NOUVELLE VIII LA FEMME JUSTIFIÉE

Il y eut autrefois à Florence un très-riche négociant, nommé Henriet Berlinguier, entiché, comme c’est assez l’ordinaire des gens de sa profession, de la manie de s’anoblir par le mariage. Il épousa, dans cette vue, une femme de condition, nommée madame Simone, qui n’était pas du tout son fait. Comme son commerce l’obligeait à faire de temps en temps des absences, sa femme qui n’aimait pas à chômer, devint amoureuse d’un jeune homme, nommé Robert, qui lui avait fait sa cour avant qu’elle se mariât. Elle agit avec si peu de précaution, que son intrigue parvint à la connaissance de son mari, soit sur le rapport des voisins, soit d’après ses propres observations. Dès ce moment il devint le plus jaloux de tous les hommes. Il ne s’absentait plus, sortait rarement de la maison, et négligeait presque toutes ses affaires pour ne s’occuper que du soin de garder sa femme ; bref, il portait la vigilance si loin, qu’il ne se mettait jamais au lit qu’elle ne fût couchée et endormie. Dieu sait si madame Simone devait enrager d’une pareille contrainte, qui la mettait dans l’impossibilité de voir son amant. Elle ne put cependant se déterminer à l’oublier. Plus elle se trouvait gênée, plus elle désirait de le recevoir. Elle en cherchait continuellement les moyens, et, après y avoir bien rêvé, elle crut en avoir trouvé un infaillible. Le voici. La fenêtre de sa chambre donnait sur la rue. Elle avait remarqué que son mari s’endormait difficilement, mais qu’une fois endormi, son sommeil était profond. D’après cette observation, elle pensa qu’elle pourrait quelquefois, vers minuit, aller ouvrir la porte à Robert, et passer quelques heureux moments avec lui, sans qu’on s’en doutât. Il ne s’agissait que de trouver un expédient pour être avertie de son arrivée, afin de ne pas le faire attendre à la porte, où il pouvait être aperçu. L’amour, qui rend l’esprit inventif, lui en fournit un bien singulier. Elle imagina de pendre un fil à la fenêtre, qui, en passant le long du plancher, pour le soustraire à la vue de son mari, aboutirait à son lit. Elle en prévint son amant, et lui fit dire qu’elle l’attacherait tous les soirs, en se couchant, au gros doigt d’un de ses pieds, et qu’il n’aurait qu’à le tirer pour l’avertir qu’il était à la porte. Il fut convenu que, si le jaloux était endormi, elle lâcherait le bout du fil, et qu’elle irait aussitôt lui ouvrir la porte ; et que, s’il ne l’était pas, elle le retirerait un peu vers elle, pour qu’il n’eût pas la peine d’attendre inutilement.

L’invention parut fort bonne à Robert, qui allait régulièrement toutes les nuits, à l’heure convenue, sous la fenêtre de sa maîtresse. Par ce moyen, il avait quelquefois le plaisir de la voir, et quelquefois la douleur de s’en retourner comme il était venu. Ce manège durait depuis plusieurs mois, lorsqu’une nuit le mari rencontra par hasard le fil, en promenant ses pieds dans le lit ; il y porta la main, et le trouvant attaché à l’orteil de sa femme, il ne douta point qu’il n’y eût du mystère. Il en fut entièrement convaincu quand il vit que ce fil aboutissait à la fenêtre et descendait dans la rue. Pour être mieux éclairci, il crut devoir ne rien précipiter. C’est pourquoi il le détacha tout doucement du pied de sa femme et le mit au sien pour voir ce qui arriverait. À peine l’y eut-il attaché que Robert, arrivé au rendez-vous, se mit à le tirer. Le mari le sentit ; mais soit qu’il ne fût pas bien noué, soit que le galant eût tiré trop fort, il coula dans les mains de celui-ci, qui jugea par ce signe qu’il devait attendre. Le mari, transporté par son humeur jalouse, s’habille à la hâte, s’arme de son épée, et descend incontinent à la rue, dans le dessein d’égorger tout ce qu’il rencontrerait. Robert, voyant qu’on ouvrait la porte avec bruit et sans aucune précaution, soupçonna que ce pouvait être le mari et recula quelques pas. Il n’en douta plus lorsqu’il l’entendit, et prit aussitôt la fuite. Henriet, qui ne manquait pas de courage, quoique de race roturière, courut après lui l’épée à la main. Robert, se voyant toujours poursuivi, tire la sienne et se met en garde ; ils se battent et se chamaillent longtemps sans se faire aucun mal.

