Nouvelle V Le sot amoureux dupe

Nicolas Cornaccini, riche bourgeois de Florence, avait, entre ses autres possessions, un fort beau bien à Camérata, où il fit bâtir un superbe château. Pour les peintures dont il voulait l’embellir, il s’adressa à Lebrun et Bulfamaque, et conclut marché avec eux ; et, parce qu’il y avait beaucoup de travail, ces deux artistes s’associèrent Nello et Calandrin. Il ne demeurait dans ce château qu’une vieille servante pour le garder ; comme il y avait déjà quelques meubles, quelques lits et autres choses nécessaires, un fils de Cornaccini, nommé Philippe, profitait quelquefois de cet asile secret, et venait s’y divertir de temps en temps avec des courtisanes, qu’il renvoyait au bout de vingt-quatre heures. Il était jeune et à marier. Un jour, un nommé le Mangione, qui tenait à Camaldoli une maison remplie de ces sortes de filles, lui en céda une pour quelque temps, qu’il emmena à Camérata. On l’appelait Colette ; elle était belle, vêtue richement, et démentait par ses discours et son maintien la profession qu’elle exerçait.

Un matin cette fille, étant sortie de son appartement, vêtue d’un simple jupon, les cheveux négligemment bouclés, pour se laver les mains et le visage à un puits qui était dans la cour du château, rencontra Calandrin qui puisait de l’eau. Le peintre la salua honnêtement. La figure de Calandrin parut à la courtisane si extraordinaire, si nouvelle, qu’elle le considéra longtemps avec une attention mêlée de surprise. Calandrin ne fut pas en reste avec elle, et ne lui épargna pas les coups d’œil. Sa beauté le frappa tellement, que ce qui n’était d’abord que l’effet de la curiosité fut celui de l’amour ; il restait toujours auprès d’elle, mais il n’osait lui parler, parce qu’il ne la connaissait pas. Colette, qui n’avait pas été longtemps à deviner ce que signifiaient des regards si opiniâtres, voulant s’amuser un moment, le lorgnait et soupirait par intervalles. Ce jeu tourna absolument la tête au pauvre Calandrin ; il ne sortit point de la cour que Philippe n’eut rappelé Colette, et qu’elle ne fut montée à sa chambre.

Calandrin, de retour à l’ouvrage, ne faisait que soupirer. Lebrun, qui s’amusait souvent à ses dépens, s’en apercevant, lui dit : « Que diable as-tu donc, Calandrin ? tu ne fais que soupirer. – Ah ! compagnon, si j’avais quelqu’un qui voulût m’aider, que je ferais bien mes affaires ! – Comment ! n’est-il personne à qui tu puisses confier ton secret ? – Il y a dans cette maison une femme plus belle qu’une divinité, qui est si amoureuse de moi, que cela te paraîtrait incroyable ; je viens de m’en apercevoir en allant puiser de l’eau. – Par Notre-Dame ! mon ami, prends garde que ce ne soit la femme de Philippe. – Je crois que c’est elle-même, répondit Calandrin, mais que m’importe ? sur cet article je puis tromper et Philippe et tout le monde. Mon ami, je veux tout t’avouer : elle me plaît au dernier point. – Je prendrai des informations sur son compte ; je saurai si elle est la femme de Philippe, comme il y a grande apparence, et si notre conjecture se trouve vraie, tu peux être assuré de réussir, parce que je la connais très-particulièrement ; mais, comment nous cacher de Bulfamaque ? Je ne lui parle jamais qu’en sa présence. – Je ne crains pas que Bulfamaque le sache, dit Calandrin : mais, pour Nello, j’exige le plus grand secret : il est parent de ma femme, et capable de l’en instruire. – Fort bien : je suis de ton avis. »

