CHAPITRE XXIII CANTON, MACAO DÉPART POUR SINGAPOURE

Samedi, 3 mars. – Notre cicérone est venu nous chercher à six heures et demie du matin ; mais, après une journée comme celle d’hier, j’étais peu disposée à me remettre en campagne aussi matin, et, de plus, Tom retournant à Hong-kong, où l’appellent divers engagements, je voulais l’accompagner jusqu’au bateau qui part seulement à neuf heures. On a apporté des brosses en écaille sculptée, qu’il a commandées pour moi, avec mon nom gravé dessus, en lettres chinoises. Le marchand n’a pas voulu qu’on lui en indiquât l’orthographe par écrit, disant avec raison qu’il n’y comprendrait rien ; mais il a prié qu’on le prononçât devant lui deux ou trois fois, et il a tracé ensuite deux caractères qui ont la prétention d’en rendre la consonance. La lettre r constituant une grande difficulté pour les Chinois, je ne jurerais pas que les signes inscrits sur mes brosses, reproduisent correctement mon nom.

Une excursion aux montagnes du Nuage blanc a été le principal attrait de là journée. Le temps était superbe ; nous nous sommes mis en route vers onze heures, dans des chaises à porteurs : cinq femmes et douze hommes. C’est là une proportion tout exceptionnelle à Canton. Il y a quelques semaines, on a voulu donner un bal costumé, et on n’a pu trouver dans toute la ville que cinq danseuses. Nous formions une véritable procession avec nos domestiques, porteurs, etc., et notre défilé dans les rues, où tout le monde se serrait pour nous laisser passer, excitait une grande agitation. Des gens couraient devant, en criant de faire place ; nous mîmes néanmoins plus d’une heure à traverser la ville.

Chemin faisant, nous avons visité des magasins de meubles chinois, meubles très-beaux et très-curieux au point de vue de la forme. Tous les salons chinois sont meublés de la même façon : de grands fauteuils très-hauts, disposés sur deux rangs ; une petite table carrée à quatre pieds, placée entre deux chaises ; une table plus large au milieu ; au fond, un énorme sofa, sur lequel six ou huit personnes peuvent s’étendre à la fois. Le sofa et tous les sièges ont des fonds et des dossiers en marbre ; les dessus des tables sont aussi en marbre, ou en une espèce de « pierre de savons. »

Le marché aux oiseaux, que nous avons longé, est très-animé. Les Chinois adorent les oiseaux ; ils les prennent souvent avec eux, dans une cage, lorsqu’ils vont se promener, comme nous faisons de nos chiens, et ils s’entendent très-bien à les apprivoiser. Maintes fois, j’ai vu des passants qui s’arrêtaient pour causer, poser leurs cages à côté d’eux, rendre la liberté à leurs oiseaux, et leur jeter à manger pendant qu’ils parlaient.

En traversant le quartier des bouchers, j’ai vu, aux étalages, des rats suspendus par la queue, à côté de chats et de chiens, dépouillés de leur peau ; des cages pleines de ces animaux – cette fois en vie – étaient alignées auprès des portes. Certains voyageurs nient que les Chinois se nourrissent de ce genre de chair. Selon moi, il ne peut pas y avoir le moindre doute à cet égard, du moins en ce qui concerne les basses classes. Les riches ne mangent du chien qu’une fois par an : un jour particulier, où ce plat passe pour porter chance. Nous avons passé auprès d’un restaurant, dont on a traduit pour moi la carte :

CARTE DU JOUR

Un tael de chair de chien noir :

         huit pièces de monnaie.

Un tael de gras de chien noir :

         trois kandareems, argent.

Un bon plat de chair de chat noir :

         cent pièces de monnaie.

Un petit plat de chair de chat noir :

         cinquante pièces de monnaie.

Une petite bouteille de vin ordinaire :

         seize pièces de monnaie.

Une grande bouteille de vin de riz :

         soixante-huit pièces de monnaie.

Une grande bouteille de vin de prune :

         trente-quatre pièces de monnaie.

Une petite bouteille de vin de poire :

         trente-quatre pièces de monnaie.

Une grande bouteille de vin de timtsin :

         quatre-vingt-seize pièces de monnaie.

Un plat de congu :

         trois pièces de monnaie.

Un petit plat de pickles :

         trois pièces de monnaie.

Une petite saucière de ketchup (vinaigre) :

         trois pièces de monnaie.