Madame Simone, qui s’était éveillée au bruit qu’avait fait son mari en ouvrant la porte de la chambre, trouvant le fil coupé, comprit que son intrigue était découverte, et jugea que son mari avait couru après son amant. Ne sachant trop comment se tirer d’un si mauvais pas, elle se lève en diligence, et, prévoyant ce qui devait arriver, elle imagine tout à coup un moyen pour se disculper. Elle appelle sa servante, qui était dans sa confidence, et qui lui rendait tous les services qui dépendaient d’elle : elle fait si bien, par ses prières et ses sollicitations, qu’elle l’engage à se mettre à sa place, dans son lit, et à souffrir patiemment, sans se faire connaître, les coups que son mari pourrait lui donner, avec promesse de l’en récompenser si bien, qu’elle aurait de quoi vivre sans travailler. Cela fait, elle éteignit la lampe que le mari, par jalousie, gardait allumée toute la nuit, et alla se cacher en attendant le dénoûment de la comédie.

Les voisins, éveillés par le bruit que faisaient dans la rue Henriet et Robert, se mirent aux fenêtres et leur dirent des injures. L’un et l’autre, craignant d’être reconnus, se séparèrent fort fatigués, sans s’être fait la moindre blessure. Le mari, furieux de n’avoir pu ni tuer ni reconnaître son adversaire, n’a pas plutôt mis le pied dans sa chambre, qu’il crie comme un enragé : « Où es-tu, scélérate ? tu as beau éteindre la lumière, tu n’échapperas pas à mon juste courroux. » Il s’approche du lit, et, croyant se jeter sur la coupable, il assomme de coups la pauvre servante, lui meurtrit les épaules, la tête, le visage, et finit par lui couper les cheveux, lui disant des injures que l’honnêteté ne me permet pas de répéter. Cette misérable fille pleurait de tout son cœur ; et, quoique la douleur lui arrachât de temps en temps cette exclamation : Hélas ! je n’en puis plus ! sa voix était si entremêlée de sanglots, et le jaloux si transporté, qu’il ne reconnut point son erreur. Enfin, las de la battre et de l’injurier : « Infâme, lui dit-il en se retirant, ne pense pas qu’après une action de cette nature je te garde davantage chez moi. Je vais tout conter à tes frères et les prier de te venir prendre. Ils feront de toi ce qu’ils jugeront à propos. Pour moi, j’y renonce pour la vie. »

Il ne fut pas plutôt sorti, que madame Simone, qui avait tout entendu, rallume la lampe et trouve la servante dans l’état le plus déplorable. Elle la consola de son mieux, la reconduisit dans sa chambre, où elle lui donna tout ce qui était capable de la soulager, en attendant qu’elle pût la faire traiter en cachette par les médecins ; et elle la récompensa si grassement qu’elle se fût laissé battre encore une fois au même prix. Après avoir donné les soins nécessaires à cette pauvre créature, elle retourne dans sa chambre, refait son lit à la hâte, s’habille fort proprement, va s’asseoir au haut de l’escalier, et là se met à coudre avec autant de tranquillité que s’il ne se fût rien passé.

Cependant Henriet arrive à la maison des frères de sa femme. Il heurte avec force ; on lui ouvre, et, à sa voix, les trois frères et leur mère se lèvent et lui demandent le sujet de son arrivée à une heure si indue. Il leur conte l’aventure d’un bout à l’autre ; et, pour leur faire voir qu’il ne disait rien que de vrai, il leur montre les cheveux qu’il croyait avoir coupés à sa femme, les priant de l’aller prendre, et leur déclarant qu’il ne voulait plus vivre avec elle. Les frères, outrés de ce qu’ils venaient d’entendre, qu’ils ne croyaient que trop véritable, font allumer des torches et se mettent en chemin pour aller trouver leur sœur, dans la ferme résolution de lui faire un mauvais parti. Leur mère, qui pleurait à chaudes larmes, voulut les suivre, priant tantôt l’un, tantôt l’autre, d’examiner la chose par eux-mêmes, faisant entendre que la jalousie d’Henriet pouvait lui avoir grossi les objets. « Qui sait s’il n’a pas maltraité sa femme pour quelque autre sujet, et s’il ne voudrait pas se justifier aux dépens de son honneur ? Je connais les jaloux : tout leur paraît criminel, et les démarches les plus innocentes sont à leurs yeux autant d’infidélités. Je connais ma fille mieux que personne, puisque c’est moi qui l’ai nourrie et élevée ; elle est incapable de ce dont son mari l’accuse, et vous ne devez point, mes enfants, vous en rapporter à son seul témoignage. Défiez-vous d’un mari possédé du démon de la jalousie, et ne condamnez votre sœur qu’après avoir bien examiné toutes choses : vous verrez qu’il y a ici du plus ou du moins. »

