Réveil. – Le bon roi Dagobert mettait sa culotte à l’envers. – C’est une chose infâme qu’un parapluie ! – De torrente in viâ bibet. – Su majestad christianisima el verdugo. – Absurdités ! – Autres absurdités. – Encore des absurdités. – Toujours des absurdités !
Le lendemain matin, de très bonne heure, quelques bougies brûlaient encore d’une façon sinistre ; blême et décomposé, Passereau pestait et jurait sur son lit, pendu au cordon de la sonnette.
– Tubœuf ! ce malencontreux ne montera pas ! – S’il lui faut des aubades, on lui en donnera ! – Mais, tubœuf, est-il défunt ? suis-je le clocheteur des trépassés ? – Tribunal de Dieu ! le maroufle fait l’amour dans les bras de quelque dinde !
En criant ainsi, comme un fanatique, zingh ! zingh ! zingh ! il tirait à tour de bras la sonnette, tant et si bien que le fil d’archal en péta, et que le cordon lui resta à la main comme un tronçon d’épée à la main d’un champion.
– Mon Dieu, monsieur Passereau, quelle impatience ce matin !
– Laurent, tu me fais damner, tribunal de Dieu ! depuis trois heures que je sonne, que faisais-tu ? attendais-tu la résurrection de la potence ? – Vite, prépare mes vêtements, il faut que je sorte.
– Je ne vous aurais pas cru si matinal, après la cérémonie d’hier soir. Il fait un très mauvais temps, il pleut à seaux, vous ne pouvez sortir.
– Mes vêtements, te dis-je, il faut que je m’en aille ! ferait-il un temps à ne pas mettre la mythologie à la porte.
Laurent fut obligé d’habiller Passereau, il était tellement absorbé, préoccupé, qu’il ne voyait ce qu’il faisait.
– Je vous demande pardon, monsieur, mais, comme votre tête, votre pantalon me semble à l’envers.
– C’est une distraction royale et mérovingienne !
– Hélas ! mon cher maître, vous me fâchez, vous avez l’air plus triste et plus inquiet que jamais. Vous êtes dans vos humeurs noires.
– Très foncées.
– Rentrerez-vous déjeûner, monsieur ?
– Je ne sais trop.
– Je vous atteste qu’il fait une giboulée à donner une pleurésie à l’univers.
– Qu’il en crève !
– Attendez un peu, ou prenez au moins une voiture ou un parapluie.
– Un parapluie !… Laurent, tu m’insultes. Un parapluie ! sublimé-doux de la civilisation, blason parlant, incarnation, quintessence et symbole de notre époque ! Un parapluie !… misérable transsubstantiation de la cape et de l’épée ! – Un parapluie !… Laurent, tu m’insultes ! Adieu !
Battu par un grain de vent et par une pluie tombant sans interruption, vrai stoch-fisch détrempé aux frais du ciel, voilà notre carabin, heurtant à l’huis clos d’une maison bordant la ruelle étriquée et déserte de Saint-Jean ou Saint-Nicolas, en contrebas des boulevarts Saint-Martin. Le pauvre diable ruisselait l’eau comme un pot qu’on renverse. Il avait traversé la ville, lui, si hydrophobe, tête basse, sans faire nulle attention aux douches qui l’arrosaient. Les passants riaient aux éclats de le voir ainsi patrouiller, avec la componction et l’impassibilité d’un derviche, il n’entendait rien ; il traversait à pied ferme les torrents et les gaves qui se trouvaient en son itinéraire, quitte à en avoir jusqu’à la bifurcation du torse, et quelquefois, il déclamait avec transport ces vers si connus d’Hernani :
Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs !
Après qu’il eut eu une assez longue entrevue avec la porte, on ouvrit enfin.
– Que demande monsieur ?
– El señor Verdugo.
– Plaît-il ?
– Ah ! pardon ; M. Sanson est-il visible ?
– Oui, il est à déjeûner, entrez.
– Monsieur, agréez mes salutations.
– Je suis votre serviteur. Quelle affaire urgente vous amène près de moi par un ouragan pareil ?
– Urgente, vous l’avez dit !
– Voyons ?
– Je vous demande bien pardon de la hardiesse que je prends de venir moi-même vous troubler en votre retraite, et vous demander un service dans la dépendance de vos fonctions.
– Dans la dépendance de mes fonctions, monsieur ? je n’en rends que de cruels.
– Cruels aux lâches, doux aux forts !
– Au fait.
– Je venais vous prier, mais c’est bien exigeant de ma part, moi, à vous tout à fait inconnu ; du reste, je suis prêt à payer le coût et les épices qui vous seront dus.
– Expliquez-vous enfin ?
– Je venais vous prier humblement, je serais très sensible à cette condescendance, de vouloir bien me faire l’honneur et l’amitié de me guillotiner.
– Qu’est cela ?
– Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez !
– C’est pousser loin la plaisanterie ; êtes-vous venu, jeune homme, m’insulter jusque chez moi ?