Deux yeux de chat noir :

         trois kandareems, argent.

Ici, comme à Hong-kong, le poisson est presque toujours conservé vivant dans de grandes cuves, alimentées par une fontaine ; il en est de même du poisson de mer. Dans le nord de la Chine, on se livre à un véritable dressage du poisson : au point de pêcher, par exemple, avec l’aide d’un cormoran.

Entre temps, nous avions atteint les portes de la ville et, libres alors de nos mouvements, nous étions descendus de nos chaises à porteurs pour circuler plus à notre aise au milieu des pépinières et des cimetières qui bordent l’étroit sentier que nous suivions. La montagne du Nuage-Blanc n’est rien qu’un immense cimetière – le Saint des saints de la Chine – où l’on envoie des corps, non-seulement de toutes les parties du pays, mais encore de toutes les parties du monde. Il y arrive souvent 1, 500 ou 1, 600 cadavres dans une seule journée. La Compagnie des bateaux à vapeur prend 200 francs pour le passage d’un Chinois vivant, et 800 francs pour le transport d’un mort. L’entourage du défunt commence généralement par enfermer ses restes dans une bière qu’on dépose sur le sol, en plein air ; elle reste là jusqu’à l’heure où les prêtres déclarent qu’ils ont découvert un jour heureux et une bonne place pour l’enterrer. Cette déclaration survient, le plus souvent, quand le bonze reconnaît que la famille et les amis ne sont plus disposés à donner des fêtes funéraires. Nous avons traversé ce qu’on appelle la cité des morts, où des milliers de cercueils attendent leur inhumation ; ils sont grands et massifs, mais très-simples ; on dirait un tronc d’arbre creusé. La plus délicate attention qu’un Chinois puisse avoir pour ses parents, est de leur offrir quatre belles planches dites de « longévité », pour leur cercueil. Aux abords de la cité des morts, habite le personnel que l’on rencontre auprès de toutes les nécropoles : fabricants de bières, graveurs sur pierre, etc. Ils occupent d’affreuses huttes, autour desquelles circulent, pêle-mêle, des enfants, des canards et des porcs.

Nous avons lunché dans une charmante vallée, au temple de San Chew, et comme il s’est mis à pleuvoir presqu’au moment où nous prenions nos places à table, cette halte a été deux fois la bien venue. La pluie, du reste, n’a pas duré. Lorsque nous nous retrouvâmes en dedans des murs de la ville, un soleil éclatant perçait les dômes de nattes qui recouvrent les rues et dorait les enseignes qui ornent les façades, ou se jouait dans la fumée des bâtons parfumés dont j’ai déjà parlé. Car chaque maison a son autel à l’intérieur et un autre à l’extérieur, devant lesquels cette espèce d’encens brûle toujours, avec plus ou moins d’activité. Les rues étaient encore plus encombrées qu’à l’heure de notre départ. Nos porteurs nous emmenèrent, chacun de son côté, et notre bande fut dispersée de droite et de gauche, jusqu’à Shameen, où elle se reforma de nouveau pour gagner, saine et sauve, son point de départ. Quelques-unes des femmes qui en faisaient partie, ont été un peu effrayées en se voyant seules, si tard, dans l’obscure et populeuse cité.

Après le dîner, on nous a montré une curieuse collection de monnaies qu’on prépare pour l’Exposition de Paris. Il y avait là dès échantillons très-rares, valant chacun 25, 000 francs, du moins pour les amateurs. Toutes les pièces sont percées, au centre, de trous destinés à en faciliter la circulation et le transport.

Dimanche, 4 mars. – À l’issue du service, célébré dans la belle cathédrale de Shameen, nous sommes allés en bateau voir les jardins de Canton, situés sur une petite île, à peu de distance de la ville, et véritablement extraordinaires. On y trouve des plantes taillées en toutes sortes de formes ; hommes, oiseaux, quadrupèdes, poissons, maisons, meubles, etc. Quelques-unes sont de grandeur naturelle ; d’autres, seulement en miniature ; mais toutes ont dû demander beaucoup de temps et de patience pour atteindre leurs dimensions actuelles, car leurs âges varient de dix à cent cinquante ans. L’effet de ces plantes est étrange, mais c’est tout ce qu’on en peut dire. Je me suis procuré des euphorbes ayant la forme de jonques, et des figuiers des Indes, dont l’un a cent ans et l’autre cinquante. Ce sont les premiers, que je sache, qui aient jamais été transplantés en Angleterre, et qui y aient fleuri. C’est près des jardins de Fa-ti que sont les établissements où l’on élève les canards. On les met en liberté le matin, et ils rentrent le soir. Jusqu’à ce qu’ils aient appris à obéir immédiatement à l’appel de leur gardien, le canard qui arrive le dernier est battu. Rien n’est drôle, me dit-on, comme de voir l’effarement des six ou huit canards qui ferment la marche d’un troupeau de plusieurs milliers de ces oiseaux. J’étais très-désireuse d’assister à ce spectacle, mais la saison ne s’y prête, pas. Les nouveau-nés sont encore trop jeunes ; les vieux sont occupés à pondre.

