiter les troupiers modernes, ils tenaient leur pique suspendue à l’épaule par un cordon qui jouait le rôle d’une bretelle de fusil. En avant se balançait l’étendard orné de l’inscription sénatoriale ; et cette petite armée avait pour chef un fastueux personnage qui se dandinait à la tête de ses hommes, l’épée au clair.

– Coquin de sort ! murmura Gallardo, en riant sous son masque. Cette nuit, personne ne va faire attention à moi. On n’aura d’yeux que pour ce mirliflore.

C’était le capitaine Chivo, gitano arrivé de Paris le matin même, afin de prendre le commandement de sa compagnie. Pour rien au monde il n’aurait voulu manquer d’être là : car il aurait ainsi renoncé à ce titre de capitaine dont il se faisait gloire sur toutes les affiches des music-halls parisiens où ses filles et lui-même chantaient et dansaient. Les filles, vives comme des lézards, avaient de grands yeux, un teint délicatement coloré, une sveltesse de taille et une grâce de mouvements qui tournaient la tête aux hommes. L’aînée avait eu la bonne fortune de fuir avec un prince russe, et, pendant plusieurs jours, les gazettes du boulevard avaient publié des articles sur le désespoir de ce brave officier de l’armée espagnole, de ce don Quichotte qui voulait à toute force occire les coupables pour venger l’outrage fait à son honneur. Bien plus, un théâtre de genre avait monté une opérette dont le sujet était l’enlèvement de la gitana, avec danses de toreros, chœurs de moines et autres scènes d’une non moins exacte couleur locale. Du reste, le Chivo s’était vite résigné à transiger avec ce gendre de la main gauche, et, après avoir empoché une copieuse indemnité, il avait continué de faire danser et chanter les cadettes, en attendant un autre Russe. Son grade de capitaine rendait rêveurs nombre de Français, très avertis de tout ce qui se passait dans la péninsule. Ah ! cette Espagne ! Un pays en complète décadence, qui ne payait pas ses vaillants défenseurs et qui réduisait ses hidalgos à exhiber leurs filles sur les planches !

Tous les ans, à l’approche de la Semaine sainte, le capitaine Chivo prenait congé de ses filles avec un geste de père noble qui n’entend pas qu’on badine :

– Je pars, mes mignonnes. Soyez sages ! De la tenue et de l’honnêteté, n’est-ce pas ? Ma compagnie m’attend. Il faut que je sois à mon poste.

Et il faisait d’une traite le voyage de Paris à Séville, fier de maintenir la tradition de ses aïeux qui tous avaient été capitaines des Juifs, et même de rehausser d’un nouveau lustre cette gloire héréditaire. Il avait gagné dix mille pesetas à un tirage de la Loterie nationale, et il avait employé toute cette somme à s’acheter un uniforme digne de son grade. Les commères du quartier accouraient pour examiner de plus près sa tunique aux éblouissantes broderies d’or, son corselet de métal bruni, son casque dont l’acier, sous une cascade de plumes blanches, reflétait tous les cierges de la procession : – un fastueux caprice de Peau-Rouge, un costume princier tel que pourrait le rêver un Araucan ivre. – Et les femmes palpaient la jupe de velours, s’extasiaient sur les ornements brodés, clous, marteaux, épines, tous les attributs de la Passion. Les bottes même étaient chargées de clinquant, de pierres fausses ; et, à chaque pas qu’il faisait, cette pretintaille jetait des étincelles.

Lorsque le moment fut venu, le capitaine, d’un air martial, tourna la tête vers ses légionnaires, et, fixant sur eux des prunelles d’aigle :

– Attention ! hurla-t-il. Défense à quiconque de sortir des rangs ! Respect à la discipline !… En avant, marche !

