IIL’Intersigne

La guerre, prédite par Bernin dans un accès de mauvaise humeur, sépara chacun de nous, pour un temps du moins, de son milieu, de ses relations, de ses amitiés. Nous vécûmes, les uns à l’armée, les autres à l’arrière, murés en nous-mêmes, l’esprit tendu uniquement vers le salut national. Peu à peu, cependant, nous recommençâmes de nous intéresser à tout ce qui nous représentait la vie d’autrefois. Car les hommes sont les hommes et ne demeurent pas longtemps sur les cimes.

Ce ne fut qu’à la fin de juin 1916 – au cours de la bataille de Verdun – que, revenant de la région de mort, je rencontrai un jour Falaise sur la promenade des Champs-Élysées. Je savais qu’il avait perdu son fils unique, lieutenant d’artillerie, le premier jour de cette interminable bataille, et ne m’étonnai pas de le trouver changé, vieilli, flétri. Lui qui portait avec une aisance de jeune homme ses cinquante ans bien dépassés, lui qui aimait la vie et toutes ses manifestations de travail et de joie, il était, maintenant, amer et pessimiste.

– Vous revenez de là-bas, me dit-il. Quand perdrons-nous Verdun ?

– Jamais. Ils viennent d’échouer devant Souville et Froideterre avec douze régiments.

– Parlons avec franchise. Souville est pris, mais on nous le cache.

– Point du tout. On ne vous cache rien. Souville est à nous. J’en viens.

– Ah !

Il me considéra avec surprise, puis avec plaisir. Le patriote l’emportait sur le prophète de malheur. Et il se réjouit avec moi de la prodigieuse résistance de nos troupes. Mais je compris quels ravages peut causer la douleur paternelle dans un cerveau pourtant solide et pondéré.

– Les sacrifices du pays ne seront pas perdus, ajoutai-je.

Et ce fut une transition pour lui parler de son grand petit Georges, tombé devant Brabant.

– Je ne m’en consolerai jamais, me dit-il. Sa mère essaie de prendre sur elle pour me remonter. Elle n’y réussit pas, la pauvre femme. Venez la voir, venez parler de lui avec nous. Cela nous fera du bien.

– Je dispose de peu de temps, mais j’irai.

– Venez dîner un soir. Un dîner de guerre. Cela ne vous prendra point de temps. Demain.

Je promis. Oh ! sans agrément, je l’avoue. Une permission était alors un prodigieux bonheur dont aucune parcelle ne devait être perdue. Nous avions vu de près trop de morts pour ne pas désirer nous affranchir momentanément de leur souvenir. Mais, j’avais de l’amitié pour Falaise, je ne pouvais lui refuser ce qu’il me demandait.

Le lendemain, je gagnai donc, à Auteuil, le petit hôtel de la rue Michel-Ange où je n’étais pas rentré depuis le dîner illustré par la rivalité de Mervalle et de Bernin. Ce souvenir, vieux de deux ans, se précisait à mesure que j’en approchais. Il prenait dans ma mémoire une importance nouvelle. Il me représentait tout le plaisir de Paris avant la guerre, une charmante installation, une soirée exquise, la chère fine, de jolies femmes et l’agrément de la conversation. Celle-ci, il est vrai, avait pris un tour un peu dangereux : elle avait évoqué trop de revenants et de catastrophes ; mais c’était de loin et pour donner plus de prix à l’instant présent. Maintenant que nous étions dans la tempête, nous savions bien que les morts ne revenaient pas, sans quoi l’arrière eût été envahi par leur armée.

Je trouvai les Falaise dans leur jardin que le soir caressait avec douceur, un de ces soirs de la fin de juin qui se prolongent et ne veulent pas laisser le champ libre à la nuit. Leur couple n’était plus le même, sauf la bonne entente qui les unissait comme autrefois. Autrefois, – avant la guerre : cela semblait se perdre dans l’ombre. Mme Falaise avait gardé son air calme, étranger à l’agitation du dehors ; mais ses cheveux grisonnaient : elle était devenue presque une vieille femme, avec ce reste de jeunesse que donnent l’ingénuité du regard et le velouté des joues.

– Je ne vous avais pas revue, madame, depuis…

Je n’achevai pas, car les beaux yeux tranquilles s’étaient embués de larmes.

– Oui, dit-elle, nous parlerons de lui, tout à l’heure.

Nous rentrâmes dans l’hôtel, où j’eus la surprise de voir cette parente de province, Suzanne Giroux, que j’avais remarquée en 1914. Elle était vêtue de noir comme eux. Portait-elle le même deuil ?

