Cette période de ma vie est toute lumineuse dans mon souvenir. Il semble plus tard que le soleil se soit un peu usé. Je me promenais matin et soir avec grand-père, j’affermissais mes rapports avec la nature et j’inaugurais un costume neuf. C’était le premier ; jusqu’alors, je portais ceux de mes frères aînés, qu’on rafistolait pour moi. Une couturière ajustait et raccommodait sur place les vêtements que l’on me destinait. Elle était laide à souhait et recommandée par Mlle Tapinois qui pensait l’avoir formée à son ouvroir. Pendant ma maladie, j’avais grandi excessivement. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand je fus informé qu’un tailleur, un vrai tailleur, viendrait prendre mes mesures, les miennes et non pas celles d’Etienne ou de Bernard ! Ce tailleur se nommait Plumeau. Tout en hauteur comme un piquet, il flottait dans une immense redingote. Voulut-il, comme Dieu lorsqu’il créa l’homme, me faire à son image et à sa ressemblance ? Il me composa un complet vert olive qui accentuait ma maigreur et pour lequel il n’avait rien négligé. Le veston, rivalisant avec un pardessus, descendait jusqu’aux genoux, l’étoffe défiait le temps par sa solidité. J’en avais, de toute évidence, pour m’habiller jusqu’au baccalauréat. J’eus l’impression qu’on m’avantageait trop et ma coquetterie regimba. Toute ma famille avait été réunie pour me contempler et ratifier la livraison. On me contraignait à me tourner et à me retourner comme un cheval sur le marché, et je montrais une figure hostile, presque aussi longue que mon veston.
– Ça ira, déclara mon père.
Ça irait ? Oui, dans deux ou trois ans, quand j’aurais beaucoup grandi encore. Ma mère n’osait pas trop donner son approbation. Mes frères se contenaient, mais je devinais qu’ils étouffaient une envie de rire, ce dont Louise ne se privait pas. Tante Dine sauva la situation qui se gâtait. Elle arriva en retard, car elle ravaudait dans la chambre de la tour quand on lui avait signalé le débarquement de M. Plumeau. On l’entendit dans l’escalier avant de la voir. L’espoir, déjà, revint.
Et ce fut l’entrée de troupes fraîches sur le champ de bataille. Elle décida du sort de la journée.
À peine m’eut-elle découvert dans le vêtement où je me perdais, qu’elle s’écria :
– C’est admirable, François. Je ne vous le tairai pas plus longtemps : je n’ai jamais vu personne aussi bien habillé.
Chacun respira et je fus réconforté. Je le fus même tant et si bien que, ne voulant plus me séparer du fameux costume, je le revêtis pour ma prochaine promenade. Grand-père n’y prêta aucune attention. Mais je fus rejoint à la grille par tante Dine, essoufflée :
– Mauvais garnement, me dit-elle, sortir avec un habit de cérémonie !
Pour un peu, elle m’eût déshabillé dans la rue de ses propres mains. Je dus rentrer sous sa garde pour échanger ma livrée contre une défroque moins reluisante, et cette promenade-là fut gâtée. Mais les suivantes me dédommagèrent. Ce fut la forêt et ce fut le lac.
Cette forêt faisait partie, avec des vignes et des fermes, d’un domaine historique, dont le château, à demi croulant, avait subi des sièges, reçu de grands personnages de guerre ou d’Église, et n’était plus habitable. Le tout appartenait à un colonel de cavalerie en retraite, fils d’un baron de l’Empire, qui n’avait pas de quoi l’entretenir décemment et le laissait péricliter : il vivait seul et montait du matin au soir l’un ou l’autre de ses vieux chevaux sans sortir de ses propriétés. Nous y pénétrâmes, grand-père et moi, bien qu’elles fussent closes de murs, par des brèches que nous avions repérées.