Et, à un roulement de tambour, la compagnie s’ébranla raide, solennelle, pénétrée de la gravité de sa fonction. Mais, hélas ! il y avait dans chaque rue des cabarets et, devant les cabarets, de joyeux compagnons qui, pour se consoler du martyre et de la mort du Seigneur, avaient vidé d’innombrables petits verres. Dès que ces pieux buveurs apercevaient le majestueux capitaine, ils le saluaient, lui montraient de loin le liquide à la bonne odeur, à la couleur d’ambre. Celui-ci, pour dissimuler son trouble et se préserver de la tentation, détournait les yeux, guindait son attitude. Ah ! s’il n’avait pas été de service ! Alors un des plus hardis, traversant la chaussée, venait lui mettre sous le nez le verre plein ; mais l’incorruptible centurion se rejetait en arrière et présentait au tentateur la pointe de son glaive. Non, non, cette année-ci ne serait pas comme les années précédentes, où l’on avait vu les hommes d’armes en désarroi presque aussitôt après le départ !… Et pourtant il faisait si chaud, on suait si fort sous le harnois !… Bref, le capitaine se décidait à accepter un premier verre, puis un second, puis un autre encore ; ses hommes l’imitaient, et bientôt la compagnie, décimée, laissait sur le chemin une débandade de traînards.

La procession s’avançait avec la lenteur habituelle, stationnant des heures entières aux carrefours.

Le paso qui venait le premier était celui de « la Sentence de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». C’était une estrade mobile, chargée de figures : Pilate assis sur un trône ; des gardes aux casques empanachés et aux tuniques de diverses couleurs ; le pauvre Jésus couronné d’épines et prêt à être conduit au supplice, dans une robe de velours violet toute chamarrée de broderies, tandis que, sur sa tête, trois panaches d’or symbolisaient le rayonnement de la divinité. – Mais ce paso, malgré la richesse de sa décoration, ne retenait guère la curiosité du public. Ce que tout le monde voulait voir, c’était l’autre, celui de la miraculeuse Vierge de l’Espérance, celui de la Macarena.

Quand cette Vierge aux joues roses et aux longues paupières sortit du portail de San Gil, sous son dais de velours que faisaient trembler les moindres mouvements des invisibles porteurs, une assourdissante acclamation s’éleva de la foule qui encombrait la petite place. Ah ! comme la reine du Ciel était jolie ! Une beauté qui ne vieillissait pas !

Le manteau splendide, immense, réticulé d’une massive broderie d’or imitant les mailles d’un filet, s’allongeait derrière l’estrade comme la queue repliée d’un énorme paon royal ; et les yeux de verre luisaient, ayant l’air de répondre par des pleurs d’émotion au salut enthousiaste des fidèles. Sur toute l’image, des milliers de joyaux aux pierreries scintillantes formaient pour ainsi dire un second vêtement de feux multicolores. La Vierge avait, pendus au cou, des fils de perles, des chaînes d’or, des centaines de bagues passées dans les chaînes ; et tout le devant de sa robe et de son manteau était comme bardé de montres d’or, de pendeloques d’émeraudes, de boucles de diamants aussi gros que des cailloux. Les dévots lui envoyaient leurs bijoux, pour qu’on l’en parât à la procession, et, dans cette nuit de religieuse douleur, les femmes étaient fières de montrer leurs doigts dépouillés de tout ornement.

Gallardo, masqué, tenant en main le bâton à pomme d’argent, marchait devant le paso avec les dignitaires de la confrérie. D’autres encapuchonnés portaient de longues trompettes garnies d’étoffe verte à frange d’or, et, de temps à autre, ils introduisaient jusqu’à leurs lèvres, par un trou du masque, l’embouchure de ces instruments dont la funèbre sonnerie déchirait le silence. C’était une musique à faire dresser les cheveux sur la tête ; mais pourtant elle n’éveillait dans les âmes aucun sentiment de tristesse, et, de minute en minute, la procession perdait quelque chose de sa gravité.

