XLa maison hantée

Quelques semaines plus tard, je vis venir chez moi, rue du Ranelagh, Mme Falaise. La pauvre femme était bouleversée et j’eus peine à la remettre en état de me confier sa misère. Elle si réservée, si digne, si prudente, ne se décidait pas à se plaindre et ne pouvait s’en aller sans recevoir un secours. J’obtins peu à peu qu’elle se calmât, et voici le récit douloureux qu’elle me fit en hésitant et pleurant :

– J’étais résolue à tout supporter. Je le dois, n’est-ce pas, cher ami, doublement, puisque je suis chrétienne et puisque j’aime mon mari. Maintenant j’ai peur de devenir folle. J’ai peur, comprenez-vous. J’étais la seule personne raisonnable dans notre hôtel et je crains de perdre la raison. Notre vieux ménage de serviteurs nous a quittés depuis les dernières scènes.

– Les dernières scènes ?

– Je vous expliquerai tout à l’heure. Mon mari l’a remplacé par une paire de spirites qu’il associe à ses expériences. Je n’ai plus avec moi que ma femme de chambre, qui m’est très attachée, mais qui, elle aussi, commence à trembler, ne mange plus, ne dort plus, gémit et soupire jour et nuit.

– Mais enfin, chère madame, demandai-je, que se passe-t-il donc ?

– Il se passe qu’ils ne vont même plus avenue de Wagram pour leurs abominables séances. M. Mervalle ne peut plus leur servir d’intermédiaire.

– Mervalle ? Pourquoi ?

– Vous ne savez donc pas ? Mme Mervalle est partie avec le lieutenant Malais qu’elle a connu au dancing de la rue Caumartin. Elle divorce pour l’épouser. Et M. Mervalle est désespéré.

– Oh ! dis-je, il la retrouvera, comme il l’a retrouvée après la mort du pauvre Bernin.

Mme Falaise ne me suivit pas dans ma digression. Déjà elle reprenait de sa douce voix mélancolique :

– Ils ne retournent plus avenue de Wagram. Ils appellent mon fils à domicile. Ils le poursuivent jusque dans sa chambre que j’ai laissée telle qu’il l’a quittée le jour de la mobilisation, et dont j’avais fait une sorte de sanctuaire où j’aimais à me retirer afin d’y mieux prier pour lui. Ce sanctuaire, ils l’ont profané. Maintenant je n’y retourne plus. Je n’ai plus rien à moi, que ma douleur où je suis seule, toute seule, puisque mon mari ne la partage plus avec moi.

J’avais bien pressenti qu’il lui deviendrait un jour difficile de vivre dans le voisinage d’un envoûté et qu’il lui faudrait imposer un choix entre elle et Suzanne. Ce choix, oserait-elle le proposer ? Je la pressai de continuer ses confidences :

– J’ai tenté, murmura-t-elle, quelque chose qui ne me vaut pas ma propre estime. Un jour que Suzanne était dans ma chambre, je lui ai montré mon collier de perles. C’est un cadeau qui date des premiers temps de mon mariage. Il vaut aujourd’hui plus de deux cent mille francs. « Le voulez-vous ? ai-je proposé à la jeune fille. Vous irez le montrer à votre famille. » C’était l’inviter à retourner à Poitiers, chez les siens. Elle eut un sourire mystérieux et refusa : « Je n’en ai pas besoin, madame », me répondit-elle. J’ai su, en effet, que mon mari lui avait offert un plus beau collier.

À cette révélation, j’eus un sursaut que Mme Falaise ne pouvait interpréter que défavorablement !

– Oh ! s’écria-t-elle aussitôt, n’ayez pas de mauvaises pensées. Ce serait absurde et ce serait faux. Je vais vous dire un secret que je ne devrais avouer qu’à mon confesseur, mais vous avez été mêlé à notre horrible aventure. Eh bien ! je préférerais que Suzanne fût la maîtresse de mon mari, comme vous venez de le supposer à l’instant, parce qu’alors je me débattrais dans une intrigue normale. Tandis que mon mari n’a pour Suzanne qu’une affection paternelle. Il l’assimile à Georges. Il ne la sépare pas de Georges. Il trompe mon fils avec elle. Ah ! oui, je préférerais être moi-même trompée.

C’était le plus singulier cri d’amour maternel. Elle fut surprise elle-même de l’avoir poussé et s’en repentit :

– Excusez-moi, supplia-t-elle. Vous voyez bien que je commence, moi aussi, à divaguer. Et j’ai peur de rentrer chez moi. J’en suis là. Peu à peu ils me chassent, ils me prennent mes souvenirs, ils me prennent mon enfant.

Elle me faisait une telle pitié que je résolus de lui venir en aide :

– Écoutez, dis-je, peut-être parviendrai-je à dessiller les yeux de Falaise.

Et je la mis au courant de ce que j’avais surpris le fameux soir des gothas, comme aussi des indications fournies à Suzanne par son ex-fiancé. Elle m’écouta sans m’interrompre, satisfaite de trouver en moi un appui. Mais sa foi absolue n’avait pas besoin d’être nourrie de nouveaux arguments, et je compris bien qu’elle n’attachait pas beaucoup d’importance à ma démarche.