Aussitôt que madame Simone entendit la troupe qui montait, elle se mit à crier : « Qui est-ce ? – Tu le sauras bientôt, répondit un de ses frères d’un ton menaçant. – Mon Dieu ! s’écria-t-elle, que veut donc dire ceci ? Bonsoir, mes frères, dit-elle ensuite en les voyant paraître. Serait-il arrive quelque malheur, pour venir ici à l’heure qu’il est ? » Ses frères, surpris de la trouver si tranquille et dans son état ordinaire, modèrent leur colère et l’interrogent sur les plaintes de son mari, l’exhortant à leur dire vrai, si elle ne veut s’exposer à un mauvais traitement de leur part. « Je ne sais en vérité ce que vous voulez dire, leur répondit-elle avec un grand sang-froid, et j’ai de la peine à croire que mon mari se plaigne de moi. » Berlinguier, qui croyait lui avoir défiguré le visage à force de coups de poings, la regardait dans l’attitude d’un homme ébahi et qui a perdu la raison. Il ne savait que dire ni que penser, la voyant dans un état à lui persuader qu’il ne l’avait seulement pas touchée. On voyait sur le visage de la mère un mélange de surprise, d’attention et de joie. Les trois frères, non moins étonnés, lui ayant conté ce que son mari leur avait dit, sans oublier le fil, ni les coups dont il prétendait l’avoir assommée : « Est-il possible, monsieur, dit-elle en se tournant vers son mari, que vous trouviez du plaisir à vous forger des chimères pour me déshonorer en vous déshonorant vous-même ? ou bien auriez-vous résolu de vous faire regarder comme un homme méchant et cruel, tandis que vous ne l’êtes pas ? À quelle heure, je vous prie, avez-vous paru depuis hier au matin, je ne dis pas devant moi, mais dans la maison ? quand est-ce que vous m’avez battue ? pour moi, je ne m’en souviens point. – Comment ! méchante femme, dit alors le mari, tu ne te souviens pas que nous nous sommes couchés ensemble hier au soir ? ne suis-je pas rentré après avoir poursuivi ton galant ? ne t’ai-je pas assommée de coups au point de te faire crier miséricorde ? ne t’ai-je pas coupé les cheveux ? – Mais vous rêvez, mon pauvre mari. Vous n’avez rien fait de tout ce que vous dites là, et, sans recourir à cent preuves que je pourrais en donner, je vous prie, et prie tous ceux qui sont ici, d’examiner si je porte sur mon visage et sur mon corps la moindre marque des coups dont vous prétendez m’avoir rouée. Je ne crois pas que vous fussiez jamais assez hardi pour mettre les mains sur moi. Ce n’est pas ainsi qu’on en use avec les femmes de ma qualité ; et si vous eussiez eu l’audace de l’entreprendre, vous ne devez pas douter que je ne vous eusse dévisagé. Mais, pour achever de vous confondre, je veux bien vous prouver que vous ne m’avez point coupé les cheveux. » Là-dessus elle ôte sa coiffe et montre sa chevelure dans son entier.