Lebrun savait qui était la belle, il l’avait vue venir, et d’ailleurs Philippe l’avait mis dans sa confidence. Calandrin étant sorti pour voir sa maîtresse, Lebrun ne perdit pas un instant pour conter toute cette histoire à Bulfamaque et à Nello. Ils concertèrent ensemble ce qu’ils devaient faire pour s’amuser de cette nouvelle aventure. Lorsque Calandrin fut de retour à l’atelier, Lebrun lui dit doucement : « L’as-tu vue ? – Hélas ! oui, et j’en ai pensé mourir. – Je veux aller voir si c’est celle que j’imagine, et si effectivement c’est la femme de Philippe : laisse-moi faire, je réponds du succès. » Lebrun descendit, alla trouver Philippe et sa maîtresse, leur peignit Calandrin depuis les pieds jusqu’à la tête, et leur conta ce qu’il lui avait dit. Ils résolurent ensemble ce que chacun d’eux devait faire pour s’amuser de la passion de cet imbécile. Lebrun, remonté à l’atelier, lui dit : « C’est celle que j’avais imaginé d’abord : ainsi, il faut que tu te conduises sagement ; car, si Philippe s’apercevait d’une démarche tant soit peu suspecte, toute l’eau de l’Arno ne pourrait suffire pour te laver du crime de l’avoir offensé. Au reste, que veux-tu que je dise à cette aimable femme, s’il arrive que je puisse lui parler ? – Ho, ho ! tu lui diras premièrement que je suis son serviteur ; secondement, que je lui souhaite mille muids de cette divine liqueur qui fait arrondir les femmes ; troisièmement, que je suis tout prêt à la servir, m’entends-tu ? – Très bien : laisse-moi faire. » À l’heure du souper, nos peintres quittèrent l’ouvrage, descendirent dans la cour où étaient Philippe et Colette, et pour faire plaisir à Calandrin, ils s’y arrêtèrent quelques moments. Alors Calandrin fut tout yeux. Il lorgnait Colette, faisait des mines, des gestes d’un goût tout nouveau, et d’une manière si mystérieuse, qu’un aveugle s’en fût aperçu. Pour l’enflammer davantage, Colette, de son côté, mettait en jeu les manèges de la coquetterie ; cependant Philippe, Bulfamaque et les autres spectateurs, feignant de causer, comme Lebrun le leur avait recommandé, et de ne point remarquer tout ce qui passait, s’amusaient des grimaces de Calandrin. Enfin, au grand mécontentement de notre amant suranné, il fallut se séparer. Dans le chemin, Lebrun lui dit. « En vérité, mon ami, tu amollis, tu fonds son cœur, comme le soleil dissout la glace. Si tu veux apporter ta guitare, et que tu lui chantes quelques-unes de ces chansons amoureuses que tu sais si bien, je ne doute pas que nous ne la voyions franchir les fenêtres et s’élancer dans tes bras. – Tu crois donc nécessaire que j’apporte ma guitare ? – Sans doute. – Je l’apporterai. Conviens donc à présent que je ne t’en imposais point, quand je t’assurais qu’elle était éprise de moi. Je suis un vrai démon pour me faire aimer. Quel autre que moi pouvait, en si peu de temps, inspirer un amour si vif à une aussi aimable femme ? Seraient-ce ces petits freluquets, dont toute la science est de voltiger avec légèreté de côté et d’autre, et qui ne sont pas capables d’assembler trois châteaux de noix dans l’espace de mille ans ? Que je voudrais déjà que tu m’aperçusses avec mon petit rebec ! sur ma foi, tu verrais beau jeu. Je ne suis pas aussi vieux qu’il peut te le paraître ; elle l’a bien senti ; mais si une fois je puis lui mettre la main sur le dos, je le lui ferai bien mieux sentir encore ! – Ah ! avec quels transports tu la saisiras ! Il me semble déjà te voir avec tes dents, faites en chevilles de luth, mordre ses lèvres vermeilles, ses joues de roses, et, petit à petit, la manger tout entière. » À ce discours, Calandrin croyait déjà y être. Il chantait, sautait, était hors de lui-même.

