Lundi, 1er janvier 1877. – Nous avons été réveillés a minuit par seize vigoureux coups de cloche, venant du Fantôme et du yacht, et j’ai craint, un instant, qu’il ne s’agît d’un incendie. Mais en montant sur le pont, Tom et moi, nous avons trouvé l’équipage groupé au haut de l’échelle ; et les souhaits de nouvel an qui nous ont accueillis aussitôt, eurent vite fait de nous rassurer. Au même instant, les chœurs de Honoloulou, venus en barque pour nous donner une sérénade, jetaient leurs premières notes dans l’air vibrant de la nuit. La lune brillait au ciel ; la mer était calme comme l’eau d’un lac ; les cocotiers de Waikiki et les collines du Pali se détachaient, nettement, sur un fond bleu. On imaginerait difficilement une scène plus romantique, et nous eûmes de la peine à nous arracher à cette musique qui s’en allait flottant autour de nous.
Nous avons assisté, Mabelle et moi, à la réception de nouvel an de la reine. Reçues par le gouverneur et introduites dans le salon de gala, nous trouvâmes la souveraine dans une robe de cour, bleue et blanche, coupée à l’européenne, avec l’ordre hawaïen de la Jarretière, en sautoir. Deux dames d’honneur, aussi en robes de cour, se tenaient auprès d’elle. Des autres femmes, les unes étaient en costumes du matin, les autres en toilettes du soir, celles-là avec des chapeaux, celles-ci sans coiffure ; mais leurs vêtements à toutes étaient taillés dans le style européen, sauf celui de son Altesse Ruth, Gouvernante d’Hawaii, laquelle portait le costume du pays, en soie blanche garnie de satin blanc, avec un collier de plumes d’oo , jaune pâle, autour du cou, et des fleurs, jaune foncé, d’alamanda, dans les cheveux. Ce costume sied très-bien, surtout aux personnes de l’aristocratie, généralement remarquables par leur haute taille et par la dignité de leur port. La reine se tenait devant le trône, sur lequel était jeté le manteau royal : un long manteau de plumes dorées, vierges de toute tache. À ses côtés étaient deux hommes en habit noir, avec de petits manteaux de plumes, noires, jaunes et rouges, sur les épaules, et le vulgaire « tuyau de poêle » sur la tête. Ils avaient à la main deux énormes kahilis, en plumes d’oo noires, terminés par des poignées d’ivoire.
La princesse nous présenta à Sa Majesté, qui s’entretint quelques instants avec moi, par l’intermédiaire d’une interprète. Il est toujours gênant de causer de cette façon, surtout au milieu d’un groupe de femmes dont on sent les regards braqués sur soi ; et je ne fus pas fâchée que l’arrivée de nouveaux venus attirât ailleurs l’attention de la souveraine.
La reine Kapiolani est jolie ; sa physionomie, surtout, est avenante au possible. Elle est la petite-fille de l’héroïque princesse Kapiolani qui, à l’heure où le culte de la déesse Pélé avait encore tout son prestige, s’en fut bravement, à pied, au cratère de Kilaouéa, malgré les avis et les menaces des grandes prêtresses, déclarant que son dieu, le dieu des chrétiens, saurait la ramener saine et sauve. Cet acte de courage ébranla la foi des adorateurs de Pélé dans le pouvoir de la terrible déesse, et contribua beaucoup à l’établissement du christianisme dans l’île d’Hawaii.
La princesse m’a montré les portraits des rois et des reines des îles Sandwich : les plus anciens, dans le manteau de plumes, les autres, dans des costumes européens. Presque tous ces tableaux sont l’œuvre d’artistes indigènes ; mais ceux qui représentent Kamehameha II et sa femme ont été peints en Angleterre, au cours d’une visite qu’y firent Leurs Majestés. Un portrait de l’amiral Thomas figure dans cette galerie, en souvenir de l’heureuse façon dont il régla le différend qui s’éleva entre les Hawaiiens et nous, vers 1843, et de l’appui qu’il prêta à la restauration de Kamehameha III. J’y ai reconnu aussi un portrait de Louis-Philippe et un de Napoléon III. Chose curieuse : ces deux tableaux partirent de France à l’époque où les deux souverains semblaient inébranlables sur leur trône, et arrivèrent là-bas comme ceux dont ils perpétuaient l’image, venaient, privés de leur couronne, chercher refuge en Angleterre. Mais l’objet le plus curieux qu’on m’ait fait voir au palais, est le manteau et la coiffure en plumes des Kamehameha, qui ne servent qu’aux couronnements ou aux baptêmes et que la princesse Kamakaeha, en sa qualité de dame d’atours, a donné l’ordre de me montrer. Le manteau, unique de son espèce, a environ 3 mètres de long sur 1 mètre et demi de large ; il est fait en plumes de couleur jaune, ou mieux dorée, qui projettent au soleil des lueurs éblouissantes, étant douées d’un lustre métallique, tout à fait indépendant de leur nuance.
