VI

Une galerie vitrée contournait le hall, derrière laquelle se profilaient les silhouettes de Gilbert et de Renée :

– « C’est tout de suite qu’il faut lui montrer cette lettre, à elle, » insista Jaffeux, « tout de suite. Est-ce promis ? »

– « C’est promis, » répondit Mme Favy, comme redressée par la suggestion de cette volonté ; et elle ajouta « Merci. Vous venez de me faire tant de bien. »

– « Un mot encore, » fit Jaffeux. « Vous m’avez dit hier que Gilbert et ce Neyrial étaient très amis ? »

– « Très camarades, plutôt. Ils se connaissent depuis si peu de temps. Là encore, j’ai été faible. J’ai laissé Renée faire de longues promenades avec eux deux. Avant-hier, par exemple, ils étaient à Giens tous trois à bicyclette. »

– « Voulez-vous que je lui parle, à lui, de la lettre anonyme, pour couper court d’avance à toute correspondance, si, par hasard, Neyrial concevait l’idée de maintenir le contact de cette manière-là ? »

– « Attendez que j’aie causé avec Renée, » dit Mme Favy. « S’il y a lieu, c’est moi qui mettrai Gilbert au courant. Il a tant de cœur ! Il n’aurait qu’à se reprocher ces promenades, et il est si visiblement tourmenté en ce moment, – pourquoi ? – si sombre de nouveau ! C’est ce qui me fait craindre des pertes au jeu, une dette peut-être qu’il hésite à m’avouer. Tenons-nous en à ce que je vous ai demandé d’abord : le sonder là-dessus. »

Le frère et la sœur passaient la porte à cette minute. L’expression de leur visage ne s’accordait que trop avec les craintes de la mère : Renée, pâle, les yeux battus, les prunelles si tristes ; Gilbert, le front barré d’un pli, tenant aux doigts une cigarette qu’il fumait fébrilement ; et tous deux, marchant comme dans un rêve, sans se parler.

– « Eh bien ? » dit Mme Favy, à Jaffeux tout bas, avec un geste de tête qui signifiait : « Me suis-je trompée ? »

– « Raison de plus, » fit-il sur le même ton, « pour ne pas attendre. Je vais causer avec Gilbert et vous montrerez la lettre à Renée, mais, je vous répète : tout de suite. » – Et, pour la contraindre à suivre ce sage conseil : – « Mademoiselle Renée, » dit-il à voix haute, « madame votre mère n’est pas raisonnable. Elle ne se sent pas très bien. Elle devrait être dans sa chambre, à se reposer. Ramenez-l’y donc… Et vous, Gilbert, voulez-vous que nous fassions un bout de causette, dans le jardin ? Il fait si beau… »

– Volontiers, » dit le jeune homme, qui suivit Jaffeux, en allumant une autre cigarette, la physionomie absente, et, à la fois, comme l’avait dit sa mère, si tourmentée.

Sortis du hall, les deux hommes firent quelques pas sans se parler. Jaffeux regardait son compagnon, hanté par une réminiscence, pour lui bien émouvante. Depuis ces quarante-huit heures, il avait trop pensé à Pierre-Stéphane. Mille détails, relatifs à ce malheureux, lui étaient redevenus présents, et, en particulier, ses entretiens avec Mme Beurtin, quand elle s’inquiétait de son fils et de la tentation du jeu, au cercle où il avait voulu entrer. Il l’entendait, par delà les années, prononcer les mêmes mots que Mme Favy tout à l’heure, à propos de la partie du Casino et de son fils : « Il est si entraînable ! » Même phrase, même étouffement dans la voix. Il n’était pas jusqu’à la similitude entre les maladies des deux mères, qui n’achevât de lui rendre plus pathétique cette identité de leurs angoisses. Gilbert et lui marchaient donc dans le jardin, devant le salon du rez-de-chaussée où se donnaient les leçons de danse. Le bruit d’un phonographe, qui jouait un air de boston, les fit se retourner. Ils purent voir, à travers la porte-fenêtre, Mlle Morange qui entraînait une autre jeune fille, toujours de ce pas allongé, souple, un peu hésitant, ralenti encore par le rythme monotone de l’instrument. C’était l’occasion pour Jaffeux d’engager la conversation avec celui qu’il avait promis de confesser et d’abord sur ses relations avec Pierre-Stéphane. Son expérience d’avocat, initié à tant de drames intimes, lui faisait considérer le danger couru par Renée, comme autrement redoutable pour elle que ne pouvait l’être pour le jeune homme une mauvaise passe au baccara. Jusqu’à quel point le « beau danseur », ainsi que l’appelait ironiquement la lettre anonyme, s’était-il servi de son intimité avec le frère, pour s’insinuer dans celle de la sœur ? Et il interrogeait, en désignant de la pointe de sa canne cette porte-fenêtre et le groupe mouvant des deux femmes :

