III Perfide comme l’onde

Doute. – Angoisse. – Passion. – Indiscrétion. – Plus de doute ! – Ce pauvre Passereau avait pris pour une fille angélique une fille entretenue. – Il était l’ami du cœur et Vogtland le payeur général. – Torture. – La limpidité n’est que de la bourbe. – Abomination.

Voilà Passereau seul, la mort dans l’âme et la lettre fatale à la main : que va-t-il faire ? Le doute et le soupçon l’assaillent ; tout est perdu ! – La conviction est comme un vieil édifice, elle s’écroule dès qu’on y met la hache. – Le colonel Vogtland, quel est-il ? quelle liaison a-t-il avec Philogène ? pourquoi ce message ?… – Après une longue indécision, une longue lutte, pour sortir de son angoisse, il va briser le cachet de cette lettre qui contient la condamnation sans appel ou l’acquittement solennel de sa maîtresse, ignominieusement suspectée, flétrie sous le poids d’une infâme accusation au secret tribunal de son cœur.

– Moi, briser ce cachet ?… Mais non je suis fou ! s’écrie-t-il ; une fois ouverte, qu’en ferais-je si Philogène en sortait glorieuse ? Je m’avilirais trop à ses yeux, moi jaloux, indiscret, traître ! Car c’est une trahison que de venir rompre un sceau pour entrer botté, éperonné, dans une pudibonde confidence. – Oui, mais si j’étais trompé ! qui me le dira ?… qui me dira que je ne suis pas la grossière dupe d’une dévergondée ? Faudra-t-il que j’attende qu’on me le crie dans la rue ? que j’entende rire sur les portes quand je passerai avec elle à mon bras ? que j’entende murmurer autour de moi : – C’est aujourd’hui son étudiant. – Je le préfère à son avant-dernier. – Il faut être sans pudeur, un jeune homme bien né, sortir en plein jour avec une pareille catin, fi donc. – Ah ! ce serait atroce ! Il faut que je sache ce qu’il en est ; il faut que je sache enfin en qui croire !…

– Voyons : – Mais non ! n’est-ce pas démence que de vouloir approfondir ? – Qui creuse les choses, creuse sa tombe.

Car si cette lettre allait me défendre d’avoir de l’amour, de l’estime pour cette femme ; si elle allait m’enjoindre, d’une voix haute, de la fouler aux pieds, de la haïr ! ah ! quel réveil affreux ! j’en mourrais !… Car j’ai besoin de ma Philogène, car j’ai besoin de son amour pour ma vie ! c’est toute l’huile de ma lampe ; la renverser, c’est l’éteindre ! c’est me tuer !…

Passereau, Passereau ! que tu es ingrat et cruel pour cette femme ! – Pourquoi l’accuser, pourquoi la souiller, pourquoi ?… Sais-tu ce que contient ce billet ? – Non ! – De quel droit, alors ?… – La passion m’égare…

Oh ! non, bien sûr, cette amie douce, bonne, naïve, cette candide enfant, qui m’accable sans cesse d’amour et de serments, que je comble de soins, de joie, de bonheur, à qui j’ai voué ma jeunesse, ma vie, à qui j’ai juré éternelle foi ; oh ! non, bien sûr ; elle ne saurait, elle n’oserait tromper ! Non, non, Philogène, tu es pure et fidèle !

Alors Passereau, s’approchant d’une croisée, fit bâiller la lettre sous ses doigts, et promena dans l’intérieur son œil enflammé, son regard avide. – À chaque mot qu’il déchiffrait, il frappait du pied et poussait de profonds gémissements.

– Grand Dieu ! les pressentiments sont donc ta voix, car ta voix seule ne ment jamais !…

Horreur ! horreur !… Ah ! Philogène, c’est bien atroce !… Moi qui, ce matin encore, aurais répondu de toi sur ma tête et ma vie ; moi, qui aurais démenti Dieu ! si Dieu t’avait accusée. Ah ! c’est abominable ! ah ! c’est infâme ! Mais, prenez garde ! on ne sait pas ce qui reste en mon cœur, quand l’amour n’y est plus. Prenez garde !

