Mardi, 30 janvier. – À notre réveil ce matin, il faisait sombre et froid, et nous entendions d’étranges bruits ; c’était, nous dit-on, la glace, qui criait sous les pas de nos hommes. Effectivement, une fois en haut, nous avons trouvé le yacht et son gréement complètement couverts d’une couche de neige ; la température était telle, que l’eau versée sur le pont y gelait immédiatement. Sir Harry et lady Parkes viennent de nous faire inviter à aller les rejoindre à Yédo ; cette visite remplira notre journée de demain.
Aujourd’hui, nous avons couru, avec le consul, les boutiques de curiosités qui abondent ici. Les habitants excellent à fabriquer toutes sortes de bibelots, et leurs manufactures de « vieille porcelaine » et de « bronzes antiques » sont des spécialités de Yokohama. Ils imitent, avec un art achevé, la signature et la marque des plus célèbres fabricants ; ils savent gratter, ternir, fêler, peindre un objet pour le vieillir, avec une habileté, qui ne fait pas, d’ailleurs, l’éloge de leur honnêteté. Il est, pourtant, encore possible de se procurer des reliques authentiques des vieux temples ou des palais des anciens daïmios, pourvu qu’on sache s’y prendre et qu’on s’adresse aux bons endroits ; mais à mesure que le nombre des voyageurs augmente, ces trouvailles deviennent plus rares. Notre première impression en pénétrant dans les boutiques, fut qu’elles étaient, toutes, pleines de choses superbes ; une journée passée en compagnie de connaisseurs, a redressé notre goût et éduqué nos yeux. On trouve de très-jolis cabinets, dans des prix variant de 6 francs à 500 ; mais ils ne sont faits que pour les étrangers, et on en chercherait vainement dans aucune maison japonaise. Les jolis, les vrais laques valent de 500 à 5, 000 francs, et ne dépassent guère les proportions d’une très-petite boîte ; on s’en procurerait difficilement une collection ici. Ils se reconnaissent au fini de leurs détails, à leur apparence satinée, à leur toucher onctueux et à l’impossibilité de les rayer avec l’ongle ; malheureusement les Japonais passent pour avoir perdu le secret de leur fabrication. À ce propos, on m’a raconté qu’au moment de l’Exposition autrichienne, un certain nombre d’objets en laque, anciens et modernes, avaient été expédiés à Vienne, puis renvoyés ensuite ici, les prix exorbitants auxquels on voulait les vendre n’ayant pas permis de s’en défaire. Or il advint que le navire qui les rapportait, toucha sur un roc et sombra dans le golfe de Yédo ; et quand, il y a deux mois, on parvint à le relever, on trouva tous les vieux laques intacts, pendant que les autres ne formaient plus qu’une sorte de pâte molle.
À l’issue de cette promenade dans les boutiques, nous avons dîné à la japonaise, dans une maison à thé. L’établissement est tenu par une femme, prévenante et aimable, qui s’est précipitée à notre rencontre, qui même a poussé l’attention jusqu’à nous ôter, de ses mains, nos chaussures, avant de nous, permettre de marcher sur ses nattes. La précaution n’était peut-être pas inutile, attendu que nous étions légèrement crottés ; seulement, des pantoufles quelconques n’eussent pas été de trop, pour remplacer les souliers suspects. Il faisait très-froid, et les corridors parquetés en bois vernis glaçaient nos pieds.
