IV MA TRAHISON

Les jours qui suivirent, à cause de ce toujours qui chantait dans ma poitrine, furent à la fois délicieux et acides comme ces fruits que je cueillais trop tôt dans le jardin. J'étais sûr de l'avenir et même de l'éternité. Je goûtais la plénitude de la tendresse qui ne cherche rien encore au delà d'elle-même. Car le trouble léger que j'avais ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussée contre la mienne en manière de jeu s'était bientôt dissipé. Il ne manquait véritablement à mon bonheur que de ne pas voir mon amie ; avec nos rencontres commençait mon embarras. Si du moins je n'avais pas été forcé de lui adresser la parole ! Je n'aurais pu supporter de l'embrasser et jamais je ne lui ai touché la main. Chacun de nous – j'y pense maintenant – croyait peut-être à la supériorité de l'autre, elle pour la solidité de la maison, et moi pour son cheval, sa robe d'or, son talent d'écuyère, sa vie nomade et je ne sais quoi encore qui lui venait de l'amour. Bientôt elle admit que la partie n'était pas égale : elle paraissait en public et recevait les applaudissements, je n'étais qu'un spectateur.

Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il lui arrivait de me réclamer de menus services, tels que lui acheter en ville un dé à coudre ou du fil d'or et des aiguilles pour repriser sa toilette de cérémonie, et je rougissais dans les magasins en demandant ces objets qui sont en usage chez les filles et non chez les garçons. S'il fallait fournir des explications complémentaires, je ne savais où me cacher. Elle me fit peler des pommes de terre en sa compagnie et jouit de ma gêne, ayant surpris les regards furtifs que je coulais du côté de la place et m'enlevant du coup tout le bénéfice de mon héroïsme :

– Rassurez-vous, mon petit homme, il ne passe personne.

Quotidiennement, le matin ou le soir, je m'arrangeais pour revenir du collège par cette place du Marché qu'elle habitait. À quelles ruses avais-je recours pour dépister les soupçons ? Quelquefois mes parents venaient me chercher, ou bien ils se contentaient, le parcours n'étant pas long, de faire quelques pas à ma rencontre. Comment ai-je réussi à ne pas leur donner l'éveil ? L'un ou l'autre de mes camarades, ayant surpris mon manège, entreprit de me blaguer. L'intervention de Fernand de Montraut m'évita le désagrément des brimades. Comme on lui objectait que je refusais de parler de la petite écuyère, il déclara mon silence chevaleresque, et cette opinion d'un juge aussi autorisé m'inspira beaucoup d'orgueil.

Le même jeune homme basané qui avait joint nos têtes avec ses mains, me retrouvant un jour en conversation avec Nazzarena, lui baragouina de nouveau une phrase dans leur jargon en me désignant du doigt, et tous deux éclatèrent de rire. Moi, j'aurais pleuré.

Cependant cette passion, plus grande que moi, et trop lourde pour mes quatorze ans, m'isolait peu à peu, me séparait de ma famille à mon insu. J'oubliais les élections, et l'article du journal, et la gifle de Martinod qui n'avait pas eu de suites immédiates comme le redoutait ma mère. Tandis que j'aurais volontiers pris grand-père pour confident, à cause de nos visites au pavillon et aussi de la dame en blanc dont le souvenir, un peu incertain jusqu'alors, se fixait définitivement en moi. Je respirais sur moi, comme un bouquet de fleurs fraîches, le romanesque de nos promenades passées. Mystérieusement leur charme opérait : ne leur devais-je pas l'émoi précoce de ma sensibilité exaltée ? Sans elles je n'eusse peut-être songé qu'à jouer quelques bonnes farces à mes professeurs. Tout au plus aurais-je soupiré ces premiers soirs de printemps, sans savoir pourquoi.

Une après-midi de jeudi, – le jeudi nous avions congé, – comme je m'étais échappé, non sans peine, afin d'assister aux jeux du cirque et de guetter ensuite ma cavalière qui, cette fois-là, ne daigna pas s'occuper de moi, ne sachant comment rentrer sans éveiller l'attention, je m'avisai d'aller rejoindre grand-père au Café des Navigateurs où j'avais quelque chance de le rencontrer. La discussion qu'il avait soutenue contre mon père à ce sujet m'était déjà sortie de la tête et je ne pensais qu'à me tirer d'affaire, non à Martinod et à ses acolytes. J'entr'ouvris la porte avec un battement de cœur : pour la première fois je pénétrais, seul, dans un pareil lieu. Grand-père était là : j'étais sauvé. Du moment que je regagnerais le logis sous sa protection, personne ne m'interrogerait, et mon absence se justifierait d'elle-même.

