Samedi, 17 mars. – En même temps qu’il entrait à Singapoure, vers cinq heures du matin, le yacht est allé s’amarrer le long d’un warf, pour faire de l’eau et du charbon. Nous nous sommes empressés de quitter le navire durant cette double opération ; en une heure environ, il y avait à bord quarante-trois tonnes de combustibles et vingt tonnes d’eau. Le travail est fait par des coolis qui s’en acquittent avec une rare célérité. Ce fut un grand désappointement pour nous d’entendre dire au maître du port, en arrivant à terre, que le Gouverneur des détroits et lady Jervoise partaient à onze heures, pour Johore. Aussi, malgré l’heure matinale et tout exceptionnelle en matière de visites, nous sommes-nous rendus de suite au Gouvernement. Cette promenade en voiture dans un pays nouveau, a été bien intéressante. Jamais encore nous ne nous étions trouvés aussi près de l’équateur, et les plus tropicales des plantes tropicales, arbres, fleurs et fougères, étalaient de tous côtés, sur les bords de la route, leur merveilleuse végétation.
Les Malais que nous avons rencontrés, ont généralement des physionomies agréables sous leur teint cuivré ; ils portent des turbans et des sarongs de couleur voyante. Les Indiens sont presque noirs ; d’élégants vêtements en mousseline blanche les enveloppent, quand leurs travaux ne les amènent pas à ne rien porter du tout. Des anneaux et autres ornements du même genre pendent à leur nez ; ils en ont aussi aux bras et aux chevilles. Lorsqu’ils courent ou qu’ils marchent un peu vite, tout cela cliquette bruyamment.
Singapoure n’a rien d’imposant ; les rues, ou mieux les voies qui le traversent, sont bordées de maisons en pierre et de cabanes en bois, mêlées indistinctement les unes aux autres. Le palais du Gouvernement s’élève, à l’une des extrémités de la ville, au milieu d’un beau parc, très-bien entretenu ; il est vaste, aéré, et contient nombre de grandes pièces, ouvrant sur de larges vérandas, remplies de fougères et de palmiers qui y maintiennent une douce fraîcheur. Le Gouverneur nous a retenus à déjeuner. En partant, il nous a recommandés au secrétaire colonial, et comme il se trouve que ce fonctionnaire a fait ses études avec Tom, au collège de Rugby et à l’université d’Oxford, nous ne pouvions tomber en meilleures mains. Après le départ de notre hôte, nous sommes allés chercher nos lettres et voir quelques boutiques. Il n’y a pas grand’chose à acheter ici, en fait d’objets malais ; les curiosités qu’on y trouve viennent de l’Inde, du Japon, de la Chine, à l’exception des oiseaux de paradis de la Nouvelle-Guinée, et des oiseaux de toutes tailles et de toutes couleurs, des îles de la Malaisie. Malgré la persistance de la mousson de nord-est, il faisait horriblement chaud dans les rues poudreuses de la ville ; nous fûmes tous pressés de retourner au Gouvernement et de goûter les charmes du punkah.
Il y a très-peu de domestiques européens ici, et ceux qu’on y rencontre ont des indigènes à leurs ordres, qui tiennent le parasol au-dessus de leur tête quand ils conduisent, ou qu’ils circulent pour leur propre compte. Les simples soldats eux-mêmes ont des punkahs au-dessus de leurs lits, qu’on agite pour qu’ils puissent dormir. Cette besogne est confiée à des coolis, qu’on voit sortir le matin, à cinq heures, des casernes : spectacle assez piquant, soit dit incidemment.
M. Douglas nous a menés en voiture au Jardin botanique. On y voit des palmiers-sagous, avec toutes sortes de plantes tropicales et beaucoup de charmants oiseaux : des faisans-argus, des lyres , des coucous, des colombes et des pigeons, que l’éclat de leur plumage ferait prendre pour des perroquets. Les volières sont vastes ; les grilles sont couvertes de jasmins du Cap, chargés de boutons que les oiseaux s’amusent à becqueter. Singapoure est entouré de ravissantes villas. Chacune est bâtie sur une petite éminence, de façon qu’on y recueille le moindre souffle d’air frais.
