I Dîner d’avant-guerre

Dans son petit hôtel de la rue Michel-Ange, à Auteuil, construit et meublé par lui-même, Falaise avait convié ses meilleurs amis – ou, plutôt, ses amis les plus renommés, car il lui faut volontiers un peu de publicité pour stimuler ses sentiments, – afin de célébrer le succès de son fils Georges, son fils unique, reçu à l’École des Beaux-Arts. C’était avant la guerre, – au mois de juin 1914, si j’ai bon souvenir. Il avait réuni des professeurs de l’École, de grands entrepreneurs, enfin le critique d’art, Mervalle, et Bernin, le fameux historien de la Renaissance, tous accompagnés de leurs femmes, sauf Bernin qui est célibataire et qui passait alors pour faire un doigt de cour – comme on disait autrefois – à la blonde et subtile Mme Mervalle, d’origine anglaise et tout inspirée, dans ses toilettes et son genre d’esprit, des peintres préraphaélites, charmants modèles désuets. Elle se situait elle-même dans une mode et un temps révolus, ce qui ne devait pas déplaire à un évocateur du passé. La cour d’un Bernin ne saurait être secrète : il s’ébroue, s’étale, se secoue comme un pachyderme sortant d’un fleuve et mène grand vacarme avec ses anecdotes et théories d’histoire sur l’époque de Machiavel et de Laurent de Médicis : mais il conte bien, il a du trait, du mouvement, de la couleur, et il sait intéresser même une femme délicate et fine.

Mme Falaise avait manqué à toutes les habitudes mondaines en ne le plaçant pas dans le voisinage de son flirt. Mais Mme Falaise n’a aucun souci des usages mondains : elle est demeurée de sa province et supplée par sa bonté sympathique et sa douceur aimable à cet esprit d’intrigue qui agite tant de maîtresses de maison. Elle possède une qualité infiniment rare dans le tohu-bohu et le tintamarre actuels : elle est reposante. Quand on est las d’entendre les affirmations catégoriques des jeunes gens et les jugements définitifs des jeunes filles, on la regarde avec plaisir, car elle n’a pas d’avis et ne cherche pas à vous en infliger un d’autorité. Par surcroît, elle est distinguée et garde, la quarantaine accomplie, un charme de noblesse paisible et de dignité morale. En tenant écartés l’un de l’autre Mme Mervalle et M. Bernin, elle n’avait pas fait un si mauvais marché. L’historien, pour plaire à travers la table, se mit en frais, et le mari, piqué au jeu, lui donna la réplique, en sorte que nous assistâmes, ce soir-là, à une joute oratoire éblouissante comme un jeu d’épées entre escrimeurs français et italien, l’un correct et rapide dans ses parades et ses feintes, l’autre expert aux immenses moulinets et aux charges bruyantes.

Cependant, toujours curieux de surprendre en action les passions humaines, j’avais fait des yeux le tour de la table pour y chercher d’autres éléments d’intérêt et j’avais aperçu, à l’un des bouts, une jeune fille, la seule de l’assistance, qui était la voisine du héros de la fête, Georges Falaise, le nouvel élève des Beaux-Arts. Une jeune fille vêtue simplement, presque trop simplement, d’une robe rose sans un pli – de ces robes étroites que l’on portait alors et qui livraient aisément les formes du corps – mais assez décolletée pour laisser parler en sa faveur les bras, les épaules, le cou d’une blancheur polie et comme glacée. Le visage au repos était sans éclat, sans rayonnement, et je m’en serais détourné assez vite, malgré la régularité des traits, si je n’avais été attiré par son expression même, concentrée, contractée, fermée, les lèvres minces et serrées, les yeux verts indifférents, toute la pose immobile, celle que les sculpteurs prêtent à Polymnie, la muse de la Méditation.

– Quelle est cette jeune fille ? m’informai-je auprès de ma voisine, Mme Rémy, la femme du grand constructeur, qui est une familière de la maison.

– Une parente de province, Mlle Suzanne Giroux. La cousine pauvre.

– Une jolie cousine.

– Vous trouvez ? Il me semble qu’elle est insignifiante. Les Falaise sont très bons pour elle. Ils la gardent chez eux à Paris. Elle s’ennuie à Poitiers. Elle a un tas de frères et de sœurs.