– « Il me semble reconnaître la personne qui figurait avant-hier dans le numéro du Printemps ?… » Puis, sans attendre la réponse – « Le directeur m’a dit que le danseur est souffrant et qu’il a quitté l’hôtel. Il s’appelle Neyrial, n’est-ce pas ? » Il répéta – « Neyrial ! Neyrial ! Ce n’est pas un nom. Vous ne trouvez pas ?… »

– « Il l’a pris pour ne pas donner le vrai, » répliqua Gilbert, un peu étonné de cette insistance. « C’est tout naturel, s’il est d’une bonne famille… »

– « Je ne vous demande pas laquelle. C’est sans doute un secret qu’il vous a confié… »

– « C’est une simple hypothèse de ma part, » rectifia Gilbert, « d’après ses manières et ses idées. il ne m’a fait aucune confidence. »

– « Vous étiez pourtant très amis, m’a dit madame votre mère. »

Ce fut au tour de Jaffeux de s’étonner devant la vivacité avec laquelle le jeune homme répondit :

« Et j’espère bien que nous le resterons. C’est un des plus nobles cœurs que j’aie rencontrés, et si généreux, si délicat ! »

– « Votre mère et votre sœur m’ont dit également qu’il paraissait avoir une excellente éducation. Vous ne soupçonnez pas quels motifs lui ont fait choisir cette carrière, à tout le moins paradoxale, et qui n’en est pas une ?… »

– « J’ai cru comprendre qu’il était resté orphelin très jeune, et aussi que son père était mort ruiné. Il était adroit. Il aimait les sports. Il n’avait pas encore de métier. Celui-là s’est offert. Il l’a pris. Comme il a eu raison !… » continua-t-il. Et, d’une voix où frémissait une révolte intime contre cette rigueur de la discipline paternelle, dont avait parlé Mme Favy : – « Nous en avons causé, de ce métier, et je conçois qu’il en soit charmé. Pensez donc ! Jamais de corvées officielles. L’hiver ici, dans un pays de soleil, l’été dans les Alpes. Aucun souci, aucun esclavage matériel. Tout le confort que les milliardaires viennent chercher dans les Palaces. Je vous disais qu’il aime le sport. Les danses d’aujourd’hui en sont un, et si original, si varié ! Leurs figures sont innombrables, et les professionnels, lui, par exemple, en inventent tous les jours. Et c’est la rencontre, sans cesse, de femmes nouvelles, plus élégantes les unes que les autres. Oh ! Neyrial est trop discret, je vous le disais aussi, trop chevaleresque pour raconter ses bonnes fortunes. Mais qu’il en ait eu, et de nombreuses, de délicieuses, j’en suis sûr, rien qu’à constater son prestige sur les voyageuses de cet hôtel. Toutes veulent danser avec lui. Calculez maintenant l’argent que lui rapportent ses leçons, les avantages que sa situation implique logé, blanchi, nourri, servi, ses frais de déplacement payés. Avouez-le cette position « paradoxale » est plus brillante et plus raisonnable que ne sera la mienne, quand, après m’être éreinté à passer des examens imbéciles, je serai chargé d’affaires dans le Honduras ou le Nicaragua. »

– « Savez-vous, mon cher Gilbert, que cette amitié ne me paraît pas avoir une très bonne influence sur vous ? » repartit Jaffeux. Et, à part lui : « Comme ce dangereux Pierre-Stéphane a eu l’art de s’emparer de lui ! Pour se rapprocher de la sœur, c’est trop évident. Et ce frère qui parle des bonnes fortunes de l’autre ! C’est trop évident aussi, qu’entre cet inconscient et un roué, la partie n’était pas égale. Ce naïf n’a rien deviné, rien soupçonné. Le questionner sur leurs promenades à trois est inutile. Tâtons-le sur le jeu, puisque la mère s’en tourmente. »