Dimanche, 18 mars. – À six heures, ce matin, nous avons accompagné, Mabelle et moi, notre steward et le comprador (fournisseur) au marché. C’est un grand bâtiment octogonal, bien approvisionné en légumes et en fruits. Ceux-ci viennent, pour la plupart, des îles voisines, car il n’y en a pas, en ce moment, à Singapoure ; ce que je ne m’explique guère, du reste, puisque l’on n’est ici qu’à un degré au-dessus de la ligne, et qu’il y a ainsi, peu de variation dans les saisons. Le soleil se lève et se couche toujours à six heures ; la mousson de nord-est souffle pendant un certain nombre de mois, et celle de sud-ouest fait de même. Tout se passe donc avec une régularité parfaite.
Nous avons goûté à divers fruits nouveaux pour nous : à la mangue, au laca et à d’autres dont je n’ai pu savoir exactement le nom. Le durian, le fruit de l’Est, a une odeur d’oignon qui n’a rien d’engageant ; mais si l’on vainc sa répugnance pour ce parfum, on est dédommagé de son courage.
Le marché au poisson est le plus propre et le mieux disposé que je connaisse. Il se tient sur une sorte de plate-forme ouverte, abritée par un toit et adossée à la mer, si bien que tout le rebut est jeté à l’eau et emporté par le courant, avant d’avoir pu répandre ces horribles exhalaisons qu’on trouve, d’ordinaire, dans toutes les poissonneries. En outre, deux longues jetées partent de la plateforme et s’avancent au loin dans la mer, de façon que les bateaux débarquent leur pêche à la porte même du marché, sans qu’elle reste exposée aux rayons du soleil.
Le marché aux volailles est un curieux endroit. À cause de l’excessive chaleur, tout y arrivé vivant ; de là, un mélange de cris variés, qui se résolvent en un concert incomparable. La rue est pleine de bêtes enfermées dans des paniers ou dans des cages, ou bien attachées par les pattes et entassées, au hasard, les unes pardessus les autres : faisans, poules de Pérak, colombes, pigeons, cailles, kakatoës, perroquets, lories, etc., tous à très-bon marché et pas du tout sauvages. Certains lories, de couleur écarlate, ressemblent à des langues de feu. J’ai acheté une cage pleine de petites perruches, grosses comme des bouvreuils et de plumage vert, sombre, avec des gorges rouge foncé, des têtes bleues, des marques jaunes sur le dos et des queues bleues et jaunes. Aussitôt, on s’est imaginé que je voulais faire une provision d’oiseaux, et j’ai été entourée de marchands qui se disputaient mes préférences, à coup de réductions de prix. La lutte, quoique bruyante, ne laissait pas d’être plaisante ; cependant, les vendeurs devinrent si pressants que je ne fus pas fâchée de pouvoir leur échapper en me faufilant dans une boutique de fleurs où, pour deux sous la douzaine, j’eus de superbes gardénias, très-parfumés et très-frais.
Vers la fin de la mousson de sud-ouest, on voit arriver à Singapoure de petites barques découvertes, venant d’îles situées à 1500, même à 3000 milles d’ici. Elles n’ont qu’un seul mât, et contiennent toute une famille. Aux côtés sont fixées des perches sur lesquelles juchent, attachés par la patte, des oiseaux de toutes les sortes. Le pont est couvert de bois de sandal. Le fond est plein d’épices, de coquillages, de plumes et de coquilles à perles. Ainsi chargés, ces bateaux vont d’île en île, de crique en crique, poussés par la mousson, jusqu’à ce qu’ils atteignent leur point de destination. Là, ils échangent leurs marchandises contre du fer, des clous, du fil à tisser, rouge ou gris pâle, et des pièces de coton de Manchester ; puis, au bout de six semaines, ils se remettent en route avec la mousson de nord-est, en s’arrêtant aux diverses îles qu’ils trouvent sur leur passage, pour y vendre les objets qu’ils viennent d’acquérir. Il y a plusieurs ports hollandais plus rapprochés que celui-ci, mais on y est gêné par d’innombrables règlements ; les insulaires préfèrent Singapoure, où le gouvernement anglais ne leur impose d’autre obligation que celle de respecter la loi.