Les habitants du quartier, les macarenos, cheminaient en désordre autour de la Vierge : petits boutiquiers de la rue de la Feria, ouvriers logés dans les ruelles qui entouraient l’église San Gil, maraîchers dont les jardins avoisinaient l’Hôpital des Cinq Plaies ou longeaient la Ronda des Capucins ; et tous ces gens avaient avec eux leurs femmes mal peignées, tirant par la main des ribambelles de marmots qu’elles remorqueraient ainsi jusqu’à l’aube. De jeunes gars du faubourg, coiffés de feutres neufs, avec des accroche-cœurs lissés en pointe sur les tempes, brandissaient des gourdins, comme si quelque impie se proposait de manquer de respect à la belle Notre-Dame et que le secours de leurs bras fût nécessaire pour la défendre ; et, par des cris où l’inconscience de l’ivresse s’ajoutait à la naturelle légèreté de ces têtes de linottes, ils vantaient bruyamment la prééminence et le miraculeux pouvoir de leur patronne :

– Olé la Macarena ! La première Vierge du monde ! Celle qui donne sur le museau à toutes les autres Vierges !

La procession ne pouvait faire cinquante pas sans s’arrêter. Devant presque toutes les maisons, des spectateurs penchés aux fenêtres exigeaient que la sainte image fit halte, pour qu’on pût l’observer à loisir. Les cabaretiers n’étaient pas les moins empressés à réclamer cette faveur, et, interpellant les dignitaires de la confrérie :

– Un petit moment, s’il vous plaît ! disaient-ils. Nous avons ici un chanteur qui veut lancer à la Vierge une saeta.

Le chanteur s’avançait, les jambes molles, soutenu par un ami, et il commençait par tousser ; puis toutes vannes ouvertes, il lâchait d’une voix avinée sa musicale invocation, dont les trémolos et les vocalises empêchaient de distinguer les paroles. Tout ce que l’on réussissait à comprendre, c’était qu’il célébrait la Mare , la Mère de Dieu ; et, lorsqu’il roucoulait ce vocable, son chant s’attendrissait d’amour.

Avant même que le soliste fût arrivé au milieu de son traînant couplet, une seconde voix s’élevait un peu plus loin, puis une troisième, puis d’autres encore, comme si c’était un concours de chant, et la rue se peuplait de virtuoses dont les uns, par leurs accents rauques, trahissaient l’éraillure de poumons malades, tandis que d’autres, au fausset criard, déchiraient l’air de leurs glapissements aigus. La plupart d’entre eux, trop sincères dans leur foi pour vouloir se donner en spectacle, demeuraient invisibles parmi la foule ; mais quelques « artistes », infatués de la richesse de leur organe et de l’élégance de leur « style », ne résistaient pas à l’envie de se faire voir et venaient se planter devant la Vierge, au beau milieu de la chaussée. Cependant les tambours continuaient à battre, les trompettes à lancer leurs notes lugubres ; et, dans l’effroyable cacophonie des voix discordantes et des instruments assourdissants, chaque chanteur, sans s’occuper des autres, filait jusqu’au bout son oraison jaculatoire, n’hésitant ni ne s’embrouillant jamais, poursuivant ses modulations comme s’il était seul ou comme si la ferveur religieuse le rendait sourd à tout ce qui n’était pas sa propre extase.

Lorsque les chants prenaient fin, les auditeurs témoignaient leur enthousiasme par des exclamations souvent indécentes ; les plus fanatiques lançaient vers la Macarena leurs chapeaux, comme ils auraient fait pour une jolie fille, et le vin circulait dans les verres, au pied de l’image. Était-ce la dévotion mystique d’une populace visionnaire qui rendait hommage à la Vierge ? Était-ce une orgie païenne qui lui faisait escorte dans les rues ? Il eût été difficile de le dire.

Devant le paso marchait un solide gars, vêtu d’une tunique violette, couronné d’épines, foulant de ses pieds nus les pierres bleuâtres des ruelles et portant sur ses épaules une croix de bois deux fois plus grande que lui-même. Dès que les femmes l’apercevaient, elles poussaient des gémissements de compassion. Le pauvret ! Comme il accomplissait dévotement sa pénitence ! Comme il édifiait les gens, après les avoir scandalisés par un sacrilège. Mais la faute en était à ce vin qui fait perdre aux hommes la raison.

