Jeudi, 4 janvier. – La brise a été très-forte, toute la journée ; mais elle souffle heureusement dans la bonne direction. Tout tristes que nous sommes d’avoir dit adieu à la Polynésie, nous nous félicitons du changement d’air. Comme il arrive souvent avec le vent du sud, lequel s’est maintenu pendant toute la durée de notre séjour à Honoloulou, il régnait dans la ville une épidémie de grippe, attaquant hommes et animaux. Nous avons eu, d’abord, la chance d’y échapper ; mais, aujourd’hui, presque tout notre monde en est atteint, et quelques-uns très-sérieusement.
Vendredi, 5 janvier. – Toujours le même vent frais ; à midi, nous avions fait 240 milles. Muriel, baby, les trois femmes de chambre et plusieurs hommes de l’équipage sont grippés. Nous y passerons tous, probablement, et je commence, pour ma part, à me sentir prise. Ce soir, la brise tourne au coup de vent.
Samedi, 6 janvier. – La bourrasque qui a clos la journée d’hier a augmenté toute la nuit, avec accompagnement de grains de pluie. Nous avons affreusement tangué. Baby a été tout à fait malade, cette après-midi ; en ce moment, elle va un peu mieux. Nous avons repris notre vie de bord. Si les enfants se remettaient, j’aurais le temps de lire et d’écrire, d’ici à notre arrivée au Japon ; mais ils absorbent, actuellement, toute mon attention et tous mes instants.
Dimanche, 7 janvier. – Mer dure, temps pluvieux, journée désagréable. La brise est tombée le matin ; et le yacht est demeuré livré à la merci de la houle, jusqu’à midi. Tom donnait l’ordre d’allumer les feux, lorsque le vent nous est revenu. On a récité les litanies à onze heures, et il y a eu service, sans sermon, dans la journée. Baby a été plus mal, cette nuit. Comme il avait fallu fermer toutes les prises d’air, à cause de la pluie, la chaleur était suffocante dans les cabines, en même temps qu’on y était secoué de la pire façon.
Lundi, 8 janvier. – Nous avons été très-inquiets du baby, toute la matinée ; la pauvre petite respirait difficilement et paraissait anéantie, dans les bras ou sur les genoux de sa nourrice. La grippe a pris, chez elle, la forme d’une bronchite et d’une pleurésie. Les autres enfants sont encore souffrants. Des grains de vent et de pluie se succèdent à chaque instant, complétés par un roulis qui ne cesse pas.
Mercredi, 10 janvier. – Calme plat ; chaleur excessive ; le thermomètre marque 32° dans la chambre des enfants, Mabelle va mieux ; baby aussi ; Muriel est moins bien. Les feux ont été allumés à sept heures. Deux fois, un des tubes des chaudières a crevé ; mais on a pu le réparer, sans que l’opération entraînât un trop long stoppage.
Jeudi, 11 janvier. – Cette journée n’a pas existé pour nous, puisque le passage du 180e méridien a modifié notre quantième, de 12 heures.
Vendredi, 12 janvier. – Nos amis d’Angleterre étaient à mardi soir, lorsque nous étions, nous, au mercredi matin, ayant, par conséquent, douze heures d’avance sur eux. Aujourd’hui, c’est notre tour d’être de douze heures en retard sur nos amis. La mer reste calme, et il s’est levé une petite brise ; peut-être tenons-nous les alizés. Après les mauvais jours par lesquels nous venons de passer, ce beau temps arrive comme un bienfait. Les efforts qu’il faut faire pour se maintenir en équilibre, qu’on soit assis, debout, ou couché, sont épuisants à la longue, surtout quand ils se compliquent de soins à donner à des malades. J’espère que baby est tout à fait hors de danger.
Dimanche, 14 janvier. – Le vent et le roulis sont revenus ; il y a des instants où nous filons jusqu’à 15 nœuds. Le service religieux n’a pas été célébré ; manger est presque impossible. Plusieurs de nos matelots ont eu le mal de mer ; j’en ai beaucoup souffert, moi aussi. Il est piquant de constater qu’après avoir fait des milliers de milles sur l’océan, on est encore passible de cet affreux mal. Je supporte mieux qu’autrefois les mouvements du navire ; seulement, il y a des jours où je suis obligée de me faire violence pour parvenir à rester debout, et il en est d’autres où mes efforts sont impuissants à m’éviter l’ennui de m’étendre misérablement sur un canapé ou sur un lit, incapable du moindre mouvement.
Lundi, 15 janvier. – La nuit a été épouvantable ; mais, nous en avons été dédommagés à midi, en voyant que nous avions fait 898 milles en vingt-quatre heures, sous une petite voilure et avec une mer très-dure. Le vent demeure très-frais, mais la mer est un peu tombée. Des albatros et des paille-en-queue se sont montrés autour de nous.