Comme nous revenions à bord, un domestique du Maharajah de Johore est venu nous inviter à passer deux jours chez son maître. Nous sommes donc partis à quatre heures dans une voiture attelée de deux petits poneys, en suivant une belle route qui traverse l’île sur une longueur de 25 kilomètres environ. Le soleil commençait à baisser ; il n’y avait pas de poussière ; une brise légère et un cours d’eau qui longe le chemin, nous donnaient un peu de vraie fraîcheur ; l’acacia flamboyant qui borde les deux côtés de la route, produisait un charmant effet. C’est un grand arbre, originaire de Sumatra, avec de larges feuilles d’un vert remarquablement tendre ; sur ses branches supérieures poussent des grappes de fleurs rouges qui s’agitent, comme des plumes, autour de centres jaunes. Nous avons aperçu un superbe papillon, dont les ailes devaient avoir 25 centimètres au moins. M. Bingham est descendu de la voiture et l’a abattu d’un coup de chapeau ; mais sa couleur verte se confondait tellement avec celle du gazon qu’il a été impossible de le retrouver, d’autant mieux qu’on n’y voyait plus très-bien. Une autre tentative, celle-là dirigée contre un serpent d’eau, n’a pas réussi davantage : l’animal s’est dérobé à nos pierres, en disparaissant dans un trou.
À l’extrémité de l’île, nous avons trouvé la chaloupe à vapeur du Maharajah, qui devait nous transporter de l’autre côté du détroit. Ce passage, qu’on prenait autrefois pour se rendre à Singapoure, est assez difficile. Tom avait d’abord songé à laisser à un pilote le soin d’y mener le yacht ; puis il s’est ravisé et a voulu se charger lui-même de cette besogne, ce qui l’a mis un peu en retard pour le dîner. Notre hôte et ses invités étaient à la chasse, quand nous sommes arrivés ; mais Sir William Jervoise a bien voulu s’occuper de nous faire désigner des chambres pour changer nos costumes.
Johore est un charmant endroit ; le détroit y est si peu large et tellement sinueux, qu’on le prendrait plutôt pour un lac, au cœur d’une forêt tropicale, que pour un bras de l’Océan.
Le dîner eut lieu à huit heures, et comprenait trente convives : les frères du Maharajah, le premier ministre, plusieurs chefs malais, le Gouverneur de la colonie anglaise avec sa famille et sa suite, et deux ou trois notables de Singapoure. Cuisine, service, tout était à l’européenne ; de grands surtouts or et argent, posés sur des supports en velours rouge, soutenaient des corbeilles de fleurs ; des vases de cristal, en forme de bouquet, portaient des branches de jasmin. Les domestiques malais de la maison, en gris et jaune, et ceux du Gouverneur, en blanc et rouge, servaient à table. Le Maharajah et ses invités indigènes avaient l’habit noir, le gilet blanc et le turban ; aucun d’eux n’a bu de vin pendant tout le repas, en bons mahométans qu’ils sont. Il était plus de onze heures quand nous sommes rentrés à bord ; le dîner avait donc duré trois heures. Mais j’avais des voisins agréables ; la brise du soir qui pénétrait par les fenêtres laissées ouvertes, s’ajoutait au balancement des punkahs pour créer, autour de nous, une atmosphère rafraîchissante ; dans ces conditions, le temps passe vite, même à table.