Je m'assis dans un coin, attendant le signal du départ. Martinod, près de moi, causait avec le patron de l'établissement que je connaissais, car il se mêlait familièrement aux consommateurs et même, dans ses jours d'humeur prodigue, leur offrait des tournées.

– Vous comprenez, expliquait celui-ci d'une voix larmoyante, c'est une note de plusieurs années.

– Présentez-la au fils, conseillait Martinod.

– Ça ne le regarde pas.

– Eh ! vous verrez qu'il la paiera. Je vous le garantis. C'est un bon tour à lui jouer pour les élections. Et d'ailleurs, le petit a consommé.

De qui s'agissait-il ? je n'y pris pas garde. Tout à coup Martinod me dévisagea, et sous son regard je me souvins instantanément du soufflet qu'il avait reçu. J'éprouvai même un vague remords de me trouver là en sa compagnie, mais grand-père continuait bien de le fréquenter. Après tout, cette gifle, il l'avait reçue et non pas donnée. Et le voilà qui lève les bras au ciel, comme si l'on avait commis à mon égard un crime impardonnable :

– Cet enfant qui n'a rien à boire !

Jamais je n'aurais cru à tant de sollicitude. Dès longtemps on me négligeait et même, sans la passion qui m'absorbait et m'inclinait aux privations par goût de souffrir, j'eusse remarqué la pénurie des verres de sirop. Aussitôt on répare l'oubli, on apporte devant moi le matériel réservé aux hommes mûrs : solennellement on m'offrira une verte, oh ! une verte mitigée, noyée, inoffensive. Martinod déclare :

– Je la lui composerai moi-même.

– Je compte sur vous, précise grand-père désintéressé qui s'exalte avec Glus sur l'andante de la deuxième sonate de Bach pour piano et violon. Et pas de plaisanterie !

– Père Rambert, ne vous frappez pas.

Décidément, ce Martinod est bon garçon, complaisant et pas susceptible. Sa joue est peut-être encore chaude et il me soigne comme son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la même façon que grand-père. Les morceaux de sucre superposés ont fondu : on peut maintenant verser l'absinthe. Mazette ! c'est qu'il me traite sérieusement, et non pas en bébé gorgé de lait ! Quelle jolie couleur trouble ! Ce breuvage doit être extraordinaire. Je le goûte et le déclare aussitôt délicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon rôle, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin.

– C'est la première, déclarent-ils, ce ne sera pas la dernière.

Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers Martinod un œil humide. Mais pourquoi me considère-t-il en silence, avec cet air apitoyé ? Ai-je donc une mine de papier mâché ? Enfin il se penche vers moi et murmure à mon oreille ces simples mots qui achèvent de m'inquiéter :

– Pauvre petit !

Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit ? Suis-je donc malheureux à ce point ? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas réussi à rejoindre de tout le jour. Oui, évidemment, je suis malheureux, puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le remarquer. C'est un secret caché au fond de mon cœur, et personne n'a le droit de m'en parler, fût-ce pour me plaindre et m'adresser des consolations. Aussitôt je montre un visage rébarbatif, destiné à décourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude. Depuis que j'ai vidé mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis mépris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas à mon amour ou ne sait rien de lui, et, sans crainte de me déjuger, maintenant je regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes, insinuantes, câlines, il me donne à comprendre que dans ma famille je suis méconnu. À mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions, d'hésitations, de réticences, il me révèle la préférence de mon père pour un de mes frères aînés. Lequel ? Etienne ou Bernard ? À distance, je ne me rappelle plus celui qu'il me désigna. Bernard à cause de sa tournure militaire, de sa démarche décidée, de sa gaîté, de son élan et de la ressemblance ? Etienne pour sa nature égale et fine, pour ses bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi ? Ma foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous traitaient sans aucune différence et chacun était l'objet d'une attention spéciale où il était libre de voir une faveur. Pourtant, je n'hésitai pas à croire cet étranger qui ne nous connaissait pas, qui n'avais jamais mis les pieds à la maison, et dont je n'ignorais pas que mon père venait de châtier les perfides manœuvres.

