Visite de Passereau à Philogène. – Passereau dissimule et persifle. – Ils vont se promener dans les marais. – Passereau, comme par hasard, rencontre la maison de son père nourricier et fait entrer Philogène dans un jardin inculte. – Est-il une plus douce chose que la solitude ? – Passereau laisse entrevoir ses soupçons, Philogène proteste. – Il dissimule et persifle. – L’heure du crime approche, prions Dieu ! – Sous les tilleuls, remarquez s’il vous plaît que ceci n’est point un roman qui enfonce Jean-Jacques et Richardson.
Juste à l’heure dite, arriva Passereau. En lui ouvrant la porte, Mariette avec un air surpris s’écria : – Quoi ! c’est vous, mon bel écolier ! Hélas ! bien que j’aie grand plaisir à vous voir, je vous croyais homme de cœur, et j’espérais beaucoup que vous ne remettriez plus les pieds ici ; vous l’aimez donc par-dessus tout ? vous ne pouvez donc vous en dépêtrer ?
– J’espère, pour le moins, mon amie, que tu ne lui as rien dit me touchant, qui ait pu lui faire soupçonner chez moi le plus léger changement à son égard ?
– Rien !
– Tu ne lui as pas dit que je me trouvais ici à l’arrivée du billet du colonel ?
– Non, je ne le devais pas.
– Y est-elle ?
– Je devrais vous dire non. Mon Dieu, mon Dieu ! que vous avez peu de noblesse dans l’âme ! ou que vous êtes à plaindre d’être si malheureusement épris de bel amour pour une… Vous êtes joué et vous ne l’ignorez pas !
– Pour m’accuser ainsi, sais-tu le serment que j’ai fait, sais-tu ce que j’ai dans le cœur ?… Réserve tes reproches, Mariette.
– Entrez, elle est dans son boudoir.
Philogène sortait de table, couchée sur son sopha, elle ruminait son dîner, repue et enflée comme une vache qui a trop mangé de triolet.
– Ah ! vous voilà donc, monsieur le volage, vous vous ferez couper les ailes ! Depuis trois gigantesques jours, votre amie ne vous a point vu.
– Vous me faites volage à peu de frais, ma chère ; quand je viens, personne ; madame est à cheval, en ville.
– L’équitation est-ce un mal ? vous avez l’air de m’en faire un reproche.
– Loin de là.
– Allons, venez que je vous baise au front, que la paix soit faite ; venez donc ! Ce pauvre ami, il me semble qu’il y a une éternité !…
– Vous n’étudiez pas seulement l’équitation au manège, n’est-ce pas, vous devez avoir des traités théoriques ?
– Oui, je crois avoir celui…
– À quelle volte en êtes-vous ? à quelle pose ?
– Pourquoi ne me tutoies-tu pas aujourd’hui ? Ce gros vous me fait mal ; il semblerait que vous êtes fâché ?
– Fâché ! et de quoi ?
– Que sais-je !…
– N’es-tu pas toujours la même pour moi ? n’es-tu pas toujours bonne, aimante, sincère ?
– Toujours ! tu me blesserais d’en douter.
– Moi, douter de toi ? tu me blesses à mon tour.
– Que je suis heureuse, je vois que tu m’aimes toujours ! Je t’aime bien aussi, mon Passereau !
– Comment pourrais-je ne pas t’adorer ? belle de corps, belle de cœur ! pourrais-je aimer plus digne que toi ? Oh ! non pas, Dieu le sait !
– Que tu es généreux, mon chéri, ta parole m’exalte.
– Heureux, bienheureux le jeune homme d’honneur à qui le ciel envoie, comme à moi, une femme pure et fidèle !
– Heureuse, bienheureuse la femme pure à qui le ciel envoie un ami noble et doux !
– La vie leur sera facile et légère.
– Tu souris, tout bas, Passereau ?
– Vois-tu pas que c’est d’enivrement ? Tu ris, ma belle ?
– Vois-tu pas que c’est de joie ?