– Essayez, conclut-elle. Je désire tant que vous réussissiez.

Puis elle se retira, un peu calmée, ayant renouvelé sa provision de patience, mais pour combien de temps ?

J’essayai en effet. Cette entrevue avec mon vieil ami Falaise fut dépourvue de tout agrément. Elle eût été comique si elle m’avait laissé le loisir de l’ironie. Mais elle s’acheva dans la tempête.

Je révélai donc au père de Georges ma présence avenue de Wagram le soir où fut évoquée la bataille de Verdun avec des détails que je lui avais donnés à lui-même en présence de Suzanne. Mais il nia obstinément qu’il eût jamais tenu de moi ces détails.

– Mme Falaise était là, insistai-je.

– Elle est partiale.

Et lui donc !

– Mais Mme Falaise, repris-je, n’assistait pas à la scène de l’avenue de Wagram. Il serait donc facile de l’interroger et de rapprocher ensuite son témoignage de celui que je vous apporte.

– C’est inutile. Ma femme ne veut pas être mêlée à cette histoire.

C’était pourtant cette histoire qui menaçait de la jeter hors de chez elle. Je n’insistai pas, car je comptais sur une meilleure preuve :

– Que Mlle Suzanne vous remette la correspondance qu’elle a échangée avec le lieutenant Malais.

– Je ne commettrais pas cette indiscrétion.

– Oh ! il n’y a là aucune indiscrétion. Mlle Suzanne écrivait en votre nom au lieutenant Malais alors en captivité. Aucun lien n’existait entre eux. Ils n’étaient pas fiancés.

– Pourquoi lire leur correspondance ?

– Parce que vous y trouverez toutes les indications sur la tombe de votre fils à Brabant, indications que Suzanne nous a révélées, ce fameux soir des gothas, en état de transe, comme si elles lui étaient imposées par une communication avec l’au-delà. Vous aurez là, mon cher Falaise, la démonstration évidente de la supercherie.

– Comment le savez-vous ? me réclama Falaise irrité.

– Par le lieutenant Malais.

– Lâche vengeance d’un fiancé renvoyé !

– C’était avant son renvoi.

Mon ami s’était levé dans un état d’extrême agitation dont je ne pouvais rien augurer de favorable.

– Je n’en crois rien, me déclara-t-il, et je vous défends de porter contre la fiancée de mon fils une accusation aussi monstrueuse. Vous avez abusé de l’hospitalité que je vous offrais, de la confiance que je vous montrais. Je vous interdis à l’avenir l’accès de ma maison.

Diable ! il m’exorcisait et me chassait comme un esprit des ténèbres. J’allais me fâcher à mon tour, car les mots qu’il avait employés me blessaient les oreilles et je n’aime guère à supporter de tels accès de colère, quand une porte s’ouvrit et je vis passer, comme une ombre, Mme Falaise, l’inquiétude et la mort sur le visage. Cette apparition eut pour effet de me restituer mon sang-froid et je me contentai de répliquer, le sourire aux lèvres :

– Mon pauvre ami, je vous plains. Un jour, c’est vous qui m’enverrez chercher.

Il me laissa partir sans un mot. Son fanatisme avait brisé notre amitié.

Mme Falaise vint elle-même excuser son mari. Je l’assurai que je lui avais pardonné son incartade et que, d’ailleurs, je ne l’en rendais pas responsable.

– Mais vous-même ? lui demandai-je.

Elle ne ressemblait pas à l’humble mendiante qui était venue m’implorer précédemment. Elle avait repris son état habituel, sa douceur, sa résolution, presque cet air paisible et tranquille qui, jadis, me la faisait prendre pour une femme insignifiante et sans grande sensibilité.

– Oh ! moi… répliqua-t-elle avec détachement, comme pour détourner la conversation d’un sujet qui ne valait plus d’être approfondi.

Étonné de ce revirement, j’insistai :

– Vous vous êtes décidée à rester rue Michel-Ange ?

– Sans doute. Comment ferais-je autrement ?

Elle avait déjà oublié sa démarche avec cette promptitude qu’ont les femmes à se reprendre. Je dus la lui rappeler pour obtenir quelque explication. Elle rougit comme une jeune fille et me fit cet aveu qui ne devait pas me surprendre :

– J’étais faible. Nous sommes tous faibles quand nous sommes réduits à nous-mêmes. J’ai demandé assistance à Celui qui ne nous refuse jamais la sienne. J’ai prié et j’ai été exaucée.

– Exaucée ?

– Oui. Je souffrirai tout, je subirai tout désormais, pour le salut de mon fils et pour celui de mon mari. Je demeurerai auprès de mon mari sans me plaindre. La présence de Suzanne, la complicité de Suzanne, je les supporterai. Il n’est pas possible que tôt ou tard il ne me revienne pas, qu’il ne partage pas mes espérances éternelles.

Sa foi l’avait rassérénée. Je lui promis de revoir Falaise sans faire allusion à la scène violente de notre rupture. Mais ce drame intime devait recevoir un dénouement brusque et inattendu.

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