Le temps nous a manqué pour visiter le Temple de Honan, parce que nous tenions à voir diverses choses intéressantes dans le quartier chinois. Nous avons passé par une rue, composée uniquement de boutiques de fruitiers ; on l’appelle Kwohlaorn, autrement dit marché aux fruits. Dans ce marché, qui est très-grand, on trouve, d’un bout de l’année à l’autre, des fruits de toutes les espèces.

On nous a montré un établissement de vers à soie, mais nous n’y sommes pas entrés, en ayant vu plusieurs, précédemment. Les vers à soie sont l’objet de soins particuliers ; les gens attachés à ce service sont obligés de changer de vêtements avant de pénétrer dans les salles, et d’accomplir toutes sortes de cérémonies superstitieuses, aux différentes périodes de la vie de l’insecte. Les malades, les personnes difformes, ne doivent pas approcher de l’établissement. Les vers passant pour très-nerveux, on éloigne d’eux tout ce qui pourrait les effrayer et on les met à l’abri, le plus possible, des changements de température et des troubles de l’atmosphère. Il faut surtout leur dérober les éclairs et le tonnerre qu’ils sont censés redouter ; aucun moyen artificiel n’est négligé, que l’on juge apte à empêcher qu’ils ne s’aperçoivent de l’orage.

Il y a ici une rue pleine de boutiques de nids d’oiseaux pour la soupe ; nous sommes entrés dans l’une des plus grandes et des meilleures. Trois ou quatre employés, bien habillés, s’occupaient, derrière un comptoir, à trier et à arranger. Quelques-uns des nids, blancs comme la neige, valent deux dollars chacun ; d’autres, brun clair, coûtent seulement un dollar ; d’autres, noirs, sales, mêlés de plumes et de mousse, se vendent un quart de dollar.

Les Chinois font certainement exception à la règle qu’aucun peuple ne peut prospérer, s’il ne se repose pas le septième jour. Ils présentent, du reste, bien d’autres anomalies, notamment l’état de saleté dans lequel ils vivent, sans cesser de croître et de multiplier. Leurs enfants sont sains et paraissent heureux, malgré les déplorables conditions hygiéniques qui leur sont faites et en dépit des tortures cruelles qu’on inflige à leurs petits pieds pour les empêcher de grandir. Cette soirée est la dernière que nous passerons à Canton ; on a été si aimable pour nous, que c’est à qui regrettera le plus d’être obligé de partir.

Lundi, 5 mars. – J’étais réveillée et j’écrivais depuis quatre heures et demie ce matin, quand une femme qui vient travailler ici tous les jours, m’a apporté des petits souliers que j’ai achetés hier ; elle a profité de l’occasion pour me montrer ses pieds. Un frisson d’horreur et de pitié courut en moi à ce spectacle ; par quelles souffrances a dû passer la malheureuse, pour arriver à une pareille mutilation ! Elle enleva ses chaussures et marcha autour de la chambre, avec celles qu’elle m’avait apportées ; puis elle me demanda à voir les miennes, qu’elle regarda minutieusement « Mississy foot much more good, do much walky ; mine much bad, no good for walky ; le pied de Madame est bien meilleur ; il peut marcher beaucoup ; le mien est très-mauvais ; il ne vaut rien pour la marche », fit-elle en agitant la tête, d’un air mélancolique.

Nous prîmes congé de nos aimables hôtes, vers huit heures, pour nous rendre au bateau à vapeur, et à neuf heures le steamer se mettait en route au milieu d’une telle masse de jonques et de sampans que l’on se serait cru dans une ville flottante. À cause de la marée qui était contre nous, le retour a été plus long que l’aller. Nous ne sommes arrivés à Hong-kong qu’à, trois heures et demie, juste à temps pour recevoir les visiteurs auxquels nous avions donné rendez-vous sur le yacht. Il en est venu plus de deux cents.