Oui, j'étais méconnu dans ma famille. D'imperceptibles témoignages sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent rapproche. Sans cesse mon père nous entretenait des absents, et quand il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins étaient des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil paternel. Moi seul, j'étais tenu à l'écart systématiquement. Je ne comptais pas. Avec quelle dureté, l'autre semaine, il m'avait crié : va-t'en ! Savait-il que je fréquentais le cirque malgré sa défense et que je pelais des pommes de terre sur la place publique ? Si Bernard ou Etienne avaient été les coupables, il serait parvenu à le savoir et les aurait grondés, tandis qu'on m'accueillait avec un mépris outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne récoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon père ne m'aimait pas, je n'étais aimé de personne. Tout me prédisposait à le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas rencontré Nazzarena. Il n'y avait que grand-père, et grand-père s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumée de sa pipe, dans son télescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard : maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann. Le monde n'existait pas pour lui à cette heure : de l'existence du monde j'aurais consenti à me passer, pourvu qu'il s'occupât de moi. J'eus la sensation horrible que j'étais abandonné de tous, et que cet homme qui me glissait de tout près, d'une voix émue et compatissante, ses condoléances, venait de m'annoncer un malheur irréparable. J'aurais voulu pleurer, et à cause de tant de visages curieux, je retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce café, je connus la tristesse d'être incompris, la solitude au milieu de la foule, le désespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins : en ai-je éprouvé de plus intenses que ce désespoir imaginaire ?

Ainsi, désarmé par la tendresse même qui mettait à vif ma sensibilité, et fasciné par le serpent, j'entrai, sans le savoir, dans le complot qui se machinait contre mon père. Parvenu à son but, plus facilement peut-être qu'il n'eût supposé, – car il ignorait qu'il avait l'amour pour allié, – Martinod répéta d'une voix à fendre l'âme :

– Pauvre petit !

Mes sanglots contenus me suffoquaient. Il pouvait triompher tout haut : il avait réussi au delà de ses espérances, la semence de ses suggestions devait lever plus tard et produire ses fruits empoisonnés. Mais ne jouait-il pas sur le velours ? J'avais trop de candeur encore pour me douter que la haine sait flatter et sourire, prendre un visage aimable, protester de sa sympathie ou de sa pitié et serrer ses phrases comme des liens autour de celui qu'elle veut immobiliser. Cette haine-là, qui s'adresse, la bouche en cœur, aux amis, aux parents de l'homme qu'elle poursuit et qu'elle atteindra plus sûrement par ricochet, plus tard même on ne saura pas toujours la dénoncer. Il n'y a plus guère de sentinelles, comme tante Dine, pour veiller sur l'arche sainte de la famille.

Il était dit que les circonstances favorisaient le plan de Martinod. Un dimanche après midi, comme je flânais à la fenêtre au lieu de terminer un devoir, – c'était dans la chambre de la tour où je m'installais volontiers, mais grand-père était absent, – quel spectacle tout à coup me frappa d'étonnement et même d'épouvante ! La troupe du cirque envahissait notre jardin. Elle avait franchi la grille qui, sans doute, malgré la vigilance de tante Dine, était demeurée ouverte à cause des allées et venues plus fréquentes un jour de fête. Elle débordait sur les pelouses, elle piétinait les plates bandes sans vergogne. Il y avait des femmes toutes dépenaillées, qui portaient des enfants dans les bras, il y avait les deux clowns que j'avais fini par identifier, il y avait la vieille danseuse de corde aux cheveux gris, et il y avait – ô douleur ! – Nazzarena elle-même, Nazzarena sans chapeau, mal peignée et débraillée. Pour la première fois, je remarquai sa misère. Chez nous, dans l'allée bien ratissée, on l'eût prise pour une pauvre fille de la campagne.

