V. L’Autre amoureux

Pour exorciser et cette tentation et cette inquiétude et cet attendrissement, Laurence, aussitôt rentrée, s’empressa de faire ce qu’elle avait annoncé à son père. Elle rejoignit sa mère en train de cueillir des violettes dans le grand champ, à droite de la maison. La vieille femme y besognait, courbée sur les touffes épaisses des vertes feuilles, entre lesquelles pointaient les sombres corolles odorantes. On voyait ses chevilles, prises dans des bas de grosse laine brunâtre, et ses pieds, chaussés d’épais souliers boueux, passer sous la jupe rendue plus courte par son attitude penchée. Un large chapeau de paille noire cachait son visage. La chair des mains disait seule la vie dans cet énorme paquet d’étoffes, affalé contre la terre. Les doigts allaient et venaient, agiles, dégageant les tiges des fleurs sous les feuilles. Dès qu’une poignée de ces fleurs était cueillie, la paysanne détachait de sa ceinture un brin de raphia et liait son bouquet qu’elle jetait ensuite dans un panier. Elle montrait alors son visage, dont la bouche, serrée par la chute des dents, accentuait le caractère concentré. Françoise Albani était une femme pénible, pour parler son langage. Elle portait sur tout son être l’empreinte d’un demi-siècle de labeur. Dès sa sixième année, elle avait, comme le petit Virgile, marché le long des routes, ployée sous les fagots. Sa jeunesse durant, elle s’était gagné son trousseau à faire des journées. Mariée, elle avait eu sept enfants. Trois seulement survivaient. Le dur travail, ces deuils, les soucis de l’avenir, avaient mis sur son visage un masque presque tragique, où riaient pourtant vaillamment deux yeux noirs restés très jeunes, ceux d’une Méridionale qui a du soleil dans le sang. De loin, elle aperçut sa fille, et sa voix chantante lui cria :

– « Je ne t’espérais pas si tôt, ma drolo . C’est une chance. Nous aurons fini le carré pour le train. »

Quelques minutes plus tard, Laurence avait, elle aussi, posé sur la masse de ses beaux cheveux bruns, le large chapeau de paille noire. Un long sarrau de toile grise la couvrait tout entière, serré à la taille par le cordonnet d’un tablier à large poche. L’écheveau des brins de raphia pendait à sa ceinture, et, accroupie auprès de sa mère, ses doigts fins allaient et venaient, eux aussi, à travers les plants de violettes, plus agiles encore que ceux de la mère, plus adroits à grouper et à lier les fleurs en bouquets. Ce fut ainsi, entre les deux femmes, une émulation de près d’une heure, jusqu’à ce que, parvenue à l’extrémité du champ, Françoise Albani se redressât et dit à Laurence :

– « Ça y est, nous n’avons plus qu’à ficeler les colis. On les portera à la gare quand Marie-Louise arrivera avec Pied-Blanc. On a gagné son dîner, hein ? »

Tout en bavardant, la courageuse ouvrière était allée s’asseoir sur le banc de pierre devant la porte, tandis que sa fille montait à la cuisine, d’où elle rapportait une bouteille de vin, deux verres, deux assiettes, des fourchettes d’étain, des couteaux, du pain, un reste de viande froide. Et un lunch commença, qui ne ressemblait certes pas à ceux devant lesquels Laurence s’était assise en Angleterre. Ces changements-là, dans sa destinée, la laissaient indifférente. Ce n’était pas des délicatesses sensuelles qu’elle avait la nostalgie. En elle l’animalisme rural demeurait intact. Son raffinement de goût n’empêchait pas qu’elle ne restât, physiquement, une fille du peuple, de tempérament robuste, et dure aux privations. Bien au contraire, elle ressentait une joie intime à partager celles des habitudes de ses parents auxquelles elle pouvait s’associer avec une cordialité sincère. À cette minute, et venant d’être si tourmentée, ce lui était comme une détente de regarder sa vaillante mère manger de bel appétit ce frugal repas, et reprendre des forces en buvant ce vin de leur vigne, un peu âpre, mais où semblait avoir passé la vigueur de la terre rouge qui les entourait. Comme ragaillardie, en effet, par cette collation, l’infatigable tâcheronne se leva, et dans un clignement d’yeux plein de malice, montrant un autre morceau du domaine :

– « Sais-tu ce qui serait bien ? » reprit-elle. « Si nous faisions ce coin de pommes de terre ?… Tu me diras : « Les femmes, c’est pas leur ouvrage. » Mais, chacune avec un bêchard, nous en tirerions bien de quoi remplir ces cagettes. »