Mardi, 6 mars. – Les petites filles et moi nous sommes allées à terre, de grand matin, faire des emplettes, et visiter le musée qui renferme diverses curiosités : des armes chinoises et japonaises, des produits du pays et beaucoup d’étranges choses, venant des Philippines et d’autres îles. J’ai remarqué de magnifiques conques, recueillies à Manille et un superbe massif de fleurs de Vénus dragué aux abords de ce même port. Il y avait aussi des spécimens intéressants de reptiles de différentes espèces, et des têtes d’oiseaux sculptées, pour lesquelles Canton est réputé. On les croirait en ambre et la profondeur à laquelle elles sont creusées, leur en donne effectivement la transparence. L’oiseau est, je crois, une sorte de toucan ou de calao ; mais les gens du pays l’appellent grue.

L’heure était venue de dire adieu à Hong-kong et aux amis que nous y avions trouvés, pour embarquer sur le Flying Cloud qui devait nous conduire à Macao. Tom n’a pas pu nous accompagner, parce que c’est ce soir qu’il doit dîner avec les négociants chinois ; mais il viendra nous rejoindre. Nous sommes sortis du port par une autre passe que celle que nous avions prise pour aller à Canton, et nous avons contourné l’île d’un autre côté ; mais la traversée et la vue de la côte n’ont rien d’intéressant. À un endroit appelé Choo long, il y a une sorte de barre où l’on roule affreusement. Le courant y est très-fort et en temps de brouillard, avec un navire chargé, le passage n’est pas sans danger.

La ville de Macao, située sur une pointe, à l’extrémité de l’île du même nom, est une des plus anciennes colonies étrangères fondées en Chine ; elle appartient aux Portugais et fut, autrefois, une belle et riche cité. Malheureusement, Macao est exposé aux terribles effets des typhons, qui y ont souvent causé des dégâts épouvantables ; cette circonstance, jointe à la concurrence d’autres ports, ouverts successivement dans ces parages, et à l’abolition de la traite des coolis l’a fait déchoir peu à peu de sa splendeur, en provoquant de nombreuses émigrations parmi les habitants. Aujourd’hui la ville a un aspect abandonné ; sans ses nombreuses maisons de jeu, elle ne rapporterait rien au gouvernement portugais.

Un de nos amis de Hong-kong ayant eu l’obligeance de mettre à notre disposition une magnifique maison qu’il possède sur la Praya, nous n’avons pas eu, comme à Canton, la préoccupation de chercher un logement. Chaque pièce contient une vaste cage carrée, faite avec de la gaze et des montants en bois léger, à l’intérieur de laquelle il y a un grand lit, un fauteuil et une table. Cette installation est dirigée contre les moustiques ; voilà la première fois que nous la rencontrons, et nous lui devrons de pouvoir lire, écrire et dormir en paix. Pendant qu’on préparait nos chambres, nous nous sommes promenés aux environs. Macao est une ville tout à fait portugaise ; les maisons y sont peintes en toutes sortes de couleurs, bleu, vert, rouge, jaune ; la garnison y est nombreuse ; on croise, à chaque pas, des soldats. Nous avons poussé jusqu’au phare, d’où la vue est très-belle, et nous sommes revenus dîner, comme les cloches des églises sonnaient l’Angélus. Macao est le rendez-vous de tous les joueurs de Hong-kong. Mes compagnons ont assisté, ce soir, à une partie de fan-tan : on trouverait difficilement un jeu moins intelligent. Le croupier prend une poignée de pièces en cuivre et les jette sur la table ; il les compte, alors, quatre par quatre, armé d’un petit bâton ; les paris se font sur le nombre restant, soit sur les chiffres 0, 1, 2, 3. Pas de couleurs, pas de combinaisons, comme à « rouge ou noire » ou au « trente-et-quarante. » On conçoit, d’ailleurs, combien cette partie se joue lentement : il faut du temps, en effet, pour compter une poignée de pièces.

À Macao, les veilleurs de nuit rendent le sommeil très-difficile, du moins pour des étrangers. Ils passent toutes les heures et frappent deux coups de tambour, à une demi-minute d’intervalle. Malgré soi, on les écoute, et on les suit de rue en rue jusqu’à ce qu’ils se perdent dans la distance, pour revenir peu après.

