Passereau écrit à Philogène. – Pétition à la Chambre. – Il propose l’établissement d’une usine. – Avantage que tirerait le gouvernement de ce nouveau monopole. – Passereau est-il en démence, ou possède-t-il encore sa raison ? – Problème à résoudre.
– Laurent, mettez de suite cette lettre à la petite poste. – Pourra-t-elle être parvenue avant cinq heures ?
– Non, monsieur, il est trop tard.
– Alors, fais-la porter par un homme de peine.
– À mademoiselle, mademoiselle Philogène, rue de Ménilmontant. – Mademoiselle Philogène ! j’avais deviné juste à votre air, vous êtes amoureux, mon cher maître !
– Finot !… très amoureux.
Tiens, tu feras porter en même temps celle-ci à la chambre des Communes, je veux dire des Députés, pour la déposer au secrétariat.
– Pressée aussi ?
– Très pressée.
Dans la première, Passereau invitait Philogène à ne point sortir après son dîner, son intention étant d’aller la visiter sur la sixième heure du soir.
L’autre était une pétition à la Chambre dont voici à peu près la substance.
À MESSIEURS, MESSIEURS LES DÉPUTÉS.
« Messieurs,
« Vous voudrez bien ne point trouver impudent qu’un jeune mousse comme moi, à fond de cale, prenne la liberté d’adresser un très humble conseil aux vieux pilotes du vaisseau à trois ponts du gouvernement représentatif.
« Dans un moment où la nation est dans la pénurie et le trésor phtisique au troisième degré, dans un moment où les délicieux contribuables ont vendu jusqu’à leurs bretelles pour solder les taxes, surtaxes, contre-taxes, re-taxes, super-taxes, archi-taxes, impôts et contre-impôts, tailles et retailles, capitations, archi-capitations et avanies ; dans un moment où votre monarchie obérée et votre souverain piriforme branlent dans le manche, il est du devoir de tout bon citoyen de venir à son secours, soit par des dons et des paraguantes volontaires, soit par des conseils judicieux. N’étant point encore majeur, c’est par ce dernier et unique moyen que je puis essayer d’accourir à votre aide.
– Aide-toi, le ciel l’aidera. –
« Je viens donc vous proposer un nouvel impôt qui n’achèvera pas la nation ; un nouvel impôt qui ne pèsera pas plus sur les classes de race pure, hidalgues et archiépiscopales, que sur la canaille. Un nouvel impôt qui n’empêchera pas la populace de manger quelque chose avec son pain, quand elle en a ; un nouvel impôt très moral, un impôt phénomène, ne bénéficiant ni sur les brelans, ni sur les loteries, ni sur le suif, ni sur les filles de joie, ni sur le tabac, ni sur les juges, ni sur les vivants, ni sur les morts ; enfin, un nouvel impôt ne spéculant que sur les moribonds. Il faut, autant que possible, faire tomber les taxes sur les choses de luxe.
« Depuis quelques années, le suicide, inoculé à nos mœurs, est devenu d’un usage général : quelques méchants, sans doute des carlistes ou des républicains, ont attribué son accroissement rapide aux malheurs du temps. Ce sont des imbéciles ! Je disais donc que le suicide est devenu très à la mode, presque aussi à la mode qu’au troisième siècle de l’ère chrétienne. Comme le duel le suicide est indécrottable, au lieu de le laisser aller en pure perte, il serait plus habile, ce me semble, d’en faire une vache à lait, et d’en traire un revenu très butireux.
« Voici donc, en deux mots, ce que je propose. Le gouvernement ferait établir à Paris et dans chaque chef-lieu des départements, une vaste usine ou machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent se suicider. Le corps et la tête tombant dans un panier sans fond et aussitôt emportés par le courant du fleuve, éviteraient des frais de tombereaux et de fossoyeurs. Dans les pays secs, on pourrait adapter l’appareil à un moulin à vent. La machine serait surveillée et manœuvrée par le bourreau de l’endroit qui y habiterait, comme un curé son presbytère, sans augmentations d’émoluments.
« Il se suicide régulièrement, calculs faits et compensés, l’un dans l’autre, dix personnes par jour dans chaque département, ce qui fait 3 650 par an et 3 660 pour les années bissextiles ; somme totale, pour la France, année commune, 302 950 et 303 780 pour les autres. Je suppose qu’on mette à 100 francs le prix ordinaire à payer – car on pourrait avoir pour les aristocrates des cabinets particuliers qui iraient progressant de valeur comme les chapelles d’une église pour les bénédictions nuptiales. – 302 950 à 100 francs par tête, produisent 30 295 000 ; certes, rapport très alléchant et très potelé, qui soulagerait moult le trésor public. Cet établissement satisferait à toutes les exigences sociales, à la salubrité, à la morale, aux besoins de l’État ; 1° à la salubrité, parce que l’air vital ne serait plus vicié par les miasmes putrides, les exhalaisons pestilentielles, s’émanant des cadavres des suicidés, semés et putréfiés sur les chemins. On se parerait ainsi du typhus ; 2° comme agréments, parce que les citoyens ne seraient plus exposés à se heurter la face dans les jambes des pendus aux arbres des promenoirs et jardins publics, ou à être écrasés par la chute de ceux qui plongent par les fenêtres ; 3° pour les suicidants, parce qu’ils auraient la garantie certaine du succès doux et commode de leurs tentatives, et parce que le pays serait préservé de gens hideux, estropiés, défigurés par de maladroits essais ; 4° la morale y gagnerait, d’abord, parce que cela se ferait légalement et dans le secret le plus profond ; et, qu’en outre, le suicide, devenant une affaire bourgeoise et industrielle, tomberait promptement en désuétude ; témoin les comédiens qui sont en décadence depuis qu’ils sont citoyens et non plus des parias en dehors de la société et des lois ; 5° aux besoins de l’État, parce qu’il verserait des sommes énormes dans ses caisses percées.
« La civilisation, messieurs, – comme dit l’éloquent Constitutionnel, votre feuille –, marche à pas de géant ; et c’est la France, messieurs, qui est le tambour-major de cette civilisation à bottes de sept lieues. C’est donc à la France à donner au monde l’exemple de l’initiative en toutes améliorations sociales, en tous progrès, en tous établissements philanthropiques ; et c’est à vous, messieurs, les représentants de cette France glorieuse, vous les lanternes de ce siècle de lumière – comme dit le Constitutionnel, votre feuille –, à accueillir généreusement cet important projet. Ce faisant, vous verserez l’abondance dans le trésor, et la joie dans le cœur des suicidés, qui ne seront plus réduits, comme je le suis moi-même aujourd’hui, à s’étriper ignoblement avec un couteau, à s’écarquiller la cervelle avec une arquebuse, ou, enfin, à s’asphyxier à leur espagnolette.
« J’ai l’honneur d’être, messieurs, avec toutes les considérations qui vous sont dues,
« Votre très humble et très soumis admirateur,
« PASSEREAU,
« Étudiant en médecine, rue Saint-Dominique d’Enfer, 7. »
La Commission des pétitions fera sans doute son rapport sur celle-ci dans une des prochaines séances. Il serait bien regrettable si elle n’était point prise en considération, et si la Chambre passait à l’ordre du jour.