Lundi, 19 mars. – J’ai circulé ce matin en voiture, avec Mabelle, dans la vieille ville de Johore. Elle a eu autrefois une grande importance et, aujourd’hui encore, c’est un centre de transactions actives pour l’opium, l’indigo, le poivre et autres produits des tropiques. Mais la noix de muscade et le maïs, qui s’y récoltaient jadis en abondance, ont à peu près disparu ; au lieu des plantations que nous espérions voir, nous n’avons aperçu que des spécimens isolés. En sortant de la ville, on trouve une bonne route, bordée d’abord, de cottages, puis de plantations de poivre et de gambir, généralement adossées à la jungle où l’on prend le bois à brûler qui sert à la préparation du gambir . J’avoue que je n’avais jamais entendu parler auparavant de cette dernière substance ; il s’en exporte, cependant, de grandes quantités en Europe, où l’on s’en sert dans l’apprêt de la soie et dans le tannage.
Le champ de poivriers que nous avons vu, avait plusieurs hectares de superficie. Quelques-uns des arbres de la forêt à côté sont superbes : particulièrement le camphrier et les magnifiques lauriers-roses, rouges, pourprés et cuivrés, qui atteignent des hauteurs de 6 à 9 mètres. Les orchis dont tous ces arbres sont couverts, retombent en longues grappes aux charmantes couleurs, ou s’étendent comme d’immenses papillons mouchetés. Le plus abondant de tous est le phalenopsis blanc, avec de grandes tiges pendantes, chargées de fleurs blanches comme la cire, délicatement rayées de rouge ou de jaune. Nous étions là dans la vraie jungle ; tigres, éléphants, serpents y sont nombreux, dit-on. Nous nous sommes arrêtées, en revenant, pour voir fabriquer l’opium. On l’apporte à l’état brut, en boules de la grosseur d’une bille de billard, enveloppé dans ses propres feuilles. Ici on le fait bouillir, on le raffine ; bref, on le rend propre à être fumé. Le trafic de cette denrée qui se fait à Singapoure, constitue un monopole lucratif, partagé entre le gouvernement anglais et le Maharajah de Johore. Nous avons vu aussi préparer l’indigo ; le procédé est à peu près le même, que pour le gambir. Celui qui pousse ici n’est pas aussi bon que l’indigo de l’Inde ; aussi en exporte-t-on peu mais les innombrables Chinois de la Péninsule malaie s’en servent pour donner, à leurs vêtements cette teinte bleu foncé, qui semble être leur couleur de prédilection. On nous a montré une plantation de palmiers-sagous ; la manufacture, malheureusement, ne fonctionnait pas ce jour-là. Je crois que la préparation se fait comme celle du tapioca, que nous avons vue au Brésil.
À notre retour dans la ville, nous sommes allées voir un établissement de jeu ; il était de trop bonne heure pour y trouver personne ; mais, le soir, la salle est toujours pleine, pour le plus grand profit de son propriétaire. Je n’ai pas réussi à me faire bien expliquer le genre de jeu que l’on pratique dans cette maison, mais ce n’est pas le fan-tan. Notre excursion s’est terminée par une promenade dans les boutiques, où j’ai acheté quelques menues curiosités : un oreiller en bois, un violon à deux cordes, et des œufs conservés qu’on dit vieux de plus de cent ans. Assurément ces œufs ne peuvent plus servir à grand’chose ; mais quand on connaît les Chinois, on s’étonne qu’ils aient pu laisser dormir aussi longtemps ce capital.