Ne me repousse donc pas comme cela, mon chéri ; qu’aujourd’hui tu es froid et triste près de moi, toi si caressant et si amoureux des caresses !
– Que veux-tu que je te fasse ?
– Je ne te demande rien, Passereau ; mais c’est à peine si je puis t’embrasser. Quand je touche à tes lèvres tu recules, et tes yeux me fixent et me font peur ! Es-tu malade, souffres-tu ?
– Oui, je souffre !…
– Pauvre ami ! veux-tu prendre du thé ?
– Non, j’ai besoin de respirer et de marcher : sortons.
– Il fait nuit, il est bien tard.
– Tant mieux.
– Je ne suis pas disposée.
– Alors, à ton aise.
– Non, non ! ne te fâche pas, je ferai tout ton bon vouloir.
Ils sortirent. – Passereau, muet, traînait sa maîtresse à son bras, comme un époux contrit traîne son épouse après la lune de miel.
– Mais pourquoi veux-tu donc absolument aller par-là, dans ces chemins laids et déserts ? Viens plutôt sur les boulevarts Beaumarchais.
– Ma chère, j’ai besoin de solitude et d’obscurité.
– Quelle route me fais-tu prendre dans ces marais ? le chemin des Amandiers qui mène au cimetière, me conduirais-tu à la tombe ?
– J’aime beaucoup le calme de ces quartiers, où j’ai passé mon bas âge chez la femme d’un maraîcher, ma nourrice. – Tiens, vois-tu, là-bas, à droite, cette espèce de hutte ? c’est le louvre de mon père nourricier. – Il y a déjà plusieurs jours que je n’ai serré la main de ce brave homme. – Que tout cela éveille en moi de sereins souvenirs ! – S’il n’était si tard, j’entrerais les embrasser ; mais ces bonnes gens sans vices et sans ambition se couchent avec le soleil et se lèvent avec lui, contrairement à la corruption qui veut des longues nuits qu’elle abrège, et qui, comme le hibou, se tapit durant le jour. – Tiens, regarde ces beaux jardins, ces potagers si bien garnis, tout ceci est à eux. Voici, là-bas, l’avenue où j’ai marché pour la première fois. – Voici un champ, presque inculte, jadis c’était une riche pépinière ; il appartient à un jeune homme mineur. – Voici un passage dans la haie, entrons nous promener un moment sous ces tilleuls.
– Quelle étrange idée ! Ne crains-tu pas qu’on nous prenne pour des larrons de nuit ?
– N’aie pas peur, mon amie, personne en ce lieu ne veille. D’ailleurs, je suis connu du voisinage et du maître de ce champ où je venais assez souvent, ce printemps, faire des promenades solitaires.
– Comme il fait noir : si je n’étais avec toi, Passereau, j’aurais peur.
– Enfant !
– Comme on pourrait égorger, à son aise, dans ce quartier perdu !
– Est-ce pas ?
– Qui viendrait à notre aide ? vous auriez beau crier.
– Crier, ce serait peine vaine.
– Passereau, prenons cette allée de framboisiers ?
– Non, non, allons sous les tilleuls !
– Passereau, tu me fais trotter comme une mule. Je suis très fatiguée.
– Asseyons-nous. – Est-il un plus grand bonheur que tu saches que le désert à deux, surtout la nuit ? N’entendre rien dans les ténèbres qui vous environnent ; n’avoir que des broussailles et des pierres autour de soi ; et, dans ce silence profond, écouter les palpitations d’un cœur qui répond aux battements du vôtre, d’un cœur qui ne palpite que pour vous ! Au milieu de toute cette morne et indifférente nature presser dans ses bras un être tout de feu, pour lequel on a oublié tous les autres, qui vous enivre des baisers de sa bouche amère et condamnée à tout autre ! qui vous endort sous ses caresses magnétiques !
