VI Un crime d’enfant

Les émotions de cette journée avaient tellement agité Laurence qu’une fois retirée dans sa chambre, après le dîner pris en commun, elle mit un très long temps à s’endormir. Elle se sentait acculée à la crise définitive. Son hésitation entre les mariages qui s’offraient à elle devait cesser. Les médecins ont une expression très heureuse pour caractériser l’instant qui marquera l’issue longtemps incertaine d’une maladie. « Elle va être jugée, » disent-ils. – Le mot crise, d’ailleurs, ne vient-il pas d’un mot grec, qui signifie jugement ? – Absorbée qu’elle était par le tumulte de ses idées, la jeune fille avait, en se couchant, négligé de rabattre les panneaux, de bois plein à la mode du pays, qui fermaient l’extérieur de sa fenêtre. Après s’être tournée et retournée dans son lit indéfiniment, sans trouver le repos, elle finit pourtant par s’assoupir, mais d’un sommeil si léger ! À un moment, la lune, qui pointait à l’horizon, emplit tout d’un coup la chambre d’une clarté presque éblouissante. Le rayon blanc frappa les yeux de la dormeuse, qui se réveilla. Elle se leva et vint à la fenêtre, qu’elle ouvrit pour tirer les volets en dedans. Comme elle se penchait pour saisir la poignée, elle entendit sortir, de dessous un énorme mimosa poussé prés du puits, une voix étouffée qui disait son nom : « Mademoiselle Laurence !… Mademoiselle Laurence !… » Et une forme d’enfant s’avança hors de l’ombre pour y rentrer aussitôt, comme avec terreur. Elle avait reconnu le petit Virgile Nas. Cette terreur, cet aguet nocturne, sous la fenêtre, cet appel clandestin, quel commentaire au sinistre soupçon énoncé par Pascal sur la disparition simultanée des deux frères Du coup, les troubles personnels de la jeune fille cédèrent la place à une seule anxiété : savoir pourquoi cet enfant était là et ce qu’il avait fait. S’il se cachait de la sorte, c’est qu’il se croyait en danger. Quel danger ?… Cette question emportait avec elle une réponse si redoutable que Laurence en frémissait tout entière. Elle commença de s’habiller pour descendre, parler à l’enfant et savoir. Elle dut s’arrêter plusieurs fois, tandis qu’elle passait ses vêtements, par peur que le bruit des étoffes froissées et des meubles déplacés ne réveillât son père, sa mère, sa sœur, Marius, endormis à si peu de distance. Elle comprenait qu’à tout prix il fallait que la présence du petit restât ignorée. Mais pourquoi cette présence ? Pourquoi cette épouvante, cette supplication ? Par bonheur, la bastide était vieille et les murs épais. Il fallut ensuite que Laurence sortît de sa chambre, longeât le couloir, ouvrît le verrou de la porte. Autant d’actions bien simples, mais entre lesquelles son effroi d’être entendue mit des intervalles qui lui parurent interminables. Interminable, la descente, sur la pointe des pieds, de l’escalier de pierre extérieur à la maison. L’aboiement du chien de garde lui fit sauter le cœur. L’ayant reconnue, comme il avait sans doute reconnu Virgile, il bondit au-devant d’elle, soudain caressant et silencieux. Enfin, elle était sur le terre-plein, et elle courait au petit garçon, qu’elle aborda en le prenant par les épaules en lui disant tout bas :

– « Où est ton frère ? »

– « Là, » répondit Virgile, tout bas, lui aussi.

Il répéta : « Là, » en montrant de sa main, à droite, un point qu’il voyait sans doute, mais que Laurence chercha vainement à distinguer dans cet horizon, comme martelé par la lune de lumières très blanches et d’ombres très noires.

– « Où, là ? » insista-t-elle.

– « Dans le marais, » fit l’enfant.

Et, se serrant contre la jeune fille, la tête cachée contre sa robe :

« Je l’y ai jeté. »

Un sanglot convulsif commença de le secouer, dont la rumeur épouvanta la jeune fille en même temps qu’elle lui poignait le cœur. Si on allait entendre cette plainte !