Muet de stupeur, je n'osais ni me cacher ni me pencher au dehors. La peur de ce qui arriverait infailliblement me paralysait. Mais pourquoi étaient-ils venus ? que demandaient-ils ? quel mauvais vent les amenait ? Notre jardin ne pouvait convenir à des roulants, à des bohémiens, à des gens qui ne connaissent la terre que pour marcher dessus. Encore si c'était le jardin d'autrefois où la mauvaise herbe poussait à l'aventure et qu'on ne taillait ni n'arrosait jamais ! Encore si grand-père avait été là pour recevoir ces hôtes suspects ! Nazzarena, Nazzarena, retournez vite à votre roulotte et à la tente blanche où vous régnez ! Ici, je vous jure que ce n'est pas votre place.

Véritablement j'endurais le martyre à les voir s'ébattre sans retenue sur notre gazon et nos corbeilles. J'aurais du moins voulu crier, les prévenir, et je ne pouvais pas. À cette fenêtre ouverte je me sentais prisonnier. Et dans une détresse infinie, je mesurais la distance qui séparait de la maison mon amour.

Déjà l'un des clowns sonnait à la porte. Mon Dieu ! qu'allait-il se passer ? À peine avait-on commencé de parlementer avec Mariette dont je savais pourtant l'humeur peu accommodante, que se produisit la catastrophe. Tante Dine accourut à la rescousse et fit tête à la troupe entière de la belle façon. Distinctement, ce dialogue monta jusqu'à ma croisée :

– Qu'est-ce que vous voulez, vous autres ?

Une voix gazouillante répondit :

– C'est bien ici la maison au père Rambert ?

– Que lui voulez-vous, au père Rambert ? Passez votre chemin. Allez-vous en.

Abominable injustice ! Les mendiants de la ville recevaient bon accueil, ils avaient même leur jour comme les dames de la société, et la Zize Million qui était folle, et cet ivrogne de Oui-oui touchaient des rentes à la porte. Alors, pourquoi ne pas attendre que ces honorables acrobates s'expliquassent ? Tante Dine, pourtant charitable et toujours prête à porter secours, les expulsait avec violence, rien que pour leur qualité d'étrangers. Ignominieusement chassés, ils se révoltèrent et criblèrent d'invectives leur persécutrice qui, je dois en convenir, ne fut pas en reste. Cela fit un boucan infernal. La danseuse de corde surtout glapissait et se tapait les cuisses. Cette fois, je me décidai à intervenir en faveur de mes amis, des amis de Nazzarena. Soudain, au moment où j'allais quitter mon observatoire pour voler au combat, mon père, sans doute attiré par le tumulte, apparut sur le seuil. Il ne daigna même pas ouvrir la bouche. D'un seul geste, mais quel geste catégorique ! il montra le portail, et toute la bande rugissante recula, s'entassa entre les deux colonnes qui soutenaient la grille et s'enfuit. Ce fut immédiat et extraordinaire.

Je fus outré d'une si rapide et si complète débâcle. Moi seul, puisqu'il en était ainsi, je résisterais à cette autorité que nul ne bravait en face. Et dans mon enthousiasme enfin retrouvé, je me précipitai dans l'escalier et dégringolai les marches quatre à quatre, au risque de me carabosser, pour rejoindre mon cher amour.

– Où vas-tu ? me dit mon père qui n'avait pas encore quitté son poste et me barrait la route.

Je gardai le silence. Déjà mon exaltation tombait.

– Remonte au plus vite, acheva-t-il, je te défends de sortir.

Sans broncher, mais gonflé de colère et me rongeant les poings, je repris l'escalier. Personne donc ne lui résisterait jamais ? Comme les autres j'étais vaincu immédiatement, subjugué, médusé, rien que pour l'avoir affronté. On croit qu'il est facile de se révolter contre le pouvoir : j'apprenais que cela dépend des gouvernements. Et je ressassai et remâchai les insinuations de Martinod dont je constatais la sincérité. Celui-là voyait clair, celui-là se révélait un véritable ami.