Mon intention était, en quittant le palais, de luncher à l’hôtel ; mais l’établissement étant fermé au bénéfice d’une société de teetotallers qui s’y réunissait, je fus obligée de retourner à bord. Dans la journée, nous sommes allés à cheval jusqu’au Pali, les enfants et les provisions nous devançant en voiture. La route qu’on nous a fait prendre est assez bonne ; elle a une dizaine de kilomètres environ et conduit, en montant toujours, à une gorge d’où l’on débouche sur l’autre versant de la chaîne de collines qui forme comme l’épine dorsale de l’île. On pourra apprécier, par le dessin ci-joint, la vue dont on jouit de ces hauteurs : nous y avons dîné ; mais l’obscurité nous a surpris avant que nous eussions terminé, et, comme nous n’avions pas pris de lanterne l’emballage des ustensiles de table ne s’est pas opéré sans difficulté.
Le soir, nous avons été au bal. On dansait dans le salon de l’Hôtel d’Hawaii : les uns en vêtements du matin, les autres en costumes de soirée. Le gouverneur et la plupart des étrangers étaient en grande toilette ; les officiers du Fantôme avaient leurs uniformes. Une large véranda et le jardin étaient à la disposition des invités qui redoutaient la chaleur de la salle, – dont on avait ouvert, cependant, toutes les fenêtres ; de la limonade glacée, supérieure, je dois le dire, au breuvage que l’on sert, sous ce nom, à Londres, circulait en abondance. À minuit et demi, on a commencé à se retirer, et nous avons regagné le yacht.
Mardi, 2 janvier. – Le roi s’est rendu, ce matin, sur le Fantôme, où il a assisté à divers exercices exécutés en son honneur ; de là, il est venu nous faire visite, accompagné du prince Leleiohoku et d’autres personnages. Sa Majesté, qui parle l’anglais couramment, a l’extérieur distingué et des manières pleines de charme. Elle et le prince ont visité le yacht dans tous ses détails ; la machine, les tableaux, les curiosités et les installations que nous avons imaginées pour économiser de la place, ont paru les intéresser particulièrement. Nous avons causé de diverses choses, notamment de la visite du prince de Galles aux Indes et du voyage du duc d’Édimbourg autour du monde. Je me figure que le roi ne serait pas fâché de suivre leur exemple ; son séjour en Amérique semble lui avoir laissé des souvenirs, qu’il aimerait à compléter.
Il était deux heures quand nos augustes hôtes nous ont quittés ; un quart d’heure plus tard, la reine et sa sœur arrivaient. Toutes deux ont passé l’inspection du Sunbeam, aussi minutieusement que le roi et son compagnon venaient de le faire. Nous avions prévenu nos amis de Honoloulou que nous serions at home dans la journée, en sorte que d’autres visiteurs n’ont pas tardé à affluer. Le Gouverneur eut la gracieuseté d’envoyer la musique royale à notre bord, pour donner plus d’animation à la réception. Sa Majesté la reine prit tant de plaisir à tout ce qu’elle voyait, qu’elle ne nous quitta qu’a cinq heures. Tom a dîné sur le Fantôme, avec les consuls de France, d’Angleterre et d’Allemagne ; les enfants et moi, nous avons été à l’hôtel. J’avoue que je me suis rarement sentie plus fatiguée qu’à la fin de cette journée où, depuis le matin, j’avais fait les honneurs du yacht à plus de 150 personnes.
Mercredi, 3 janvier. – On ne quitte pas sans regret un séjour aussi attrayant et aussi hospitalier que celui dont nous venons de nous éloigner. On ne prend pas la mer pour un mois sans emporter des provisions de toutes sortes, qui encombrent le pont, en attendant qu’on ait réussi à les caser. De là, une journée triste et désagréable au possible. Dès sept heures, le Sunbeam était entouré d’embarcations, et la circulation sur le pont devenait difficile, au milieu des sacs de charbon, des oies, des moutons, des paniers de toutes tailles qu’on y entassait. Quelques visiteurs qui n’ont pu venir hier, ont voulu se dédommager ce matin ; mais l’impression qu’ils auront gardée du yacht, vu dans cet état de confusion, est bien différente de celle qu’ils auraient emportée, s’ils l’eussent vu coquet et rangé, comme il l’était la veille.