– Ô mon Passereau, c’est une pâmoison ! J’ignorais tout le charme du silence des champs ; c’est la première fois que, sous le ciel, je cause d’amour avec celui que j’aime. – Tu sais, nous nous tenions toujours enfermés ; oh ! que cela vaut mieux que quatre murailles !
– Si l’un à l’autre fidèles nous vieillissons, quand nous serons proches de la tombe, avec quelle joie nous compterons cette nuit dans nos belles souvenances ; car notre liaison n’est pas une liaison d’un jour.
– Union, constance pour la vie !
– Avant peu, mon oncle, mon tuteur, va me rendre compte de mes biens et m’émanciper : aussitôt, ma belle, que je serai libre, nous irons demander à la loi qu’elle nous unisse, et si ma parenté venait à s’enquérir de ta dot, j’énumérerai tes vertus.
– Tu me combles de joie ! que de générosité pour une pauvre femme qui ne sait que t’aimer ! – Oh ! que ce jour vienne tôt ! Il me tarde que nous habitions ensemble. – Ne me caresse pas ainsi, Passereau, je me meurs, tu vas me tuer !
– Te tuer, belle homicide ! ce serait grand dommage.
– Oui, car c’est une chose rare qu’une femme qui vous aime pour vous, rien que pour vous.
– Comme toi, est-ce pas ?
– Épargne ma modestie.
– Car c’est une chose rare qu’une femme sincère, naïve et fidèle comme toi.
– Tu me ferais rougir.
– Prends garde, on ne rougit que de pudeur ou de honte !
– Mon Dieu ! que ce soir tu me traites brusquement ; quelle politesse brutale, quelle réserve ! – Quand je t’embrasse, ou quand je te caresse, c’est comme si je te touchais d’un fer rouge, tu frissonnes. – Peut-être as-tu quelque chose contre moi ? ai-je pu te blesser, ai-je pu te déplaire, mon amour ? Il faut parler, il faut dire ce que tu as sur le cœur ; épanche ton chagrin ; je suis ton amie, il ne faut rien me cacher, je te consolerai.
– Poison et orviétan, tout à la fois !
– Que veux-tu dire ! – Tu vois bien que tu te caches de moi ; je te fais souffrir, je te gêne. – Mon Dieu, quel mystère ! – Parle-moi, parle-moi, je t’en prie ! dis ma faute, je la réparerai, dussé-je en mourir ! – Tu m’en veux ? – On m’aura calomniée, il y a des gens si pervers !…
– Oui, c’est vrai, mon amie, ce n’est pas que je le croie, on t’a calomniée. Des méchants t’ont noircie, ils ont dit que tu me jouais, que tu m’étais joyeusement infidèle. Mais je t’affirme que je ne les crois point, c’est un infâme mensonge !
– Bien infâme !… Il faut que tu aies bien peu de confiance en moi, il faut que tu aies de moi une misérable estime, pour que quelques paroles qu’on aura débitées te changent tant et si subitement à mon égard, et te jettent dans un pareil trouble.
– On m’a dit que tu étais volage, mais je t’affirme que cela ne me trouble point.
– C’est peu libéral de ta part. On viendrait faire sur toi les rapports les plus admissibles, comme les plus honteux, je ne voudrais pas même les entendre. Tu n’as pas de confiance en moi, Passereau !
– Si, si, ma belle, je t’apprécie.
– Moi, ton amie, moi te tromper, jamais ! mais je t’aime, je t’aime au-dessus de tout ! Passereau, tu es mon Dieu ! Nous sommes liés l’un à l’autre par un serment plus sacré que tous les serments faits à la face des hommes ; et je trahirais ce serment, moi ! peux-tu croire cela, Passereau ? Ingrat ; injuste, tu m’outrages ! – Que t’ai-je donc fait ? qui a pu m’avilir à tes yeux ? je suis une femme d’honneur, Passereau, saches-le ! Mais quel infâme a pu m’accuser de libertinage !… Moi, cloîtrée, retirée, n’usant pas de la liberté que généreusement tu me laisses ; non, non, Passereau, crois-moi, je suis digne de toi, je suis innocente ! j’en prends le ciel à témoin ! Forte de ma conscience, je ne chercherai pas à me laver de cette sale calomnie. – Si tu savais combien je t’aime, si tu comprenais l’étendue de mon amour pour toi ? Je t’aime tant, je t’aime tant ! plutôt que de trahir mon devoir et ma foi, plutôt que de te trahir, je me tuerais !