C’est bon vous, monsieur le colonel ; c’est bon, monsieur Vogtland, j’y serai aussi, au rendez-vous ! nous y serons tous trois !…

Épuisé, il se laissa choir de sa hauteur sur le canapé, et, la tête cachée dans ses mains, il pleurait à chaudes larmes.

Voici mot à mot ce que contenait ce billet funeste :

« Ma chère Philogène,

« Une mutinerie des sous-officiers de mon régiment me rappelle à l’heure même à Versailles ; ne compte pas sur moi pour cette nuit. Il ne me sera pas possible de revenir avant deux ou trois jours : ainsi, dimanche, trouve-toi vers les cinq heures aux Tuileries, sous les marronniers, au sanglier de marbre : sitôt descendu de voiture, je courrai t’y rejoindre, et nous irons dîner ensemble. Trois jours sans te voir, c’est bien long et bien cruel ! mais le devoir est là. Aime-moi comme je t’aime.

« Adieu, je te couvre partout de baisers,

« VOGTLAND. »

Est-il possible de trouver rien de moins ambigu et de plus accablant ? Après un doute angoisseux, Passereau retrouva une conviction. Il était convaincu !…

Mais ce n’était pas assez que toutes ces souffrances, mais ce n’était pas assez que de savoir et parjure, et basse, et vile celle qu’il avait entourée de soins délicats, et chargée du plus pur amour. Il était destiné, en ce jour, à tomber de chute en chute plus terrible, à tout perdre, à tout jamais, sans retour. Celle qu’il avait crue chaste, innocente, pudique ; celle qu’il n’avait abordée qu’en tremblant, celle dont il se faisait un crime de l’avoir arrachée à sa virginité, d’avoir troublé la limpidité de sa belle âme, devait enfin paraître à ses yeux dans toute sa hideur : libertine, sale, lascive, immonde !

Voulant lui laisser un mot, et fouillant un tiroir pour trouver un encrier, il découvrit : ciel, j’ai honte à le dire ! maroquiné, doré, enluminé, un Arétin !…

Je vous laisse à penser qu’elle fut sa consternation. Il était anéanti. Ses lèvres, retroussées, enflées et pendantes, exprimaient le plus profond dégoût, et sa poitrine, oppressée, jetait des hoquets de vomissement.

Mariette en cet instant rentra, Passereau rengaina sa douleur.

– Madame n’est pas encore rentrée ?

– Non, ma chère.

– L’équitation lui plaît…

– Elle en raffole.

– Hélas ! votre rire fait peine, vous êtes bien chagrin, bien agité ; mon cher maître, croyez-moi, si vous souffrez, ne souffrez point pour elle ; pauvre jeune homme, si vous saviez ?…

Mais quelqu’un est-il venu en mon absence ?

– Non : ah ! seulement, on a apporté cette lettre de la part du colonel Vogtland.

– Du colonel Vogtland !… Je ne m’étonne plus du trouble où je vous vois. Pauvre jeune homme, que vous vous êtes trompé grossièrement !

– Adieu, adieu, Mariette !

– Je vous en prie, prenez courage, vous me fendez le cœur ! Lui dirai-je que vous êtes venu ?

– Oui, mais pas plus !

Honteux, il se glissa furtivement hors de la maison, comme un paillard qui s’échappe d’un mauvais lieu.

Sur le boulevart, à la station des cabriolets, il retrouva Martinez, se jeta à son cou et l’embrassa au grand étonnement des promeneurs.

– Ô mon ami, tu disais vrai : – Perfide comme l’onde ! – Partons, partons ! fouette, fouette, ventre à terre ! j’ai besoin de m’étourdir.

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