Elle ramassa et posa sur le banc deux de ces caisses de bois carrées à claire-voie qui servent à l’expédition des légumes :

– « Hé ! Hé !… En ce moment, ça vaut deux francs le kilo, les tartifles ! »

– « C’est que je dois retourner à Hyères, cette après-midi, maman », répondit la jeune fille, « et il faut que je m’habille. »

– « Mademoiselle n’aime pas les mains calleuses, » repartit l’autre. Et, montrant la paume de ses mains à elle, épaisse et craquelée : – « Tous les Albani sont des ouvriers, ma petite. Toi comme les autres. Allons, au bêchard, et du cœur ! Dix kilos de pommes de terre nouvelles, c’est vingt francs… »

– « J’en ai rapporté cinquante avec ma boîte ce matin, » répliqua Laurence, « et je l’ai faite en trois jours. Ce n’est pas le cœur qui me manque, maman, mais j’ai accepté une invitation. »

– « Une invitation ? » insista l’obstinée. Et, passant au patois, comme il lui arrivait dans ses colères : « As pas besoun d’accepta d’invitation din la semana. Faut travailla. »

– « Non, maman, » dit Laurence, en opposant aux prunelles agressives de sa mère un visage ferme. « Aujourd’hui c’est impossible. J’ai promis, je ne dois pas manquer. »

Elle avait dit ces mots d’un accent qui coupait court au débat. Elle remonta dans sa chambre par l’escalier de pierre extérieur qui menait au premier étage, d’un pas si leste que Françoise Albani n’eut pas le temps de lui poser une nouvelle question. D’un mouvement de mauvaise humeur, la vieille paysanne ramassa la houe qu’elle appelait pittoresquement un bêchard, et elle entreprit de déterrer seule les précieux tubercules, en grommelant :

« C’est vrai qu’elle gagne sa vie. Y a rien à dire. Quand même, c’est-y des façons ! »

Pourtant, il y avait une fierté dans le regard dont elle suivit, une demi-heure plus tard, l’élégante silhouette de sa fille marchant vers la grand’route, entre les rosiers qui bordaient le chemin d’accès de leur campagne, et pensive :

« Je ne sais pas ousqu’elle va, » se disait-elle en se parlant dans son langage aussi expressif qu’incorrect. « Sûr que c’est pas ousqu’elle doit pas. Elle n’a pas de volagerie, et tournée comme elle est ! Ah ! la jolie petite mariée qu’elle fera ! »

Ses yeux se dirigeaient maintenant vers la droite. Derrière le groupe des sombres orangers se profilait au loin le toit brunâtre de la maison de Pascal Couture. Plus loin encore, c’était l’extrémité de la lande qui rattache Giens à la côte, et la piste d’entraînement du jeune Libertat. La mère, comme sa fille, hésitait entre les deux mariages. L’un, c’était le connu et sa sécurité, l’autre, l’inconnu et son mirage.

– « Bah ! » fit-elle tout haut avec son fatalisme tranquille de campagnarde dressée à l’acceptation des saisons, « tout s’arrangera. »

Et, enfonçant le bêchard dans la terre, énergiquement, comme si elle travaillait pour deux, elle marmonnait le dicton provençal :

« Auèn plan, auèn plan.

« S’es pas ouey, sera deman.  »

Les pensées de la jeune fille, en train de cheminer de nouveau vers Hyères, auraient pu, elles aussi, se résumer dans ces deux vers. Cette sensation si vivement éprouvée le matin, qu’elle approchait de la crise décisive, se faisait plus aiguë, depuis les discours de Mme Béryl.

– « Évidemment, on cause, » se répétait-elle, « et les gens sont si méchants. »

Sa conscience ne lui reprochait rien. Pourtant elle ne se prononçait pas cette phrase sans remords. Elle savait trop que dans toutes ces bastides connues devant lesquelles elle passait, une question avait du être posée vingt fois sur elle comme sur toutes ses compagnes : « Qui fréquente Laurence ? » C’est le mot du pays qui signifie une cour innocente, mais une cour. Fréquenter deux jeunes gens, c’est déjà être coquette, avoir perdu cette fleur d’honnêteté dont les filles du peuple ont une notion plus raffinée peut-être que les filles du monde. Étant moins préservées par leur milieu, elles sentent davantage le danger des familiarités masculines. Oui, Laurence ne gagnait pas le rendez-vous fixé par la mère d’un de ses deux amoureux sans un rien de remords, qu’accrut un incident par lui-même bien léger. Mais tout fait mal à qui a mal. Pour arriver à la ville, elle devait traverser un passage à niveau, gardé par une femme de l’âge de sa mère et qui la connaissait « de petite ».