Le lendemain, il apporte sa guitare, il chante tout ce qu’il sait de mieux, et réjouit toute la compagnie. Enfin, il était si amoureux de Colette, qu’il n’en travaillait plus. Continuellement à la fenêtre, à la porte ou dans la cour, et jamais à l’atelier. Colette, instruite par Lebrun, semblait se prêter à ses désirs. Ce même Lebrun, le confident de Calandrin, faisait de part et d’autre les lettres et les réponses ; quelquefois Colette écrivait que, retirée pour quelques jours chez ses parents, elle ne pouvait le voir, mais qu’elle lui permettait les espérances les plus flatteuses. Ainsi, Lebrun et Bulfamaque, qui avaient l’œil et la main à tout, se divertissaient agréablement aux dépens de leur camarade. Ils se faisaient donner, au nom de l’amante, tantôt un peigne d’ivoire, tantôt une bourse, une autre fois une paire de ciseaux, et d’autres semblables bagatelles, en échange desquelles ils lui donnaient des anneaux d’un métal faux et de nulle valeur, mais que Calandrin regardait comme des bijoux très-précieux. Ils gagnaient d’ailleurs à cette comédie quelques bons repas par-ci par-là, et d’autres honnêtetés, afin de les encourager à veiller au succès de l’entreprise. Deux mois s’étaient écoulés sans que les affaires de Calandrin fussent plus avancées. L’ouvrage que ses compagnons et lui avaient entrepris allait être fini. Il comprit que, s’il ne hâtait le moment de son bonheur, il pourrait bien ne le trouver jamais. Il sollicita donc Lebrun de travailler à ses affaires plus vivement qu’il n’avait fait encore.

Colette arriva fort à propos. Lebrun s’entretint avec elle et avec Philippe. On convint de ce qu’on devait faire. Alors Lebrun tire Calandrin à part : « Mon ami, lui dit-il, cette femme ne fait rien de ce qu’elle t’a promis ; je crois qu’elle veut te berner ; mais, si tu veux y consentir, je sais un moyen sûr pour l’amener, qu’elle le veuille ou non, à ce que tu désires. – Hé ! pour l’amour de Dieu, mon ami, ne perds pas un moment. – Auras-tu bien la hardiesse de la toucher avec un morceau de papier que je te donnerai ? – Assurément. – Eh bien, apportez-moi un peu de parchemin vierge, une chauve-souris en vie, trois grains d’encens et une chandelle bénite ; le reste est mon affaire. »

Calandrin passa la nuit suivante à guetter une chauve-souris. Dès qu’il l’eut prise, il l’apporta, avec les autres drogues, à Lebrun. Celui-ci se retira dans une chambre écartée, où il écrivit sur le parchemin ce qui lui passa par la tête et traça quelques caractères singuliers et inconnus. « Calandrin, dit-il en lui remettant l’écrit, sois sûr que si tu la touches avec ce parchemin, elle te suivra sur-le-champ et se rendra à tes désirs. Ainsi, mon cher, si Philippe sort aujourd’hui, fais tous tes efforts pour t’approcher d’elle, de quelque manière que ce soit, et ne manque pas de la toucher. Ensuite va dans la grange, où il y a de la paille ; c’est de toute la maison l’endroit le plus sûr, attendu que personne n’y met jamais le pied : elle t’y suivra ; dès qu’elle sera arrivée, tu sais ce que tu auras à faire. » Calandrin, au comble de la joie, répondit qu’il n’était pas inquiet de ce qu’il ferait, dès qu’il l’aurait en sa possession.