– « Tais-toi, » lui ordonna-t-elle. « Et viens. » Elle s’était dégagée, et, le saisissant par le bras, elle l’entraîna dans l’allée jusqu’à ce qu’arrivés à la grand’route, déserte à cette heure, et sûre qu’aucune surprise n’était plus à redouter, elle s’assit sur un tas de pierres, préparé pour recharger le chemin défoncé, et elle lui dit, à voix haute, maintenant, en lui pressant la main d’une étreinte impérative :

– « Raconte-moi tout… Tu entends, tout… »

– « C’est rapport à la bicyclette qu’ils lui ont achetée, avec mon argent… » commença Virgile.

Le souffle lui manquait pour parler, tant le souvenir de l’action commise lui serrait la gorge.

– « Les cent francs que t’avait donnés la dame du monsieur malade ? » demanda Laurence.

– « Oui, » répondit-il.

Et, toujours haletant :

– « Je ne voulais pas le tuer. Je voulais prendre la bicyclette et la porter chez M. Pascal. Il est juste, lui, M. Pascal. Il aurait bien dit qu’elle était à moi. »

– « Alors, tu as voulu prendre la bicyclette à ton frère, et vous vous êtes battus ? »

– « Non, » continua l’enfant. « Il devait aller aux champignons hier matin, dans le bois du Ceinturon. Je le savais. M. Pascal était à la chasse. Il m’avait donné une commission pour la gare… Je l’ai faite vite, vite, et puis j’ai filé vers le bois, à l’endroit des champignons. Je pensais que Victor serait descendu de la bicyclette pour les cueillir. Alors, moi, je sauterais sur la bicyclette, et on verrait !… Mais Victor avait déjà fini. Je le rencontre qui revenait sur la chaussée de l’étang, avec son panier et sur la bicyclette. Quand il me voit, il met ses deux jambes en avant, comme ça, » – et Virgile imitait le geste d’un cycliste abandonnant ses pédales et son guidon… – « C’était pour faire le zouave devant moi, sur ma bicyclette, et me narguer. Il avait une cigarette, là, au coin de la bouche… Ils le laissent fumer, vous savez… Il m’envoie une bouffée au nez. Il se fichait, quoi !… Alors, j’ai vu rouge, et j’ai couru. Il a voulu remettre ses pieds sur les pédales Mais j’étais sur lui… Et alors… »

Il s’arrêta. Il avait articulé ces derniers mots dans un râle.

– « Alors, tu l’as poussé ? » demanda Laurence.

– « Oui, » dit Virgile, fermement cette fois.

– « Et il est tombé dans le marais ? »

– « Oui. »

– « Mais il a essayé d’en sortir, voyons, et tu ne l’as pas aidé ? »

– « Non. Il a donné de la tête dans la boue… C’est profond, cette boue… Elle l’aura étouffé. Tout de suite, il s’est enfoncé. Je n’ai plus vu que ses pieds qui allaient, qui allaient, très vite d’abord comme ça, puis comme ça, » – il remuait ses mains d’un geste, tour à tour rapide et ralenti, – « puis plus du tout. »

– « Malheureux ! Tu as tué ton frère ! »

L’enfant ne répondit plus. Laurence le sentit qui tremblait de nouveau comme une feuille. Il n’était plus soutenu par l’espèce d’hallucination qui venait de lui rendre de la force, en lui faisant revivre son acte. La jeune fille éprouvait, à l’égard du petit assassin, une horreur à la fois et une pitié. Un frisson la secouait également, comme si d’avoir écouté le récit de ce crime, sans cesser de tenir par la main celui qui l’avait commis, la rendait sa complice. Autour d’eux, c’était toujours le même paysage fantomatique d’ombres noires et de lumières crues, comme le clair de la lune d’hiver en sculpte par les belles nuits de décembre, dans le Midi, avec les routes blanches bordées d’agaves, les oliviers argentés, les masses noires des pins et les cassures abruptes des collines. La plainte, monotone et saccadée tout ensemble, de la mer si proche, faisait un accompagnement sinistre aux aveux du fratricide et à l’angoisse de sa confidente.

– « Et ensuite ? » interrogea-t-elle enfin, pour rompre ce tragique silence.