– « Tu vas à Hyères, Laurence, » dit-elle à la jeune fille après lui avoir demandé des nouvelles de la maman et du papa. « Tu me rendras bien service en me portant ce panier d’œufs à l’hôtel *** »

Elle lui nomma un des principaux caravansérails de la ville d’hiver. Une dizaine de poules picoraient dans l’herbe d’un jardinet, cultivé presque à même les rails. Leurs œufs, quelques salades et des légumes représentaient pour la pauvre employée un petit supplément de ressources.

– « Ma fillette est fatiguée, elle ne peut pas y aller, ni moi quitter… Mais, mise comme tu es, tu ne peux pas non plus… Où vas-tu donc, Princesse ? Ce n’est pas jour de fête, cependant… »

Laurence s’était, en effet, attifée de son mieux. Elle portait la plus belle des robes qu’elle conservait du temps de lady Agnès et qui n’était plus tout à fait à la mode. Elle veillait si soigneusement sur ces reliques, qu’elle ne renouvellerait plus jamais ! La plume de son chapeau était toute défraîchie d’avoir séjourné indéfiniment dans l’armoire. Ses gants de Suède avaient aux doigts ce pli qui atteste un trop long abandon au fond de la commode. Ses fins souliers jaunes n’auraient pas eu ces cassures, si elle avait pu les mettre sur des embauchoirs. La garde-barrière n’était pas femme à remarquer ces menus indices d’une décadence dans une toilette qui lui apparaissait comme un luxe inatteignable. Un demi-reproche avait passé dans ses yeux et dans sa voix, auquel la jeune fille fut plus sensible que s’il eût été exprimé avec des mots.

« Pourquoi ne porterais-je pas les œufs ? » répondit-elle vivement. « Donnez-les-moi, mère Giraud. »

Et déjà elle avait saisi l’anse du panier, au risque d’écorcher à l’osier trop rude la peau fragile de ses gants, et, pour se dérober à toute question plus précise, elle était repartie le long de la voie, en disant un adieu rapide à la garde-barrière qui, trop heureuse de sa commission faite, n’ajouta pas la parole redoutée par Laurence. Mais comment celle-ci n’aurait-elle pas deviné une allusion à ses projets de mariage dans le refrain de la chanson que la vieille femme se prit à fredonner :

… Mai sus la montagno

Manja des castagno

Vau mai que l’amour senso liberta .

Était il possible que cette Mme Giraud, qui l’avait connue si petite et à qui elle rendait un service en ce moment même, fût si méchante ? Non. C’était un hasard si ce refrain se terminait par trois syllabes qui faisaient aussi le nom de celui pour qui elle s’était parée de la sorte. Pour lui et pour sa mère. Et, sans oublier sa vive contrariété, Laurence pensait maintenant à la bourgeoise inconnue dont elle allait subir la critique. « Comment va-t-elle me juger ? » se demandait-elle. « Et, si ce jugement ne m’est pas favorable, comment, lui, le supportera-t-il ? » Quoique très pure, elle avait cette innocence avertie qui est celle des jeunesses de la campagne. C’était la raison pour laquelle, tout à l’heure, le regard de la garde-barrière lui avait été si pénible. Elle se rendait compte que Pierre pouvait très bien vouloir l’épouser, non point parce qu’il l’aimait, mais parce qu’il la désirait, sans espoir d’arriver à elle autrement que par le mariage. Et alors que serait l’avenir ? Non, ce n’était pas pour la narguer en prononçant le mot : liberta que la garde-barrière avait chanté son couplet. C’était pour lui rappeler qu’il y a un esclavage dans une union avec un homme riche, du jour où la fantaisie de cet homme est une fois satisfaite. Ce point d’interrogation sur le lendemain, si elle devenait jamais la femme du demi-noble, que Laurence se l’était posé souvent Cette incertitude avait toujours mis du malaise dans leurs relations. Au fond, c’était la nature du sentiment de ce garçon pour elle qui lui demeurait indéchiffrable. Sur le point d’être présentée à la mère de son énigmatique amoureux, elle en venait, par un détour de son cœur non moins indéchiffrable pour elle-même, à souhaiter que cette entrevue aboutit à une rupture. Cette cour de l’élégant jeune homme flattait tant de ses secrets penchants ! – Mais c’était une émotion toute superficielle. Le fond vrai de sa sensibilité restait réfractaire. Et comme elle était, à travers tout cela, une enfant très jeune et très naïve, une inquiétude d’amour-propre s’ajoutait à ce trouble intime qui grandissait à mesure que l’instant de la rencontre approchait. L’idée de la critique dont elle allait être l’objet finit par l’intimider, au point que ses jambes tremblaient sous elle, quand, le panier d’œufs livré, elle arriva devant la porte de la confiserie où les Libertat l’attendaient. Il lui fallut, pour dompter cette sensation, faire appel à cette discipline intérieure à laquelle l’avait dressée son séjour en Angleterre, dans des milieux où elle devait beaucoup se surveiller. Bravement, comme on va au feu, elle entra dans la longue salle encombrée de visiteurs, au fond de laquelle étaient assis Pierre et sa mère qui se leva, comme son fils, pour recevoir leur invitée.