Je pensai :

« La cousine pauvre a des vues sur son beau cousin. »

En effet, quand elle se tournait vers lui, le regard indifférent s’éclairait, mais d’un éclat fugitif, comme peureux. Je n’eus guère le loisir de l’observer, car nous fûmes tous bientôt perdus dans la bataille d’érudition que se livraient, en face l’un de l’autre, Mervalle et Bernin.

L’occasion leur avait été fournie par notre hôte en personne. Il avait, dans la journée même, visité une maison prétendue hantée où les locataires entendaient, presque chaque nuit, toutes sortes de bruits bizarres : portes s’ouvrant et se fermant toutes seules avec fracas, craquements des parquets, mouvements des meubles, comme si quelque personnage invisible se promenait en colère dans l’appartement. Et, naturellement, il n’avait rien constaté d’anormal. Il racontait son enquête en plaisantant, attribuant ces phénomènes à une hallucination collective provoquée par la peur car, pour sa part, en homme bien équilibré, pourvu d’une bonne santé, laborieux, pondéré, et d’ailleurs tout frotté de cette vie parisienne qui est une essence de scepticisme et d’ironie, il n’admettait rien de ce qui échappe à nos investigations. Mais les vieilles maisons ont des planchers pourris, des poutres vermoulues, et cela peut suffire à expliquer ces bruits que se hâte de grossir l’imagination.

– Parlez-moi, conclut-il, prêchant pour sa paroisse, des maisons neuves. Elles sont confortables, et il n’y a pas de fantômes.

– Vous vous trompez, répliqua Mervalle. Quand Walter Scott fit construire une aile à son château d’Abbotsford, c’est dans la partie neuve à peu près achevée et meublée, mais qu’il n’habitait pas encore, qu’il entendit, une nuit, un effroyable vacarme. Réveillé en sursaut, il s’arma et visita cette aile inoccupée : tout y était rangé en ordre. Or, il apprit, le lendemain, qu’à cette même heure, son ami Georges Bullock, chargé de meubler les nouvelles chambres d’Abbotsford, mourait subitement.

Ce genre d’anecdote est toujours assuré d’un succès de curiosité. Mais l’orateur obtint davantage : il attira l’attention de sa femme, satisfaite d’entendre mêler le grand romancier écossais à une aventure d’outre-tombe. Bernin, jaloux, se précipita à la rencontre de son légitime rival, avec toute une armée levée en hâte dans l’Italie de ses préférences.

– De tels avertissements ne sont pas rares, déclara-t-il Dans la Vita Nuova, Dante rapporte la vision anticipée qu’il eut de la mort de Béatrice. La terre tremblait quand un messager lui vint dire en rêve que sa divine amie était sortie du siècle. Et tout pareillement Pétrarque, voyageant en Italie, sut de façon certaine, sans en être informé par personne, que Laure mourait de la peste à Avignon.

J’essayai d’intervenir pour placer cette observation :

– Des amants éloignés l’un de l’autre et souffrant de l’absence caressent volontiers leur mélancolie à cette pensée de la mort. Il se trouve parfois qu’elle correspond à la réalité. On ne rapporte pas toutes les fois qu’elle fut déraisonnable.

Mais je vis bien que Mervalle était résolu à épuiser toute sa science littéraire, qui est grande, pour confondre son émule réduit, croyait-il, à l’Italie du Moyen âge et de la Renaissance.

– Non, dit-il avec autorité, les images peuvent se transmettre à distance par ondes psychiques entre deux cerveaux accoutumés à penser ensemble. Le parcours de ces ondes psychiques est comparable dans le domaine spirituel à celui des ondes hertziennes dans le domaine physique. L’apparition de notre double, et spécialement au moment de la mort, a été constatée fréquemment, et dès la plus haute antiquité. Les drames de Shakespeare sont traversés par des fantômes ou des spectres. Vous cherchez des auteurs plus récents ? Alors lisez, dans les Mémoires d’Alexandre Dumas, le récit qu’il y fait de la mort de son père à Villers-Cotterets. Il avait alors quatre ans et demi. Confié aux soins de sa cousine Marianne, il fut réveillé, une nuit, par un grand coup frappé à la porte. Personne ne pouvait frapper à cette porte intérieure, qui était commandée par deux portes extérieures. À la lueur de la veilleuse, il vit sa cousine très effrayée se soulever sur son lit, tandis que lui-même se levait pour s’avancer vers la porte. « – Où vas-tu, Alexandre ? lui cria Marianne, – Mais ouvrir à mon père, qui vient nous dire adieu… » À cette même heure, le général Dumas mourait.