Trois ans auparavant, le matin du Vendredi saint, au moment où la Macarena rentrait dans son église, ce jeune homme, qui d’ailleurs était un honnête garçon, mais qui, depuis la veille au soir, godaillait avec des copains, avait fait arrêter le paso sur la place du Marché, devant un cabaret, et il avait chanté son tercet en l’honneur de la Vierge ; puis, saisi d’un religieux délire, il s’était mis à lui tenir des propos galants, et finalement, pour lui rendre hommage comme à une maîtresse qu’on acclame, il avait jeté vers elle l’objet qu’il tenait à la main et qu’il croyait sans doute être son chapeau ; mais c’était un verre qui était allé se briser en mille pièces contre la face divine. Sur quoi, on l’avait mené en prison tout pleurant, protestant de sa révérence pour la Macarena, s’excusant par la maudite ivresse, tremblant de peur à l’idée des années de bagne qu’on ne manquerait pas de lui infliger pour insulte à la religion ; tant et si bien que les plus indignés avaient fini par intervenir en sa faveur et que l’affaire s’était arrangée, moyennant la promesse faite par le coupable de donner par la suite le bon exemple aux pécheurs en accomplissant publiquement une pénitence extraordinaire. Voilà pourquoi il portait aujourd’hui cette croix énorme, qui lui meurtrissait l’épaule ; et, quand il voulait la changer de côté, les bonnes âmes lui donnaient un coup de main pour l’aider à soulever son fardeau.

Le paso était encore dans la rue de la Feria, lorsque la tête de la procession atteignit le centre de Séville. Le moment était venu pour l’avant-garde d’opérer un astucieux mouvement stratégique : il s’agissait d’occuper le plus vite possible la rue de la Campana et de s’assurer ainsi le libre accès de la rue des Serpents, avant qu’une autre confrérie se fût emparée du passage. Une fois qu’on serait maître de l’entrée, on pourrait tout à son aise s’attarder des heures et des heures à parcourir la rue, tandis que les processions suivantes se morfondraient à marquer le pas derrière les macarenos.

La rue des Serpents, avec ses lampes électriques suspendues au milieu de la chaussée par des câbles, avec ses cafés et ses magasins illuminés, avec ses files de chaises alignées sur les trottoirs, avec ses balcons chargés de spectateurs qui riaient et se divertissaient, offrait l’aspect d’une joyeuse kermesse. De tous côtés les vendeurs ambulants criaient des pâtisseries et des boissons ; par les portes des petits restaurants s’échappaient d’appétissantes odeurs de friture ; le vin coulait à flots dans les débits. Rien n’indiquait qu’il fût déjà trois heures du matin. Des familles entières étaient là depuis la veille, contemplant, bouche béante, le long défilé des Vierges aux manteaux somptueux, des Rédempteurs couronnés d’or et vêtus de brocart, tout un monde d’images absurdes dont les faces émaciées ou saignantes contrastaient de la plus bizarre façon avec le luxe féerique et l’insolente magnificence des costumes.

Il était interminable, ce défilé où se succédaient les pasos du Sacré Décret, du Saint Christ du Silence, de Notre-Seigneur de la Vallée, de Jésus aux Trois Chutes, de Notre-Dame de l’Amertume, de Notre-Dame des Larmes, de Notre-Dame des Trois Nécessités, du Seigneur de la Bonne Mort, avec leurs escortes bariolées de nazaréens noirs, blancs, rouges, verts, bleus, violets, tous masqués et promenant sous les cagoules une personnalité qui ne se révélait que par la lueur des yeux.

Lorsque les pesantes plates-formes, après avoir parcouru à grand-peine la rue trop étroite, débouchaient à l’autre extrémité, sur la place de San Francisco, près des tribunes élevées devant l’Hôtel de Ville, les pasos faisaient demi-tour, de telle sorte que les statues se présentassent de face ; et, par une génuflexion des porteurs, elles saluaient les illustres étrangers et les personnages de sang royal qui étaient venus pour assister à la fête.