À onze heures, nous sommes allés à terre, visiter l’Hôpital de la reine. C’est un beau bâtiment, bien entretenu, qui renferme, en ce moment, 90 malades : les hommes occupent le rez-de-chaussée ; les femmes, l’étage supérieur. Chaque salle est décorée avec des bouquets, et le nom qui la distingue est écrit, au-dessus de l’entrée, en bougainvillées mauve ou en hibiscus rouges attachés à une pièce de calicot blanc. Presque tous les convalescents portaient des couronnes et des guirlandes ; les malades eux-mêmes avaient des fleurs à côté d’eux, quelquefois sur leurs couvertures. L’effet général est charmant, et crée une heureuse diversion à l’impression de tristesse inséparable d’un pareil lieu, chez ceux qui l’habitent aussi bien que pour ceux qui ne font que le traverser.
Après avoir lunché à l’hôtel et fait quelques visites d’adieu, nous nous sommes rendus au Mausolée royal. À l’exception des amiraux commandant la station navale, les étrangers ne sont jamais admis à pénétrer dans ce monument, et très peu d’habitants d’Honolulu en ont visité l’intérieur. Le roi a une clef ; la reine douairière Emma, une autre ; le ministre de l’intérieur, la troisième. C’est donc un honneur tout spécial qu’on nous a fait en créant, en notre faveur, une exception à une règle aussi rigoureusement suivie. Chemin faisant, nous avons passé devant une maison où se préparait un enterrement. L’habitation était ornée de drapeaux et entourée de gens en costumes noirs, avec des leis jaunes sur la tête et au cou ; plusieurs devaient venir de loin, à en juger par le nombre des véhicules rangés aux abords de la porte. Le corps était exposé en face d’une fenêtre ; quatre femmes balançaient lentement, au-dessus, d’énormes kahilis.
Le Mausolée est situé au haut de l’avenue Nuuanu, sur la route qui mène au Pali ; il est petit, mais très-soigné et de style gothique. On y découvre la mer et, à travers ses fenêtres ouvertes, circule une brise embaumée par les fleurs et par les arbres qui l’entourent. C’est là que sont déposés les cercueils de tous les souverains d’Hawaii, et de leurs enfants, depuis bien des générations. La plupart sont faits en bois de koa poli : quelques-uns sont recouverts de velours rouge, orné d’or. Leurs dimensions sont, généralement, extraordinaires, ce qui s’explique par ce que j’ai dit déjà de la taille élevée de l’aristocratie de ces îles-ci. Les restes de Kamehameha I, sont dans un coffre carré, en chêne. Au pied du cercueil de Kamehameha IV, il y a deux immenses kahilis, l’un en plumes de teinte rosée, l’autre en plumes noires, avec des poignées en écaille. Le corps du roi Lunalilo ne repose pas dans cette enceinte : il a été inhumé auprès de l’église de la ville. Dans le vestibule qui précède les tombes royales, on voit le cercueil de Mr Wylie, désigné par cette devise : « le plus grand bienfaiteur européen du peuple d’Hawaii ». Il y a, dans le port, un navire qui porte son nom ; et l’on rencontre partout des preuves du respect et de la gratitude dont est entourée sa mémoire.
La princesse, qui avait eu la bonté de nous rejoindre au Mausolée, nous a reconduits jusqu’à l’embarcation qui nous a ramenés à bord. Je ne puis exprimer le regret que nous avons eu à la quitter et à nous séparer du « cher Honoloulou », comme dit Muriel. L’ancre était déjà levée et l’hélice du yacht commençait à tourner, que des canots venaient, encore, de terre, nous apporter des fleurs et des gâteaux de miel, au nom de nos amis. Deux fois, nous avons dû stopper, pour recevoir ces souvenirs.
Nous sommes partis, maintenant. Les officiers et l’équipage du Fantôme viennent d’échanger avec nous les derniers gestes d’adieu. Près du phare, à l’entrée de l’étroit passage donnant accès en dedans du récif de corail, j’aperçois des mouchoirs qui s’agitent ; et la brise du soir, qui se lève, nous arrive chargée de souhaits d’heureux voyage. Ce sont nos bons amis de Honoloulou qui ont voulu nous revoir une dernière fois, tandis que nous défilions lentement le long du canal tortueux, au bout duquel s’étend l’immensité de la pleine mer.