Le Maharajah est venu à bord, avec le Gouverneur et tous ses hôtes. Son Altesse a visité le Sunbeam avec beaucoup d’intérêt ; toutefois, son opinion mahométane des femmes a paru singulièrement troublée, quand on lui a dit que j’avais collaboré aux aménagements intérieurs du yacht. Il nous a quittés à onze heures et demie ; une heure plus tard, nous allions prendre congé de lui. Sur son ordre, vingt coolis nous ont alors accompagnés, chargés de plantes tropicales et de divers présents qu’il avait bien voulu nous faire. J’ai reçu, pour ma part, un superbe vêtement en soie malaise, récoltée et tissée dans son royaume ; les défenses d’un éléphant, tué à 2 kilomètres de sa résidence, et une petite bête vivante qui n’est ni un caïman, ni une armadille, ni un lézard, et qui tient de ces trois espèces à la fois. Elle s’enroule autour de mon bras comme un bracelet, et fut envoyée en cadeau par l’ex-Sultan de Johore. C’est une sorte de manis .
À l’heure où j’écris ces lignes, nous avons levé l’ancre, en route vers Penang. Le Vieux détroit vaut vraiment la peine qu’on fasse un détour pour le voir. Rien ne peut donner idée de la teinte argentée que prend la végétation tropicale, sous les rayons de la belle lune qui nous éclaire en ce moment.
Mardi, 20 mars. – À cinq heures et demie, comme nous sortions de nos chambres, le docteur Potter est venu nous apprendre qu’un de nos hommes, souffrant depuis quelques jours, était atteint de la petite vérole. Ma première pensée fut que Muriel avait été le voir, la veille au soir, avec le médecin ; ma seconde, que plusieurs de nos marins avaient couché auprès de lui ; ma troisième, qu’on l’avait transporté dans la partie du yacht qui nous est réservée, pour qu’il fût plus à son aise ; ma quatrième, que faire ? Tom décida de relâcher à Malacca où notre docteur eut la chance de rencontrer le docteur Simon (neveu du célèbre praticien du même nom), installé ici comme médecin en chef de l’hôpital civil. Il l’amena à bord pour voir le malade, et tous deux furent d’avis que son cas n’avait rien de grave. Néanmoins, ils jugèrent prudent de le transporter à terre et de nous soumettre tous à une nouvelle vaccination. En général, nos hommes parurent fort contrariés de cet incident, et il y en eut même deux qui se refusèrent absolument à suivre le conseil du docteur. L’un déclara qu’il avait promis à son grand-père de ne jamais se faire vacciner ; l’autre aurait accepté l’inoculation, disait-il, mais il ne voulait pas du vaccin. Bien que nous fussions certains qu’en ce qui nous concernait la précaution était superflue, – l’ayant prise, avant de quitter l’Angleterre – nous nous y sommes soumis, pour encourager les autres.
Malacca, vu de la mer, est très-joli. Derrière, on aperçoit le mont Ofia ; en dedans du port, il y a plusieurs petites îles, qui ressemblent à des massifs de verdure. Des bateaux chargés de fruits, de riz, de joncs, de singes et d’oiseaux ont entouré le yacht, pendant que le docteur était à terre. Il en est résulté que sept singes et cinquante oiseaux, de diverses sortes, sont venus grossir notre ménagerie. À une heure, nous remettions en route pour Penang.
Mercredi, 21 mars. – Pendant la nuit, nous avons eu plusieurs orages. Ce matin, on a aperçu un morceau de bois qui s’en allait à la dérive, avec un oiseau perché dessus : les hommes ont cru, d’abord, que c’était un requin.
À cinq heures, nous avons reconnu l’île de Penang. En même temps, l’horizon devenait brumeux et nous n’avancions plus que lentement, de peur des pieux et des filets dont aucune lumière n’indique la position. Vers minuit, nous jetions l’ancre.
Jeudi, 22 mars. – Quand nous sommes montés sur le pont, à cinq heures, le ciel était rouge, d’un rouge sombre, presque effrayant ; l’atmosphère, si épaisse qu’on eût dit la fumée d’un immense incendie. Tout cela disparut avec le lever du soleil ; le ciel s’éclaircit peu à peu et prit successivement toutes les teintes du bleu, depuis le foncé jusqu’au clair. Dans cette lumière transparente du matin, l’île de Penang est bien jolie.