Mercredi, 17 mars. – Ce matin, à dix heures, nous nous sommes rendus, en chaises à porteurs, à l’extrémité de la jetée où le steamer nous a laissés hier, et nous y avons pris une jonque, disposée pour nous recevoir, nous, nos porteurs et nos chaises. Le but de l’excursion était Chock-Sing-Toon, charmante et curieuse petite île située dans le voisinage de Macao, avec un village qui ressemble plutôt à une suite de sampans halés à terre qu’à un ensemble de huttes et de cabanes. Notre traversée, courte, s’est effectuée le mieux du monde. La jonque qui nous portait était exceptionnellement propre ; à l’arrière, s’élevait une espèce de dunette contenant l’autel, la cuisine et les logements de la famille. J’y ai aperçu un tout petit baby de deux mois, qui reposait tranquillement, pendant que sa mère aidait son grand-père à ramer.

Le dessin qu’on trouvera ci-joint, représente un des sites que nous venions visiter. Le pont de pierre qui y figure, traverse un torrent qui cascade le long de montagnes couvertes d’une végétation luxuriante ; à gauche, se montre le clocheton d’un temple ; à droite une espèce d’oratoire, où nos hommes ont brûlé des bâtons parfumés et du papier sacré dont ils avaient eu soin de se munir. Tandis qu’ils mangeaient dans une maison voisine, nous avons gravi la colline pour mieux voir l’aspect général de la vallée. Le sentier est facile et évidemment fréquenté, à en juger par la quantité de niches consacrées que nous avons trouvées parmi les rocs. En descendant, nous avons regagné notre point de départ et nous fûmes bientôt dans notre jonque, revenant à Macao.

Le yacht est arrivé dans la journée – véritable événement pour la ville ! – amenant Tom, à qui j’ai trouvé une mine si fatiguée que j’ai eu peur qu’il ne fût malade. Mais le docteur m’a rassurée en disant que cette fatigue provenait simplement du dîner de la veille, et un coup d’œil sur le menu a suffi à me prouver que cette explication était la bonne. Dans leur désir de lui faire honneur et de le bien traiter, ses hôtes chinois ont accumulé sur la table les mets les plus recherchés du pays ; lui s’est cru, naturellement, obligé d’y goûter.

6 mars 1877

MENU

4 petits bols placés devant chaque invité, et contenant :

Soupe aux nids d’oiseaux.

Œufs de pigeons,

Fongus récolté sur la glace.

Nageoires de requins hachées.

8 grands bols, contenant :

Nageoires de requin, cuites dans leur jus.

Coquillages.

Nid d’oiseau-mandarin.

« Panses » de poissons de Canton.

Cervelles de poissons.

Boulettes de viande et de fongus.

Pigeons au jus de wai schan (herbe très-forte).

Champignons cuits.

4 plats, savoir :

Tranches de jambon.

Rôti de mouton.

Poulet.

Rôti de porc.

1 grand plat :

Poisson bouilli.

8 petits bols, contenant :

Palais de porc, cuit dans son jas.

Hachis de cailles.

Fongus cuit (autre espèce).

Tendrons de baleine.

Rouleau de poulet rôti.

Tranches de sarcelles.

Pattes de canards bouillies.

Pois cuits à l’eau.

Or, si quelques-uns de ces plats étaient, paraît-il, excellents, beaucoup ne pouvaient manquer d’être de digestion laborieuse pour un estomac européen, entre autres le fongus et le lichen. J’ai annexé à ce récit la carte du festin pour que le lecteur jugeât par lui-même des efforts digestifs imposés à nos amis. Une des espèces de fongus qui figure dans cette liste, provenait des glaces de la mer Antarctique ; les tendrons de baleine venaient de l’océan Arctique ; les nageoires de requin, des îles des mers du Sud ; et les nids d’oiseaux, d’un souterrain particulier qu’on rencontre dans une certaine île. Comme boisson, on a servi du champagne dans des verres anglais, et de l’arack dans des verres chinois. À l’exception de la soupe, qu’on a mangée avec des cuillers, les bâtonnets traditionnels ont été les seuls ustensiles de table à la disposition des convives. Le dîner a été suivi de plusieurs speeches ; un des marchands chinois, parlant au nom de ses collègues, a exprimé le regret que leurs usages ne leur eussent pas permis de m’inviter. Ils y avaient songé, a-t-il dit, mais ils y ont renoncé, après une longue discussion.

