Notre écolier a décidément le spleen. – Splénalgie. – Il se fait un climat artificiel, un soleil et du ponche. – Son imagination n’attachant aucune crainte aux approches ni aux suites de la mort ne lui donne pas une sensibilité factice. – Ratiocination. – Arétologie. – Il s’endort.
Rentré chez lui, Passereau retomba dans une torpeur froide et muette. Habituellement, sa belle figure portait l’empreinte d’une mélancolie profonde, mais bienveillante ; ici, ce n’est plus cela : son œil, devenu hagard, est englouti sous des sourcils froncés, sa bouche, qui rit d’un rire d’agonie, est close par ses mâchoires qui claquent et s’enchevêtrent ; ses nerfs se crispent ; il va, il vient ; ses doigts crochus tenaillent et brisent tout ce qu’ils rencontrent ; il se voûte et se ramasse sur lui-même comme une bête fauve blessée ; sa tête, pendante, hoche sans cesse d’une épaule à l’autre, comme la tête de l’aigle presbyte qui cherche à voir la proie qu’il étouffe ; toute sa mimique est infernale et farouche.
Soudain, il ouvre les croisées, s’y précipite et s’y penche, ferme brutalement les persiennes, referme les fenêtres et les volets à l’intérieur : le voilà dans les ténèbres profondes, il éclate de joie. Alors, il allume des lampes, des lustres, des girandoles, des flambeaux, des bougies, malgré la chaleur fait un énorme feu dans la cheminée, et sonne. Un des domestiques de l’hôtel accourt.
– Laurent, vous allez faire monter un bol, du sucre, des citrons, du thé et cinq ou six bouteilles de rhum ou d’eau-de-vie ; et partez de suite chez mon ami Albert le prier de se rendre aussitôt ici, chez moi ; dites-lui simplement que je suis dans mon jour à néant.
Ce domestique ne parut point étonné de tout cet apprêt, cette illumination, cette hâte ; il fit tout ce qui lui était ordonné, comme une chose d’un service journalier, ordinaire.
Effectivement, tout ceci n’avait rien de neuf : c’était une des mille bizarreries de Passereau, et celle qui se répétait le plus souvent. D’une organisation nerveuse, impressionnable, irritable, dès que l’atmosphère n’était pas élevée, le ciel serein, le soleil éclatant et chaleureux, il souffrait profondément. C’était un climat chaud, un air pur, un sol brûlant qui lui convenaient : c’était Marseille, Nice, Antibes, un soleil espagnol, une vie italienne !… Aussi, se chagrinait-il d’être contraint à habiter la ville capitalement brumeuse, aqueuse, boueuse, froide, sale, infecte, morfondue, et n’aspirait-il qu’à recevoir ses grades pour l’abandonner à tout jamais ; son rêve était de s’expatrier, et d’aller s’établir à la Colombie, à Panama.
Or donc, les jours pluvieux, lourds et bas, les temps de bise, de brouillard, de bruine, il tombait dans le marasme, il soupirait vaguement, il s’ennuyait, il pleurait, dans une apathie désespérante ; tout son refrain était : la vie est bien amère et la tombe est sereine ; à bas la vie !…
C’est alors qu’il appelait le néant à cor et à cri. – Il n’y a que trois choses à faire, disait-il, en ce moment, trois choses qui, toutes trois, anéantissent : s’enivrer à mort, dormir sans rêve ou se tuer : enivrons-nous et dormons. Pour se tuer, il faudrait faire plus d’efforts que je ne suis disposé à en faire à cette heure ; nous verrons plus tard. – Je ne veux plus de ce jour stupide ; fermons volets et fenêtres, du feu ! des lumières ! du maryland et du ponche !… – Laurent, vous m’entretiendrez de vivres, et viendrez me voir de temps en temps. Sitôt que le soleil reparaîtra, et que la vie sera belle, vous viendrez ouvrir mes croisées et m’avertir.
Quelquefois, le mauvais temps ayant été continu, il était resté près d’un mois ainsi cloîtré, entouré perpétuellement de lampes, de flambeaux, inondé d’un jour splendide artificiel ; lisant, écrivant parfois, mais, le plus souvent, dans l’ivresse et le sommeil. Sa porte était condamnée, sauf à Albert, qui, assez volontiers, venait se coffrer avec lui ; non pas mu par le même délire, la même souffrance, la même désolation, mais pour l’originalité du fait, pour prendre un peu la vie à rebrousse-poil et parodier celle bourgeoise rectiligne ; et par-dessus tout, alléché par le ponche et le cigarret, pour lesquels Albert avait une foi religieuse, une conviction profonde, une considération très distinguée.
Les jours à néant de Passereau n’étaient pas toujours l’effet de brume, de pluie et de temps noir ; souvent, comme en ce cas, ils provenaient d’ennui, de contrariété et de chagrin.
Tout à coup, des pas précipités, des roulades, des éclats de rire dans l’escalier annoncèrent la venue d’Albert.
– Bonjour, mon vieux Passereau, nous sommes donc dans un jour à néant ? Ce matin, je l’avais pressenti à ta sombre mine : en somme, cela me va assez bien ; car, à te dire franchement, quoiqu’il soit dans mon usage de prendre tout assez légèrement, j’ai encore sur l’estomac l’aventure de ce matin ; je ne suis pas fâché de la submerger un peu.
– Ah ! mon pauvre Albert, si tu as l’aventure de ce matin qui te pèse, moi, j’ai celle de cette après-midi qui me tue !…
– Que veux-tu dire ?