Et, tout haut, maintenant :

– « C’est trop naturel, d’ailleurs, que vous vous soyez beaucoup lié avec lui. Vous n’avez guère de distractions ici. J’ai vu pourtant l’affiche d’un casino. Vous y allez un peu ? »

Gilbert Favy lança sur le curieux un regard non plus d’étonnement, mais de défiance, tandis qu’il répondait, avec une indifférence affectée :

– « Oui, de temps en temps. »

– « Et l’on y donne de bonnes pièces ? »

– « Je n’ai pas suivi les spectacles. »

– « Et la partie ?… Dans tous les casinos, il y a une partie de petits chevaux ou de baccara… surtout de baccara… »

La rougeur était montée au visage du jeune homme, et, la voix saccadée, les yeux dans les yeux de son interlocuteur, cette fois :

– « C’est maman, qui vous a demandé de me sonder, j’en suis sûr, de savoir si je joue ?… »

– « Eh bien, oui, » répondit nettement Jaffeux.

Son habitude des difficiles enquêtes auprès de plaideurs réticents, lui faisait deviner, à cet accent, et à cette physionomie, les indices d’une crise de sincérité.

– « Elle aurait bien pu me parler elle-même, » disait Gilbert. « Mais non. Les médecins veulent qu’on lui évite toutes les émotions, même les plus légères. J’aurais dû lui mentir, et je mens si mal. Elle aurait soupçonné le pire. À vous, monsieur Jaffeux, je puis dire ce que je ne lui dirais pas, ce qu’il ne faut pas qu’elle sache, à aucun prix, vous m’entendez. Oui, j’ai joué, et j’ai perdu. »

– « Beaucoup ? » demanda Jaffeux.

– « Pour moi, oui, beaucoup. Mais c’est réglé. J’ai trouvé le moyen, et, à la personne qui m’a aidé, j’ai donné ma parole d’honneur que je ne jouerais plus jamais. Je la tiendrai, cette parole. Voilà ce qu’il faut que vous disiez à maman : Que vous m’avez parlé du jeu et que je vous ai répondu que j’avais les cartes en horreur. » – Et, pour la troisième fois, secouant sa tête, un pli de dégoût aux lèvres, il répéta « En horreur »

Ces mots énigmatiques « La personne qui m’a aidé… », le joueur les avait prononcées avec la même émotion, la même voix attendrie que, tout à l’heure, la phrase sur Neyrial « Le plus noble cœur…, si généreux…, si délicat… » Cette identité d’intonation avait provoqué soudain chez l’observateur perspicace qu’était Jaffeux une première idée cette personne qui avait « aidé » le frère de Renée, si c’était Pierre-Stéphane, pour s’assurer un allié auprès de la jeune fille ? Une autre idée avait surgi, non moins quand Gilbert avait jeté cette exclamation « J’ai les cartes en horreur, » soudaine, une voix plus émue encore, où passait comme le frisson d’un remords. Par quel inconscient et immédiat dévidage de sa pensée, Jaffeux se rappela-t-il l’inspecteur lui disant, à propos de ce même Pierre-Stéphane : « J’ai eu l’impression qu’il se dévouait pour quelqu’un d’autre, et qu’il en était fier… » ? Une hypothèse venait de lui apparaître, qu’il rejeta aussitôt : Gilbert Favy perdant au jeu cette grosse somme d’argent, – il l’avouait, – et, pour s’acquitter, volant un bijou, cette barrette de Jady Ardrahan, comme jadis Pierre-Stéphane les volumes, – celui-ci l’apprenant, avançant l’argent au malheureux, se faisant donner le bijou volé, le restituant à la police, et s’accusant lui-même, pour couper court à toute recherche qui pût découvrir le coupable, – enfin, une de ces constructions imaginatives dressées dans l’esprit avec l’instantanéité d’une vision de rêve. Ce sont souvent les plus exactes. Elles ont la lucidité divinatrice de l’intuition.