La pièce où nous avons été introduits est la pièce Japonaise classique ; en la décrivant une fois, je n’aurai plus à y revenir, puisqu’on la retrouve, identique, dans toutes les maisons. Le plafond et le cadre des cloisons sont en beau bois verni, sombre, ressemblant au noyer. Les murs extérieurs, sous la véranda, et les cloisons intérieures sont de simples châssis, faits de baguettes légères et recouverts de papier blanc, qui glissent dans des coulisses ; en sorte qu’on peut entrer ou sortir par n’importe quelle partie, et qu’il est impossible de prévoir par où pénétrera le prochain arrivant. Cette disposition rend inutiles les portes et les fenêtres ; il n’y en a donc pas. Vous poussez légèrement le châssis mobile, si vous voulez seulement voir dehors ; vous le poussez davantage, si vous voulez sortir. Le plancher est formé de plusieurs couches de nattes, fines, douces et épaisses qui mesurent environ 1m, 80 sur 90 centimètres de largeur. Les nattes, au Japon, ont, toutes, les mêmes dimensions ; c’est l’unité à laquelle l’architecte rapporte ses mesures. Une fois la charpente dressée de façon à embrasser un nombre déterminé de nattes, on va dans une boutique et on y achète sa maison toute faite ; en quarante-huit heures, tout est prêt.
D’un côté de la pièce où nous étions, s’élevait une espèce de piédestal, ayant environ 10 centimètres de haut. C’est la place d’honneur. On y voyait un tabouret, un petit ornement en bronze, et un vase de porcelaine contenant des branches et des feuilles d’algues marines, coquettement arrangées. Derrière, pendaient au mur, des tableaux que l’on change tous les mois, d’après les saisons de l’année. Pas d’autres objets mobiliers. Quatre jeunes Japonaises nous apportèrent d’épais couvre-pieds en coton pour nous asseoir, et des brazeros pleins de charbon de bois, pour nous chauffer. Un autre brazero protégé par une grille carrée en bois, fut placé au milieu, et recouvert d’un édredon en soie qui sert à conserver la chaleur. C’est de cette façon qu’on chauffe toutes les maisons au Japon ; il en résulte que les incendies y sont fréquents. Quelqu’un renverse le fourneau sans y prendre garde ; un moment après, tout est en flammes.
Au bout de peu d’instants, le brazero central et l’édredon furent écartés et on apporta le dîner. Une petite table en laque, haute de 15 centimètres, fut mise devant chaque convive, garnie d’une paire de petits bâtons, d’un bol de soupe, d’un bol de riz, d’une tasse de saki et d’une coupe d’eau chaude. Les quatre servantes s’assirent au milieu de nous, avec du feu auprès d’elles pour tenir le saki chaud et pour allumer les petites pipes dont elles nous pressaient d’aspirer une bouffée entre chaque mets. Le saki est une espèce d’eau-de-vie, extraite du riz, qui se boit chaude, dans des petites tasses. On la trouve alors supportable ; mais elle est détestable, une fois froide. Le menu ci-dessous montrera que quelques-uns des plats qu’on nous donna, étaient passablement étranges ; mais tout était bien cuit, bien servi et réellement très-mangeable.
Soupe.
Crevettes et herbes marines.
Grosses crevettes ; omelette ; raisins conservés.
Poisson frit ; épinards ; racines de gingembre.
Poisson cru ; moutarde et cresson ; raifort ; soy .
Soupe épaisse, faite avec des œufs, du poisson, des champignons et des épinards.
Poisson grillé.
Poulet frit et jets de bambou.
Pickles de navets.
Riz ad libitum, dans un grand bol.
Saki chaud, pipes et thé.
Ce repas se termina par l’arrivée d’une grande boîte en laque, pleine de riz, dont on remplit tous les bols. On le mange avec les bâtonnets, et j’imagine qu’on doit s’habituer très-vite à cet ustensile ; pour la première fois que nous nous en servions, nous nous sommes tirés d’affaire très-convenablement. Un intervalle assez long s’écoule entre les plats ; mais des airs et des danses exécutés par des artistes féminins, distraient les convives. La musique est un peu dure et monotone ; les chants sont assez harmonieux ; les danses, ou plutôt les poses où l’éventail et la longue jupe traînante jouent un rôle important, sont gracieuses. Ces jeunes filles, presque toutes jolies, portent des costumes particuliers, indiquant leur profession. Elles n’ont pas le maintien réservé, et les vêtements si simples des modestes et attentives Japonaises qui nous ont servi à table. Néanmoins, elles ont l’air de bonnes créatures, sans prétentions et sans souci ; les petits jeux enfantins auxquels elles se livraient dans les entr’actes, paraissaient les amuser beaucoup.