Jeudi, 18 janvier. – Le yacht est passé, ce matin, tout près d’un point mentionné sur les cartes sous le nom d’île Tarquin et, dans l’après-midi, auprès d’un récif sans dénomination, également signalé par les hydrographes. Ni des bossoirs, ni de la mâture, on n’a rien vu, d’aucun côté de l’horizon. Le ciel est clair ; la mer, toujours plus calme. Dans la matinée, il faisait si bon sur le pont que les enfants ont pu y venir ; c’est la première fois depuis dix jours.
Dans les cinq dernières journées, nous avons franchi 1221 milles.
Lundi, 22 janvier. – Au petit jour, on a aperçu l’île de l’Assomption. Elle est d’origine volcanique et a la forme d’un pain de sucre, haut de 780 mètres. J’aurais aimé à visiter les îles Agrigan ou Tissian, où se trouvent de curieux vestiges des anciens habitants : vestiges rappelant ceux des Astecs d’après les uns, ceux des Péruviens plus modernes, d’après les autres ; et identiques, dans tous les cas, à ceux que l’on rencontre sur l’île de Pâques, qui forme l’extrémité sud-est de la Polynésie, dont ces terres-ci sont l’extrémité nord-ouest. Nous avons navigué au plus près, toute la journée ; le vent était fort et la mer mauvaise.
Vendredi, 23 janvier. – Le temps est devenu froid et, depuis cette nuit, nous sommes en plein coup de vent ; il est impossible de rien faire, pas même de s’asseoir, ailleurs que sur le plancher. Une lame a fait rompre un des deux porte-manteaux de la guigue, et la malheureuse embarcation est demeurée suspendue à l’autre, battant les flancs du yacht ou disparaissant dans l’eau, à chaque mouvement de roulis. Malgré tous les efforts pour les retenir, deux hommes ont eu le courage d’y descendre, pour tâcher de passer une corde autour de sa carcasse et d’arriver ainsi à la saisir. Aidés de plusieurs camarades qui, cramponnés au gréement et adossés au navire, écartaient la coque, avec leurs pieds, ils ont fini par réussir dans cette périlleuse opération. Tout le monde, alors, s’est rangé sur la corde, et on a hissé, au pas de course. Mais la pauvre guigue n’est plus qu’un débris informe. Ses flancs sont enfoncés ; son fond est troué ; j’ai vu les rayons de la lune à travers les fentes de ses planches.
Samedi, 27 janvier. – À deux heures cette nuit, le bout-dehors de foc s’est rompu, sous l’action d’un coup de tangage violent et sec ; et presque immédiatement le mât et la vergue de perroquet ont dégringolé avec un bruit épouvantable. Il a fallu plus de huit heures pour déblayer le pont et pour réparer l’avarie. Nos hommes se sont admirablement conduits : c’était effrayant de les voir penchés au-dessus du bord ou accrochés dans la mâture pour saisir les débris, au milieu d’une telle nuit et avec un pareil temps ! Les marins – les nôtres, du moins – ne sont pas des perfections ; dans les circonstances ordinaires, ils ne valent pas mieux que d’autres ; mais le danger les trouve pleins de dévouement, de courage et de vigueur.
Dimanche, 28 janvier. – Le temps s’est amendé, mais il fait froid. Plusieurs de mes oiseaux des tropiques sont morts. Le petit cochon de l’île de la Harpe et les oies d’Hawaii ont l’air bien misérable, malgré les précautions qu’on prend pour eux. À la suite du service religieux, Tom a fait un sermon, terminé par des compliments à l’équipage, pour sa conduite durant la nuit de vendredi.
Le coucher du soleil a été magnifique, et la teinte rouge que l’astre a prise à cet instant, a tenu ce que les marins promettaient en son nom. Peu après, en effet, le vent s’est remis à souffler avec force, au point que l’on a dû prendre deux ris dans les voiles. Jamais je n’ai vu une soirée plus claire et plus effrayante en même temps. Allégé de son bâton de foc, réduit, en fait de voilure, au strict nécessaire, le yacht s’enfonçait bravement dans la lame, grimpait sur la crête, des vagues, oscillait un instant comme pour reprendre son élan ; puis repartait de nouveau, semblable au poisson volant qui, ayant, secoué ses ailes et repris haleine, replonge sous les flots. Nous avions pleine lune, et les gerbes d’écume soulevées tout autour de nous ressemblaient à autant de jets d’eau, éclairés par une lumière blanche. À minuit, il y a eu un tel coup de mer que quelques-uns d’entre nous ont été jetés en bas de leurs couchettes ; notre mécanicien croyait que nous avions touché sur un rocher.