Près des pasos marchaient des hommes de service, trimbalant des cruches d’eau. Dès que la plate-forme s’arrêtait, un coin de la tenture se soulevait et vingt ou trente hommes apparaissaient, trempés de sueur, cramoisis de fatigue, à demi nus, la tête ceinte de foulards. C’étaient les gallegos, les vigoureux porteurs qui, quelle que fût leur origine, étaient indistinctement désignés par cette appellation géographique, comme si les indigènes sévillans voulaient donner ainsi à entendre qu’ils étaient eux-mêmes incapables d’exécuter un travail si long et si pénible. Les porteurs buvaient avec avidité l’eau des cruches, et, s’il y avait un cabaret dans le voisinage, ils se mutinaient contre le conducteur du paso et réclamaient du vin.

Ce fastueux défilé, ce cortège de gibets en marche, de faces cadavériques et de toilettes resplendissantes, durait toute la nuit, frivole, allègre et théâtral. En vain les cuivres rugissaient leurs plaintes horrifiques pour déplorer la plus abominable des iniquités, le supplice infamant d’un Dieu ; en vain les chantres entonnaient des cantiques désolés sur la sombre tragédie du Golgotha ; en vain les soldats, sinistres bourreaux, martelaient le sol de leurs pas lourds. La nuit printanière était si riante, les pots de fleurs alignés derrière les grilles et sur les balcons exhalaient de si délicieux arômes, la lune, apparue entre deux toits, sur l’édredon des nuages, versait une lumière d’une pureté si douce, qu’il était impossible de songer à la mort. La nature ne prenait point part à ce deuil ; le fleuve continuait de couler avec un murmure d’idylle ; les palmiers balançaient leurs sveltes chapiteaux avec une molle indifférence ; les orangers répandaient un parfum de tentation qui excitait la sensualité de la chair ; la Giralda dressait dans la nuit étoilée le fantôme bleu de sa tour mauresque ; et cette foule, heureuse de vivre, faisait ingénument de la commémoration du Dieu crucifié le prétexte d’une très longue et très profane réjouissance.

À la porte d’un café, le Nacional, accompagné de toute sa famille, considérait la Macarena et répétait avec mépris : « Superstition de gens arriérés ! » Mais il ne s’en conformait pas moins à l’usage, et, comme les autres, il venait passer cette nuit-là dans la rue des Serpents.

Le banderillero reconnut son chef à la belle taille de celui-ci et à l’élégance avec laquelle le matador portait le costume inquisitorial.

– Juanillo, lui cria-t-il, fais donc arrêter le paso. Il y a dans le café des dames étrangères qui voudraient le voir à leur aise.

La plate-forme sacrée demeura immobile. La fanfare attaqua un de ces morceaux entraînants qui mettent en joie le public des courses. Et, tout à coup, les invisibles porteurs commencèrent à lever ensemble une jambe, puis l’autre, exécutant un pas chorégraphique qui imprimait au paso de fortes oscillations et qui refoulait les gens contre les murs. La Vierge, avec sa charge de bijoux et de fleurs, avec son dais monumental, dansait aux accords de cette musique gaillarde. Les macarenos étaient très fiers de ce tour de force, auquel ils avaient dû se préparer par un long exercice.

Les assistants applaudissaient :

– Que tout Séville vienne voir ça ! C’est le plus beau ! Vive la confrérie de San Gil ! »

Ensuite la procession reprit sa marche triomphale. À l’aube, lorsque le soleil levant décolora la flamme des lanternes et des cierges, fit briller sur les faces des saintes images les larmes et les sueurs d’agonie, mit des flamboiements dans les ors des parures et dans les pierreries des bijoux, le cortège était encore très loin de l’église paroissiale, où il n’arriverait guère avant midi ; et tous ces gens, nazaréens qui s’étaient débarrassés de leurs masques, hommes d’armes qui donnaient l’idée de soudards en déroute, dévots aux trognes enluminées et aux jambes titubantes, avaient l’air d’une bande de fêtards qui rentraient chez eux après une orgie de carnaval.

Gallardo quitta la procession dès qu’il fit jour. C’était assez d’avoir escorté la Macarena toute la nuit, et il espérait bien qu’elle lui en tiendrait compte. D’ailleurs il lui aurait semblé trop pénible de rester jusqu’à la fin : sous la grande lumière, les encapuchonnés paraissaient ridicules, et il n’aurait pas été convenable pour un espada d’être vu parmi cette troupe d’ivrognes.

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