Cependant je ne cédai qu'en apparence. À peine avais-je réintégré la tour que je guettai sournoisement le bruit des portes. Lorsque je fus assuré que mon père avait regagné son cabinet et que la voie était libre, je redescendis à pas de loup et me glissai hors de la maison. La grille franchie, animé d'un courage nouveau, je respirai mieux et me redressai. Cette fois, il ne s'agissait plus de biaiser, de ruser, de donner le change aux promeneurs. Je courus tout droit à la place du Marché. Devant la foule des dimanches qui s'amusait du déménagement, les bohémiens roulaient les toiles de la tente, empilaient les bancs les uns sur les autres. J'augurai mal de cette levée de camp. Enfin j'aperçus Nazzarena qui ramassait des ustensiles épars. L'heure n'était plus à la timidité, mais aux résolutions héroïques. Devant tant de spectateurs, dont un grand nombre, sans doute, connaissait le petit Rambert, tel un chevalier de mes ballades, je m'élançai vers mon amie. Quand elle m'aperçut, elle me jeta un regard navré.

– On nous a chassés de chez vous, m'expliqua-t-elle avant que j'eusse parlé.

Que répondre à cette douloureuse constatation ? Sans doute elle me rangeait parmi ses persécuteurs.

– Ce n'est pas moi, criai-je pour me séparer des miens sans retard.

– Oh ! reprit-elle avec philosophie, c'est bien sûr que ce n'est pas vous. Vous êtes trop petit. On allait prévenir votre grand-papa qu'on s'en va demain. Demain matin.

– Demain ! répétai-je, comme si je n'avais pas entendu ou pas compris.

– Oui, demain. Vous voyez bien. On charge le matériel sur les voitures. Les frères Marinetti nous ont lâchés : point de matinée aujourd'hui, une belle recette perdue.

À ma profonde surprise, elle ne m'en voulait pas de son expulsion et même, jusque dans mon chagrin, je remarquai l'interversion inopinée des rôles : elle me témoignait une considération nouvelle et je prenais un vague petit air protecteur. À mon insu le prestige de la force opérait. Aussi ne me proposa-t-elle pas de l'aider quand, la veille encore, elle n'y eût pas manqué.

Une des mégères sortit de la plus prochaine roulotte sa longue tête jaune et l'accusa de perdre son temps.

– On m'appelle, m'avertit Nazzarena. Ce qu'il y a d'ouvrage pour un départ ! Adieu, adieu, mon petit amoureux, je te souhaite une autre bonne amie. Tu es zentil, tu la trouveras.

Elle ne me tendit pas la main, et peut-être n'osa-t-elle pas, à cause du respect qui lui était venu depuis qu'elle avait vu la maison. Et moi, je ne trouvais rien à lui répondre. Niaisement je souris à ses étranges vœux qui me paraissaient abominables et sacrilèges, et le tutoiement qu'elle avait employé me fut en même temps doux comme une caresse. Son départ m'atterrait. Son départ me coupait bras et jambes et me vidait la cervelle. Je restais là, comme un paquet. Pour moi, le temps ni le lieu ne comptaient plus : elle partait. Je l'aperçus qui, plus loin, portait péniblement le harnachement de son cheval. Elle m'adressa un petit signe avant de disparaître derrière une des guimbardes. J'eus la sensation qu'elle était déjà loin de moi, et je réussis à m'en aller.

Où irais-je ? Confondant la dureté de ma famille et l'exil de Nazzarena, je ne songeais pas à rentrer chez nous. Quel appui, quelle consolation y aurais-je rencontrés ? Mon père m'avait défendu de sortir : je pouvais préjuger l'accueil qui m'attendrait. J'errai dans la rue, parmi les promeneurs endimanchés, heurtant dans ma distraction l'un ou l'autre qui me traitait de maladroit ou de malotru, ce qui m'était presque agréable, tant j'avais besoin de changer le cours de ma peine. D'un pas automatique, et sans être le maître de ma direction, je parvins au Café des Navigateurs. Grand-père me comprendrait, grand-père me représentait le salut auquel ce cher Martinod collaborerait.

La salle était bondée, et tout de suite cette atmosphère de tabac et d'anis, ce bruit de paroles, ce mouvement, cette agitation me réconfortèrent. Je perdis la notion directe de ma douleur, et même je perçus distinctement qu'il se passait quelque chose d'anormal et de solennel. Une décision de premier ordre avait été prise et, à la façon dont on en parlait, je devinai que c'était là un de ces événements historiques que plus tard l'on apprend en classe. Grand-père était l'objet de mille témoignages d'honneur et de sympathie. On l'entourait, on le félicitait, on lui prenait les mains, bien qu'il résistât. Et, suprême faveur, on apporta du champagne. Du champagne, un jour comme celui-là ! Je commençai d'en être écœuré, d'autant plus qu'on ne m'avait point donné de verre.

