Comment personne ne s'aperçut-il, quand je rentrai à la maison, que j'avais subitement changé et grandi ? J'en fus presque scandalisé.
– Te voilà, toi ! constata mon père qui commençait à se méfier de mes absences.
Et tante Dine me poursuivit pour m'obliger à revêtir un autre veston d'un usage plus évident. J'avais enfilé rapidement le plus beau pour ma visite à Nazzarena. C'était peut-être encore le fameux vert olive de ma convalescence, enfin convenable à ma taille après trois ou quatre années d'attente, à moins qu'on ne l'eût mis à la retraite, dans une armoire, sous le camphre et la naphtaline, jusqu'à la croissance de Jacquot. On ne me respectait nullement, alors que tout le monde aurait dû être frappé de ma nouvelle figure. Au lieu de ne penser qu'à mon aventure que, d'ailleurs, je ne parvenais pas à démêler, j'étais vexé de cette familiarité.
Nous nous trouvions réunis dans la chambre de ma mère, à cause de la petite Nicole un peu grippée, qui exigeait une surveillance attentive, étant de santé délicate. Je compris, malgré le secret qui m'absorbait, qu'un événement capital se préparait. On enjoignit à Jacquot, trop turbulent, de se tenir tranquille dans un coin. Mélanie, toujours un peu dans la lune, – elle écoute ses voix comme Jeanne d'Arc, assurait tante Dine, – s'occupa de distraire silencieusement sa sœur malade. Et mon père enfin pu montrer à ma mère la lettre qu'il avait à la main :
– C'est du secrétaire de Monseigneur, déclara-t-il en manière d'avertissement.
Je crus qu'il s'agissait de l'évêque. Une fois l'an, il dînait à la maison. Mais on prononça le nom du comte de Chambord. Quand il eut terminé sa lecture que j'entendis assez mal, mon père ajouta simplement :
– C'est bien, je me présenterai, puisque le prince désire que rien ne soit négligé pour le bien du pays.
– Oh ! le prince ! murmura grand-père avec un tout petit rire étouffé.
Mon père fixa sur lui son regard droit, impérieux, qu'on soutenait difficilement. Et grand-père, aussitôt, prit son air le plus innocent, celui-là même que je lui avais vu prendre quand nous avions rencontré maman dans la rue et qu'il avait dit : « Nous allons acheter un journal. »
Ce chef mystérieux et terrible, dont Martinod craignait, au café, l'intervention dans l'assaut donné à la mairie, je devinai instantanément que c'était mon père. Ce ne pouvait être que lui, et comment n'aurait-il pas gagné la bataille ? Il suffisait de le regarder. La victoire, il la portait sur lui. Les signes de la supériorité, mes yeux d'enfant, encore loyaux et clairs, les voyaient rayonner sur son front. Je ne crois pas les avoir ainsi distingués plus tard chez personne. Et comment me serais-je douté que la supériorité pour le succès ne signifie pas grand'chose, car on forge contre elle dans l'ombre toutes sortes d'armes suspectes ? Je pouvais bien me glisser hors de l'influence de mon père, du moins je ne songeais pas à le diminuer.
La surveillance que d'habitude on exerçait sur moi fut ralentie par la maladie de Nicole qui exigeait continuellement la présence maternelle. J'avais remarqué aussi que mon père profitait de ses rares loisirs pour causer avec Mélanie, sortir avec Mélanie, se promener avec Mélanie. Il lui témoignait, plus qu'à l'ordinaire, une affection à la fois attendrie et réservée, presque respectueuse, et il la recouvrait de sa force comme si quelqu'un menaçait sa fille aînée ou prétendait la lui prendre. Quant à tante Dine qui professait un culte pour ses neveux et nièces, chacun pris à part ou tous pris en bloc, elle affirmait à travers les marches de l'escalier que j'étais un enfant modèle et un fils exemplaire, et même attribuait à son frère une portion de cet heureux résultat.
