NOUVELLE VII LE MARI COCU, BATTU ET CONTENT

Il y eut autrefois à Paris un gentilhomme florentin, que son peu de fortune avait engagé d’entrer dans le commerce, et où il réussit si bien qu’il devint très-riche en fort peu de temps. Il n’avait qu’un fils unique, nommé Louis. Il ne crut pas devoir en faire un négociant ; mais, pour qu’il n’oubliât point la noblesse de ses aïeux, il lui fit embrasser le métier des armes, et lui obtint de l’emploi dans les troupes du roi de France. Peu de temps après, il lui procura une charge à la cour, où il se fit estimer par la sagesse de sa conduite et par les sentiments d’honneur qu’il avait puisés dans la société des gentilshommes avec lesquels il avait été élevé. Ce jeune militaire étant donc à la cour de France, se trouva un jour dans la compagnie de certains chevaliers nouvellement arrivés de Jérusalem, où ils avaient été visiter le saint sépulcre. Ces chevaliers s’entretenaient de la beauté des femmes de France, d’Angleterre et des autres pays par lesquels ils avaient passé ; l’un d’eux soutint qu’il n’avait jamais rien vu de si beau et de si bien fait que la femme d’Egano de Galussi, habitante de Boulogne, et connue sous le nom de madame Béatrix. Ses compagnons de voyage furent tous d’accord avec lui, et ne tarissaient point sur les charmes et les éloges de cette dame.

Louis, qui n’avait point encore été amoureux, le devint de cette belle sur le simple récit qu’il entendait faire de ses agréments merveilleux. Elle occupa, dès ce moment, toutes ses pensées, et brûlant du désir de la voir et de se fixer auprès d’elle, il dit à son père qu’il voulait partir pour Jérusalem, et en obtint la permission sans beaucoup de peine. Il prit congé de ses amis et alla droit à Boulogne, où il prit le nom d’Hannequin. Le hasard voulut qu’il vît, le lendemain de son arrivée, la dame dont il était épris. Elle était à une fenêtre et elle lui parut encore plus belle qu’il ne se l’était figurée. Son amour en redoubla de vivacité ; et, dans un des transports de sa passion, il fit serment de ne sortir de Boulogne qu’il n’eût gagné son amitié et obtenu ses faveurs. Après avoir bien rêvé aux moyens qu’il devait prendre pour faire connaissance avec elle, il imagina que le meilleur était de se mettre au service de son mari, si la chose était possible. Il vend ses chevaux dans cette intention, concerte avec ses gens la conduite qu’ils doivent tenir pendant son séjour dans cette ville, les exhorte sur toutes choses à ne pas faire semblant de le connaître, en quelque lieu qu’ils le rencontrassent ; et, après avoir pris ainsi ses mesures, il s’adressa à son hôte et lui dit qu’il l’obligerait beaucoup s’il pouvait le faire entrer dans la maison de quelque seigneur. « J’ai précisément votre affaire, lui répondit l’hôte : il y a dans cette ville un gentilhomme nommé Egano, qui a besoin d’un domestique, et qui les aime de votre taille et de votre figure ; je lui en parlerai et vous rendrai réponse. » En effet, il lui en parla ; et d’après le portrait avantageux qu’il fit du jeune homme, il fut accepté et bien accueilli quand on l’eut vu et entendu.

Hannequin, de son côté, ravi d’être à portée de voir plusieurs fois le jour celle qu’il adorait, servit son maître avec tant de zèle et d’affection qu’il acquit bientôt toute sa confiance. Bref, il s’en fit tellement aimer qu’il lui donna le soin de ses affaires les plus importantes. Il ne faisait rien sans son avis, et le créa son intendant.

Un jour que messire Egano était allé à la chasse, et qu’Hannequin était demeuré au logis, madame Béatrix, qui ne s’était point encore aperçue de son amour, mais qui se sentait pour lui un attachement particulier à cause des bonnes qualités qu’elle lui connaissait, lui proposa de jouer avec elle aux échecs. On sent avec quel plaisir il accepta la proposition. Notre amoureux, qui voulait lui plaire, se laissait gagner, et le faisait avec tant d’adresse, qu’il n’était pas aisé de s’en apercevoir. La belle en avait beaucoup de joie. Quand quelques dames du voisinage, qui étaient venues voir madame Béatrix, et qui les regardaient jouer, se furent retirées, Hannequin, continuant toujours sa partie, laissa échapper un profond soupir. « Qu’avez-vous donc ? lui dit la dame en fixant ses regards sur lui avec intérêt ; pourquoi soupirez-vous ainsi ? seriez-vous fâché de ce que je vous gagne ? – Hélas ! madame, c’est quelque chose de bien plus intéressant que le jeu qui me fait soupirer. – Je vous prie, si vous avez quelque amitié pour moi, de me dire ce que c’est. » À ces mots prononcés d’un ton vraiment touchant, Hannequin pousse un second soupir, bien plus expressif encore que le premier, et la dame de le prier plus fortement de s’expliquer.