– Une coupe, – ordonna Martinod, ce cher Martinod qui décidément me comblait, – une coupe au miochard.

Et il leva la sienne en l'air, d'un geste large en proclamant :

– À l'élection du père Rambert ! à la victoire de la République !

– Bravo ! approuva le fidèle Galurin.

Glus et Mérinos s'épanouissaient de bonheur : sans doute ils voyaient s'ouvrir l'ère de la Beauté dont ils s'étaient entretenus devant moi si souvent. Quant à Cassenave, il supportait des deux mains le poids de sa tête, et, les yeux vagues, fixait peut-être quelque vision. La servante inclinant la bouteille sur son verre, il dut imaginer que l'une des belles dames en robe Empire qui descendaient par le plafond de sa mansarde pour lui donner à boire lui rendait publiquement visite :

– Ziou, fit-il en se redressant.

Et devant la mousse qui montait, suivie du vin d'or, il fut pris d'un frisson convulsif. Ses mains tremblantes ne réussirent pas à atteindre la coupe, et il hoquetait de convoitise et d'impuissance.

Grand-père, seul, manquait d'entrain et même de gaieté. Sa mauvaise humeur était évidente. Il ne tenait point à la popularité, ni aux acclamations. Tout ce monde qui ouvrait la bouche pour boire ou pour crier le gênait, l'énervait, et je crois qu'il eût préféré se trouver ailleurs, à la campagne par exemple, à manger des fraises arrosées de crème de lait. Cependant on le contraignait à céder à l'enthousiasme général.

– Après tout, peut-être bien, concédait-il. Surtout pas de tyrans. La liberté.

Oh ! non, pas de tyrans ! Et je revis instantanément mon père, sur le seuil de la porte, chassant de son bras tendu ces pauvres diables de bohémiens. Et, par manière de protestation, je vidai ma coupe.

À ce moment précis, – je n'oublierai de ma vie ce spectacle, – mon père, fait inouï, entra au Café des Navigateurs. Je tournais le dos à la porte : par conséquent je ne pouvais l'apercevoir que dans la glace. Or, ce fut le visage de Martinod qui me signala sa présence. Martinod, tout à coup, devint blême, et la main qui tenait le verre trembla comme celle de Cassenave, de sorte qu'un peu de champagne en gicla. Déjà mon père, devant qui l'on s'écartait rapidement comme devant un personnage d'importance ou comme si l'on avait peur de lui, atteignait notre table. Il ôta son chapeau, et dit très poliment :

– Je vous salue, messieurs, je viens chercher mon fils.

Personne ne souffla mot. Il se fit un grand silence, non seulement dans notre groupe, mais dans toute la salle attentive à cet incident. L'apparition de Nazzarena sur son cheval noir dans le cirque ne provoquait même pas tant de curiosité. On n'entendit qu'une exclamation : oh ! poussée par le patron qui, la serviette en main, s'immobilisait devant son comptoir. Le premier, grand-père se remit et répondit avec calme, presque avec impertinence :

– Bonjour, Michel. Veux-tu prendre quelque chose avec nous ?

Cette offre fut accueillie dans l'assistance par de petits rires narquois et les langues se délièrent. Mais la diversion ne dura pas. Déjà mon père reprenait :

– Merci. Je viens chercher mon fils. Il est bientôt l'heure du dîner et nous vous attendons tous les deux.

Par là, il invitait grand-père à se retirer avec nous. Comprenant que son invitation n'était pas agréée, il toisa Martinod qui, pour afficher son courage, ricanait maintenant :

– Dites donc, monsieur Martinod, puisque je me suis découvert, je vous prie de vous découvrir.

C'était vrai que Martinod gardait son chapeau sur la tête, mais je savais que c'était l'usage au café. Loin d'obtempérer à cet ordre, – à cause du ton, personne ne s'y trompa malgré le je vous prie, – il s'empressa d'enfoncer davantage son couvre-chef. La salle entière intéressée et captivée, suivait les phases du dialogue, et dans un coin un loustic lança :

– Saluera. Saluera pas.