Mme Libertat est une femme de soixante ans environ, qui avait dû être extrêmement jolie. Elle gardait des traits menus, dans un visage dont la blancheur paraissait exsangue, à cause du noir des vêtements. Elle n’avait pas quitté le deuil depuis la mort de son mari. Ce geste d’accueil s’accordait avec ses manières, très polies mais sans grâce, et cérémonieuses sans courtoisie. Elle commença par faire asseoir Laurence, avec des compliments dont l’excès glaça la jeune fille plus qu’une brusquerie. Ces prévenances soulignées la paralysaient au lieu de la séduire. Ces manières mielleuses lui rendaient plus désagréable la curiosité scrutatrice de ces prunelles brunes, où elle retrouvait, comme dans les yeux de son amoureux riche, l’implacable orgueil du regard de lady Peveril, le regard de l’autre classe. Et elle écoutait cette bouche mince, aux lèvres faussement souriantes, lui dire :

– « Mon fils m’a beaucoup parlé de vous, mademoiselle, et de vos jolies boites de laque. Mais n’ayez crainte. Je vous garderai le secret. Je n’irai pas gêner le commerce d’antiquités de Mme Béryl. »

– « Mais, madame, » fit Laurence, « il est bien convenu que Mme Béryl ne vend pas mes boîtes comme anciennes. »

– « Ici, où vous habitez, peut-être. Mais à Royat, où vous n’êtes pas, et après les avoir maquillées !… D’ailleurs, ça ne vous regarde point. Vous touchez votre argent. C’est tout ce que vous voulez, n’est-ce pas ? »

Laurence ce sentait rougir. Elle aurait pleuré. L’acidité de ces propos rendait plus ironique la minutie des attentions que Mme Libertat lui prodiguait pour lui verser son thé.

– « Comment l’aimez-vous ?… Fort ?… Faible ?… Deux morceaux de sucre ?… Un peu de crème ?… Ça doit vous paraître bien modeste ici, après les beaux five-o’clock de lady Vernham. »

Elle prononçait five comme rive et lady comme adi dans adieu, en supprimant le prénom devant le nom de famille. Ainsi avait fait Laurence elle-même quand elle avait rencontré sa bienfaitrice. De quelle gentille manière celle-ci l’avait initiée à une de ces étiquettes de la gentry anglaise, sans cesse méconnue sur le continent ! Fille d’un comte et mariée à un simple baronnet, lady Agnès conservait officiellement son prénom, pour marquer sa noblesse propre. La jeune fille eut sur les lèvres cette observation. Elle ne la fit pas, intimidée de plus en plus par sa hautaine interlocutrice, qui continuait :

– « Je l’ai rencontrée, cette lady. Nous autres, Provençaux des vieilles familles, nous n’aimons pas beaucoup les Anglais, nous surtout qui avons eu deux ancêtres tués à Trafalgar… Mais, pour une Anglaise, lady Vernham était assez artiste. C’est elle, m’a dit Pierre, qui vous a appris ces petits travaux. Ces occupations doivent vous consoler de la monotonie de notre coin. Ça vous repose de tous les voyages que vous avez dû faire avec elle. Les Anglais et les Anglaises sont toujours en vogue. » – elle empruntait au patois cette pittoresque expression qui répond à la « bougeotte » de l’argot familier. – « Ils ont le goût de mener cette vie de colis que j’ai en horreur. Mais peut-être l’aimez-vous aussi ?… je ne sais pas, moi, je demande, » fit-elle sur un geste de son fils. « D’ailleurs, c’est vrai, vous n’étiez pas votre maîtresse. »

Et pour conclure, en se levant :

– « Vous permettez ? »