– À quatre ans, murmurai-je, Dumas se révèle déjà l’auteur des Trois Mousquetaires.

– Bien, approuva Mervalle. Mais passons à Hugo. On trouve dans Choses vues un étrange écrit : l’histoire d’une vieille femme à qui sa fille propose de rendre visite à une voisine ; « Inutile, répond la mère, elle est morte, – Voyons, maman, comment le savez-vous ? – Elle vient de passer ici et m’a dit : Je m’en vais. Venez-vous ? » En effet, la voisine venait de décéder, et la bonne femme elle-même ne passa pas la journée.

Notre hôte commençait de trouver que de sa maison hantée sortaient bien des locataires. Il voulut détourner la conversation, mais en vain. Tous les convives attendaient une suite, dans ce délicieux état d’excitation où une vague frayeur se mêle à la belle ordonnance du repas, à la saveur du foie gras arrosé de chambertin, à la grâce des femmes, – juste ce qu’il faut de peur pour ajouter le sentiment de l’abîme à la joie de vivre, le désir de voir la statue d’un commandeur apparaître au sommet d’un escalier et la certitude que de tels accidents ne sont tout de même pas à redouter dans un temps civilisé où il n’y a plus de catastrophes, plus de revenants, plus de guerres.

– Allons, dit M. Falaise en riant, vous avez donc rassemblé tout un cortège d’apparitions pour nous épouvanter ce soir avec leur défilé.

– J’ai cité au hasard, assura Mervalle, qui accusait ainsi son rival Bernin d’avoir préparé une séance de déclamation.

Et, pour bien montrer qu’il avait encore des réserves, il nous rappela qu’une amie d’Henri Heine, Mme Selden, le vit dans sa chambre, la nuit même où il mourait chez lui, semblable à un gigantesque insecte qui cherchait à s’échapper, et que la plus fameuse interprète de Carmen, Mme Galli-Marié, entrant en scène un soir de juin, s’arrêta brusquement de chanter, ayant ressenti un coup au cœur ; rentrant dans sa loge, elle s’écria qu’il devait être arrivé malheur à Georges Bizet ; effectivement, le musicien était mort.

Pour ne pas demeurer trop en reste, je nommai le poète Shelley. La nuit même ou sa barge Ariel fit naufrage en face du Viareggio, il apparut à une de ses amies qui, lui trouvant le visage décomposé, lui offrit un repas froid pour lui rendre des forces. Il refusa d’un geste digne avec ces paroles : « Je ne mangerai jamais plus. » On ignorait alors l’accident dont il avait été victime, et son corps ne fut retrouvé que huit jours plus tard.

Chacun de ces faits rencontrait des crédules et des incrédules, ce qui mettait beaucoup d’animation parmi nous. Seul, un des convives suivait d’un œil irrité le triomphe grandissant de Mervalle, et le mien plus modeste : c’était Bernin. L’attention publique l’abandonnait. Édith Mervalle elle-même n’avait d’yeux que pour son mari, et il faut convenir qu’elle se sert à merveille de ses beaux yeux bruns et veloutés qui donnent un air grave à son visage de blonde. Il s’agita tout d’un coup, ayant trouvé sa réplique et, ma foi ! il prit une soudaine revanche à quoi l’on ne s’attendait pas, car il était difficile de dépasser son rival au point où celui-ci nous avait entraînés.

– Il y a mieux que tout cela, affirma-t-il, dans les mémoires de la duchesse d’Abrantès. Vous ne nous avez guère cité que des traits empruntés aux poètes et autres gens romanesques prompts à déguiser la vérité sous les voiles de l’illusion. Cette fois, c’est l’histoire qui parlera.

L’histoire ? il exagérait puisqu’il allait tirer son aventure des mémoires plus ou moins fantaisistes de Mme Junot. Mais nous n’allions pas le chicaner sur son préambule.