– Oui ! plutôt la mort que l’ignominie.
– Oh ! tu m’effraies, ne me regarde pas ainsi ! Tes yeux, comme des prunelles de tigre, roulent dans l’ombre.
– Ma bonne, voudrais-tu venir avec moi, j’ai bien envie de faire un voyage ? je suis ennuyé de Paris.
– Quand cela ?
– Au plus tôt. – Partons demain si tu veux ? allons à Genève.
– Demain, dimanche ? je ne puis.
– Pourquoi, qui te retient ?
– Rien, seulement j’ai promis d’aller dîner chez un parent, si je manquais il s’en fâcherait beaucoup.
– Partons lundi, partons dans la semaine.
– Non, mon ami, je suis bien fâchée, mais je ne puis encore ; j’ai promis à des parents d’aller passer quelques jours chez eux, aux environs de Paris. Je ne puis m’en dispenser sous quelques prétextes que ce soit.
– Tu ne veux pas ?
– Je ne puis. – Mon Passereau, ta figure devient épouvantable ! Pourquoi me froisses-tu le cou comme cela ? tu me frappes, tu me fais mal !
– Pardon, pardon, je m’oubliais ; ce sont des crispations ; je souffre, j’ai soif !
– Retournons à la maison, je t’en prie. – Si tu venais à tomber en défaillance, que ferais-je de toi, ici ? Quel serait mon embarras !
– Tiens, mon amie, avant de partir, pour me désaltérer, va me cueillir quelques fruits à ces espaliers qui couvrent ce mur, là-bas, au bout de cette allée de framboisiers, tu me feras bien plaisir.
– Mon Dieu ! Passereau, comme tu trembles en me parlant ; tu souffres donc beaucoup ?
– Oui !…
– N’est-ce pas cette allée ?
– Oui, va droit et sans crainte.
À peine Philogène eut-elle fait quelques pas qu’elle disparut dans les ténèbres. – Passereau s’étendit de tout son long, prêtant l’oreille contre terre, écoutant dans une effroyable anxiété. – Tout à coup Philogène jeta un cri déchirant, et l’on entendit un bruit sourd comme celui d’un corps humain qui fait une chute, un grand bruissement d’eau agitée et des gémissements qui semblaient souterrains. – Alors Passereau se leva avec les convulsions d’un démoniaque et se précipita à toutes jambes dans l’allée de framboisiers. – À mesure qu’il approchait, les cris devenaient plus distincts. – Au secours ! au secours ! – Brusquement il s’arrête, s’agenouille et se penche rez terre sur un large puits. – L’eau, tout au fond, était remuée ; de temps en temps, quelque chose de blanc reparaissait à sa surface, et des plaintes épuisées s’échappaient. – Au secours, au secours, Passereau, je me noie ! – Courbé, silencieux, il écoutait sans répondre, comme penché sur un balcon, on écoute une lointaine mélodie. – Les gémissements peu à peu s’éteignaient. – Alors, avec une voix forte, grossie encore par l’écho du puits, Passereau hurla : – Tu veux du secours, ma belle ? c’est bien, attends ! je vais dire au colonel Vogtland qu’il t’apporte un Arétin !
Philogène répondit par une plainte râlée affreusement. – Elle flottait encore à la superficie, déchirant de ses ongles la muraille ruinée : – Passereau, alors, avec un grand effort, détacha et fit tomber sur elle, une à une, les pierres brisées de la margelle.
Tout redevint silencieux, et morne comme une vision funèbre ; toute la nuit, il passa et repassa sous les tilleuls.