Le maître du port est venu à bord de bonne heure ; le service de santé n’a pas donné signe de vie. Après l’avoir attendu quelque temps, nous avons envoyé nos domestiques à terre et fait éteindre tous les feux, pour rafraîchir le yacht. Nous sommes allés, nous, demander asile à l’Hôtel de l’Europe et après déjeuner, nous avons circulé dans la ville de Georgetown, capitale de la province. On n’y trouve rien, en fait de curiosités, pas même un oiseau. Le Gouverneur est absent ; mais Mrs Anson et sa fille nous ont reçus et nous avons, sur leur conseil, fait l’ascension d’une colline au haut de laquelle il y a un charmant bungalow appartenant au gouvernement. On y est à 400 mètres au-dessus de la mer, et on y jouit d’une différence de température de 10°.
Après le tiffin, une voiture nous a menés au pied, d’une montagne, située à environ 6 kilomètres de la ville. Les Jésuites ont là un bel établissement où les enfants malais viennent, en très-grand nombre, apprendre à lire et à écrire. Un peu plus loin, dans une petite maison de bois entourée de cocotiers, nous avons enfin trouvé quelques-uns de ces oiseaux-mouches pour lesquels la Malaisie est réputée ; ils diffèrent de ceux de l’Amérique du Sud et des Indes occidentales en ce que tout leur corps, – et non pas seulement quelques parties, – resplendit d’un superbe éclat métallique. Nous avons rencontré une chute d’eau, auprès de laquelle nous avons laissé notre voiture pour prendre des chaises à porteurs. Beaucoup de négociants de Penang habitent dans ce voisinage ; ils se rendent à cheval, le matin, à leurs affaires et reviennent, le soir, humer l’air frais. Un des traits les plus curieux de la végétation de ces pays-ci, du moins pour des Européens, est l’abondance extraordinaire de la sensitive. Elle se mêle à toutes les herbes, elle pousse en masses épaisses dans les haies. Autour du bungalow du Gouverneur, il y en a tant qu’on croirait que le gazon s’incline devant soi : car la délicate plante ressent jusqu’à l’approche du promeneur et ferme ses fines feuilles longtemps avant qu’on soit près d’elle.
Du haut de la montagne, la vue s’étend à plus de trente lieues de distance, tant l’atmosphère est claire et transparente. Nous descendîmes en arrière, parce que nos porteurs avaient peur que nous ne tombions de nos chaises, dans l’autre position. Comme la végétation des tropiques a déjà perdu pour nous de sa nouveauté et de son charme ! Il nous semble qu’il y a des mois, pour ne pas dire des ans, que nous sommes dans ces parages ! Nous avons vu beaucoup de vers luisants et de mouches luisantes, en revenant. Il était près de sept heures ; les habitants faisaient cuire leur repas du soir sous les grands palmiers, et la lueur de ces foyers improvisés reflétée sur les huttes et sur les vêtements blancs des indigènes, donnait au paysage un pittoresque aspect. Diverses personnes ont dîné avec nous, à bord. Quand elles nous ont quittés, vers onze heures, nous avons levé l’ancre et nous voici glissant sur le détroit de Malacca, en route pour Ceylan.
Il semble étrange qu’une grande colonie anglaise comme Penang, où tant de navires relâchent, n’ait ni phare ni règlements sanitaires. On nous a dit cependant, que le gouvernement local s’occupait d’ériger deux beaux feux. Quant au service de santé, il paraît que s’il ne nous a pas envoyé d’émissaire, c’est que la petite vérole et le choléra régnant dans la ville, il n’a pas le droit de se montrer bien exigeant pour les bâtiments qui arrivent.