Mon père s'avança et il me parut comparable à un géant. Seul contre tous, c'était lui qui répandait la crainte. De sa voix nette que je connaissais bien, qui remuait Tem Bossette au fond de la vigne et rassemblait la maisonnée en un instant, il articula :

– Voulez-vous que je fasse sauter votre chapeau avec ma canne, monsieur Martinod ? Car ma main ne peut plus vous toucher.

Cette fois, on cessa de plaisanter. Le cas devenait tragique : on aurait entendu tisser une araignée. Grand-père sauva la situation :

– Allons, Martinod, dit-il : il faut être poli.

– Père Rambert, c'est bien pour vous, concéda Martinod.

Tout de même il se découvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur sa défaite ne subsista aucun doute. Déjà mon père, vainqueur, se tournait vers Cassenave, perdu dans ses rêves :

– Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous.

Et Cassenave terrifié, s'écria en pleurant, ce qui détendit les nerfs de chacun et parut extrêmement drôle :

– Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur.

Là-dessus nous sortîmes, mon père et moi, lui devant, moi derrière, et bien que les tables déjà serrées fussent toutes garnies de consommateurs, je circulai entre elles sans difficulté, à cause de la place qu'on laissait respectueusement à mon guide. Pour ne pas ressembler à Martinod, dont la lâcheté me dégoûtait, je m'efforçais de me tenir droit et de prendre un air dégagé. Au fond, j'éprouvais une peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-être dans ma toute première enfance, mes parents ne m'avaient infligé de châtiment corporel : notre fierté faisait partie de notre éducation. Cette fois, je m'y attendais. Pourvu que ce ne fût pas un soufflet, comme à Martinod ? Martinod était un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne. Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-père, j'entendais être libre. Grand-père n'avait-il pas pris un fusil, lorsqu'il avait échoué dans le sang des journées de Juin, contre la défense de son propre père, le magistrat, le pépiniériste dont il se moquait bien ? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait rien de moi. Et, contre l'épouvante qui me tordait, je me crispais jusqu'à atteindre enfin une sorte d'insensibilité, cette force de résistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se plaindre.

Je n'eus pas à me servir de cette provision d'énergie que j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon père se contenta de me demander sans hausser la voix :

– Es-tu venu souvent dans ce café ?

– Quelquefois.

– Tu n'y remettras jamais les pieds.

Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais serait-ce là toute ma punition ? Nous marchions côte à côte, et très vite. Bien qu'il ne manifestât plus rien de ses pensées, je ne saurais dire à quel signe je le sentais agité d'une grande tempête en dedans. Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous passâmes ainsi sur la place du Marché. Je me découvrais semblable à ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme. Pourvu que Nazzarena ne me reconnût pas ? Elle me représentait la vie libre, comme j'étais l'esclavage.

Enfin nous arrivâmes devant la porte de la maison. Mon père, avant de l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son regard sous lequel je baissai la tête, malgré moi, comme un coupable :

– Pauvre petit ! dit-il (c'étaient les expression mêmes de Martinod), qu'est-ce qu'on voulait faire de toi !

J'étais dans un tel état de tension que cette pitié soudaine eut raison de ma révolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses bras en pleurant. Déjà il s'était repris et, de sa voix de commandement, déclarait :

– Il faudra bien que tu obéisses. Il le faudra bien.

Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorité dont il n'avait pas abusé pourtant : ce serait pour moi la guerre sacrée de l'indépendance.

Ma mère inquiète, dont j'avais déjà distingué l'ombre derrière la fenêtre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au sommet des marches.

– Il y était, expliquait simplement mon père, je ne m'étais pas trompé.

– Oh ! mon Dieu ! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur qu'elle n'eût pas imaginé.

Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel :

– Ce n'est pas possible ! Ce n'est pas possible !

On ne me gronda pas davantage. Bon gré mal gré, on avait ramené l'enfant prodigue. Et moi, loin d'être reconnaissant de cette indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la façon de me reconquérir, j'appelais de toutes mes forces récupérées ma douleur d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me répétant :

« Nazzarena part demain. Nazzarena part demain. »

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