La mère et les frères de madame Simone tournèrent alors tout leur ressentiment sur Henriet. « Que signifie tout ceci ? lui dirent-ils ; ce n’est pas ce que vous êtes venu nous conter. Vous voilà confondu presque en tout point ; il n’y a pas apparence que vous puissiez vous tirer guère mieux du reste. » Henriet était si déconcerté de ce qu’il voyait, que plus il voulait parler, plus il s’embrouillait : il ne savait qu’opposer aux raisons de sa femme. La belle, profitant de son embarras : « Je vois bien, dit-elle à ses frères, qu’il a voulu m’obliger à vous faire le détail de sa vie débauchée. Je suis très-persuadée qu’il a fait tout ce qu’il vous a dit ; mais voici comme je l’entends : Vous saurez que cet homme auquel vous m’avez mariée, pour mon malheur, qui se dit marchand, qui veut passer pour tel, et qui par là même devrait être plus modeste qu’un religieux et plus décent qu’une jeune fille ; vous saurez, dis-je, qu’il ne passe pas de jour sans s’enivrer ; qu’en sortant de la taverne il court chez les filles de joie, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre, et me fait veiller jusqu’à minuit et quelquefois jusqu’au matin, pour l’attendre, comme vous le voyez aujourd’hui. Je pense qu’étant ivre il aura été coucher chez une de ses maîtresses en titre, au pied de laquelle il aura trouvé le fil dont il vous a parlé ; qu’il aura poursuivi quelque rival ; que n’ayant pu l’immoler à sa jalousie, il sera retourné sur ses pas et aura déchargé sa fureur sur la prostituée qu’il entretient, et à laquelle il a coupé les cheveux. J’imagine que, n’ayant pas encore achevé de cuver son vin, il a cru sans doute avoir fait tout cela chez lui et à sa femme. Examinez sa figure, il vous sera aisé de voir qu’il est encore à demi soûl. Mais quelque injuste qu’il se soit montré à mon égard, quelque chose qu’il ait pu vous dire de moi, je vous prie de lui pardonner comme je lui pardonne, et de le traiter comme un homme qui n’a pas son bon sens. Le mépris est la punition qu’il mérite. – Par la foi de Dieu, ma fille, s’écrie alors la mère de madame Simone, les yeux étincelants de colère, des choses de cette nature peuvent-elles se pardonner ? On devrait éventrer ce malheureux, cet infâme, cet ingrat que nous avons tiré de la poussière, et qui ne méritait pas une femme telle que toi. S’il t’avait surprise couchée avec un galant, qu’aurait-il donc fait de plus que ce qu’il avait intention de te faire ? Le barbare ! tu n’es pas faite pour être victime de la mauvaise humeur et des vices d’un marchand de poires cuites. Ces sortes de gens venus du village en sabots et vêtus comme des ramoneurs n’ont pas plutôt gagné trois sous, qu’ils veulent s’allier aux plus illustres maisons. Ils font faire ensuite des armes, et on les entend parler de leurs ancêtres comme s’ils avaient oublié d’où ils sortent. Si vos frères m’en avaient voulu croire, ma fille, vous auriez été mariée à un des enfants de la famille des comtes de Gui, et vous n’auriez jamais épousé ce faquin, qui, par reconnaissance pour les bontés qu’on a eues pour lui, va crier à minuit que vous êtes une femme de mauvaise vie, tandis que je n’en connais pas de plus sage et de plus honnête dans la ville. Mais, par la foi de Dieu ! si l’on voulait m’en croire, on le traiterait de manière à le mettre dans l’impossibilité de te manquer une seconde fois. Mes enfants, continua-t-elle, je vous le disais bien, que votre sœur ne pouvait être coupable : vous avez entendu pourtant tout ce que ce petit marchand en a dit. À votre place, je l’étoufferais sur l’heure, et je croirais faire une bonne œuvre ; elle serait même déjà consommée si le ciel m’eût faite homme. Oui, tu as beau me regarder, ajouta-t-elle en s’adressant à son gendre, je le ferais comme je le dis si je n’étais pas femme. »

Les frères, non moins irrités que leur mère, mais moins violents, se contentèrent d’accabler Berlinguier d’injures et de menaces. Ils finirent par lui dire qu’ils lui pardonnaient pour cette fois ; mais que s’il lui arrivait jamais de dire du mal de sa femme, et que cela parvînt à leur connaissance, ils lui feraient passer un mauvais quart d’heure ; puis ils se retirèrent.

Henriet Berlinguier demeura tout stupéfait. Il avait l’air d’un homme hébété, et ne savait si tout ce qu’il avait fait était véritable, ou s’il l’avait rêvé. Dès ce jour, il laissa toute liberté à sa femme, sans s’inquiéter de sa conduite. Madame Simone fut assez prudente pour ne plus s’exposer à un pareil danger ; c’est-à-dire qu’elle profita de la liberté que lui laissait son mari, pour recevoir son amant et faire tout ce qu’il lui plairait, de manière à ne plus donner prise contre elle.

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