Elle saluait deux dames qui entraient et que Laurence reconnut. C’étaient les représentantes d’une vieille famille noble d’Hyères. De leur côté, reconnurent-elles la fille du cultivateur dans cette personne, endimanchée et embarrassée, que les Libertat avaient à leur table ? Elle ne parurent pas même la voir. On ne la présenta pas. De nouveau, la pauvre enfant subissait, comme à Vernham Manor, l’impression de la caste impénétrable et hostile. Mme Libertat, cependant, prolongeait la conversation avec les deux nouvelles venues, toutes trois debout. Elle ne se rassit que pour parler d’elles à son fils, multipliant les allusions à des incidents et à des personnes de leur société et mettant ainsi Laurence hors de l’entretien avec un si évident parti pris que le jeune homme, après une demi-heure de cette pénible conversation, ou plutôt de ce monologue, commença de multiplier les signes d’une impatience non moins évidente. À peine répondait-il par des monosyllabes, tombés du coin de sa moustache mordillée nerveusement. Il ne cessait de regarder la porte, et ce fut avec l’empressement non dissimulé d’une délivrance qu’il dit enfin à sa mère :

– « Maman, votre automobile est là. Je le reconnais, à travers la fenêtre. La réparation n’aura pas été longue. Ce n’était qu’une bougie à changer. J’en étais sûr… Si vous voulez faire votre visite à la Crau, avant de rentrer à Toulon, c’est le moment. Moi, je reconduirai Mlle Albani. C’est sur mon chemin. Il faut que j’aille encore jusqu’à Giens voir cette bête malade… »

Il avait eu soin de mentionner dès son arrivée une indisposition d’un de ses chevaux pour avoir un prétexte à un tête-à-tête avec la jeune fille après le thé. Sa mère n’en fut pas la dupe.

– « Ça n’a pas l’air de t’affliger beaucoup, cette maladie ? » demanda-t-elle. « Elle est bien grave ? »

– « On ne sait jamais, maman… », dit Pierre, en proie à un mécontentement de plus en plus vif, et qu’il soulagea aussitôt l’automobile parti, dès qu’il se retrouva seul avec Laurence, hors de la confiserie :

« Vous n’avez pas trouvé ma mère très gentille ?… Avouez-le, mademoiselle. »

– « Mais Mme Libertat, » répondit-elle évasivement, « a été très polie pour moi. »

– « Oh ! polie ! Elle le serait pour mettre à la porte une domestique qui l’aurait volée. Elle a été élevée comme ça. Mon grand-père était magistrat à la Cour d’Aix. C’était un homme à traditions. Il se croyait toujours au temps des Parlements, je ne l’ai jamais entendu dire tu à ma grand’mère… Mais je sais très bien quand maman est polie et quand elle est gentille. Non, elle n’a pas été gentille, mais pas du tout. Seulement, ce n’est pas une preuve que vous lui avez déplu. Au contraire. Elle vous a trouvée trop bien. Moi qui la connais, voilà ce que je conclus de son attitude… »

Laurence ne répondit pas. Elle était trop fière pour se plaindre d’un accueil qui l’avait moins humiliée qu’irritée contre elle-même. Pourquoi s’y était-elle exposée ? Les deux jeunes gens restèrent ainsi plusieurs minutes sans échanger un mot, le temps de sortir de la ville et de repasser sous le pont, tout près de la place où, quelques heures plus tôt, Pascal Couture déclarait à Laurence, si tendrement, si douloureusement, sa volonté de vendre sa bastide et de s’expatrier. C’était, à présent, le rival opulent du pauvre goy qui lui parlait, en la pénétrant, en la dominant de son regard, plus impérieux que passionné, celui d’un homme chez lequel un caprice d’un jour s’est exaspéré, par la résistance, jusqu’à lui donner l’illusion d’un véritable amour.

– « Mademoiselle, » avait-il repris, « si je vous dis que la mauvaise humeur de ma mère ne prouve pas qu’elle ait eu de vous une impression fâcheuse, au contraire, c’est qu’avant de lui demander de vous présenter, nous avons eu une conversation que vous me pardonnerez de vous répéter. D’ailleurs, il faut que cette équivoque finisse. »

– « Ne me faites pas regretter d’avoir accepté cette invitation, monsieur Libertat, » répondit Laurence. « Et ne me rappelez pas ce que j’ai voulu oublier. »

Elle avait rougi, en faisant cette allusion aux premières familiarités qu’il s’était permises avec elle. Comme le matin avec Pascal, à cette voix, à ces yeux, elle savait quelles paroles allaient se prononcer, et c’était dans tout son être une rétraction encore plus violente qu’alors. C’est qu’avec Couture elle se défendait contre propre sentiment. Avec Pierre, elle se défendait contre Pierre. Celui-ci continuait, la bouche décidée, le geste brusque, sans paraître avoir entendu la supplication de la jeune fille :