– Loin, bien loin cette pensée : je vous en prie, écoutez-moi, la démarche que je fais auprès de vous est grave et sérieuse.
– Si je ne craignais d’être impoli, je vous dirais tout cru que vous me semblez en démence.
– Je le semblerais à beaucoup d’autres, monsieur. Je jure par toutes vos œsophagotomies que j’ai mes saines et entières facultés ; seulement, le service que je vous prie de me rendre n’est point dans nos mœurs, c’est-à-dire dans les mœurs de la foule, et quiconque ne fait pas strictement ce que fait la foule est un fou.
– Vous êtes honnête, je le vois. Je veux bien croire que vous n’avez eu nulle intention de m’insulter, ni de me faire ressouvenir de ma fatale mission que j’oubliais. – Je veux bien croire que vous n’êtes point en démence.
– Vous me rendez justice.
– N’êtes-vous pas artiste ? À votre costume…
– Je le suis si vous l’êtes, car nous sommes un peu confrères : mes études ne sont pas sans de nombreux rapports avec les vôtres ; comme vous, je suis chirurgien, mais vous êtes mon maître en amputation ; mes opérations sont moins solennelles et moins sûres que les vôtres, et c’est ce qui m’amène auprès de vous.
– Vous me faites honneur.
– Non, car de vous à moi, il y a la distance et le rapport d’une filature à une quenouille : j’opère naïvement de mes mains, et vous, monsieur, grand industriel, vous amputez à la mécanique.
– Vous me faites honneur. Mais, enfin, en quoi puis-je être votre serviteur ?
– Je désirerais, comme j’ai déjà pris la licence de vous le dire, que vous me guillotinassiez.
– Allons, parlons sérieusement, ne revenez plus là-dessus, c’est une mauvaise pasquinade !
– Veuillez croire que c’est le motif unique et sérieux de ma visite.
– Plaisant original !
– Sans plus d’exorde, voilà le cas. Depuis long-temps je voulais trancher mon existence qui me lasse et m’importune, mon leurre était encore acharné de quelque espoir, je remettais de jour en jour ; enfin, misérable portefaix des misères humaines, je romps sous le fardeau, et viens le déposer.
– Vous, sitôt las de la vie ! et pourquoi, mon ami ?
– La vie est facultative, on peut la tolérer à certaines conditions, à la condition du bonheur, et l’on peut, certes, à bon droit, la trancher quand elle ne nous apporte que souffrances ; on m’a imposé l’existence sans mon gré, comme on m’a imposé le baptême ; j’ai abjuré le baptême ; aujourd’hui, je revendique le néant.
– Seriez-vous isolé, sans parents ?
– J’en ai trop.
– Êtes-vous sans fortune ?
– Le veau d’or n’est pas mon Dieu.
– N’avez-vous pas quelque amour pour la science ?
– La science n’a que de faux-semblants, la science est vaine.
– Vous n’avez donc ni passion, ni amie ?
– À tout jamais, j’ai perdu l’un et l’autre.
– Ce n’est pas à vingt ans qu’on perd l’amour, et la perte d’une amie, quelque grande qu’elle soit, n’est pas irréparable.
– Je suis blasé.
– Votre œil luit et votre cœur bat, vous ne l’êtes pas.
– J’ai vu tout au clair.
– L’amour même ?
– L’amour ! – Mais qu’est-ce donc que l’amour ? – On l’a poétisé à l’usage des niais. – Un grossier besoin périodique, une loi criarde de la nature, de la nature éternelle qui reproduit et multiplie, un penchant brutal, un charnel croisement de sexe, un spasme ! rien de plus ! Passion, tendresse, honneur, sentiment, tout se résume en cela.
– Quel odieux langage !
– Hier, je ne parlais pas ainsi ; hier, j’étais encore abusé, mais bien des voiles sont tombés de mon front depuis hier ; personne n’a été plus que moi plein d’illusions et de croyances, personne n’a été plus sentimental que moi. – Plus le rêve a été grand et beau, plus le plat réveil est douloureux. – Hier j’étais sensible, aujourd’hui je suis féroce. – J’aimais de toutes les puissances de mon être une femme. Je croyais qu’elle avait pour moi de l’amour, elle me jouait ! Je la croyais candide, elle était vile et basse ! Je la croyais naïve, céleste, pure, elle était prostituée ! ô rage ! Et l’amour seul, l’amour pour cette femme me retenait en ce monde !
– Je conçois votre chagrin, mais tout cela n’a rien de grave. C’est une des mille aventures de jeune homme qui vous arriveront ; ne prenez pas l’habitude de vous tuer à chaque. Je ne vois rien là-dedans qui puisse vous entraîner au suicide. Je sais qu’une déception est souvent bien douloureuse ; mais un jeune homme, fort et penseur comme vous, doit surmonter de plus grandes adversités. Ceci n’est qu’un enfantillage, et si l’on doit revivre après cette vie de ce monde éteinte, assurément, vous seriez très honteux, quand vous auriez retrouvé l’existence et le sang-froid, de vous être sacrifié pour si bas et pour si peu.