Je profitai de ce relâchement, d'ailleurs relatif, pour retourner au cirque malgré la défense que j'en avais reçue. Avec une hypocrisie déjà perspicace, je m'étais persuadé que je ne désobéissais pas en contournant la tente pour gagner les roulottes. Les coulisses ne sont pas le théâtre. Puis, de raisonnement en raisonnement, je parvins à m'introduire à l'intérieur. N'était-ce pas grand-père qui m'y avait conduit la première fois ? Il était le plus âgé, il connaissait, mieux que personne, ce qui devait me convenir. D'ailleurs, on ne le saurait pas : sauf grand-père, mon complice, je ne risquais d'y rencontrer aucun membre de ma famille. Nazzarena monta à cheval pour moi seul, sauta dans les cerceaux pour moi seul, et quand elle saluait par politesse afin de répondre aux applaudissements, c'était encore pour moi seul. Sans peine je supprimais l'existence du public qui m'entourait.
Néanmoins, comme je ne me sentais pas la conscience parfaitement tranquille, je me serrais contre grand-père qui détournerait les soupçons au besoin ou supporterait le poids des responsabilités. Je l'accompagnais même au Café des Navigateurs, bien que j'en eusse épuisé le plaisir et que je préférasse un autre commerce d'amitié. Martinod s'y montra plus empressé que de coutume :
– Père Rambert, quelle joie de vous revoir ! Père Rambert, asseyez-vous à côté de moi, à la place d'honneur.
J'observai que, s'il excellait jadis à passer aux autres ses soucoupes, il soldait maintenant à bourse ouverte, non seulement ses consommations, mais encore celles d'autrui. Glus et Mérinos s'en étaient aperçus avant moi et ne reculaient plus devant aucune commande. Pour ce qui est de Cassenave et de Galurin, ils n'avaient jamais pris garde au règlement. J'avais déjà remarqué auparavant la volte-face de Martinod qui, de plus en plus, renonçait aux effets oratoires et cessait de nous éblouir avec ses descriptions de fêtes où fraternellement on s'embrassait. Il apportait des listes et des chiffres, il énumérait des noms propres, et avec un bout de crayon qu'il mouillait de sa salive il se livrait à des pointages.
Un marchand de journaux ayant déposé sur une table la gazette locale, il la réclama à la servante d'une voix si impérative, que celle-ci en fut bouleversée et faillit renverser un plateau qu'elle portait. À peine eut-il déplié la feuille, qu'il s'écria :
– Ça y est ! J'en étais sûr : il se présente.
Il n'avait pas besoin d'être désigné davantage. Tout le café le reconnut sans hésitation, et moi pareillement. Notre groupe, qui, jusqu'alors, n'avait probablement pas la certitude de cette candidature, en parut très impressionné et même démoralisé. Tous, ils allongeaient plus ou moins leurs figures sur leurs verres. Et en les dévisageant un par un, sournoisement, je considérai leur bande, malgré le nombre, comme incapable de lutter contre mon père. J'étais un spectateur impartial.
Martinod laissait les autres, et surtout les néophytes dont il se composait une cour et qu'il abreuvait, se remuer, s'exclamer, toujours sans désigner l'ennemi. Lui, distrait ou méditatif, enveloppait grand-père du regard.
Comme se manège se prolongeait, il me revint à la mémoire un passage de mon histoire naturelle où il était question d'un serpent qui fascinait les oiseaux, et je ris tout seul de cette idée saugrenue. Il garda assez longtemps cette attitude ; puis, après avoir commandé de nouvelles consommations pour tout le monde excepté pour moi qu'il oublia, il se pencha et, d'une voix câline, il glissa dans l'oreille de son voisin ces paroles qui me parvinrent :
– Alors, père Rambert, vous n'êtes plus chez vous ?
– Comment ça ? riposta grand-père indifférent.
– Eh ! non ! ce beau château que vous habitez n'est plus à vous, maintenant.
Il prononçait château, comme le fermier, sauf qu'il omettait quelques-uns des accents circonflexes. Grand-père le remarqua et s'en divertit :
– Oh ! oh ! le château ! pourquoi pas le palais ?
– Ma foi, continua Martinod, appelez-le comme vous voudrez. Toujours est-il que c'est le plus bel immeuble du pays. Et bien placé : à la fois ville et campagne. Tout de même, eh ! eh ! on vous a joué le tour et vous n'êtes pas maître au logis.