Il m’entraînait sous les arbres, m’apprenait à ne pas confondre leurs essences, et m’invitait à m’asseoir à leur ombre, mais sur la mousse et non sur les bancs fallacieux que nous apercevions de loin en loin, et dont les planches, travaillées par l’humidité, étaient pourries. L’herbe poussait dans les allées. Pareilles à des voûtes sous les branches, ces allées conduisaient le regard à des portes de lumière qui, d’un côté, paraissaient bleues à cause de l’eau qui s’y encadrait. On était au mois de juin. Mille nuances de vert s’enchevêtraient, se mariaient autour de nous, depuis le vert clair du gui parasite jusqu’au vert presque noir du lierre qui grimpait aux chênes. Toutes les gammes du printemps chantaient. Et il y avait encore, sous bois, des amas de feuilles rousses, vestiges de la saison précédente.
J’éprouvais une vague peur à nous sentir seuls tous les deux parmi une assemblée si imposante et silencieuse, et je voulus parler afin de rendre plus réelle notre présence.
– Tais-toi, me dit grand-père, tais-toi et écoute.
Écouter quoi ? Et voici que peu à peu je perçus une multitude de rumeurs. Nous n’étions plus seuls, comme je l’avais cru : d’innombrables êtres vivants nous environnaient.
À de grandes distances, deux pinsons se répondaient régulièrement. Le plus éloigné reprenait en sourdine le couplet que l’autre lançait à plein gosier. D’arbre en arbre, celui-ci se rapprocha de nous. Je le vis, et mon œil rencontra le sien, tout petit et tout rond. Comme je ne bougeais pas, il resta. Mais que pouvaient être ces coups sourds et répétés ? Les piverts aiguisaient leur bec contre les troncs. De longues bandes de clarté se glissaient çà et là, à travers les intervalles des branches, jusqu’au sol : dans leur rayonnement où le découpage des feuilles s’accusait, des toiles d’araignées se balançaient, dont je distinguais les moindres fils, et des guêpes bourdonnaient en dansant. Je finissais par entendre remuer l’herbe. C’était le travail secret de la terre sous l’action de la chaleur. Je découvrais une vie que je n’avais pas soupçonnée.
– Grand-père, quel est ce cri ? demandai-je à voix basse.
– Ce doit être un lièvre. Cachons-nous et peut-être, si tu es sage, ne tarderons-nous pas à le voir.
Sur ce dialogue, nous nous coulâmes tous les deux derrière un buisson. Je ne connaissais les lièvres que pour en avoir mangé en de rares et fastueuses occasions, bien que tante Dine déplorât qu’on donnât du civet aux enfants, à cause des serviettes et des joues maculées. De nouveau le cri retentit, et cette fois plus près de nous.
– Il appelle sa hase, m’expliqua grand-père.
– Sa hase ?
– Oui, sa femme. Tais-toi.
C’était un doux appel, langoureux et tendre infiniment. De très loin nous parvint un appel semblable, à peine distinct. D’un bout à l’autre du bois, le duo s’engageait. Et je pressentais que les bêtes, comme les hommes, désirent de se voir et de se parler. Tout à coup, là, devant moi, traversant l’allée, je vis deux longues oreilles et une petite boule de corps brun qui semblait vouloir passer par-dessus. Sur la lisière le lièvre s’arrêta, attendit la voix lointaine qui le guidait, poussa de nouveau sa plainte déchirante et se perdit dans les taillis voisins. Il courait rejoindre sa compagne, mais j’avais eu le temps de le bien examiner.
Une autre fois, ce fut un renard. De son museau pointu il dut nous flairer, car il s’enfuit la queue dans les jambes, à toute allure. Instruit par les fables de La Fontaine et par les Scènes de la vie des animaux, je prévins grand-père que c’était une ruse et qu’il serait prudent de déguerpir.
– Tu es stupide, assura-t-il. Le renard est inoffensif.
De quoi je fus un peu scandalisé. Mais nos promenades ne jouissaient pas toujours d’un tel calme. De notre coin préféré, il nous arriva d’entendre, comme une pluie d’orage, le galop d’un cheval, et nous venions à peine de nous dissimuler savamment derrière le tronc d’un fayard, que le colonel débucha sur sa monture. Il avait le nez court, une moustache rude, des joues creuses. Il se tenait le buste droit, le genou saillant, et ses yeux ne regardaient rien. Au passage, il me fit l’effet d’un terrible homme. Grand-père s’empressa de me rassurer :
– C’est une vieille bête, me dit-il, et son carcan ne sait plus trotter.