– Notre cousine ne nous quitte pas, m’expliqua Mme Falaise.

– La fiancée de notre fils, compléta son mari.

– Je ne savais pas, murmurai-je.

– Oui, reprit Falaise, il n’y avait pas eu de fiançailles officielles ; mais, depuis la mort de mon fils, nous considérons Suzanne comme sa fiancée. Certaines circonstances nous y ont amenés.

Il regarda sa femme, comme pour chercher dans ses yeux une approbation. Ces propos auraient pu me sembler étranges ; mais, à cette date, rien ne paraissait étrange. Je supposai tout simplement que les jeunes gens s’étaient fiancés sans en avoir fait part à leurs parents, et que ceux-ci avaient accepté de bonne grâce une situation acquise. Suzanne devait être de l’âge de son cousin : vingt-trois ou vingt-quatre ans, peut-être un an de plus. Elle était sans fortune. Mais ces disproportions n’avaient plus aucune signification en présence de la mort. Elle avait changé, elle aussi, mais à son avantage : moins tendue, moins crispée, moins concentrée, elle paraissait plus à l’aise dans la vie, comme si elle se fût sentie plus appuyée.

Malgré les restrictions, je vis bien que Mme Falaise entendait soigner le permissionnaire. Son mari avait opéré lui-même une descente à la cave, d’où il avait ramené un vieil ermitage blanc et un musigny délectable. La conversation vint naturellement sur Verdun. Je savais l’offensive sur la Somme imminente. Dès lors, Verdun serait prochainement dégagé. Sans aucune réserve, je promis la libération de la forteresse inviolée et la défaite allemande sur la Meuse. Ceux qui revenaient des armées apportaient ainsi à l’intérieur un facile réconfort. Du moment qu’eux-mêmes étaient éloignés momentanément de la bataille, ils s’empressaient de jouir de la vie et n’allaient pas gâter leur plaisir par de sinistres prédictions. De là, un optimisme communicatif qui nous faisait attribuer à peu de frais un solide moral.

Puis, nous parlâmes des premiers jours de l’offensive allemande sur Verdun. Ils m’apprirent l’angoisse de Paris quand les communiqués, et surtout les commentaires colportés de bouche en bouche par les gens bien informés, annonçaient chaque jour la perte de nouvelles positions : Haumont, le bois des Caures, l’Herbebois ; ensuite Samogneux, le bois des Fosses, et encore Louvemont, la côte du Talou, la côte du Poivre, et enfin Douaumont que l’on croyait être la clé de la place forte. Je leur expliquai, de mon côté, la préparation ennemie, savamment camouflée, le prodigieux amoncellement des batteries, le déluge de feu qui avait écrasé nos lignes, l’endurance de nos artilleurs, l’héroïsme de notre infanterie :

– Nos avions ne purent repérer toutes leurs bouches à feu. C’était un feu d’artifice. Les obus avaient tellement défoncé le terrain que nos troupes, sortant des abris au moment de l’attaque allemande, ne s’y reconnaissaient pas. Elles croyaient voir le sol d’une autre planète, troué comme un visage marqué de la petite vérole. Cette journée du 21 février est une des plus douloureuses de la guerre, mais aussi une des plus glorieuses.

– Oui, conclut Falaise, c’est ce jour-là que mon petit Georges fut tué.

– Je sais.

Un silence suivit, que rompit Falaise au bout d’un instant :

– Dans l’après-midi, vers cinq heures, lorsque l’ennemi a donné l’assaut.

– Oui, à quatre heures quarante-cinq.

– Mon petit avait sa batterie entre Brabant et Samogneux. Nous étions rentrés au salon pour y prendre le café.

– Vous n’avez dû l’apprendre d’une façon certaine, demandai-je, que longtemps après. Il y eut alors une telle confusion.

– Le jour même, déclara Falaise.

– Oh ! le jour même !

Je ne pouvais le croire. Il était rigoureusement impossible que la nouvelle eût été transmise immédiatement, quand on ne savait rien, ou à peu près rien, de ce qui se passait sur les lignes, et que l’avance allemande recouvrait peu à peu l’emplacement de ces premières lignes.

– C’est ainsi, affirma de nouveau Falaise.