« Ne vous fâcherez-vous pas, madame, de savoir le sujet de mes soupirs ? ce qui me retient encore, c’est la crainte que vous n’en parliez. – Soyez assuré, mon cher, que, quoi que ce puisse être, je ne vous en saurai point mauvais gré, et je n’en dirai jamais rien à personne que de votre agrément. Parlez en toute sûreté. – Je me hasarderai donc à vous ouvrir mon cœur, madame, à ces conditions. » Alors il lui déclara, les larmes aux yeux, qui il était, lui conta ce qu’il avait entendu dire de sa beauté, l’amour qu’il avait conçu pour elle avant de la voir, ce que cette passion lui avait fait entreprendre, et ne lui déguisa pas le motif qui l’avait déterminé d’entrer au service de son mari. Il finit par lui demander mille pardons de sa témérité, et par la supplier d’avoir pitié de sa tendresse, ajoutant que, si elle n’était pas dans l’intention de le payer de retour, elle ne lui refusât pas du moins la grâce de le laisser dans la place qu’il occupait. Ô douceur singulière ! ô bonté admirable des dames boulonnaises ! que de fois vous vous êtes montrées dignes d’éloges en pareil cas ! Vous n’aimez point les soupirs ni les larmes ; votre cœur, naturellement sensible, sait les prévenir et seconder les vœux de vos amants. Que ne puis-je vous louer dignement ! ma voix ne se lasserait jamais de chanter vos louanges. La charmante Béatrix, qui regardait fixement Hannequin pendant qu’il parlait, persuadée de tout ce qu’il disait, ressentit une impression si vive et si forte, qu’elle mêla ses soupirs avec les siens. « Mon cher ami, lui dit-elle ensuite, vous avez tout à espérer. Vous avez touché mon cœur à un point que je ne saurais vous exprimer. Oui, vous venez de vous rendre maître de ce cœur, que ni les présents, ni les soins les plus assidus des plus aimables gentilshommes, n’avaient pu rendre sensible jusqu’à présent. Il est à vous, mon cher ami ; vous me paraissez digne de le posséder, et je vous promets que la nuit prochaine ne se passera pas sans que je vous donne des preuves de l’amour que vous m’avez inspiré. Vous méritez d’être heureux après tout ce que vous avez fait pour moi, et vous le serez. La porte de ma chambre sera ouverte vers minuit ; venez m’y trouver à cette heure-là. Vous savez à quel côté du lit je couche : si je dors par hasard, vous n’aurez qu’à m’éveiller, et je satisferai vos désirs. Pour vous mieux persuader de la sincérité de la promesse que je vous fais, recevez ce baiser pour gage. » Là-dessus elle se jette au cou d’Hannequin ; ils s’embrassèrent amoureusement, et auraient pris sans doute de plus forts à-compte sur les plaisirs de la nuit, s’ils n’eussent craint d’être surpris par les domestiques. Ils se séparèrent ensuite, pour vaquer à leurs affaires, attendant l’heure du rendez-vous avec une égale impatience.