– Comme je vous le disais tout à l’heure, ce n’est pas seulement depuis cette catastrophe que j’ai résolu de quitter la vie ; l’amour seulement retardait l’accomplissement de mon dessein. Je ne dis pas même que si j’eusse mieux rencontré, que si j’eusse trouvé une femme digne et fidèle, que mon projet ne se serait pas à la longue évanoui. Mais, aujourd’hui, tout est changé, j’ai juré d’en finir ; un serment est irrévocable.
– Vous voyez bien que j’avais raison de vous croire en démence.
– En démence !… Dites-moi donc alors, vous qui avez la raison en partage, ce que nous faisons sur cette terre ? à quoi bon ? pourquoi y sommes-nous ? et que sommes-nous, nous-mêmes, misérables orgueilleux ? sinon les passibles moyens de la reproduction et de la destruction.
– Vous êtes en démence !
– Mais tout ceci n’est que digression, revenons au sujet de ma visite : – Je vous supplie donc de nouveau d’obtempérer à ma demande, je vous tiendrai compte de tous vos frais.
– Quelle demande ? Décidément que désirez-vous ?
– Peu de chose, je voudrais simplement que vous me guillotinassiez.
– Jamais, mon ami, ceci est pure extravagance. Alors même que je le voudrais, je ne le pourrais. – Hélas ! que Dieu me garde de vous faire jamais la moindre écorchure.
– Pourquoi cela, n’avez-vous pas le droit et la liberté de faire ce que bon vous semble ? La société vous a donné un instrument, n’en êtes-vous pas l’absolu ménétrier ? Peut-elle vous défendre de rendre service à un ami ?
– Il est vrai que la société m’a donné héréditairement un échafaud, ou plutôt que mon père m’a légué une guillotine pour tout meuble et immeuble patrimonial ; mais la société m’a dit : – Tu ne joueras de ton instrument que pour ceux que nous t’enverrons.
– C’est elle qui m’envoie.
– Non pas.
– Si, c’est mon dégoût pour elle.
– Vous venez droit à moi, mon cher, ce n’est pas cela ; vous avez pris la grande route au lieu du chemin de traverse ; retournez-vous-en et passez par les gendarmes, les cachots, les geôliers et les juges.
– Décidément, vous ne voulez pas me faire cette amitié ? vous êtes malgracieux pour moi. Mais, tribunal de Dieu ! je ne demande pas absolument que vous me fassiez cela en plein jour, en plein Paris, en pleine Grève : que ce soit une affaire privée, un tripot de ménage ; là, dans un coin de votre jardin, n’importe, où vous voudrez. Vous le voyez, je suis accommodant.
– Non, c’est impossible : tuer un innocent !
– Mais n’est-ce point l’usage ?
– Je ne suis point un assassin.
– Que vous êtes cruel de refuser une chose qui vous coûte si peu !
– Je ne suis point un meurtrier.
– Peut-être vous ai-je offensé, mais c’est bien malgré moi : vous n’êtes point un coupe-jarret, je le sais ; votre humanité, votre philanthropie sont célèbres.
– Si vous désiriez sincèrement la mort, le suicide est facile ; la première arme venue, un pistolet, votre scalpel…
– Non, je n’aime pas cela, on n’est pas assez garanti du succès : le bras peut se déranger et frapper maladroitement ; on se défigure, on se charcute ; enfin, on rate son coup, comme on dit.
– J’en suis fâché.
– Mais votre moyen est si prompt et si sûr ; je vous en prie, en compensation de tant de gens que vous décollez de force, je vous en supplie, décapitez-moi amicalement.
– Je ne puis.
– Mais c’est absurde.
– Ne soyez pas injurieux !
– C’est bien ! vous ne voulez pas de bon gré, vous me tuerez de force ! S’il ne faut que passer par les gendarmes et les juges, j’y passerai !
– Alors, je serai votre serviteur très humble.
– Vous ne voulez pas, c’est bien ! – Pourquoi ? – Parce que je suis innocent : belle raison infirmante ! – Après tout, si ce n’est qu’un crime qu’il faut ! un crime, c’est chose facile et simple. – C’est bien !… – Nous ne manquons pas de Kotzbue en France, ce sont les Carle Sand qui manquent !
Gloire à Carle Sand !…
Monsieur l’exécuteur des hautes œuvres, jusqu’au revoir, dans un mois au plus tard. – Tenez-vous prêt, faites refourbir le coutelas par le taillandier, je n’aimerais pas qu’on me manquât.
– Dieu vous garde de moi, jeune homme !
– Si la France a ses plats écrivains vendus à l’étranger, ses plats détracteurs de sa jeune génération, ses Kotzbue !… elle aura aussi son vengeur, son Carle Sand.
Gloire à Sand ! ! !