Lundi, 29 janvier. – À quatre heures, on m’a appelée sur le pont pour me montrer la terre. Les pâles lueurs de la lune se jouaient encore dans l’eau ; le vent demeurait fort ; la mer était moins tourmentée. Droit devant nous se dressait l’île de Vries, avec son volcan en forme de cône, lançant des masses épaisses de flammes et de fumée, et dominé par un nuage de vapeur blanche dont la partie inférieure reflétait les feux du cratère. Par moments, ce nuage flottait simplement au-dessus, de la montagne ; puis, une éruption se produisant, d’immenses langues de feu perçaient sa masse et s’élançaient au ciel, pendant que la lave en fusion jaillissait et retombait sur les flancs du volcan. Enveloppés dans des fourrures, pour nous préserver du froid, nous restâmes sur le pont à contempler ce merveilleux tableau, jusqu’à ce que le soleil levant vînt éclairer le sommet neigeux du célèbre Fousi-yama et attirer, de ce côté, notre attention. Le Fousi-yama est un cratère éteint qui surgit brusquement du sein d’une chaîne de montagnes basses, et qui emprunte à cet entourage un incomparable aspect de majesté et de grandeur. Couvert d’une neige fraîchement tombée, il présentait, ce matin, une masse absolument blanche, sur laquelle, de la cime à la base, l’œil eût vainement cherché la moindre tache. On dit que c’est la plus jeune montagne du monde ; sa formation remonterait à 862 avant J.C. et aurait été l’œuvre de quelques jours !
Nous avons atteint, vers neuf heures, l’entrée du golfe de Yédo, et notre défilé, entre ses rives, s’est opéré au milieu d’une véritable forêt de jonques et de bateaux de pêche. Jamais, auparavant, je n’avais vu rien de semblable. L’eau en était littéralement couverte et il semblait impossible, par instants, de s’y frayer un passage. Nous marchions le plus lentement possible ; les commandements de « stop », « en avant, doucement », « tribord la barre », « bâbord », se succédaient à tout moment et, malgré ces précautions, j’avais peur que nous n’arrivions pas à Yokohama sans avoir coulé une de ces barques. Le golfe est bordé, de chaque côté, de petites collines couvertes de pins et de cryptomerias, et parsemées de temples et de villages. On dirait un de ces tableaux japonais, familiers aujourd’hui à tous les Européens, et il nous semblait avoir sous les yeux un panorama mobile qui se déroulait lentement devant nous.
Il était midi lorsque nous nous trouvâmes, enfin, au milieu des navires de guerre et des steamers à l’ancre devant Yokohama, et deux heures s’écoulèrent encore, avant que Tom pût donner l’ordre de mouiller. Durant cet intervalle, nous fûmes entourés d’une flottille de petits bateaux, dont les occupants réclamaient, à grands cris qu’on les laissât monter à bord. On avait mis un homme de garde à la coupée, pour empêcher le yacht d’être envahi ; mais cette précaution ne servit pas à grand’chose. Les gens des barques parvinrent à grimper le long du bord, en s’aidant des bouts de cordage qui pouvaient pendre à l’extérieur ; nous fûmes pris d’assaut, dans toutes les directions. Dès que le yacht eut mouillé, les bâtiments de guerre anglais et japonais nous dépêchèrent des officiers ; nous reçûmes aussi la visite des reporters des journaux, étonnés de nous voir, et curieux de savoir qui nous étions.
Une fois l’ancre au fond, Tom alla se coucher pour se remettre des deux nuits de fatigue qu’il venait de passer ; nous, nous descendîmes à terre. Des traîneurs de jinrikishas nous entourèrent aussitôt, nous offrant leurs véhicules, sorte de petit cab tiré par un ou par deux hommes ; mais nous préférions aller à pied. Nous sommes allés, d’abord, chez le consul et à la poste ; puis, en divers endroits, où nous avions des instructions à donner et des commandes à faire : eau, charbon, vivres, etc. Ces courses, auxquelles il convient de joindre nos allées et venues en quête d’une bonne blanchisseuse, nous ont conduits dans le quartier européen, dont l’aspect n’a du reste, rien de remarquable. Mais les gens que nous rencontrions dans les rues étaient, par eux-mêmes, d’intéressants sujets d’étude. Les enfants disaient qu’ils avaient l’air « d’éventails ambulants », et cette comparaison ne manque pas de justesse. Le costume de la basse classe n’a pas changé depuis des siècles, et les silhouettes peintes par les artistes japonais sur les écrans, les éventails et les vases qu’ils expédient en Europe, sont bien celles qui peuplent les rues de Yokohama.
Pendant que nous circulions ainsi, on m’a apporté une lettre contenant la triste nouvelle (reçue ici par le télégraphe) de la mort de la mère de Tom. Je retournai immédiatement à bord pour lui apprendre ce douloureux événement. Faut-il voir dans ce cruel incident la réalisation de ces angoisses et de ces vagues craintes qui ont, plus d’une fois, assombri nos pensées, pendant la dernière traversée ?