Cependant Egano, revenu fatigué de la chasse, se hâte de souper et se couche de bonne heure pour se délasser. La belle ne tarde pas à le suivre, et laisse, comme elle l’avait dit, la porte de la chambre ouverte. Hannequin s’y rend à l’heure indiquée. Il entre, ferme doucement la porte, s’approche de la dame, et introduit avec précaution sa main sur sa belle gorge. Béatrix, qui ne dormait pas, saisit cette main des deux siennes, la serre amicalement, et se trémousse si fort qu’elle réveille son mari. « Hier au soir, lui dit-elle, je ne voulus vous parler de rien, parce que je vous trouvais tout fatigué ; mais dites-moi à présent, je vous prie, lequel de tous vos domestiques vous trouvez le plus honnête, le plus fidèle, et lequel vous aimez le plus. – Pourquoi cette question, ma chère amie ? répondit Egano ; ne sais-tu pas qu’Hannequin est celui que j’aime le plus, et en qui j’ai mis toute ma confiance ? Mais pourquoi me demandes-tu cela ? » Notre amoureux, s’entendant ainsi nommer, fit plusieurs mouvements pour retirer sa main, ne doutant pas que sa maîtresse ne voulût le trahir ; mais la belle la tenait si bien qu’il ne lui put échapper. « Voici ce dont il s’agit, continua-t-elle : je croyais comme vous, qu’Hannequin méritait votre estime et votre confiance plus que personne, mais je suis assurée à présent du contraire. Auriez-vous imaginé qu’aujourd’hui, pendant que vous étiez à la chasse, il ait eu l’audace de me parler de galanterie, de me dire qu’il m’aimait, et de me faire des propositions ? rien n’est plus certain ; et, pour vous en convaincre par vos propres yeux, j’ai feint d’entrer dans ses vues, et je lui ai donné rendez-vous au jardin, sous le pin, où il doit se trouver vers une heure après minuit. Vous sentez bien que mon intention n’est pas d’aller l’y rejoindre. Mais si vous voulez faire une bonne œuvre, et vous convaincre de la perfidie de votre intendant, prenez une de mes jupes et une de mes coiffes, et allez l’attendre : je suis sûre qu’il ne manquera pas de vous aller joindre. – Il est trop important pour moi de me détromper, dit le mari, pour que je laisse échapper cette occasion. J’y vais tout de suite. » Et cherchant à tâtons une jupe et une coiffe, il les ajusta le mieux qu’il put, et s’en alla au jardin, où il attendit Hannequin sous l’arbre désigné pour le rendez-vous. À peine fut-il hors de la chambre, que sa femme se leva et courut fermer la porte. Dieu sait si Hannequin, qui avait pensé mourir de peur et fait mille vains efforts pour s’échapper des mains de sa maîtresse, qu’il soupçonnait de perfidie, dut être ravi d’un pareil dénoûment. Béatrix s’étant remise au lit, l’amant se déshabille sans autre cérémonie, et se couche auprès d’elle avec une joie qui ne peut s’exprimer. Après avoir goûté des plaisirs que l’amour seul peut apprécier, la belle, jugeant qu’il était temps que son amant dénichât : « Lève-toi, mon ami, lui dit-elle, prends un bâton, et va-t’en vite au jardin. Là, faisant semblant de ne m’avoir sollicitée que pour m’éprouver, d’aussi loin que tu verras mon mari, tu lui diras mille injures, comme si c’était à moi-même, et tu le frotteras de la bonne manière. Tu sens combien le tour sera plaisant. »

Hannequin se lève et va au jardin, armé d’un bâton de cotret. Egano, qui s’impatientait de l’attendre, charmé de le voir arriver, se lève comme pour le recevoir avec amitié. « Femme perfide, s’écrie Hannequin en s’approchant, je n’aurais jamais cru que vous eussiez poussé si loin l’ingratitude envers votre honnête homme de mari. Vous êtes-vous figuré que je serais assez lâche pour lui manquer moi-même à ce point-là ? désabusez-vous, mon intention n’était que de vous éprouver. » Après ces mots, il lève le bâton et lui en applique un bon coup sur les épaules. Egano, le cœur plein de joie de l’honnêteté de son intendant, lui pardonna volontiers de l’avoir frappé ; mais, comme il ne voulait point s’exposer à un second coup, il prit la fuite sans mot dire. Hannequin le poursuit en le frappant et en lui criant : « Puisse le ciel te punir de ta lâcheté ! crains que je n’en instruise mon maître. Si je ne l’en informe point, ce ne sera pas par égard pour toi qui n’en mérites aucun, mais pour lui épargner un tel chagrin. »

Egano, de retour dans sa chambre, fut questionné par sa femme pour savoir si Hannequin s’était trouvé au prétendu rendez-vous. « Plût à Dieu, dit-il, qu’il n’y fût point venu ; car, croyant avoir affaire à toi, il n’est point d’injures qu’il ne m’ait dites, et m’a sanglé tant de coups de bâton que j’en les épaules brisées. J’étais bien étonné que ce brave jeune homme t’eût fait de pareilles propositions dans le dessein de me manquer. J’imagine que, comme il te voie enjouée et libre avec tout le monde, il a voulu éprouver ta vertu ; je souhaiterais pourtant, qu’il s’en fût tenu aux reproches. – Et moi aussi, répondit la femme ; et je dois bénir le ciel de ce que j’ai évité ses coups ; je n’en aurais sans doute pas été quitte à si bon marché que vous. Mais puisqu’il est si honnête et si fidèle, il est juste de le considérer et d’avoir des égards pour lui. – Assurément, reprit le mari, et jamais homme ne l’a mieux mérité. »

Depuis cette aventure, Egano crut avoir et la femme la plus vertueuse et l’intendant le plus affectionné qu’il fût possible de trouver. Béatrix et son amoureux rirent plus d’une fois de cette scène singulière. L’aveugle prévention du mari les mit dans le cas de se voir en toute liberté. Et ils en profitèrent pour multiplier leurs jouissances tout le temps qu’Hannequin demeura à Florence, d’où il ne partit que pour aller à Jérusalem.

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