Je ne voulus pas le contrarier. Je regardai le groupe de ces dames qui ne parurent nullement gênées par son affirmation. Puis, Mme Falaise intervint de sa voix paisible :

– Officiellement, notre fils a été porté disparu. Il ne pouvait en être autrement, puisque nous avions perdu du terrain. Nous nous sommes adressés à l’ambassade d’Espagne et nous n’avons appris que le mois dernier qu’il avait été identifié par les Allemands et enterré dans un cimetière militaire à Brabant.

– Je comprends, approuvai-je.

– Mais non, reprit Falaise presque irrité, vous ne pouvez comprendre, parce qu’il s’est passé une chose extraordinaire. Nous avons su le jour même, le 21 février, à cinq heures du soir, dans ce salon où nous sommes, que notre fils était mort.

– Vous en avez eu le pressentiment.

– Il ne s’agit pas de pressentiment. Nous nous attendions, comme tout Paris, à une offensive ennemie dont on parlait à tort et à travers. Mais rien ne prouvait qu’elle dût se déclencher sur Verdun, ni à la date du 21 février. Nous n’avions pas de raisons particulières, ce jour-là, de nous montrer inquiets sur le sort de notre fils.

– Le communiqué n’avait-il pas paru ?

– Il n’a paru que le soir. À Auteuil, les journaux du soir ne parviennent pas de bonne heure. Je vous répète que rien ne nous avait avertis.

Je ne songeais pas à lui infliger un démenti et me rendais compte d’une susceptibilité qu’il ne fallait pas froisser inutilement.

– Oui, me contentai-je de dire, les personnes qui nous sont chères nous tourmentent à distance dans ces heures sombres.

Il laissa tomber cette phrase banale sans la relever, se promena dans la pièce de long en large et je vis bien que ces dames le suivaient avec inquiétude dans ses évolutions.

« La perte de son fils lui a-t-elle tourné la cervelle ? » me demandai-je.

Il s’arrêta brusquement devant moi et me dit à brûle-pourpoint :

– Vous rappelez-vous ce dîner que nous donnâmes ici avant la guerre, pour fêter le succès de Georges ?

– Sans doute, je ne l’ai pas oublié, et je me reporte volontiers à son souvenir quand je veux me procurer quelque heureuse vision du passé.

– Ce fut un dîner tragique. Vous ne l’avez peut-être pas deviné. Bernin y prophétisa nos malheurs et Mervalle nous annonça notre deuil.

– Mervalle ? Il évoqua beaucoup de fantômes.

– Cette baronne de Boislève, qui vit apparaître son fils à l’instant même qu’il était tué à l’assaut de Puebla, je croyais que c’était un de ces récits destinés à effrayer les femmes. Vous aussi, peut-être. Eh bien ! c’était exact, parfaitement exact.

– Avez-vous recueilli à son sujet d’autres témoignages ?

– Oui, le mien et celui de ma femme. Nous avons eu tous deux une pareille vision.

J’avoue mon incrédulité. Les singularités de la vie ordinaire ont toujours suffi à ma curiosité sans que j’éprouve le besoin d’y ajouter nos hallucinations et nos rêves. Je considérai donc mon hôte avec une certaine inquiétude, redoutant que le chagrin n’eût détraqué une intelligence lucide et bien ordonnée, et même portée, auparavant, à n’admettre que les faits positifs, scientifiquement démontrés. Puis, je me tournai vers ces dames comme pour les appeler au secours de cette inquiétude intime. Mais elles le regardaient avec émotion, dans l’attente de ce qu’il allait me révéler, et qu’elles connaissaient et approuvaient à l’avance. Il se décida, me jugeant suffisamment préparé.