Grand-père se gratta le sourcil, puis se tira la barbe. Il ne parlait jamais à personne de son abdication, pas même à moi dans nos promenades, et j'avais deviné que les allusions à cette histoire déjà si vieille, vieille de plusieurs années, ne l'intéressaient pas. Je savais qu'il méprisait la propriété et la tenait pour nuisible au bien général. Mais n'était-ce pas là un dogme consacré au Café des Navigateurs ?
– Eh ! oui ! déclara-t-il en se décidant à rire, je ne suis plus chez moi : en voilà une découverte ! Mon pauvre Martinod, vos retardez. Il y a belle lurette que je ne suis plus chez moi, et vous m'en voyez bien aise. Plus de tracas, plus de soucis. Je ne suis plus le maître, mais je suis mon maître.
Et le dialogue, sur cette réplique, continua sans arrêt, de plus en plus gaiement :
– Ta, ta, ta ! à votre âge, on ne s'habitue guère à camper chez autrui.
– À mon âge, on veut la tranquillité.
– Oui, oui, on vous a relégué au bout de la table.
– Je m'y suis bien mis tout seul et l'on y mange aussi bien qu'au milieu.
– Ici, père Rambert, on vous donne la place d'honneur.
– Il n'y a point de place d'honneur au café.
– Et votre chambre ? chacun sait qu'on vous a hissé au galetas.
– Chacun sait que j'aime la montagne.
Tout cela se débitait en badinant. Ils s'amusaient à se lancer les questions et les réponses comme nous jouions au collège avec des balles. En les écoutant, je fus un instant distrait du sentiment qui m'occupait, et tout bas je me reprochai cette distraction comme une faute.
Ce fut bientôt un thème de plaisanteries faciles. On parlait couramment, au café, du bout de table du père Rambert, du galetas du père Rambert. Lui-même en haussait les épaules et prenait joyeusement les choses.
– Enfin, tout cela n'est-il pas vrai, père Rambert ? insista un jour Martinod.
– Oh ! sans doute, cela est vrai dans un sens. C'est vrai si vous y tenez. Mais qu'est-ce qui est vrai ?
Comme si l'on ne savait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est point ? Grand-père aimait assez à tenir des propos obscurs. Cette même après-midi, nous rentrions ensemble, lui vif et guilleret, moi la mine basse pour n'avoir pas aperçu, fût-ce de loin (ce que je préférais), Nazzarena. Au sommet de l'escalier, nous trouvâmes mon père qui nous attendait et paraissait fort en colère. Sa main froissait un journal et il le tendit sans préambule à grand-père qui ne se souciait point de le prendre.
– Savez-vous, demanda-t-il, qui a écrit ça ?
Avec quel mépris il prononçait le mot : ça ? Je sentais qu'il se contenait, mais que des événements graves se passaient à la maison.
– Comment le saurais-je ? objecta grand-père. Je ne lis jamais les journaux du pays.
– Eh bien ! lisez celui-ci.
– Oh ! non, merci, je ne m'en soucie pas.
– Alors, c'est moi qui vous le lirai.
– Si tu le veux absolument.
Je le vis entrer tous les deux dans le cabinet de consultation dont la porte demeura ouverte, et je n'eus garde de m'en aller. Grand-père s'assit docilement dans un fauteuil, et mon père commença de suite sa lecture. Je me crus mal récompensé de la curiosité qui me maintenait en place, car je ne compris goutte sur le moment à cet article pâteux, grisâtre et filandreux, pareil à ce fromage râpé qui se détrempe dans la bouillon d'oignon et devient une glu collante dont on ne peut débarrasser ses gencives. Il était question des élections prochaines et d'un personnage omnipotent et despotique, avide de conduire le peuple à la baguette comme il avait conduit sa maison. Après quoi, on parlait d'un grenier plein de rats, exposé à tous vents, assez bon, néanmoins, pour recevoir le vénérable vieillard qui s'y trouvait relégué et à qui l'on faisait expier sa charité sociale en le traitant avec mépris et en lui infligeant le dernier rang dans sa propre demeure. On terminait par un appel généreux à la justice et à la bonté. Pas de nom de personne, pas même de nom de lieu. Comment aurais-je soupçonné des allusions ? C'était, pour un enfant, d'une perfidie trop compliquée.