« Quel roman vais-je inventer là ! » se dit l’avocat devant les illogismes apparents d’une pareille aventure. Et d’abord Gilbert, s’il avait volé, prenant pour confident de sa honte ce demi-inconnu qu’était pour lui le danseur mondain ! Et puis, cette personne qui l’avait aidé pouvait si bien être un de ces amis du colonel dont Renée a parlé… Et, à tout hasard, il insinua :

– « Je crois bien avoir deviné à qui vous avez emprunté cet argent. Ce quelqu’un qui vous l’a avancé en exigeant votre parole de ne plus recommencer, ce n’est pas un officier du Mont-des-Oiseaux ? »

– « Ne cherchez point, » répondit Gilbert. « Vous ne trouveriez pas. »

– « En tout cas, vous devez être à jamais reconnaissant à ce bienfaiteur, » reprit Jaffeux, en mettant sa vieille main sur l’épaule du jeune homme. « Pas seulement de cet argent prêté, mais surtout de cette parole demandée. Bien entendu, je ne raconterai à madame votre mère que la partie de notre conversation que vous m’autorisez à lui dire. Ce dont je suis content, plus que content, heureux, comme son ami et l’ami de votre admirable père, c’est de cet engagement d’honneur et aussi du sentiment que vous éprouvez pour le jeu. Que j’en ai vu, dans mon existence d’avocat, de destinées manquées à cause de cette fatale passion, qui finit par tout abolir dans la vie morale ! J’ai vu des fils de famille chassés d’un cercle pour avoir donné au caissier des chèques sans provision. J’ai vu des garçons d’un beau nom surpris en train de tricher à une table de baccara, d’autres forçant le tiroir de leur père pour aller au tripot et laissant accuser des domestiques, d’autres volant les bijoux de leur mère ou de leur sœur… Quelle pitié !… »

En prononçant ce réquisitoire contre la passion du jeu, le digne homme cédait à l’automatisme du mouvement oratoire, une des caractéristiques de son métier, et il n’observait plus avec une attention aussi aiguë le masque volontairement impassible de celui qui l’écoutait. S’il l’avait vu tressaillir, malgré lui, à ces simples mots, « volant des bijoux », le soupçon de tout à l’heure serait sans doute revenu, avec trop de raisons ! Il n’en retint, devant cette attitude de défiance, qu’une seule hypothèse :

« Comme il a été gêné, » songeait-il, – Gilbert Favy l’ayant quitté pour passer dans le hall, sous le prétexte d’une lettre à écrire, – « aussitôt que je l’ai questionné sur la personne qui l’a aidé ! Serait-ce vraiment Pierre-Stéphane ? Cette lettre anonyme, ne serait-ce pas Pierre-Stéphane encore qui l’a écrite, pour forcer la jeune fille à déclarer son sentiment à Mme Favy ? Tout cela se tient : cet argent prêté au frère pour qu’il plaide pour lui, auprès du père, pendant que cette pauvre petite Renée suppliera sa mère, qui est si faible… Bon ! Voilà que je construis un autre roman. Je suis ici. Pierre-Stéphane le sait et qu’une parole de moi le perdrait à jamais dans le cœur de cette enfant. Cette parole, il sait que je la dirais certainement dans un cas pareil. Donc il ne peut plus raisonner comme je viens de l’imaginer… Mais avant ? Que toute cette intrigue est donc obscure !… Attachons-nous aux petits faits positifs. Voici le premier : cet absurde garçon paraît, pour le moment, guéri du jeu. Le second : Mme Favy et sa fille ont une explication décisive. S’il en sort que Renée s’est laissé prendre au machiavélisme de ce scélérat, – car décidément, c’est en un, – j’entre en scène. »

Tandis que l’avocat, toujours soupçonneux par profession, imaginait ainsi, derrière ce lâche anonymat d’une lettre sans signature, une ténébreuse et savante rouerie, la jeune fille qui en était la victime dénonçait, sans hésiter, la main qui avait « tapé » ces lignes perfides et le sentiment qui les inspirait. Quand, remontées dans leurs appartements, elle et sa mère, celle-ci lui eut tendu l’infâme papier :

– « C’est Mlle Morange, » dit-elle aussitôt. « Elle a depuis trois semaines une petite machine à écrire. Elle s’en sert pour les programmes des fêtes où elle doit danser. Je reconnais les caractères et sa maladresse. »

Ses doigts eurent, pour jeter la feuille et son enveloppe sur une table, le geste de dégoût qu’elle aurait eu vis-à-vis d’une bête visqueuse, et, avec un frémissant sourire de mépris :

– « C’est aussi stupide qu’ignoble. »

– « Mais pourquoi Mlle Morange aurait-elle quelque chose contre toi ? » demanda Mme Favy.