Nous avons été voir, tous ensemble, les ruines de la cathédrale et les traces du terrible typhon de 1874 ; puis, le jardin de Camoëns, où le célèbre poète écrivit ses Lusiades, durant son exil à Macao. Il appartient aujourd’hui à un vieux et aimable Portugais, avec lequel j’ai eu toute une conversation, dans un mélange d’espagnol et de français. L’endroit où est élevé le monument qui rappelle la mémoire de l’illustre auteur, domine un vaste horizon ; nous l’avions, nous, déjà vu, et comme Tom était pressé de partir, pour avoir franchi, avant la nuit, la zone des îles, nous nous sommes hâtés de lui montrer la ville et de retourner, à bord.

Nous voici, de nouveau, sur mer, tourmentés par un vilain roulis qui va me contraindre à me coucher ; mais le pauvre Tom, quoique souffrant, est obligé de rester sur le pont presque toute la nuit, à cause des îlots et des rocs qui abondent dans ces parages. Il est le seul à bord qui puisse piloter le yacht, parmi de pareils écueils.

Jeudi, 8 mars. – Un ciel chargé ; une mer grise, froide, houleuse ; deux jonques de pêcheurs à l’horizon ; voilà tout ce que j’ai vu, en montant ce matin sur le pont. Le temps ne s’est pas amélioré, de toute la journée.

Vendredi, 9 mars. – Chacun reprend sa vie de bord. Tout le monde s’est fait couper les cheveux ; nous avons un matelot qui est un Figaro accompli, mais on n’a jamais le temps de recourir à ses ciseaux, dans les relâches. Pas de vent ; rien que des brises folles. Ce soir, la Grande Ourse et la Croix du Sud ont rivalisé d’éclat : « ici un vieil ami, et là-bas un nouveau ».

Samedi, 10 mars. – Beau temps ; brise légère. Nous avons dépassé l’île d’Hainan, dans le golfe de Tonquin ; elle appartient à la Chine et son aspect aride n’empêche pas qu’elle contienne 150, 000 habitants. Dans la journée, nous avons aperçu un grand bambou qui se dressait tout droit, hors de l’eau. Serait-ce le mât d’une jonque échouée sur le banc de Paranella ? Le yacht a été entouré de poissons volants. Magnifique coucher de soleil.

Dimanche, 11 mars. – On sent que nous descendons rapidement dans le sud, car la température augmente de jour en jour. Les deux services religieux ont été célébrés sur le pont, à onze heures et à quatre heures.

Ce soir, le cri d’ « une épave par tribord » est venu faire diversion au calme de la journée. J’ai couru à l’avant, pour voir de quoi il s’agissait ; les hommes ont sauté dans le gréement. Un grand morceau de bois, pouvant avoir dix mètres de long et terminé par un gros anneau en fer, dérivait, poussé par les flots. Si le yacht n’eût pas été sous voiles, avec bonne brise, j’aurais prié qu’on envoyât un de nos canots recueillir cette « relique de la mer ». Car ces épaves-là m’intriguent toujours ; je me demande d’où elles viennent et où elles vont, si bien que Tom m’accuse de bâtir une légende sur chaque morceau de bois que nous rencontrons.

Mardi, 13 mars. – Il y a eu cette nuit une petite avarie dans la mâture, et nous avons été fortement secoués pendant quelques heures. Au petit jour, on a reconnu l’île de Pulu Lapata, sur la côte de Cochinchine : une île blanche comme la neige, dans la lumière du matin. La journée a été chaude ; le temps est redevenu maniable.

Mercredi, 14 mars. – La mousson de nord-est nous fait filer de six à sept nœuds. Quoique les cartes indiquent un courant sud, nous sommes portés tous les jours de vingt-cinq milles dans l’ouest.

Vendredi, 16 mars. – Tout le monde a écrit aujourd’hui, pour être prêt à jeter ses lettres à la poste dès l’arrivée à Singapoure, où nous serons demain matin, sinon ce soir. À midi, Pulo Aor se voyait par tribord. Dans la journée, approchant du Détroit, nous avons allumé les feux ; à minuit, nous reconnaissions le phare de Homburgh. La soirée est superbe ; mais il fait si chaud en bas que j’ai passé une partie de la nuit sur le pont, auprès de Tom, regardant la terre dont nous approchions à petite vitesse…

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