Nello, dont notre amoureux se défiait, était instruit de l’aventure, s’en amusait et travaillait, de concert avec les autres, à en amener le dénoûment. Il part, ainsi que Lebrun le lui avait recommandé, va à Florence, arrive chez la femme de Calandrin : « Tesse, lui dit-il, tu n’as pas oublié les mauvais traitements que tu reçus de ton mari, le jour qu’il revint de Mugnon ; il te battit sans pitié et sans justice ; il faut que tu te venges, et, si tu perds l’occasion que je te présente de le faire, ne me regarde jamais comme ton parent et ton ami. Il est devenu amoureux d’une jeune femme qui habite dans la maison où nous travaillons ; il obtient du retour, il voit souvent sa maîtresse, et il doit être avec elle en ce moment. Je veux donc que tu me suives et que tu le tances comme il le mérite. – Le perfide ! le scélérat ! s’écria Tesse ; voilà donc comme il me traite ! Mais, j’en jure Dieu, son crime ne restera pas impuni. » À ces mots, elle prend son manteau, se fait suivre par une servante et se met en chemin avec Nello. Dès que Lebrun les aperçut de loin : « Voici nos gens, dit-il à Philippe ; il est temps de partir. » Philippe va trouver Calandrin, lui dit qu’il est obligé d’aller faire un tour à Florence, et l’exhorte à redoubler d’activité. Il sortit incontinent et alla se cacher dans la grange, de manière qu’il pouvait tout voir, sans être vu. Lorsque Calandrin pensa que Philippe pouvait être un peu loin, il descendit à la cour, où il trouva Colette seule, qui, instruite du rôle qu’elle devait jouer, s’approcha de lui, et l’accueillit plus gracieusement qu’à l’ordinaire. Cet accueil séduisant enhardit Calandrin ; il la touche avec son parchemin, et gagne aussitôt la grange. Colette le suit, entre, ferme la porte, se jette à son col, le renverse sur la paille, se met sur lui à califourchon, et a soin de lui tenir les mains sur les épaules, de manière qu’il ne pouvait approcher son visage du sien. Cependant elle le fixe, le considère comme le plus cher objet de ses désirs. « Cher Calandrin, lui disait-elle, mon petit cœur, mon repos, mon bonheur, ma vie, qu’il y a longtemps que je désire de te posséder et de pouvoir me rassasier du plaisir de te voir ! Par tes charmes et tes grâces tu as enchanté mes sens, et tu as achevé de me séduire par les sons harmonieux de ta guitare. Est-il bien vrai que je te presse dans mes bras ? » Calandrin, qui avait de la peine à se remuer : « Hé, mon cher ange, lui dit-il, donnez-moi la liberté de vous baiser. – Ciel ! que tu es pressé ! laisse-moi d’abord te voir bien à mon aise ; souffre que je me remplisse de l’aimable image de ces traits si doux, si enchanteurs. » Lebrun et Bulfamaque, qui étaient allés rejoindre Philippe, voyaient et entendaient tout. Cependant Calandrin, ne pouvant plus résister à l’impatience de ses désirs, allait employer la force pour obtenir les faveurs de Colette, lorsque sa femme arrive avec Nello. « Je gage, dit celui-ci, qu’ils sont ensemble là dedans. » Tesse ne prend pas la peine d’ouvrir la porte de la grange, elle l’enfonce, entre avec précipitation, et voit son mari se débattre sous Colette, qui aussitôt lâche prise et court là où était Philippe. Tesse s’élance sur Calandrin, qui n’était pas encore levé, lui déchire le visage avec les ongles, le traîne de côté et d’autre par les cheveux, en disant : « Vieillard insensé ! voilà donc l’outrage que tu me préparais ! que je rougis maintenant de l’amour que j’ai eu pour toi ! Est-ce que tu n’as pas assez d’occupation au logis, pour que tu ailles en chercher ailleurs ? est-ce que tu ne te connais pas, malheureux ? ne sais-tu pas que quand on te mettrait dans un mortier on aurait de la peine à tirer trois gouttes de jus de ton individu ? Ce n’est plus moi maintenant qui t’engrosse, maudit original ! Il faut que celle qui se charge de ce soin ne soit pas difficile en hommes, pour avoir conçu du goût pour un animal de ta sorte. »

À l’aspect inattendu de sa femme, imaginez-vous la consternation de Calandrin : il resta plus mort que vif. Il n’eut pas le courage de prononcer un seul mot pour sa défense. Bien grondé, bien battu, bien harcelé, il ramasse son chapeau, et prie seulement sa femme de ne pas faire tant de bruit, si elle ne voulait pas qu’il fût taillé en pièces : « Car, ajouta-t-il, celle avec qui tu m’as trouvé est l’épouse du maître de la maison. – Je voudrais qu’elle fût celle du diable, et qu’on te mît en pièces, pour être délivrée d’un malheureux tel que toi. »

Lebrun et Bulfamaque, après avoir bien ri de l’aventure avec Philippe et Colette, accoururent au bruit, et firent tant, qu’ils apaisèrent la femme de Calandrin, conseillant à celui-ci de retourner à Florence, de bien se garder de remettre jamais les pieds dans ce château, de peur que Philippe, instruit de l’aventure, ne le rendit victime de son honneur outragé. Ainsi le pauvre Calandrin, molesté, meurtri, retourna à Florence. Il oublia son amour, et ne s’en ressouvint que par les reproches dont sa femme l’accablait jour et nuit. Il ne revint plus au château, où il avait été le jouet de ses compagnons, de Philippe et de Colette.

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