– « Parce que c’est une envieuse, maman. Il n’y a qu’à la regarder… »

– « Envieuse… ou jalouse ?… » – Et comme Renée rougissait et ne répondait pas – « Oui, » insista la mère, « jalouse à cause de M. Neyrial. Cette lettre le dit. Avoue que tu le penses… »

Nouveau silence, et Mme Favy continua :

– « Pour que cette jalousie existe, il faut que tu aies été plus familière avec cet homme que tu n’aurais dû. »

– « Vous avez assisté à toutes mes leçons de danse, maman, vous avez vu… »

– « Je n’ai pas assisté à vos promenades à bicyclette. Ton frère était en tiers, c’est vrai… »

– « Maman, je vous assure que je ne me suis jamais comportée avec M. Neyrial, en votre absence, autrement que devant vous. »

La tendre enfant était toute blanche maintenant. Elle dut s’asseoir, tant cette conversation la bouleversait.

– « Alors, » insista la mère, « la lettre ment. Vous n’avez jamais eu, M. Neyrial et toi, de conversation en tête à tête, dans le jardin, comme elle t’en accuse ?… »

Renée eut un saisissement d’une seconde. Puis, relevant la tête, et d’un accent de décision :

– « Si, maman. J’ai eu avec M. Neyrial une conversation en tête à tête, une seule, ce matin. »

– « Vous vous étiez donné rendez-vous ? »

– « Non, maman. Vous vous rappelez que vous m’aviez vous-même conseillé de sortir et de prendre un peu d’air, parce que vous me trouviez une petite mine. J’ai rencontré M. Neyrial dans l’allée qui descend. Il m’a abordée. Était-il là dans l’idée de m’attendre ? Je ne le crois pas. C’est possible, mais je n’en sais rien. »

– « Vous avez causé longtemps ? »

– « Dix minutes. Mlle Morange nous aura vus. »

– « Et tu m’as caché ce tête-à-tête ! De quoi avez-vous donc parlé ? »

– « Je savais que vous me poseriez cette question, maman, et qu’il me serait pénible de vous répondre. »

– « Pourquoi, mon enfant ? »

– « Parce qu’il m’a parlé de mon frère. »

– « De ton frère ? »

– « Oui, maman, et ce qu’il m’a dit, je ne voulais vous le répéter que si je n’arrivais pas à préserver Gilbert toute seule. J’avais trop peur de vous inquiéter. Du moment que cette abominable lettre vous dénonce cela aussi, je veux parler… Ce qu’il m’a dit ? Que Gilbert avait joué au Casino, que je devais, s’il y retournait, essayer de l’accompagner et surtout insister auprès de lui pour qu’il ne touche plus une carte. Vous comprenez mon silence, à présent ? Mais je veux que vous sachiez encore que M. Neyrial, pour la première fois, m’a fait plus qu’une allusion, une confidence sur sa vie. « Si j’ai été réduit à prendre ce métier de danseur mondain, le jeu, » m’a-t-il avoué, « en est un peu la cause. On se corrige de ce vice, puisque je m’en suis corrigé. Il faut que votre frère s’en corrige. Aidez-le. » Je vous assure, maman, que vous auriez été touchée au cœur, comme moi, si vous l’aviez entendu. Il a une telle élévation dans la pensée, une telle finesse dans les sentiments. Ça doit lui être si dur de vivre sur un pied d’égalité avec des créatures comme cette Mlle Morange… » – Elle montrait de nouveau la lettre : – « Enfin, maman, j’espère qu’elle ne vous enverra plus de ces vilenies, puisque M. Neyrial s’en va. Nous nous sommes dit adieu. »

Sa voix s’étouffait pour prononcer cette dernière phrase. Mme Favy, assise auprès d’elle, lui prit les mains, et, tout bas elle-même :

– « Renée, » dit-elle, « est-ce que tu l’aimerais ?… »

– « Ah maman !… » fit la jeune fille, en laissant retomber sa tête sur l’épaule de sa mère. « Je n’en sais rien. Ne me demandez rien. J’ai trop mal, trop mal… »