L’un et l’autre, je l’ai su depuis, s’étaient battus à Reichsoffen.
Mais, dans une circonstance plus grave, grand-père donna le signal de la déroute. Je le vis tendre l’oreille à la manière du lièvre, puis se lever en hâte de l’herbe où nous étions assis :
– Des chiens, murmura-t-il effrayé. Allons-nous-en.
Nous gagnâmes le mur aussi vite que nous le permettaient ses jambes vieillies et mes jambes trop neuves. Déjà les chiens se ruaient sur nous, aboyant et menaçant, lorsque grand-père, qui m’avait poussé devant lui, terminait son escalade. Cette alerte l’avait exaspéré, et notre sécurité ne l’apaisa nullement :
– Voilà bien les propriétaires ! déblatérait-il. Ils nous feraient dévorer par leurs molosses.
Et tant de férocité lui fournissant une occasion d’enseigner, il se tourna vers moi.
– Vois-tu, mon petit les hommes deviennent méchants dans les villes. Ils sont comme les pommes qui pourrissent quand on les entasse. Et ne faut-il pas qu’à leur tour ils pervertissent les animaux !
À la vérité, j’aurais pu soulever deux objections l’isolement du domaine et la malfaisance naturelle des bêtes. Il ne me prêta que la seconde et l’écrasa sans désemparer :
– Tu as vu le pinson et le lièvre, et même le renard. À l’état de nature, ils sont incapables de nuire. Apprivoisées, les bêtes sont toutes dangereuses, tôt ou tard, et perfides, féroces et fausses. Eh bien ! pour les hommes, c’est tout pareil. Libres, ils sont bons et généreux. Abrutis par la discipline, comme ce vieux militaire, ils deviennent effroyables.
Jamais encore il n’avait prononcé un si long discours, ni si mystérieux pour moi. L’émotion de la poursuite le portait sans doute à oublier pour la première fois, de façon directe, la promesse que mon père avait exigée. Je m’étonnai de son éloquence à quoi rien ne m’avait préparé, et j’en tirai aussitôt des conclusions pratiques. On m’avait élevé à croire au bienfait de l’autorité : celle des parents, celle des professeurs du collège. Et voilà que, pour être bon, il ne fallait obéir à personne.
Cette aventure nous dégoûta de notre forêt, et nous fréquentâmes des bois plus modestes et moins troublés, de préférence situés sur les fonds communaux, ce qui réjouissait grand-père dans sa haine des propriétés privées. La propriété, pour lui, était un grand obstacle au bonheur des hommes, mais j'hésitais à me ranger à cet avis ; j'aimais assez à posséder, de quoi il se moquait.
Ainsi qu'il s'y était engagé lors de ma première promenade, il me communiqua sa science des champignons. Le bolet charnu, au pied rebondi, au dôme couleur de la châtaigne un peu avant sa maturité, l'oronge pareille à un œuf dont on vient de briser la coquille, la jaune chanterelle en forme de corolle, obtenaient ses faveurs. Il en goûtait bien d'autres espèces qu'il déclarait volontiers inoffensives. Je le vis mordre, comme le curé dont il m'avait conté l'histoire, dans un de ces bolets Satan qui deviennent bleus quand on les coupe et dont l'entaille prend aussitôt l'apparence d'une affreuse plaie. Dressé par les craintes contagieuses de tante Dine, j'étais persuadé que ses lèvres ne tarderaient pas, elles aussi, à bleuir. Je le regardai avec terreur et curiosité, pour suivre les fâcheux symptômes. Mais il digéra son poison à merveille :
– Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de curé, pour une fois, avait raison. La nature est une mère pour nous.
Fort de cette expérience, je cueillis aux buissons des baies rouges qui étaient fort plaisantes à l'œil, et j'eus de fortes coliques. Grand-père devait être un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, méfiante, ne manquait pas de s'écrier :
– Encore ces horreurs !
Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement comestibles, qu'elle excellait à faire sauter au beurre ou à préparer, en hors-d'œuvre, au court-bouillon, relevés d'un filet de vinaigre. Ainsi accommodés, les petits bolets, frais, blancs et craquants, embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'étais mis à en manger.