– « Voici ce que j’ai dit à ma mère : « Vous me parlez toujours de me marier et je me suis toujours dérobé. Eh bien ! j’ai rencontré la femme que je désire épouser. Elle et les siens sont l’honneur même. Elle n’est pas de notre société, c’est vrai. Mais le hasard veut qu’elle ait, ces dernières années, reçu une éducation de dame. » Je vous ai nommée, mademoiselle. C’est alors que maman a désiré vous voir. Je n’ai pas de raisons de vous cacher qu’en principe elle n’est pas favorable à mon projet. Moi, j’estime, en mon âme et conscience, que je n’ai pas à tenir compte de ses objections… Laissez-moi continuer, » insista-t-il, comme Laurence esquissait un geste désapprobateur. « Voici pourquoi. Ma mère ne me connaît pas. Je l’ai quittée, tout jeune, pour entrer à l’École Navale. Puis, j’ai navigué, j’adorais mon métier. J’ai dû démissionner quand mon père est mort, à cause de maman. Elle était incapable, soit dit sans reproche pour elle, de bien gérer nos propriétés. L’administration en est compliquée. Mon pauvre papa s’en était lui-même tiré médiocrement. Ma mère s’est montrée si inquiète, si troublée, que j’ai tout abandonné pour me consacrer à nos affaires. J’ai consenti ce sacrifice. Car c’en était un, et dont elle ne s’est jamais doutée. Elle ne se doute pas davantage de ce que me représente Toulon. Je hais cette ville. À chaque coin de rue, j’y rencontre des impressions qui renouvellent mon cruel regret de n’être plus un marin, j’ai trompé ce regret, comme j’ai pu, avec mes chevaux. J’ai eu là un prétexte d’aller et de venir, et aussi un petit intérêt, celui des prix remportés. Il faut bien que vous sachiez tout cela, pour comprendre quelle place vous avez prise dans ma vie, je me suis trompé sur vous, d’abord. Vous l’avez trop vu. Et puis, je me suis renseigné. J’ai su votre histoire, et comment vous êtes si bravement rentrée dans votre famille après la mort de cette dame anglaise, et que vous ne vous étiez jamais plainte qu’elle n’eût rien fait pour vous, comme c’était son devoir… Oui, c’était son devoir, » ajouta-t-il, en arrêtant un nouveau geste de Laurence. « J’ai su comment vous gagnez votre vie. On m’a montré vos petits chefs-d’œuvre. J’ai su aussi que votre famille n’a rien à envier à la nôtre comme ancienneté. Maman est très fière de notre grand aïeul. Moi, de même. Mais du moment qu’il y avait un d’Albani officier sous l’ancien régime, nous nous valons, n’est-ce pas ? je ne veux plus rester à Toulon. Puisque j’ai lâché la mer, pour toujours, je veux revenir à la terre, pour toujours. Notre plus grande propriété n’est pas ici, elle est à Collobrières, dans les Maures. Nous avons là une espèce de château, une gentilhommière, délabrée maintenant. En deux mois de travail on la rendra très habitable. Pas pour une de ces mijaurées de Toulon, bien sûr, dont ma mère rêve, et qui ne rêvent, elles, que dîners en ville, bals, toilettes, voyages à Paris. Alors, j’ai pensé : « Si Mlle Albani acceptait d’être ma femme, quelle jolie châtelaine j’aurais là, dans la vieille demeure, et une châtelaine qui s’entendrait à gouverner ce petit royaume : deux cent cinquante hectares de chênes-lièges, de vignes, de prairies, d’oliviers. » J’ai eu trente ans le mois dernier. D’après le Code, le consentement de ma mère ne m’est plus nécessaire pour me marier, je suis bien tranquille, d’ailleurs. Elle le donnera. La fortune est à moi, et elle me sait trop décidé, quand une fois j’ai pris un parti, pour ne pas se rendre compte qu’il lui faudra ou plier ou se brouiller avec moi. Elle pliera… je vous parais dur, peut-être, mademoiselle ? Que voulez-vous ! Je suis un ancien marin, et j’ai mené une vie dure. Vous comprenez, à présent, pourquoi ma mère a été un peu aigre, tout à l’heure. Elle vous a trouvée trop charmante, voilà tout. Et vous comprenez aussi pourquoi, lui ayant parlé d’abord, et m’étant mis en règle avec mes devoirs de fils, je me considère comme ayant le droit de vous dire : « Mademoiselle, voulez-vous être ma femme ? »