– Tu m’avais donné un mois, tu sais ? Merci ! je te rends trente jours.
– Oh ! la délicieuse charge !… Que penses-tu enfin de la vertu des femmes ? que dis-tu de ta sainte Philogène ? Oh ! délicieux ! délicieux ! conte-moi cette bouffonnerie.
– Hélas ! ne parlons plus de cela, tu me fais mal ! Verse-moi du ponche, et toujours !
– Sais-tu, Passereau, que tu n’es pas galant ? Tu aurais bien pu m’attendre, au lieu de boire seul ; voilà près d’un bol que tu as humé solitairement comme un anachorète.
– La vie est bien amère et la tombe sereine. À boire, à boire ! verse donc, je t’en prie, j’ai encore ma raison, je pense encore, je souffre… Verse donc, Albert !
– Tu m’affligerais, d’honneur, mon ami, si j’étais affligeable, de te voir prendre les choses si à cœur ; après tout, qu’est-ce donc ? Une méchante mésaventure, vulgaire, rebattue ! Tu veux absolument aimer ; renonces-y, je t’en prie ; partout tu ne trouveras que des êtres méprisables ; partout, sous un émail de candeur, un argile vil et grossier ; jeune, des maîtresses décevantes, infidèles, sordides ; vieux, des épouses adultères et marâtres. Ne va jamais rôder autour des femmes pour tisser du sentiment, mais seulement par raison joyeuse ou sanitaire ; encore, seulement, quand la nature t’y poussera par les épaules.
– Albert, à l’aridité de ton âme, qui ne reconnaîtrait un médecin ! Prends ton scalpel, parle muscle et phlébotomie, ou tais-toi, tu me fais pitié !
– En outre, vois-tu ? à raisonner rationnellement, c’est absurde que d’exiger d’une femme de la fidélité, de la constance ; c’est absurde que d’appeler vertu tout ce qui est antipathique et impossible à sa constitution. Il est dans la nature de la femme d’être légère, volage, étourdie, changeante, elle doit l’être, il le faut, et c’est bien. Il ne faut pas qu’elle s’appesantisse, qu’elle analyse, qu’elle pense, qu’elle alambique ; il faut qu’elle soit toujours et toujours étourdie, entraînée d’une chose à l’autre, pour passer légèrement sur les souffrances départies à sa misérable condition et pour qu’elle n’entrevoie pas l’abjection où l’a refoulée la société.
– La vie est bien amère et la tombe sereine ! Verse à boire, Albert, verse, enfin je chancelle ; verse, je sens la réalité qui s’en va.
– Tu seras toujours un bien malheureux sire, si tu ne veux jamais t’arrêter aux superficies ; si tu veux toujours creuser et fouiller. Les excavations de la pensée et de la raison sont funestes, elles sont toujours suivies d’éboulement. On ne peut vivre et penser, il faut renoncer à l’un ou à l’autre. Qui pourrait supporter l’existence, si, comme toi, il réfléchissait éternellement ? car il en faut si peu pour pousser à la mort, regarder le ciel, une étoile, se demander ce que c’est : alors notre misère, notre bassesse, notre intelligence, plate et bornée, paraissent dans toute leur splendeur. On se prend en pitié, en dégoût ; las et honteux de soi, dont on était stupidement orgueilleux, on appelle à son secours le néant, plus incompréhensible encore…
Il faut s’arranger de manière à ce que tout passe sur soi comme sur une cuirasse. Il faut prendre tout gaiement, il faut rire.
– De pitié !
– Il faut rire de tout, voler de fleur en fleur, de plaisir en plaisir, de joie en joie…
– Qu’est-ce d’abord qu’une joie et qu’un plaisir ? je ne sais pas.
– Il faut satisfaire sa fantaisie.
– Je la satisferai !
– Jouer, dépenser, paillarder, mentir, être insouciant, paresseux, charlatan.
– Du ponche, du ponche, Albert ! verse donc ! – Assez, assez de morales ! – Crois-moi, la mort habite dans mon sein ; je ne suis pas fait pour la vie.
– Mais, n’est-ce pas pitié que de voir un jeune homme au plus brillant de sa carrière, doué d’une intelligence supérieure, dont la pensée peut embrasser le monde et ses sciences, s’abâtardir, s’accroupir, s’abrutir, s’anéantir, à propos d’une coquinerie de fille, n’est-ce pas une pitié ? Réveille-toi donc, Passereau !
– La mort habite dans mon sein, je ne suis pas fait pour la vie, t’ai-je dit.
– Manque-t-il de filles pour te venger ? manque-t-il de places sur la terre, si tu es mal en celle-ci ? Va-t-en, voyage, vois tout, entends tout, effleure tout, goûte de tout, et si dans ta course tu n’as rien trouvé qui t’allèche, pas de ciel qui t’agrée, pas d’être qui te charme et t’attache, si tu n’as pas trouvé une plage belle où déployer ta tente, reviens ; alors, seulement, il sera temps de t’anéantir, tu feras bien, j’applaudirai !
– La vie est bien amère et la tombe sereine ! Verse, Albert ! du ponche ! du ponche ! que je dorme ! encore un verre de néant. Ai-je toujours ma tenace raison, dis-le-moi ?
– Pas aux yeux des hommes.
– Enfin !…
Alors Passereau se traîna tant bien que mal jusqu’à son lit et s’y abattit lourdement ; Albert paracheva un bol entamé et se retira en faisant des enjambées diagonales, et se colportant raide et perpendiculaire comme la tour de Pise ou la flèche de Saint-Séverin.