– Ce vingt et un février, nous étions, ma femme et moi, dans ce salon. On manquait alors de charbon. L’hôtel se chauffait mal. Mais ne fallait-il pas souffrir aussi un peu, à l’arrière ? Si peu, auprès des maux endurés par nos soldats. J’avais bourré la cheminée de bûches. C’était du bois vert qui pétillait et lançait des étincelles. En tisonnant, je fis, malgré moi, cette réflexion : « On se bat à Verdun, » Et Alice me répondit, comme si elle avait la même révélation au même instant : « Oui, mon ami, on se bat à Verdun, – Comment le sais-tu ? – Et toi ?… » Et, brusquement, nous nous trouvâmes debout tous les deux, en face l’un de l’autre, atterrés, épouvantés, n’osant pas nous parler. Je lisais dans ses yeux ce que j’avais vu. Elle lisait dans les miens sa propre vision. Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre en pleurant, sans nous être communiqué notre angoisse, – non pas notre angoisse, notre certitude. Le premier, je me suis repris : « C’est insensé, mon amie, mon imagination et ma tendresse me jouent des tours. J’avais vu Georges là, devant moi, debout… » Alors, elle m’interrompt : « Le front troué, il a levé les bras et il est tombé, – Comment le sais-tu ? – Moi aussi, je l’ai vu, il était là, devant cette table, – Ah ! m’écriai-je. Alors c’est vrai. Notre fils est mort… » Ma pauvre femme a bien essayé, elle aussi, de se soustraire, de nous soustraire à ce cauchemar. Mais quoi ! on n’a pas d’hallucinations à deux. Je me suis rappelé les récits de Mervalle. Ils ne sont pas inventés. Notre fils mourant nous avait visités à distance. Toute la soirée, nous n’avons pu écarter l’horreur de cette vision. J’ai fait prendre les journaux du soir : la bataille de Verdun avait effectivement commencé. Dès lors, nous avons vécu dans l’attente de notre deuil. Quels jours affreux ! Aucune nouvelle ne nous parvenait plus de l’absent. Nous sûmes enfin par son colonel qu’il avait disparu ce soir du 21 février. Nous en étions sûrs, et cela ne nous apprit rien. Un autre avertissement nous avait été donné.

J’avais écouté ce récit avec passion, mais sans surprise, car je l’attendais. Je ne manifestai, quand Falaise se tut, aucune marque de désapprobation pour ne pas le désobliger, mais aucune marque non plus d’approbation. Je ne pouvais le suivre, en effet, sur le chemin où il m’entraînait et, mentalement, je groupais en faisceau les objections qui se précipitaient. L’offensive allemande sur Verdun était prévue. Falaise ne vivait pas confiné dans sa solitude d’Auteuil. Il dirigeait diverses œuvres, il voyait du monde, il allait aux informations. Nul doute que la veille, ou le matin, il n’eût acquis la conviction que cette attaque allait se déclencher. Quoi de plus naturel qu’ainsi averti il fût, ce jour-là, tout spécialement inquiet de son fils ? Le voilà dans son salon, à la tombée du jour, quand les pensées tristes nous assaillent, qui tisonne son feu. Il se rappelle les évocations de fantômes à la voix de Mervalle, l’histoire de la baronne de Boislève. Il se met lui-même dans une de ces dispositions d’esprit où l’on accueille les plus fantastiques aventures. Le bois vert charbonne, gémit, éclate. Ces éclatements favorisent ses préoccupations. Il y voit une image de la bataille. A-t-il besoin d’échanger des pensées avec sa femme ? N’ont-ils pas le même souci, les mêmes alarmes ? Tout à coup, il est bouleversé, parce qu’il a imaginé la mort de son fils. Sa femme comprend immédiatement ce qu’il éprouve. Elle l’éprouve comme lui. Ils mettent en commun leurs visions. Il n’y a là qu’une expression de l’angoisse paternelle et maternelle. Et cette première journée de Verdun fut si coûteuse que la mort du jeune lieutenant à cette même heure n’a rien d’anormal.

Ainsi résistais-je aux suggestions de mon hôte. Les événements humains ont presque toujours deux explications. Devina-t-il ma résistance ? Il posa hardiment le problème dans l’avenir dont il attendait des preuves :

– Ma femme vous l’a appris tout à l’heure : nous avons connu par l’ambassadeur d’Espagne l’identification de Georges et le lieu approximatif de sa tombe. Mais nous espérons obtenir d’autres détails plus précis. Un de ses camarades, le sous-lieutenant Malais, qui était son second à la batterie, a été blessé et fait prisonnier. Il a écrit à sa famille qu’il avait vu tomber notre fils. Nous nous sommes mis en relations avec lui et nous attendons sa réponse. Nous saurons bien alors si Georges a été frappé d’une balle au front à cinq heures du soir, ou s’il a été tué d’un éclat d’obus à quelque autre moment de la bataille. Si c’est d’une balle, et à l’heure de l’assaut ennemi, nous aurons la preuve qu’il est venu nous dire adieu avant de mourir. Vous voyez ; que je raisonne calmement et que je discute avec moi-même. Quand l’inexplicable s’impose, il faut pourtant bien s’incliner.

– Il y a eu tant de morts à Verdun, cher ami, et surtout les premiers jours. Songez à tous les parents qui ont traversé la même épreuve.

Mais il suivait son idée et rien ne l’en pouvait distraire.