Pierre avait prononcé ce long discours d’un accent qui, à lui seul, révélait le fond de sa nature, essentiellement autoritaire. Ce n’était pas un comédien. Il le prouvait par cette brusquerie dans une demande en mariage, trop singulière pour qu’il n’attachât pas à son succès une extrême importance. Il la faisait, cette demande, par un de ces à-coups de volonté qui s’accordaient bien avec la manière dont il avait gouverné sa vie, toute en partis pris abrupts et heurtés. Ainsi dans le choix de son métier, puis dans sa rupture avec ce métier, ainsi dans cette métamorphose de l’officier de marine en sportsman, ainsi dans ce projet d’une installation rurale, avec Laurence pour compagne. De telles volte-face viennent de la tête beaucoup plus que du cœur. Ne rusant pas, et se montrant tel qu’il était, le jeune homme n’avait pas mis d’émotion dans ses phrases. Il n’y avait mis qu’une tentation. Quelle différence avec Couture et le timbre brisé de sa parole Quelle sensibilité chez le protecteur anxieux du pauvre petit Virgile, et quelle âpreté, au contraire, dans les phrases où Pierre Libertat jugeait sa mère ! Tandis qu’il parlait, oui, la tentation avait traversé l’esprit de Laurence. Ce mot de « châtelaine » avait chatoyé devant elle, évoquant une royauté campagnarde, dont l’idée satisfaisait à la fois ses instincts de paysanne et ses appétits de dame. Le chiffre d’hectares donné par le jeune homme s’était traduit pour la fille d’Antoine Albani en une vision quasi concrète. Son père en possédait seize, Pascal Couture dix-huit. Les vignes, les prairies, les champs d’oliviers, les bois de chênes verts s’étaient développés devant ses yeux. En même temps, son âme avait eu comme froid. Elle n’aurait pas su en expliquer la cause : elle avait éprouvé une impression de profonde défiance, que contredisait une réalité irréfutable, cette demande en mariage qui, par elle seule, était une preuve. Une preuve ? Mais de quoi ? Pas de tendresse, assurément, car aucune intonation caressante n’avait passé dans cette voix qui rendait un son presque métallique. En revanche, il y frémissait cette ardeur de conquête qui va paralyser la résistance féminine. Celle qui fait l’objet de cette poursuite sent cette domination venir. Elle en a peur, et au même moment cette force l’attire. Tels étaient les sentiments divers qui s’émouvaient dans Laurence, à mesure que le tentateur parlait. Maintenant, elle s’écoutait répliquer des mots d’ajournement, qui révélaient combien elle était déconcertée.

– « Ce que vous venez de me dire, monsieur Libertat, me surprend trop pour que je n’aie pas besoin d’y réfléchir. Vous avouez vous-même que vous ne m’auriez pas tenu ce langage, si vous n’aviez point parlé d’abord à Mme votre mère. Vous devez trouver très naturel que, moi aussi, je désire parler d’abord à mes parents avant de vous répondre. »

– « Je m’y attendais, » fit-il ; « mais vous ne me répondez pas non. C’est ce que j’espérais à peine. Merci. »

– « Je ne vous réponds rien, » dit-elle, en dégageant sa main que le jeune homme avait saisie, et il la serrait dans les siennes, en l’appuyant passionnément contre ses lèvres.

Elle répéta, irritée de cette brûlante caresse :

– « Rien, absolument rien. Mais laissez-moi rentrer seule. Il se fait tard et il ne faut pas qu’on nous voie ensemble. »

– « Ne rien me répondre, » insista-t-il, « c’est ne pas me répondre non. Vous ne pouvez pas m’empêcher de m’en aller sur une espérance, ni de vous en remercier. Adieu ma Laurence, » osa-t-il ajouter, en mettant dans cette amoureuse appellation tout son désir, toute sa volonté. « À demain ! »

La jeune fille s’était remise à marcher. Elle entendit le pas du hardi garçon s’éloigner sur le sol de cette route du Midi, desséchée et durcie par tant de jours de soleil sans pluies. Il semble aussi que ces soirs de clarté, comme était celui-là, aient une qualité d’air plus sonore. Laurence s’appliquait à ne pas aller vite, par crainte de donner au compagnon redoutable dont elle se séparait une impression de fuite, et, par conséquent, de terreur. À quelque distance seulement, et sûre de n’être pas entendue, elle se hâta. Elle devait, pour arriver chez elle, passer devant la gare du chemin de fer de Paris-Lyon, par où se font les expéditions de fleurs et de légumes. Elle reconnut le charreton des Albani, attelé de la jument Pied-Blanc. La paisible bête attendait, le mufle dans sa musette et savourant son avoine, tandis que Marius et Marie-Louise enregistraient les caisses de pommes de terre et les bannes de violettes. Le frère aperçut le premier Laurence, et avec son habituelle ironie :