– « Je suis parti, » dit Virgile. « La bicyclette restait accrochée dans les buissons. J’aurais pu la prendre pour me sauver. Mais c’était comme s’il avait fallu le toucher, lui. Je l’ai laissée… J’ai entendu quelqu’un venir, je me suis couché dans les tamarins. C’était le père Brugeron, le mendiant. Il ne m’a pas vu… Il ramasse la bicyclette. Il s’en va avec, en la tenant à la main… Il regarde autour. Il ne voit pas non plus Victor, qui remontait sur l’eau, un peu. De regarder ce corps dans les roseaux, moi, ça me rendait fou. Dès que j’ai pu, je me suis sauvé. Dans le Ceinturon, d’abord, derrière le champ de courses, sous les pins. J’y suis resté la journée et la nuit. J’avais peur. Et puis, j’ai pensé : « Il faut raconter tout à M. Pascal. » J’ai marché par des petits chemins pour aller à sa campagne. Là, je m’en suis retourné, sans oser rentrer. J’ai eu l’idée de me périr. Je suis revenu à la même place où j’ai jeté Victor. Elle m’attirait. Il flottait toujours, la face presque à l’air, maintenant. J’ai eu encore plus peur. J’ai eu une autre idée : aller à Toulon me faire mousse. J’ai pensé : « On m’arrêtera. » Je suis retourné au Ceinturon, dans le bois. Le jour a passé. J’ai eu faim. Je me suis dit :

« Je ne veux pas voler. » Alors, j’ai pensé : « Il y a là Mlle Albani. Elle me donnera à manger. »

Un nouveau sanglot le convulsa. Il jeta sa tête sur les genoux de Laurence, en s’y cramponnant, d’une prise si désespérée qu’elle ne le repoussa point. Elle n’avait plus que de la miséricorde pour cette pauvre et chétive loque vivante dont elle écoutait gémir la détresse. D’un geste maternel, comme l’instinct de la femme en trouve dans l’émotion devant les êtres faibles, elle se mit à flatter doucement les cheveux de l’enfant dont la plainte s’apaisa peu à peu sous cette caresse, et, dans l’épuisement de son extrême lassitude, il commença de dormir. Laurence sentit l’étreinte de ces petits bras se détendre, la petite tête s’appuyer plus lourde… Cette espèce d’abandon animal du malheureux, cette entière confiance dans un tel désespoir achevaient de lui toucher le cœur jusqu’au fond. Toute la destinée du petit garçon se représentait à son esprit, et les qualités natives qui avaient attaché Couture à ce délaissé : – les duretés du père Nas et de la marâtre, le travail servile imposé à l’enfant si tôt, son regard de bête battue et traquée quand elle le rencontrait autrefois, la flamme de reconnaissance qu’elle avait vue luire dans ces yeux quand Couture l’avait pris avec lui, son zèle à besogner sur le domaine, ici piochant de ses bras de douze ans avec l’énergie d’un homme, là courant porter le grain aux poules, d’autres fois arrachant l’herbe parasite dans les sillons de la vigne, vendangeant, et sa tête émergeant à peine des ceps aussi hauts que lui. Quelle vaillante ardeur, le soir, après les longues heures de labeur physique, pour apprendre mieux à lire et à écrire sous la direction de son généreux patron ! Avec quelle piété il avait suivi son catéchisme et fait sa première communion, humblement, presque secrètement, – le père et la mère Nas n’ayant rien voulu entendre, quand il s’était agi de le nipper pour la cérémonie, comme les autres. Et cette longue histoire de misère et de bonne volonté aboutissant à cette minute de fureur et d’égarement qui allait détruire à jamais cette jeune vie ! Demain, c’était le cadavre du noyé retrouvé, le meurtrier convaincu par sa fuite même, l’arrestation, la prison, le procès, la maison de correction… Des arrière-fonds de la mémoire de la jeune fille un mot de lady Agnès remonta soudain. C’était à Vernham Manor, et au cours d’une promenade. Elles avaient rencontré un fermier du voisinage qui corrigeait à coups de trique un garçonnet de l’âge de Virgile. Interrogé par lady Agnès, cet homme avait raconté avec fureur un grave méfait commis par son fils, et la charmante femme lui avait dit simplement : « Quand vous voulez redresser un arbre, est-ce que vous le battez ? » Toute lady Agnès n’était-elle pas dans cette phrase, avec son désir d’être bonne et secourable à chaque créature ? Qu’avait-elle fait d’autre, en prenant Laurence avec elle, que de transporter une plante humaine dans un terreau qu’elle avait cru meilleur et pour la mettre à l’abri ? Sa mort subite l’avait empêchée de finir son œuvre. Et voici qu’une association d’idées s’imposait à la jeune fille, dont elle n’aurait su dire l’origine. Voici que, toute émue par le malheur de la créature menacée qui dormait sur ses genoux, elle rapprochait leurs deux destinées. Faut-il croire qu’il existe, flottant autour de nous, une atmosphère psychique, habitée par les âmes de ceux qui nous ont aimés et que les morts y puissent ainsi communiquer leur pensée aux vivants, à l’insu même de ceux-ci ? Se dégage-t-il de certaines personnalités, même à travers les années et l’absence, une action qui se prolonge indéfiniment, sans que nous la sentions ? Pour la première fois, Laurence comprenait intimement, profondément, le sens de cette charité qu’elle avait si souvent, et encore ce soir, presque reprochée à sa bienfaitrice. Comme une influence émanée du doux fantôme l’invitait à devenir la lady Agnès du petit Virgile. Alors, elle ne pourrait plus se dire : « Où m’a-t-elle menée ? » Où ? Mais à cela, mais à préserver ce petit. La bienfaisance de la morte aurait son plein accomplissement pour cet autre, à travers elle. Encore une fois, elle eût été bien incapable d’exprimer ces idées, de les analyser, de se les formuler même. Elle les vivait, à cette minute, par ces portions à demi inconscientes à l’être où s’amasse le trésor des vraies charités. Pauvre petit Virgile, pauvre sensibilité d’enfant malmené, qu’une trop longue injustice des siens avait dévié, au point de le conduire à ce geste irréparable contre son frère ! Ce geste, il ne l’avait pas mesuré, il ne l’avait pas voulu. Mais qui croirait à son innocence ? Cet aguet aux alentours du bois où Victor cueillait ses champignons deviendrait une préméditation. Le désarroi qui l’avait sidéré devant l’enlisement du noyé passerait pour une férocité perverse. La dure justice des hommes traiterait l’égaré en criminel. Ce faisant, on ne le redresserait pas, on le briserait.