– C'est tout ? interrogea grand-père quand la voix irritée se tut.
– Il me semble que c'est assez.
– Oh ! il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ce sont de vagues généralités.
– Ah ! c'est votre avis ! déclara mon père. Ne sentez-vous pas tout ce qu'il y a là dedans de venimeux et de déshonorant pour moi ? N'avez-vous pas toujours été bien traité ici ? Qui a voulu prendre le bout de la table ? Qui s'est installé, malgré nous, dans la chambre de la tour ? Qui de nous vous a manqué de respect ? Quand a-t-on négligé de vous témoigner les soins les plus tendres et les plus déférents ? De qui, de quoi vous plaignez-vous ? Père, je vous en prie, l'heure est grave : dites-le-moi…
Les adjurations se pressaient, se multipliaient, se précipitaient, et la voix leur communiquait je ne sais quel accent pathétique dont je tressaillis des pieds à la tête. Du coup, cet article obscur s'éclaira pour moi et j'en saisis toute la signification. On accusait mon père de dureté envers mon grand-père. Et je revis la scène de l'abdication et le déménagement où j'avais joué mon rôle en portant la collection du Messager boiteux de Berne et Vevey.
– Je ne me plains de rien, expliquait grand-père, et je ne me suis jamais plaint.
– Et de quoi vous seriez-vous plaint ? Cette maison a continué d'être la vôtre. Je ne m'en suis réservé que les charges et la direction qui vous fatiguait. Cependant on n'a pas inventé ces calomnies.
– Oh ! mon pauvre Michel, toutes ces histoires m'assomment. Je ne lis pas les journaux et je m'en trouve fort bien. C'est un conseil que je te donne.
– Parce que vous n'y êtes pas attaqué. Parce que je ne permettrai à personne de vous y attaquer. Pour moi, le coup est parti du Café des Navigateurs. Vous le fréquentez encore, j'en suis sûr. Je vous ai pourtant informé que c'était le rendez-vous de nos ennemis. Mais vous mettez dans ces gens-là toute la confiance que vous me refusez.
– Oh ! je vais où je veux et je vois qui me plaît.
– Vous êtes libre, père, sans aucun doute. Mais, dans une famille, tous les membres sont solidaires. Celui qui vous vise m'atteint. Celui qui me diffame vous insulte.
– Je n'ai pas de la famille cette idée étroite. Je ne t'ai jamais contrarié : fais-en autant.
À ce moment précis, mon père m'aperçut dans l'embrasure de la porte et un soupçon dut lui traverser l'esprit, car il coupa net la discussion en me montrant du doigt :
– J'espère que vous n'y conduisez pas cet enfant.
– Où donc ?
– Au Café des Navigateurs.
Et se tournant vers moi, de ce ton qui ne supportait pas de réplique, mon père ajouta :
– Va-t'en.
De sorte que je n'entendis pas la réponse. Je n'ai rien perdu de toute la scène. Je suis certain de la reconstituer dans son intégrité, et sinon dans les mêmes termes, du moins en termes équivalents. Comme j'étais né successivement au mystérieux désir sur un mot du pâtre qui conduisait ses moutons à la montagne, à la liberté pour m'être promené dans les bois sauvages avec grand-père, à la beauté pour avoir rencontré la dame en blanc, au trouble de l'amour parce que Nazzarena m'avait appris en riant que j'étais son petit amoureux, je naissais à la méchanceté humaine qui, de toute mon enfance, avait été absente. Les fameux ils de tante Dine, dont je me moquais après les avoir vainement cherchés autour de moi, existaient donc, et Martinod en était, et le doux et gai Cassenave que mon père avait soigné, et l'ancien photographe Galurin, et les deux artistes. Cette révélation inattendue me renversait.
On allait au café pour s'amuser et non pour comploter. On y buvait des consommations multicolores en tenant des propos comiques. Non, ce n'était pas possible. Et il me vint un doute à cause du calme de grand-père et aussi parce que le va-t'en qui me congédiait avait été un peu brusque et me prédisposait à la contradiction. Peut-être ce morceau de papier ne méritait-il pas la lecture.