– « Tu arrives à point pour te faire rentrer, Princesse, » lui cria-t-il. « On te rentrera, quoique tu n’aies pas gagné la course. »

– « Bah ! » interrompit la bonne Marie-Louise, « puisque toutes les cagettes libres sont remplies ! »

– « Quand tu auras un automobile à toi, hein ! tu me laisseras monter dedans, » continua Marius.

Et, clignant de l’œil :

– « On t’a vue au thé, à Hyères, avec la maman de ton amoureux. »

Ainsi, le rendez-vous de cette après-midi était déjà dans les langues, une heure après avoir eu lieu ! Le frère hostile avait eu, pour répéter aussitôt le malveillant racontar, un rire de sarcasme que Laurence supporta mal, – mieux, cependant, que l’accueil de sa mère, à sa descente de la charrette.

– « Pourquoi m’as-tu caché par qui tu étais invitée à goûter ; petite masque ? » lui dit la vieille femme tout bas, en l’embrassant. « Le père Nas a rencontré Marius. Il cherche son Victor partout, le pauvre homme. Il t’a vue sortir de la confiserie, avec M. Libertat et une dame. C’était sa mère, n’est-ce pas. »

– « Oui, maman, » répondit Laurence.

Tout de suite, elle put voir Mme Albani aller à son mari. Celui-ci, les manches de sa chemise retroussées, lavait ses mains et ses bras avec un gros pain de savon de Marseille, qu’il reposait ensuite sur la margelle d’une profonde rigole de ciment par où s’écoulait le trop-plein du puits. La paysanne dit quelques mots tout bas à l’oreille de son homme, sur le visage duquel passa un sourire de contentement.

– « Décidément, c’est le mariage qu’ils souhaitent !… » pensa la jeune fille.

Tout en se dirigeant vers l’escalier, le décor, familier pourtant, de la dure vie de travail menée par les siens lui serra le cœur : la bastide mal recrépite et qui semblait plus vieille, plus dégradée, dans le demi-jour du crépuscule ; les pelles, les pioches, les charrues encore souillées de terre et abandonnées devant la porte de la grange ouverte, où se profilaient les tonneaux, les paniers, les arrosoirs. Arrivée en haut des marches, elle s’arrêta. Elle entendait Marius siffler en dételant le cheval, Marie-Louise et sa mère bavarder dans la cuisine, tandis qu’Antoine Albani considérait avec attention le tas de bois qu’ils avaient, son fils et lui, rapporté de la forêt incendiée. Oui, tout cela était bien pauvre ; mais quelle solidité dans cette vie simple, quelle poésie cachée dans cette servitude de la glèbe, si bravement, si quotidiennement acceptée ! « Châtelaine… » Le mot ensorceleur se prononça de nouveau dans la pensée de Laurence. Non. Elle, l’enfant de ce vieil homme et de cette vieille femme, la sœur de Marius et de Marie-Louise, née et grandie dans cette bastide, pourrait bien habiter un château, mener une vie de châtelaine, – elle ne serait jamais une vraie châtelaine. « Deux cent cinquante hectares ! » avait dit Pierre Libertat. Le rappel de ce chiffre évoqua pour elle les gros revenus d’une large exploitation. Elle savait, à un centime près, ce que valaient l’estagnon d’huile, la bonbonne de vin, la douzaine de roses, le kilo d’écorce d’un chêne-liège. Ses parents, eux aussi, savaient que Mme Pierre Libertat serait très riche, et alors, dans les mauvaises années…

– « Dans les mauvaises années, » se répétait-elle en marchant vers sa chambre, pour y dépouiller sa toilette d’apparat, « je les aiderais. C’est bien naturel qu’ils y songent. »

En même temps, elle voyait le regard de la terrible femme qui serait sa belle-mère, si elle épousait Pierre. Elle voyait, avec une netteté presque hallucinatoire, la célébration du mariage, ses parents et cette femme à côté les uns des autres. Elle comprenait quels éléments de réciproque souffrance développerait le contact intime des deux familles, et, malgré elle, une plainte lui sortait du cœur, non pas contre, mais vers lady Agnès. – C’était donc à cela qu’elle avait été menée !

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