XIÉpilogue

Un dénouement brusque et inattendu, mais je n’en ai jamais su davantage sur le mystère de la rue Michel-Ange.

On se souvient de cette terrible épidémie de grippe, dite « espagnole », qui sévit à Paris à la fin de 1918 et qui reparut en février et mars 1919. Elle faisait encore des victimes quand on la croyait enfin disparue. Suzanne Giroux fut une des dernières, au mois d’avril, peu de jours après les événements que j’ai relatés. Peut-être son système nerveux trop tendu – et détraqué, soit par ses passes de médium et ses états de transe, soit par les combinaisons machiavéliques de sa volonté de parvenir – l’avait-il désarmée contre les atteintes du mal qui, tout de suite, déclara sa gravité et emporta rapidement la malheureuse jeune fille. Son secret disparut avec elle. Dans la mort elle appela : Georges ! Georges ! Et peut-être ce secret n’était-il qu’un amour ardent et malheureux.

J’ai donné à entendre que j’avais pénétré ce secret. Résolue à ne jamais retourner à Poitiers dans sa province et sa famille également dédaignées, se sentant créée et mise au monde pour respirer dans une atmosphère de luxe, et peut-être d’ailleurs amoureuse du mort et voulant se rapprocher de lui, elle n’aurait pas reculé devant les pires audaces pour atteindre ce but de conquête, et, puisqu’il fallait plaire à M. Falaise par le moyen de communications avec l’invisible, elle aurait consenti à évoquer le fils pour dominer le père. Elle aurait appartenu à la race de cette Mlle de Watteville qui, dans l’Albert Savarus de Balzac, souleva toute une cité pour venger son amour repoussé. Une jeune fille est moins disposée qu’une femme, dans la passion, à tenir compte des forces sociales et des scrupules de sentiment. Elle a moins vécu, elle ne connaît pas les mille réserves et les mille nécessités de la vie, elle va de l’avant sans aucune gêne. Elle détermine d’inutiles catastrophes, sans profit pour elle-même, et s’imagine sottement témoigner ainsi d’un plus vif amour. Hermione est plus franche et absolue que Phèdre dans sa poursuite. Et, d’ailleurs, les crimes qui nous paraissent le mieux préparés et combinés, ceux qui impliquent toute une suite de résolutions, ne sont pas accomplis dans la réalité avec cette rigueur mathématique. Bien plutôt, ils sont pris dans leur propre engrenage. On avait donné le petit bout du doigt, et le corps y a passé tout entier. Et c’est pourquoi l’examen de conscience préconisé par la religion catholique est si précieux, qui permet de voir clair en soi et d’extirper à temps les mauvais germes qui lèveront en moisson coupable et dont on ne peut plus, à un moment donné, empêcher la croissance. Je demeure persuadé que Suzanne, en se prêtant au début aux caprices spirites de Falaise, croyait faire œuvre pie, caresser une chimère inoffensive, panser de ses douces mains de femme une douleur qu’elle sentait à vif. Ainsi fut-elle peu à peu amenée à subir un joug dont il lui devint impossible de préserver ses épaules. Elle crut reprendre sa liberté en épousant le lieutenant Malais ; mais sa finesse l’avertit bientôt que ce fiancé tempétueux ne lui convenait point et que la supercherie dont elle avait contracté l’habitude, et dans laquelle elle vivait grassement, était encore préférable à une union mal assortie. Serait-elle allée jusqu’à séparer Falaise de sa femme ? Je l’en croyais capable.

C’était là mon interprétation. Je reconnais qu’elle est injurieuse et cruelle.

Suzanne Giroux devenait à mes yeux un type nouveau de la dissimulation.

« La dissimulation, écrivait La Bruyère, n’est pas aisée à définir : si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. »

Mais Suzanne Giroux ne composait pas ses paroles, sauf, peut-être, dans l’état de transe.

Sans doute, dans les milieux spirites qu’elle fréquentait, juge-t-on la jeune fille d’une tout autre manière, comme un médium honoré des révélations d’outre-tombe, même si ces révélations devaient briser son bonheur. Je l’ai entendu citer comme une des vierges et des martyres de la religion nouvelle.

Le calme, après sa mort, entra dans l’hôtel de la rue Michel-Ange, mais d’une manière imprévue. Mme Falaise avait assisté la jeune fille avec un dévouement tout maternel jusqu’aux derniers moments, donnant ainsi la preuve de sa charité et de son abnégation chrétiennes. Le mal fut si brusque qu’il ploya cette jeunesse en quarante-huit heures et ne lui laissa pas le temps de se reprendre, de lutter, de prévoir la fin. Falaise commença d’être désespéré. Qui, désormais, le relierait à son fils ? Puis, une idée vint se loger dans sa tête et le consoler presque instantanément ; c’était Georges qui avait réclamé sa fiancée, qui était venu la chercher, qui l’avait emmenée avec lui dans le monde invisible. Pour un peu, il eût célébré leurs noces spirituelles. Dans tous les cas, il imaginait leur bonheur éthéré et admettait que son fils, occupé d’autres soins, ne pouvait communiquer avec lui. Je le vis sourire à l’absent, aux absents, car il ne les séparait plus. Cette douce folie ne gênait personne. Mme Falaise la supportait avec patience, elle dont les prières demandaient le repos éternel pour leur enfant et qui croyait à la survie des âmes dans le royaume de Dieu.

Et c’est aussi dans La Bruyère que je chercherai son portrait :

« Il y a dans quelques femmes une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur et qui est comme une suite de leur haute naissance ; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu’elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux. »

Mais sa modestie, à elle, recouvrait tout.

Et quant aux événements humains, aux historiques comme aux intimes, nous aimons à leur donner diverses interprétations, dont les plus singulières trouveront toujours des adeptes…

Paris, décembre 1921 - février 1922.

Share on Twitter Share on Facebook