– Vous connaissez tous, reprit-il, nous flattant pour mieux nous berner, la biographie de Junot. Il s’empare d’Abrantès en Portugal, y gagne son titre de duc, puis il est battu, rentre en France, est mal accueilli par Napoléon et s’en va tomber malade au château de Montbars, chez son père. Nous sommes au mois de juillet 1813. La duchesse, sa femme, est alors sur les rives du lac Léman ; elle s’apprête à le rejoindre. Loin d’elle, et dans un accès de fièvre chaude, il se jette par la fenêtre et se casse la jambe. Quelques jours plus tard, il meurt. Or, entre l’accident qu’elle ne connaît pas et la mort, la duchesse d’Abrantès est visitée, une nuit, par le double de son mari : ce double demeure plusieurs heures auprès de son lit, elle ne peut l’éloigner, le visage qu’il lui montre est d’une pâleur effrayante et, au matin, comme il s’écarte enfin d’elle, elle remarque qu’il ne peut marcher qu’avec peine, une des jambes étant brisée. Par ses cris, elle avait réveillé ses deux femmes de chambre qui ne virent pas le spectre, mais confirmèrent l’exactitude du témoignage de leur maîtresse.

Cette apparition, qui fut saluée d’un murmure approbateur, eut pour effet de déterminer chacun de nous à découvrir dans sa propre existence quelque manifestation de l’au-delà. Ceux qui y pratiquèrent des fouilles inutiles furent incontinent déconsidérés. Je me tirai d’affaire avec une histoire de chouan. Nos paysans de Savoie appellent ainsi les chouettes et les chats-huants et prétendent que les ululements qu’ils poussent la nuit dans le voisinage des maisons est signe de mort. Précisément, j’avais été averti du décès d’un parent par ce moyen infaillible et désagréable. Il est vrai que je n’avais pas compté toutes les fois que ces oiseaux de malheur s’étaient égosillés sous mes fenêtres en pure perte. J’eus le plaisir de constater que les convives, un instant, épièrent le silence de cette miraculeuse nuit de juin dans un quartier paisible, s’attendant à percevoir le cri sinistre, quitte à l’appliquer au voisin. Toute crispée, la jeune fille de province, au bout de la table, m’honora d’un regard transperçant dont je sentis la pointe. Froide et indifférente, elle ? Je ne doutai plus de sa violence intérieure et, la désignant toute frémissante à Mme Rémy, je murmurai :

– Quel fameux médium !

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

Aussitôt, elle la considéra avec respect, presque avec terreur. C’est alors que Mervalle, décidé à sortir vainqueur d’un combat dont sa femme était peut-être le prix, nous lança le plus émouvant récit de la soirée. Non que ce témoignage fût plus pertinent que les autres, non même qu’il fût plus étrange ni plus chargé d’horreur, mais il s’ajoutait à tous les précédents, il rencontrait une atmosphère favorable et, surtout, il nous était transmis directement par la tradition orale et ne sortait pas, tout desséché ou déformé, de quelque livre ancien ou moderne.

– Je tiens le fait, préluda-t-il, du comte Fleury, qui est mon confrère au Gaulois. Il est, vous le savez, le fils du général Fleury, grand écuyer de Napoléon III. Pendant l’expédition du Mexique…

– En 1863, souffla la cousine de province, Suzanne Giroux, toute surprise elle-même d’être entendue.

– Parfaitement, mademoiselle. Ne seriez-vous pas bachelière ?

– Comme toutes les jeunes filles, avoua-t-elle, confuse.

En quoi elle exagérait, car, avant la guerre, peu de jeunes filles affrontaient les épreuves du baccalauréat, tandis qu’aujourd’hui…

– Donc, pendant l’expédition du Mexique, le général Fleury dînait, un soir, chez la baronne de Boislève, qui recevait volontiers dans son appartement de la rue Pasquier, derrière la Madeleine, et de préférence des gens de robe, procureurs généraux, présidents de chambre, présidents ou conseillers à la Cour de Cassation, tous gens, vous en conviendrez, raisonnables et dont le témoignage fait autorité. Elle avait un fils, officier de cavalerie, qui faisait partie de l’expédition. Dans le cours du dîner, elle s’informa de la campagne auprès du général, qui n’en avait pas de nouvelles. Mais les courriers étaient lents à venir, et ce manque d’informations ne pouvait causer nulle inquiétude. Et même, on n’attachait pas grande importance à l’aventure mexicaine. Elle se lève de table, très tranquillement, pour donner le signal de passer au salon où le café était servi, elle y pénètre la première et, à peine entrée, pousse un grand cri et s’évanouit. Les invités se précipitent, s’empressent autour d’elle et l’on parvient à la ranimer. Elle raconte alors que, franchissant la porte du salon, elle avait aperçu devant elle son fils Honoré debout, en uniforme, sans arme et sans képi, le visage d’une pâleur spectrale, un œil crevé d’où s’échappait un filet de sang qui coulait sur la face et sur le collet de sa tunique. Elle n’avait pu supporter cette vision. On tâche en vain de la rassurer, de lui démontrer qu’on ne saurait attacher d’importance à une hallucination issue de l’inquiétude où elle était de l’absent : il faut la coucher et l’on mande auprès d’elle son médecin, qui était le fameux Nélaton. Peu à peu, elle se remit physiquement, mais le moral demeura atteint. Chaque jour, elle faisait chercher des nouvelles au ministère de la Guerre. Quelques semaines plus tard, elle était officiellement informée que son fils avait été tué à l’assaut de Puebla, d’une balle dans l’œil gauche, le jour même où il lui était apparu, à trois heures de l’après-midi. Mais la différence des méridiens étant compensée, l’heure de sa mort se trouvait correspondre exactement avec celle de son apparition rue Pasquier.