Elle se mit à pleurer, tandis que la mère, bouleversée de ce qu’elle entrevoyait dans cette sensibilité pareille à la sienne, gémissait :

– « Ma pauvre petite ! Et moi qui n’ai pas vu venir tout ça ! Moi qui n’ai rien compris !… C’est seulement quand tu as été si triste, ces jours derniers, que je me suis dit : elle ne s’est pourtant pas laissé faire la cour par quelqu’un qu’elle ne peut pas épouser ? Car cet homme, tu ne peux pas l’épouser, et, d’abord, jamais, ton père… »

– « Je ne le sais que trop, » interrompit Renée, en se redressant et secouant sa tête. « Ce n’est pourtant pas juste. Dans le mariage, tel que je le rêve, c’est l’homme que l’on épouse, et non pas une position. Mais oui, je le sais que mon père ne consentirait jamais, et moi, je ne me marierai jamais contre sa volonté. Ah ! maman, que je suis malheureuse !… Mais qu’avez-vous ?… Qu’avez-vous ? »

Le visage de Mme Favy était subitement devenu d’une lividité cireuse, ses traits se décomposaient. Son souffle se faisait court. Ses doigts se glaçaient. Elle les dégagea de ceux de sa fille, pour les poser sur son sein gauche, et, se penchant en arrière :

– « Rien, c’est une petite crise. Laisse-moi m’étendre. »

Déjà Renée avait sonné, et, à la femme de chambre qui entrait :

– « Aidez-moi à mieux coucher Madame sur le canapé, » ordonnait-el1e. « Vite un mouchoir, Jeanne, et le nitrite d’amyle. »

– « Pauvre Madame !… » disait la femme de chambre. Sa dextérité à prendre dans une boîte ad hoc, l’ampoule de verre et à la briser témoignait trop de la menace toujours suspendue sur la malade, et elle répétait, pendant que Renée faisait respirer à celle-ci le mouchoir imbibé du bienfaisant médicament :

– « Pauvre Madame, elle paraissait tellement mieux ! Elle n’a rien ici qui la contrarie. Elle mène une vie si tranquille. Je vais téléphoner pour le médecin… »

– « Non, » fit Mme Favy en esquissant un geste. « Ce n’était vraiment rien. Voilà que ça se passe. »

– « Ce sera le mistral d’hier », fit encore la femme de chambre. « Madame ne doit pas sortir avec celui d’aujourd’hui. »

Le vent qui grondait depuis le matin enveloppait en effet l’hôtel de son immense rumeur.

– « Oui, maman, » insistait Renée, « il faut que vous restiez étendue et enfermée. »

Et, la femme de chambre à peine sortie :

– « Pardon, maman ! C’est moi qui vous ai donné cette crise. Oh ! Pardon ! Pardon ! Quand Jeanne a dit : « Elle n’a rien qui la contrarie, » j’ai reçu un coup. J’aurais dû me taire, vous mentir… Je ne peux pas… »

– « Mais non, » répondit la mère, avec un sourire encore souffrant. « il m’est très doux de te sentir si vraie avec moi, si confiante… » – Puis, de nouveau assombrie :

– « Si seulement ton frère était comme toi… »

– « Pourquoi suis-je allée vous répéter cette phrase sur ses séances au Casino ? »

– « Ne te fais pas de reproche, mon enfant. Tu ne m’as rien appris. La preuve : j’ai prié M. Jaffeux de questionner Gilbert, d’essayer de savoir s’il avait joué ces derniers jours et perdu de l’argent. C’est très délicat. Mais Jaffeux est si fin. Il ne l’a emmené dans le jardin que pour ce motif. Il doit me rendre compte de leur conversation… Comme je voudrais qu’il fût déjà ici !… »

– « J’irais bien le chercher, maman. Mais ne vaut-il pas mieux attendre que vous soyez tout à fait remise ? »

– « Attendre ? » dit la malade, « toujours attendre !… Avec le pauvre cœur que j’ai, c’est cela qui m’use… »

– « Eh bien ! maman, je vais le chercher. »

– « Tu le trouveras certainement dans la partie du jardin qui touche à l’hôtel, » précisa Mme Favy. « Sachant que je veux lui parler, il doit m’attendre là, pour m’éviter de marcher. »

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