De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais à les brouter dans la main pleine, comme les chèvres font du sel qu'on leur présente. Il est vrai qu'on m'avait défendu les crudités : la notion du devoir commençait de s'altérer en moi, et je préférais m'en tenir à la nature maternelle que vantait mon grand-père et qu'il suffit d'invoquer pour être servi à souhait. Grand-père la célébrait sans cesse. Il lui adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du chapelet que récitait tante Dine et ma mère. Et il profitait de toutes les occasions pour me prêcher l'aversion des villes et la douceur des champs. Les cités, comme il disait, regorgeaient de gens féroces et cupides qui s'entre-tuaient pour une pièce de monnaie, tandis qu'au village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les uns les autres d'un cœur fraternel.
Un jour, nous fûmes invités par un paysan qui nous offrit sa tonnelle à demi défoncée pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose avec la crème du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets frugal et innocent. Nous en fîmes un mélange si savoureux que je fus incliné à croire aveuglément désormais au bonheur universel, pourvu, toutefois, que l'on consentit à abandonner les cités infectées de pestes et de lèpres. À la campagne, tous les hommes étaient bons, obligeants et libres par surcroît. Nous n'avions plus d'ennemis. Les ils de tante Dine n'existaient que dans son imagination de vieille femme. Elle avait des idées étroites, elle ne s'élevait pas, comme grand-père, au-dessus des petits détails quotidiens. J'étais pacifique, j'étais béat, j'étais désarmé. Et je connaissais la fleur des plaisirs champêtres, dont je n'ai jamais perdu le goût.
– Bourrez-vous, nous persuada notre hôte familièrement. Le docteur m'a guéri d'un chaud et froid.
Nous devions à mon père cet accueil, mais nos préférions le supposer habituel, pour la vérification de nos théories. M'étant trop bourré en effet, j'eus, au retour, une indigestion, que grand-père aggrava par sa mauvaise humeur.
– Tu n'iras pas t'en vanter, me dit-il, quand je fus débarrassé.
Je compris ce que signifiait le conseil et résolus de garder prudemment un silence qui protégeait la fantaisie de nos excursions à venir. Nous rentrâmes en retard : l'inexactitude me paraissait d'une désinvolture élégante. Pourquoi dîner à une heure plutôt qu'à un autre ? Et même on peut ne pas dîner du tout, si l'on s'est rempli l'estomac de crème et de fromage blanc. Grand-père expliqua d'où nous venions et vanta en termes parfaits l'hospitalité paysanne.
– Ah ! s'écria mon père, vous êtes tombés chez cette fripouille de Barbeau. Je crois bien que je l'ai tiré de la mort. Il vit surtout de braconnage et de contrebande, et il me doit encore sa note. J'aime autant qu'il ne me la paie pas. La couleur de son argent n'est pas nette.
J'estimai qu'il traitait bien sévèrement un homme si poli et si généreux. Nous retournâmes chez Barbeau, et nous y fûmes reçus par sa femme. C'était une vieille, noueuse et grise, aux yeux chassieux, qui ne trouva à nous offrir qu'une méchante croûte de gruyère, de quoi nous fûmes dépités. Elle se tut sur les occupations de son mari, mais, pour parler des belles places de ses fils, elle arrondit la bouche en cul de poule avant de nous en faire confidence. L'aîné était facteur à la ville, le second employé à la gare, et quant au troisième, oh ! oh ! il gagnait des mille et des cents :
– Garçon d'hôtel à Paris, monsieur Rambert, garçon d'hôtel meublé. Il nous envoie de l'argent.
– Vilain métier, observa grand-père.
– Il n'y a pas de vilain métier, affirma la vieille. Le tout est de ramasser de la monnaie.
– Et comme ça, il ne vous en reste point ?
– Bien sûr que non qu'il n'en reste point ! Pour manger des châtaignes et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre, voyez-vous, je crache dessus.
Et la mégère, en effet, cracha sur le blé déjà haut et d'un vert décoloré prêt à se muer en or, qui touchait à sa masure. On eût dit qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante.
