Nouvelle V Le jardin enchanté

Quoique le Frioul soit un pays froid, il ne laisse pas d’être agréable par les montagnes qui l’environnent, les fleuves qui le traversent, les fontaines qui l’arrosent. À Udine, ville de ce canton, il y eut autrefois une belle et noble dame, qu’on appelait madame Dianore, et qui avait épousé un certain Gilbert, homme extrêmement riche, d’une politesse et d’une affabilité peu communes. Les grâces et les vertus de cette femme la firent aimer d’un seigneur de distinction, appelé messire Ansalde Grandesse, dont on connaissait partout la vaillance et la libéralité. Il employait depuis longtemps auprès de sa maîtresse les moyens d’un amant passionné, mais rien ne lui réussissait. La dame même, ennuyée de ses empressements et de ses importunités, imagina de s’en défaire en lui faisant quelque proposition bizarre et dont l’exécution fût impossible. « Bonne femme, dit-elle un jour à la vieille chargée des messages de messire Ansalde, tu m’as souvent assurée que ton maître m’aime ; tu m’as offert souvent de sa part des présents que j’ai cru devoir refuser, parce qu’il n’a rien à attendre de moi pour cela. La certitude de son amour peut seule m’engager à y répondre, et s’il m’en donne la preuve que j’exige, je suis à lui. – Que désirez-vous, madame ? que voulez-vous qu’il fasse ? répondit la vieille. – Le voici : il faut qu’il me construise ici près, hors de la ville, au mois de janvier, un jardin, rempli de verdure, de fleurs, d’arbres couverts de feuilles, comme au mois de mai ; s’il ne satisfait pas mon désir, qu’il ne m’envoie plus ni toi ni d’autres. S’il m’importunait encore, je découvrirais à mon mari, à mes parents, tout ce que je leur ai caché jusqu’à présent, et je trouverais moyen de m’en débarrasser de la bonne façon. »

Une telle demande parut au chevalier d’une exécution assez difficile. Il vit bien qu’on ne lui la faisait que pour avoir un prétexte honnête de s’en débarrasser ; mais l’offre de sa maîtresse était si séduisante, il était d’ailleurs si curieux de savoir ce qu’il en résulterait, qu’il résolut de chercher les moyens de la satisfaire à quelque prix que ce fût. Il fit chercher, dans toutes les parties du monde, quelqu’un qu’il pût l’aider et le conseiller. Enfin, il trouva un homme qui s’offrit de lui faire, par magie, le jardin demandé. Il conclut marché avec lui, moyennant une fort grosse somme d’argent, et attendit le mois de janvier avec l’impatience de l’amour.

Il arriva enfin, ce mois si désiré, et la nuit après les fêtes de Noël, lorsque toute la campagne était couverte de neige et de glace, le magicien fit tant, avec le secours de son art, qu’il parut dans un pré voisin de la ville un des plus beaux jardins qu’on ait jamais vus, réunissant les fleurs et la verdure du printemps aux fruits de l’automne. Dès que messire Ansalde eut vu ce prodige, Dieu sait s’il fut comblé de joie. Il fut aussitôt cueillir les plus beaux fruits et les plus belles fleurs, et les envoya secrètement à sa maîtresse, en l’invitant de venir voir le jardin qu’elle avait demandé, pour être convaincue de l’amour dont il brûlait pour elle. On ne manqua pas aussi de lui rappeler la promesse qu’elle avait faite, et qu’elle avait même confirmée par un serment.