Vendredi, 23 mars. – Journée étouffante ; plusieurs de nos oiseaux sont morts. Notre mécanicien est très-souffrant. Si ses auxiliaires tombent malades, eux aussi, nous nous trouverons réduits à n’avoir plus que nos voiles pour franchir une zone de calme presque absolu. Je sais enfin ce que c’est que d’avoir trop chaud, et je ne demande pas à prolonger l’expérience.
Samedi, 24 mars. – Toujours calme plat. On s’est livré aujourd’hui à un nettoyage complet du logement de l’équipage et, pour le rendre plus facile, on a porté sur le pont tout son contenu. Que de choses, dans un si petit espace ! Sans parler des couchettes et des tables, j’ai compté quarante-huit oiseaux, quatre singes, deux cacatoës, une tortue ; puis, toute une collection de cabinets japonais, des coffres, des livres, des porcelaines, des coraux, des coquillages et d’autres objets encore, imaginables et inimaginables. Une pauvre tortue est morte, tuée par le chlore.
Dimanche, 25 mars. – Plus chaud que jamais ; impossible de célébrer le service religieux, ni sur le pont ni en bas. Nous faisons généralement un peu de toilette, le dimanche, et mes compagnons se montrent plus attentifs à se raser, ces matins-là. Les autres jours, j’ai peur que nos costumes ne laissent à désirer. Tom a donné l’exemple de renoncer au faux-col, au veston et au gilet, en sorte que la chemise et le pantalon sont devenus la tenue habituelle. Les enfants portent des tabliers légers, et pas grand’chose avec, en dehors des sandales chinoises, pour ceux qui ne veulent pas aller pieds nus. Moi, je vis dans mes robes de Tahiti et d’Hawaii ; elles sont fraîches, amples et commodes.
Nous avons communiqué longuement avec le Middlesex, de Londres. Le soir, la lune s’est levée superbe ; mais le temps est resté affreusement chaud, et nous avons dormi sur le pont, abrités par la tente.
Lundi, 26 mars. – J’ai été un peu inquiète, ces jours-ci, de baby ; il lui pousse des dents et elle souffre, en même temps, d’une éruption. Muriel se plaint de piqûres de moustiques. Mabelle a, elle aussi, une éruption, causée par l’excessive chaleur. La moindre indisposition que je vois aux miens, me fait tout de suite songer à la petite vérole.
Aux environs de midi, par 6° 25’ lat. N. et 88° 25’ long. O., nous avons commencé à rencontrer des débris de toutes sortes : arbres, branches, plantes, feuilles, coquilles, os de seiche, et de larges traînées de frai, provenant évidemment de quelque gros poisson. Ce frai semblait avoir une certaine consistance, et formait une large raie jaune ayant peut-être un demi-mille de long. Mêlée de ci de là aux morceaux de bois et aux branches, elle avait l’air d’un immense serpent de mer. Tous ces débris paraissaient venir du golfe du Bengale. Faut-il croire qu’ils proviennent de quelques-uns des arbres déracinés par le dernier grand cyclone ?
À une heure, un homme a crié de la mâture « un bateau, par tribord » ! Aussitôt les lunettes de sortir de leurs étuis, et les hypothèses de se multiplier. Tout le monde finit par déclarer que c’était une barque du pays, et plusieurs prétendirent voir un Indien à bord, agitant quelque chose. Seul, notre vieux maître d’équipage soutint que c’était un tronc de palmier, et il avait raison : les larges feuilles qui pendaient autour de cette souche flottante, avaient été prises pour des voiles. En nous en approchant, nous vîmes, dans la transparence de l’eau, des centaines de poissons aux plus belles couleurs, qui dévoraient avidement quelque chose : peut-être de petits insectes, ou de petits poissons pris dans les racines.
Mardi, 27 mars. – Il faut bien du courage et de la volonté pour faire quoi que ce soit avec cette chaleur, sauf avant et après le coucher du soleil. Le soir, la température est telle, dans les cabine, qu’il n’y a pas moyen d’y rester ; tous les matelas se transportent sur le pont.