Je ne pensais pas que ces épis, c'était la farine qu'on bénit avant de la pétrir, le pain dont mon père n'entamait pas une miche sans y tracer le signe de la croix. Je vis là surtout une geste malpropre, et du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir.
– Allons-nous-en, me dit grand-père brusquement.
Le discours de la mère Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas mal au cœur cette fois-là.
À la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps la vie agricole et consentit à me conduire vers le lac que nous n'avions pas encore exploré. Il m'y conduisit sans enthousiasme.
– C'est une eau fermée, prononça-t-il avec mépris.
Il y avait donc des eaux ouvertes ? Sans doute : il y avait la mer. Ce mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappé et je ne lui attribuais aucun sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposée, le lac semblait ne plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi : c'est la mer. Je n'y avais pas pris garde. La dédaigneuse définition de grand-père me fit imaginer par contraste une immensité libre. Plus tard, quand j'ai vu enfin la mer, – c'était à Dieppe, du haut des falaises, – je n'ai pas eu de surprise : ce n'était qu'une eau ouverte.
– Veux-tu naviguer ? me proposa grand-père un jour.
Si je le voulais ! Je le désirais d'autant plus que cette expédition représentait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituée à la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en bateau à la suite de la chute qui avait provoqué ma pleurésie. Ils craignaient à la fois l'humidité et ma maladresse. J'étais, une fois de plus, l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mère. La demoiselle aux ailes d'or qui m'entraînait, c'était déjà mon bon plaisir.
Nous prîmes un canot et sortîmes du port. Grand-père, qui se servait des rames avec irrégularité, ce qui ne me rassurait guère, ne tarda pas à les lâcher et nous laissa dériver.
– Où allons-nous ? demandai-je un peu inquiet.
– Je n'en sais rien.
L'incertitude ajoutait au mystère de l'eau. Je m'amusai à tremper mes mains en me penchant sur le rebord. La caresse froide que je recevais et le petit danger que je courais ou pensais courir me causaient une sensation mélangée, mais très excitante.
Que pouvaient signifier ces brefs éclairs d'argent qui s'allumaient à la surface pour s'éteindre aussitôt ? Autour de leur étincelle morte un cercle naissait, qui s'élargissait en finissait par se perdre. C'étaient les poissons qui venaient respirer. L'un d'eux, plus rapproché, montra sa petite bouche et les écailles luisantes de sa tête. Je prenais contact avec un monde nouveau, le monde sous-marin.
Quand il soufflait un peu de vent, grand-père me faisait asseoir au fond du bateau, sur les planches qui étaient bien un peu mouillées. De là, comme je n'étais pas haut, je n'apercevais plus guère que le ciel. Je découvrais mieux sa coupole et la vibration continue de l'éther aux beaux jours. Immobile, tandis que grand-père rêvait, j'étais heureux. Je m'habituais à être heureux excessivement, sans savoir pourquoi, comme si l'existence n'avait pas de limites et pas de but.
Grand-père se liait aussi avec des pêcheurs qui posaient leurs filets.
– Ce sont de braves gens, m'assurait-il. Le lac, c'est comme la campagne. En retirant l'homme des cités, ça le rapproche de l'heureux état de nature.
Par eux, nous connûmes les mœurs de la truite, de la perche, du vorace brochet et de l'ombre-chevalier dont la chair est savoureuse à l'égal de la chair rose du saumon.
– Eh ! eh ! lui confia l'un de ces braves gens avec allégresse, tout mon ombre est retenu par l'hôtel Bellevue. On y bamboche le jour et la nuit. Parlez-moi de ces clients-là.
Ainsi j'étais initié à la vie de la terre et de l'eau. Grand-père commençait de s'intéresser à mes progrès dans l'amitié de la nature. Il tenait un disciple qu'il n'avait point cherché. Le premier, maintenant, je tournais le dos à la ville, franchissais les barrières, traversais les champs, sans aucun soin des cultures. Il me traitait en héritier, en infant digne d'être un de ces rois fainéants qui possèdent le monde. Et comme nous avions gravi péniblement, sous la chaleur de juillet, un monticule d'où l'on dominait la plaine, et la forêt et le lac, il se mit à rire du bon tour qu'il préparait :
– Tu sais, mon petit, on croit que je n'ai rien, et que je suis tout pareil aux claque-patins qui se tortillent sur les routes avec un baluchon dans le dos. Quelle plaisanterie ! Il n'y a pas de propriétaire plus riche que moi, entends-tu.