Quand la dame vit les fleurs et les fruits que son amant lui avait envoyés, joignant à ces preuves éloquentes ce qu’elle avait déjà entendu raconter des merveilles du jardin, elle commença à se repentir de sa promesse. Cependant la curiosité de voir des choses si nouvelles la fit glisser légèrement sur le repentir, et elle alla, avec plusieurs de ses voisines, voir ce jardin miraculeux. Après l’avoir examiné, loué et admiré, elle s’en retourna chez elle le cœur très-affligé, songeant à quoi ce jardin l’obligeait. Son chagrin était si violent, qu’il ne lui fut pas possible de le déguiser, si bien que son mari s’en aperçut. Il lui en demanda la raison. La honte lui fit renfermer pendant quelque temps son secret au dedans d’elle-même ; mais enfin, pressée d’une manière à ne pouvoir s’en défendre, elle lui conta toute son aventure. D’abord le mari se fâcha, se mit en colère, fit du bruit ; ensuite, considérant l’honnêteté du motif qui avait conduit sa femme, il se calma sagement. « Dianore, il ne convient pas à une femme sage et honnête, lui dit-il, de prêter l’oreille aux discours des amants, et encore moins de faire un marché déshonnête, quel qu’en soit le prix ; car c’est par l’oreille qu’on arrive jusqu’au cœur, et il n’est rien de difficile dont l’amour ne puisse venir à bout. Tu as donc commis deux fautes, la première d’écouter les discours d’un homme amoureux, l’autre de prendre des engagements. Mais, pour la tranquillité, je veux bien te mettre à portée de remplir ta promesse, en t’accordant ce qu’un autre refuserait sans doute ; d’ailleurs, il est à craindre que si messire Ansalde n’était pas satisfait, ce nécromant, qui le sert si bien, ne nous jouât quelque mauvais tour. Va donc trouver ton amant, et fais tous tes efforts pour sauver à la fois ton honneur et ta parole ; si cela n’est pas possible, que le corps cède, mais que la volonté résiste. » La dame pleurait, et disait qu’elle ne voulait pas de la permission qu’il lui donnait ; mais le mari usa d’autorité, et il fallut obéir.

Le lendemain, dès la pointe du jour, Dianore, dans un habit négligé, précédée de deux valets et suivie d’une servante, se rend à la maison de messire Ansalde. Quel fut son étonnement quand on lui annonça une pareille visite ! Il se lève et appelle le nécromant : « Viens voir, lui dit-il, viens voir de quel trésor ton art me rend possesseur. » Il va au devant de la belle, et après l’avoir saluée avec toutes les démonstrations de la joie, il la fait entrer dans une belle chambre avec toute sa suite. Quand elle se fut assise : « Madame, lui dit-il, si l’amour que je vous ai voué, et que je vous conserverai toute ma vie, peut mériter quelque récompense, dites-moi, je vous prie, quelle heureuse occasion vous appelle chez moi à cette heure, et avec cette compagnie ? – Ce n’est point l’amour qui m’amène ici, lui répondit-elle les larmes aux yeux ; ce n’est point non plus la promesse que je vous ai jurée, c’est uniquement pour obéir à mon mari, qui, plus sensible aux soins et aux fatigues de votre amour criminel qu’à son honneur et au mien, m’a lui-même ordonné de venir vous trouver. Me voilà donc chez vous, par son ordre, et prête à faire tout ce qu’il vous plaira. »

Si la visite inopinée de Dianore étonna messire Ansalde, son discours l’étonna bien davantage. Touché de la générosité du mari, son amour se changea en admiration. « À Dieu ne plaise, madame, que je sois assez peu loyal et assez ingrat pour souiller l’honneur d’un homme qui a daigné s’attendrir sur mes maux ! Vous pouvez donc demeurer ici, si bon vous semble, tant que vous le jugerez à propos, avec l’assurance d’y être respectée comme ma sœur. Vous en sortirez quand il vous plaira, à condition cependant que vous voudrez bien témoigner à votre mari, dans les termes que vous jugerez convenables, la juste reconnaissance dont je suis pénétré pour son généreux procédé, et que vous l’assurerez que je suis pour la vie son frère et son serviteur. »

À ces mots, la joie rentra dans le cœur de Dianore. « J’avais de la peine à me persuader, lui dit-elle, que vous fussiez assez peu délicat pour profiter de ma situation, et je vois avec grand plaisir que je ne me suis pas trompée dans l’opinion que j’avais de votre générosité. Je ne vous parle point de ma reconnaissance, elle égale votre sacrifice, et je ne doute point que mon mari ne la partage. » Après ces mots, elle prit congé, et courut raconter à son mari tout ce qui s’était passé. Cette aventure fit naître entre lui et le chevalier une amitié étroite dont ils furent liés toute leur vie.

Le nécromant, à qui messire Ansalde voulait donner le salaire convenu, le refusa généreusement, touché de l’exemple qu’il venait d’avoir sous les yeux. « Quoi ! j’aurai vu, dit-il, le mari sacrifier son honneur, et vous votre amour, et moi, je ne pourrais sacrifier quelque peu d’argent ! Gardez-le, vous en savez trop bien faire usage. » Le chevalier, qui ne se souciait pas apparemment d’avoir des obligations au nécromant, insistait toujours pour qu’il prît au moins une partie du prix convenu ; mais il refusa constamment ; et au bout de trois jours, ayant détruit son ouvrage magique, il prit congé et partit. Pour Ansalde, il parvint enfin à éteindre l’amour déshonnête dont il brûlait depuis si longtemps.

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