– Le général Fleury, objecta quelqu’un, a peut-être, peu à peu, sans même s’en douter, forcé les coïncidences.

– Ah ! mais non ! l’événement a fait l’objet d’une communication à l’Académie des Sciences, présentée par le docteur Nélaton. Cette communication n’est pas autre chose que le procès-verbal rédigé tout entier de la main de l’un des convives, premier président de la Cour de Cassation, et signé par tous les autres.

Un silence suivit cette anecdote qui fut contée pendant qu’on servait les fruits et les délicatesses de bouche. Jusqu’alors la conversation s’était maintenue à bonne distance de notre temps. Fut-ce le prestige de l’Académie des Sciences aux yeux de nos architectes, entrepreneurs, professeurs, et même aux yeux des femmes, fut-ce l’attestation d’une transmission orale autrement persuasive que les témoignages écrits, cette fois l’assistance me parut touchée comme si quelque infortune personnelle menaçait chacun de nous. Mme Falaise, s’étant levée de table, prit le bras de Mervalle. Nous les vîmes nous précéder dans le hall non sans quelque appréhension, comme s’ils dussent y trouver le spectacle de quelque décapité ou de quelque pendu. Mais il n’y avait, en ce mois de juin 1914, ni exécution ni suicide. Une certaine douceur de vivre berçait tout le monde agréablement et les moins fortunés s’attendaient à une compensation. La reposante Mme Falaise n’était pas femme à s’émouvoir pour des fantômes : elle franchit sans accroc la passe difficile et se retourna pour nous sourire et pour nous offrir le café qui, chez elle, est parfait. Seul, Bernin, irrité du triomphe de son rival, traînait dans le cortège l’amertume de son succès, ce qui le devait prédisposer à nous annoncer des malheurs. Il n’y manqua point, l’un de nous ayant fait allusion à l’assassinat, annoncé la veille à Paris, de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo.

– Oui, proclama-t-il du ton lugubre habituel aux prophètes, nous aurons bientôt l’occasion de rencontrer de nouvelles apparitions.

– Lesquelles ? demanda Mme Rémy sans méfiance.

– Mais celles de tous nos morts, s’ils viennent eux-mêmes nous faire part de leur décès.

– Nos morts ?

– Sans doute : ne voyez-vous pas que nous allons à la guerre ?

Du coup, il éclipsait Mervalle, mais on le détestait. Il manquait de tact et de mesure. Comment croire à la possibilité de la guerre, et même à sa réalité, quand on sort d’un dîner aussi brillant et succulent, où les revenants eux-mêmes ont fait assaut de complaisance pour divertir les convives Soudain, un cri demi étouffé se fit entendre. Mlle Suzanne Giroux s’enfuyait du salon, les mains rabattues à demi sur les yeux, comme si elle se dérobait à quelque vision pénible.

– Ces affreuses histoires l’ont impressionnée, déclara Falaise sans y attacher d’importance.

– Vous le voyez : quel médium ! dis-je à Mme Rémy.

Le jeune Falaise l’avait suivie dans sa retraite. Elle reparut un peu plus tard avec lui, rassérénée, et ne voulut pas révéler le cauchemar qui l’avait remplie d’effroi.

– Le joli couple ! fis-je encore remarquer à ma voisine.

– Taisez-vous, me répliqua-t-elle. Les Falaise ont d’autres ambitions pour leur fils.

– Oui, mais cette petite sait ce qu’elle veut.

– Ce serait de l’ingratitude.

– L’amour est ingrat, madame, et sans scrupules.

Telle est, reconstituée dans tous ses détails, cette soirée d’avant-guerre qui devait servir de prologue au drame de famille le plus bizarre.

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