Ce langage ne m'étonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du mien qui sépare la richesse de la pauvreté.
– Cette eau, ces bois, ces prés, continuait-il, tout cela est à moi. Je ne m'en occupe jamais, et c'est à moi tout de même.
Et, pour m'investir, me couronnant la tête de sa main, il acheva :
– C'est à moi, et je te le donne.
Ce fut un sacre gai et sans cérémonie. Tous les deux nous nous amusions de cette idée. Malgré nos rires, cependant, j'avais l'impression très nette que le monde m'appartenait en effet. D'un petit destin borné je ne voulais plus.
Comme nous redescendions de notre belvédère, nous croisâmes sur le chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou, et sur la tête un chapeau orné de cerises rouges. Son ombrelle un peu penchée en arrière servait d'auréole ou de fond au visage qui était délicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes déployées. Cependant je ne l'eusse pas remarquée, si grand-père ne s'était arrêté, cloué par l'admiration, et n'avait dit tout haut :
– Oh ! ce qu'elle est belle !
Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit à cet hommage trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien oublié de cette vision, pas même les cerises. Je faisais d'ailleurs mes réserves : elle me paraissait déjà âgée, peut-être trente ans. C'est un âge avancé aux yeux impitoyables d'un enfant. À cause de son teint de fleur, je pensais à l'aveu du Rossignol dont m'était venue, un jour que je lisais les Scènes de la vie des animaux, tant d'instable mélancolie : Je suis amoureux de la Rose… Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Et pour la première fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une femme inconnue à l'amour plus inconnu encore.
À la suite de cette rencontre, grand-père m'emmena sur un coteau boisé où nous n'étions jamais allés, et qu'il m'avait représenté comme dénué d'agrément lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait traverser une rivière avant d'en atteindre la base. Pendant la marche, il s'absorba en lui-même et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon à l'écart, proche une maison de ferme et dissimulé dans une clairière.
– C'est là, dit-il.
Je comprenais qu'il ne s'adressait pas à moi. Ce pavillon à un étage me parut dans un piteux état. Le toit manquait d'ardoise, une galerie circulaire pourrissait. On avait dû l'abandonner depuis longtemps. Grand-père se réjouit de cet aspect délabré et inhabitable, ce qui m'eût davantage étonné s'il ne m'avait pas accoutumé à ses bizarreries.
– Tant mieux, murmura-t-il : il n'y a personne.
Et, revenant vers la ferme, il avisa un vieillard qui se chauffait au soleil, sur un banc, et qui puisait avec une cuiller de bois dans un pot de soupe. Il engagea avec lui une interminable conversation qui m'ennuya et qui aboutit à un petit interrogatoire sur le pavillon.
– C'est bon à brûler, déclara le paysan.
– Autrefois, insinua grand-père, il y avait du monde.
– Autrefois, il y a bien des années.
Grand père eut l'air d'hésiter à continuer l'entretien, puis il reprit :
– Oui, il y a bien des années. Mais vous et moi, nous ne sommes pas de ce matin. Et dites-moi, vous ne vous souvenez pas d'une dame ?
Je songeai aussitôt à la dame en blanc au chapeau de cerises et je l'évoquai dans cette clairière à la porte du pavillon. Déjà mon imagination travaillait sur un nouveau thème.
– Oh ! moi, fit le vieux avant d'avaler la cuillerée qu'il tenait à la main, les femmes, je m'en f…
Les yeux de grand-père s'injectèrent de fureur, et je crus qu’il allait bousculer le bonhomme et son pot. Il leva la séance incontinent sans un mot de plus. Mais, en s’en allant, il me prit à témoin de la grâce du lieu :
– Tout de même, ici, comme c’est doux et sauvage ! Les arbres n’ont pas changé. Il n’y a qu’eux.