– « Il ne faut pas, » se répéta Laurence, « il ne faut pas. Je le défendrai. Je le sauverai… Où vais-je le coucher, cette nuit ? Bon. Je sais. Seulement, il va être trop faible pour marcher. Il est à jeun depuis quarante-huit heures… »

Et l’action suivant la pensée :

– « Réveille-toi, » dit-elle à l’enfant qu’elle secouait doucement, « je dois te quitter pour aller te chercher à manger. Attends-moi ici. »

– « Vous ne me laisserez pas longtemps ? » implora Virgile en reprenant ses sens. « Vous reviendrez ? »

– « Oui, je reviendrai, » répondit-elle, « et c’est toi qui vas me promettre de ne pas prendre peur et de ne pas t’en aller. »

– « M’en aller ? » fit-il. « Sans vous ? jamais ! Seulement, revenez vite. »

Elle put voir, tandis qu’elle marchait vivement dans la direction de sa maison, que le petit garçon s’était recouché sur le tas de pierres. Elle comprit à son immobilité qu’il dormait de nouveau. Autre indice de sa foi absolue dans sa protectrice. Celle-ci, cependant, ralentissait son pas à mesure qu’elle approchait de la bastide. Allait-elle y rentrer comme elle en était sortie puis, en repartir, sans être entendue ? D’autant plus que pour aller dans la cuisine, où se trouvaient les provisions, elle devait passer devant la porte de la chambre de sa sœur. Quand elle eut, en effet, avec d’infinies précautions, calmé les jappements du chien, gravi les marches de l’escalier, poussé la porte qu’elle avait eu le soin, en quittant, de laisser entrebâillée, elle entendit la voix de Marie-Louise qui lui criait de son lit :

– « C’est toi, Laurence ? Qu’y a-t-il ? Tu n’es pas fatiguée ? »

– « Non, » dit Laurence. « J’ai eu un peu faim. Voilà tout. Je vais à la cuisine me chercher du pain. »