Le lendemain, j'étais dans la chambre de ma mère quand mon père y entra, la canne à la main, le chapeau sur la tête, revenant tout droit du dehors sans s'être arrêté dans le vestibule. Il se découvrit rapidement, et nous vîmes mieux son visage qui était coloré et rayonnant. Il avait son grand air de bataille, il était content, il riait :
– J'ai souffleté Martinod, dit-il avec simplicité, comme il aurait annoncé : j'ai visité tel malade.
– O mon Dieu, murmura ma mère, que va-t-il inventer contre toi !
Et j'entendis le pas de tante Dine accourant, qui ébranlait le corridor. Elle arriva en ouragan. La voix sonore de mon père l'avait renseignée à distance.
– Bravo, Michel, bravo ! s'écria-t-elle essoufflée. Ils sont battus : c'est bien fait.
En voilà une qui ne barguignait pas sur la défense de la maison !
De cet insolite brouhaha je profitai sans retard pour m'éclipser. Que Martinod fût giflé, je n'y voyais pas d'inconvénient, pourvu que j'en profitasse en quelque manière. Je me sentais surveillé davantage et les occasions de sortir devenaient rares. À toutes jambes je gagnai la rue et m'élançai du côté de la ville. Mais, dès que j'atteignis la place du Marché, je me remis au pas et même je m'efforçai de prendre un air dégagé, indifférent, de flâneur qui n'a pas de but de promenade et ne sait pas au juste où il va. Ainsi je m'acheminai vers le cirque dont j'entrepris le tour en ayant soin de lever le nez en l'air pour bien montrer que je marchais au hasard. Personne ne pouvait s'y tromper. Que de fois j'avais exécuté ce petit manège que le succès ne couronnait pas régulièrement ! Si Nazzarena était là, occupée à quelque besogne de ménage, ce n'était pas une raison pour que je m'approchasse d'elle, ni même pour la saluer. La plupart du temps, je défilais sans lui parler, raide comme un piquet. Notre première conversation avait épuisé tout mon courage, et d'ailleurs je n'aurais pas su comment la reprendre. Tantôt elle me regardait passer en se moquant, car pour jouer avec moi ou de moi elle abandonnait sa gravité professionnelle d'écuyère ; tantôt elle m'appelait. Je me rendais à son appel, mais, pour rien au monde, je ne l'eusse abordée.
Ce jour-là, elle menait boire son cheval à la fontaine publique, et ce cheval, privé de son harnachement et de l'éclat des torches qui éclairaient pendant les représentations l'intérieur de la tente, me parut singulièrement pareil à la rosse aveugle de notre fermier qui j'avais enfourchée quelquefois : c'était une longue bête osseuse, qui remuait aussi la peau d'un bout à l'autre du corps afin de chasser les mouches. Aussitôt je chassai de mon côté une si pénible vision pour lui substituer le coursier rouan de la romance du Nid de cygne qui, dans mon livre de ballades, conduit le chevalier auprès de la jeune fille assise dans l'herbe au bord de la rivière où baignent ses pieds nus.
Mon amie était absorbée dans son travail ou faisait semblant. Elle ne daignait pas remarquer ma présence. J'étais forcé de continuer mon chemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval qui n'en finissait pas de boire, qui était bien capable d'absorber toute l'eau du bassin ! Il y avait de quoi se désespérer. Enfin elle se retourna. Elle riait, la mauvaise : donc, elle m'avait vu. Et de sa voix la plus naturelle, comme si elle me découvrait tout à coup, elle me souhaita le bonjour.
Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien à dire. Ma figure déconfite la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se fâcha point de mon silence et même elle le souligna :
– Alors, vous êtes muet, aujourd'hui ?
Et, riant plus fort, elle ajouta :
– Eh ! eh ! est-ce que vous n'êtes plus mon amoureux ?
Je baissai la tête pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus ? J'estimai sa question insensée parce qu'on ne pouvait qu'aimer toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux lèvres faisait en moi une musique étrange, si douce que rien ne devait être plus doux sur la terre.
Tranquillement rassurée sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur le bassin.