Je n’ai jamais su l’aventure du pavillon. Mais, un jour que nous passions devant le château branlant du colonel, un autre souvenir, moins direct sans doute, lui revint à la mémoire, et, sans préparation, il me raconta :
– On l’appelait la belle Alix.
– Qui ça, grand-père ?
– Elle a demeuré là. C’était sous l’Empire.
– Vous l’avez vue, grand-père ?
– Oh ! moi, non. C’est trop ancien. Je parle de l’Empereur premier. Ceux qui l’ont vue, c’étaient des vieux quand j’étais jeune. Ceux qui l’ont vue, rien qu’à dire son nom, éclataient d’orgueil.
Et ces brèves évocations disposaient pour moi un beau voile romanesque sur nos promenades qui étaient arrivées comme des histoires.
Il ne s’étendit jamais sur l’une ou sur l’autre, comme je m’y attendais. Il ne supposait pas que je guettais ces moindres paroles-là pour en exagérer l’importance. Sauf la dame blanche au chapeau de cerises, qui ressemblait peut-être, qui ressemblait sans doute à quelque lointaine image de son passé, il saluait les femmes le plus honnêtement du monde et ne se permettait sur elles aucune réflexion. Quand je lus, quelques années plus tard, un soir de collège, le fameux passage de l’Iliade sur les vieillards troyens disposés à pardonner à Hélène à cause de sa beauté, semblable à celle des déesses immortelles, tandis que mes camarades sommeillaient sur leur Homère, je me revoyais aux côtés de mon grand-père sur le chemin par où venait à nous la dame en blanc. Et, depuis lors, j’ai donné le nom d’Hélène à cette inconnue.
Grand-père, qui prenait goût à notre amitié, consentit à m’accueillir dans la chambre de la tour. Il ne s’y occupait d’ailleurs point de ma présence, tantôt m’enveloppant de la fumée de sa pipe, et tantôt jouant de son violon dont les sons se mêlaient pour moi à la forêt, au lac, aux retraites perdues que nous connaissions. Là je continuais ma vie libre du dehors. Les jours de mauvais temps, bien rares au cours de ce lumineux été prédit par Mathieu de la Drôme, je regardais la pluie tomber et l’horizon se désagréger, bercé et amolli par ce spectacle de l’inutilité des choses. Quand le couchant était pur, je voyais le soleil se projeter dans l’eau du lac en colonne de feu qui, peu à peu, se changeait en glaive, puis se réduisait à un point d’or, reflet de la petite étoile, posée sur l’épaule de la montagne, que le soleil était devenu une seconde avant de disparaître. Le soir, après dîner, j’obtenais la faveur de suivre les constellations dans le télescope. À cause de l’orientation de sa chambre précédente qui était tournée vers le sud, grand-père, je l’ai dit, ne connaissait qu’une moitié du ciel et se refusait à déchiffrer l’autre. C’est pourquoi je ne suis familier, la nuit, qu’avec Altaïr et Véga, Arcturus et l’Épi de la Vierge, qu’on aperçoit au sud en juillet. Il fallait me pencher pour distinguer Antarès au bord du toit. Les autres mois, tout se brouille à mes yeux, et de même si je fixe le nord.
La maison applaudissait à mon nouveau régime. Plus d’une fois mon père avait demandé à grand-père :
– Vraiment, le petit ne vous gêne pas ?
– Oh ! pas du tout, répondait invariablement grand-père.
Et mon père lui exprimait sa gratitude pour ma santé recouvrée. Tante Dine déclarait que je n’avais plus ma figure de papier mâché et me frottait les joues pour qu'elles devinssent plus rouges. Ma mère voyait dans l'affection de mon grand-père un gage de paix et de réconciliation. Pour moi, la vie s'était modifiée insensiblement. Le collège, les devoirs, l'émulation, la régularité, le travail, tout cela n'existait plus. Il n'y avait qu'à tourner le dos à la ville et à s'abandonner à la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais expliquer, à la fois nettement et confusément, confusément dans mon esprit et nettement pour la pratique.
Cependant, au retour de nos promenades, grand-père, assez souvent, se contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du côté de la cité maudite.