– L’univers, reprit-il, n’est qu’un immense mystère dont nous cherchons l’énigme. Longtemps, je me suis contenté de croire à la science qui découvre et classe les effets, mais qui ne donne pas les causes. J’ai lu dans saint Paul cette parole qu’il faut méditer : « Le monde est un système de choses invisibles manifestées visiblement. » Parole que Massillon commente ainsi : « Tout ce monde visible n’est fait que pour le siècle éternel où rien ne passera plus ; tout ce que nous voyons n’est que la figure et l’attente des choses invisibles… Dieu n’agit dans le temps que pour l’éternité. »

Je découvris aussitôt une diversion dans ces citations théologiques.

– Êtes-vous devenu croyant, Falaises ?

– Croyant, non, puisque je cherche. Je suis en présence d’un fait qui bouleverse toutes mes idées sur le réel en ajoutant à ce réel un domaine inconnu : celui de l’invisible. Je réfléchis. Pour Joseph de Maistre, toute loi sensible a derrière elle une loi spirituelle dont la première n’est que l’expression apparente. Le hasard n’existerait donc pas dans le monde et les faits qui déroutent les calculs de l’intelligence auraient cependant une logique.

– Précisément, il ne saurait y avoir de logique en des faits qui échappent à l’expérimentation scientifique.

Nous discutâmes ainsi quelques instants. À la véhémence qu’y apportait mon hôte, je compris, non sans stupéfaction, que le problème qu’il prétendait résoudre l’aidait à supporter la perte de son fils. De Verdun, le double de son fils mourant avait-il pu apparaître dans le salon de la rue Michel-Ange ? Nul doute possible sur cette apparition. Or, l’admettre, c’était admettre que la vie humaine et la mort sont sur un autre plan que le plan apparent et sensible. Il se débattait dans un extraordinaire drame intellectuel qui le délivrait miraculeusement de l’excès même de son chagrin paternel.

Sa femme, la sage, la prudente Alice, partageait-elle ses hésitations ? Elle n’en laissait rien apercevoir. Mais je devinai que sa foi catholique lui devait aplanir toutes difficultés et qu’elle ne voyait aucune impossibilité à ces communications à distance venues des âmes au moment d’être délivrées de tout poids charnel. Au contraire, Suzanne Giroux fixait passionnément M. Falaise comme si elle attendait de lui la révélation de la vérité. Celui-ci, tout à coup, laissa tomber son regard sur la jeune fille.

– D’ailleurs, me dit-il, notre apparition a été précédée d’une autre, plus étrange encore, plus inexplicable, ici même.

– Ici ?

– Oui, dans ce salon, le soir de ce fameux dîner que nous rappelions tout à l’heure.

– Oh ? fis-je, Mervalle, avec ses sornettes, avait préparé les voies aux fantômes. L’histoire de la baronne de Boislève avait surchauffé les esprits.

– Je vous l’accorde ; mais qui donc croyait à la guerre, à cette date ?

– Bernin, qui lançait du feu comme une gargouille de la pluie.

Il écarta cet argument qui l’embarrassait :

– Peu importe ! Mon fils était là, tout éclatant de jeunesse, de santé, de beauté. Comment imaginez-vous que quelqu’un l’ait vu, tout à coup, le front sanglant, vaciller sous le choc de la blessure et s’écrouler dans la mort ?

– Quelqu’une ? Mais qui ?

– Suzanne, sa fiancée, qui venait de le quitter à la salle à manger pour passer au salon où elle le précédait, et qui le retrouva au salon dans cet état.

Suzanne Giroux me fixait de ses yeux enflammés, attestant la fidélité de ce récit.

– Je me souviens, dis-je en me tournant vers elle. Vous avez crié et vous vous êtes sauvée en vous tenant le front des deux mains. Quand vous êtes revenue, vous n’avez pas voulu nous dire la cause de votre émotion.

– Non, murmura-t-elle, je ne l’aurais jamais dite. Je n’y voulais pas croire.

– Elle ne nous l’a avouée, la chère enfant, qu’après le décès de Georges.

Ainsi était-elle devenue la fiancée du mort. Cette apparition anticipée ne lui donnait-elle pas des droits ? Je mesurai les ravages causés dans le cerveau de Falaise par l’idée fixe. Peu après, je pris congé de mes hôtes et, quand je me retrouvai dans cette lointaine rue d’Auteuil, déserte et mal éclairée, j’éprouvai un certain soulagement, comme si je sortais d’un asile d’hallucinés, tant nous supportons mal ce qui contrarie nos habitudes sociales, les habitudes d’une vie où il n’y a pas de place pour les fantômes.

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