L’autre, par bonheur, ne se releva pas, et comme aucune autre voix n’interpellait, Laurence put croire qu’elle avait échappé à toute observation, quand elle se retrouva derechef au bas de l’escalier de pierre. Elle avait mis dans son panier du pain, un reste de viande, du fromage, une bouteille de vin. Marie-Louise et la mère, dont la cuisine était le département, remarqueraient-elles, le lendemain, cette diminution dans les provisions du ménage ? Qu’importait à Laurence, qui allait maintenant, du côté de la grand’route, courant presque, avec la terreur qu’un incident nouveau ait fait s’enfuir le petit garçon. Mais non. Il reposait à la même place. Le temps de le réveiller, de le faire manger et boire, et elle le conduisait vers l’asile où elle méditait de le cacher. Les Albani possédaient un cabanon à quelques huit cents mètres de là, au pied du plus mince des isthmes qui relient Giens à la terre ferme et dans le coin de plage où se voient les substructions ruinées du port romain de Pomponiana. Il y a là un hameau, – celui dont il a déjà été parlé, où Pierre Libertat garait son automobile, incohérent ramassis de pittoresques édicules, ceux-ci en planches, ceux-là en maçonnerie, serrés les uns contre les autres. Des inscriptions fantaisistes décorent ces bizarres cellules, où les habitants d’Hyères et ceux de l’Almanarre viennent, dans les mois chauds, prendre l’air de la mer, manger l’ailloli et lazaroner avec délices. L’une s’appelle Mon Repos, l’autre Ma Campagne, une troisième Bouillabaisse, celle-ci Maraveire ou merveille, celle-là For ever. Les Albani avaient baptisé la leur du tendre sobriquet donné jadis, pour sa vivacité, à une de leurs filles morte : Mouvette. En été, c’est, du matin au soir et du soir au matin, un grouillement de femmes et d’enfants sur ce sable et dans ces rochers. Par cette nuit de décembre, l’endroit était désert et vide.

– « Tu vas coucher là et te reposer, » dit la jeune fille à Virgile, en lui ouvrant la porte du cabanon familial. « Demain matin, je reviendrai. Si par hasard quelqu’un te voyait et te demandait ce que tu fais, tu répondrais que nous t’avons envoyé pour nous pêcher des oursins… Seulement, » – elle s’arrêta une minute en regardant l’enfant qui la regardait. Le clair de lune dessinait avec un relief singulier son masque endolori, comme extasié de gratitude. « Seulement, » reprit-elle, « c’est bien vrai, tout ce que tu m’as raconté ? »

– « Mais quoi ? » interrogea-t-il.

– « Que tu n’as pas fait exprès de tuer ton frère, que tu ne voulais pas le tuer, mais le renverser de sa bicyclette, pour la lui prendre ? »

– « Je ne sais pas ce que je voulais, » dit Virgile, « mais pas le tuer ! Oh ! non ! Ça, mademoiselle Laurence, c’est bien vrai… »

Il répéta :

– « C’est bien vrai ! »

Et, comme il se remettait à trembler :

– « N’aie plus peur, » lui dit-elle, « il ne t’arrivera rien, je te le promets. »

– « M. Couture ne me renverra pas chez nous ? On ne me mettra pas en prison ? »

– « Non, répondit Laurence. Mais fais ta prière du soir et demande pardon au bon Dieu. »

Elle-même s’était mise à genoux. Il l’imita et tous deux commencèrent de réciter le Pater et l’Ave Maria devant le vaste ciel plein de lune et d’étoiles. Leurs voix se mêlaient à la rumeur des lames qui déferlaient à quelques pas : celle de Laurence assourdie et accompagnant, soutenant seulement l’autre. Cette prière d’un enfant, coupable, par imprudence et par égarement, d’une si funeste action et resté cependant droit de cœur, montait ainsi dans la solitude de ce paysage nocturne. Ces deux simples sentaient obscurément la tragique solennité de leur geste, et quand, relevé de cet agenouillement, ils s’embrassèrent pour se séparer, ils ne prononcèrent pas un mot, comme s’ils craignaient, en se parlant, de profaner en eux quelque chose de sacré.

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