Nous avons pris, après le dîner, du véritable thé japonais : on dirait de l’eau chaude versée sur du foin très-odoriférant et fraîchement coupé. Ce breuvage absorbé, nous avons visité la cuisine qui est petite, mais très-propre ; puis, on nous a rendu nos chaussures et nous avons pris congé de notre aimable hôtesse. Le temps était clair, et très-froid. Il y a tant de navires en rade, que nous avons eu une certaine peine à reconnaître le yacht. Grâce aux lumières du rouf – un bon point de repère dans les ports encombrés – nous avons, cependant, fini par retrouver notre home flottant.
Mercredi, 31 janvier. – Nous sommes partis par le train de neuf heures, pour la ville appelée naguère Yédo, et devenue Tokio, ou capitale orientale du Japon, depuis que le Mikado y a établi sa résidence. La neige couvrait le sol, mais le soleil était chaud, et les habitants se chauffaient à ses rayons, devant leurs maisons ou sous leurs vérandas. Aujourd’hui, Yokohama est tellement européanisé que c’est seulement à une certaine distance de cette ville que le Japon et sa vie intérieure se sont révélés à nous pour la première fois. La campagne et les nombreux villages qui la parsèment, ont l’aspect d’éventails vivants, ou de fonds de plateaux à thé animés. Nous avons traversé plusieurs cours d’eau et, au bout d’une heure nous atteignions Tokio, pour tomber, alors, au sein d’une foule bruyante et remuante, qui ne semblait pas renfermer un seul Européen. Le bruit de centaines de chaussures en bois, répercuté par le toit de verre de la gare, était vraiment extraordinaire. Au dehors, l’animation était plus grande encore et nous nous demandions quelle direction prendre, quand un jeune Japonais, avec un portefeuille en bandoulière, s’avança et balbutia quelque chose de la part de sir Harry Parkes. Il nous fit signe de monter dans des jinrikishas traînées par deux et par trois hommes, qui nous emportèrent aussitôt, pendant que lui-même nous précédait, de toute la vitesse de ses jambes, en criant pour qu’on nous fit place. Tokio est une ville purement japonaise. À l’exception des représentants des Puissances, aucun étranger n’y habite. On n’y trouve pas d’hôtel, en sorte qu’à moins de compter des amis dans le personnel des légations, il faut retourner coucher à Yokohama. Notre première halte eut lieu au Temple de Shiba, où la plupart des Taïcouns sont enterrés. Il occupe, au centre de la cité, un espace de plusieurs arpents, ombragé d’arbres verts où les freux, les corbeaux et les pigeons croassent ou roucoulent, aussi paisiblement qu’au fond d’un bois. Je ne soupçonnais pas que l’architecture japonaise pût produire quelque chose d’aussi beau que ce temple. Évidemment, la tente plantée au milieu des arbres, est le type dont elle s’inspire. Les lignes des toitures aux riches décors et aux pignons pointus, ne sont pas droites ; elles ont l’élégante courbure de l’étoffe, suspendue pour abriter le voyageur. De même, les piliers n’ont ni chapiteau ni base ; ils semblent courir verticalement à travers l’édifice, sans commencement et sans extrémité. Le bâtiment principal a été brûlé, il y a quelques années ; les autres, bâtis exactement dans le même style, mais un peu plus petits, n’ont pas été atteints, et tous les tombeaux sont intacts. On nous a dit que les corps sont enfermés dans des cercueils, remplis de vermillon ; je n’ai pas besoin d’ajouter que nous n’avons pas pu contrôler le renseignement. Nous sommes entrés dans plusieurs des petits temples ; ce sont des merveilles de sculpture, de dorure, de peinture et de laquage. Leur genre de décoration peut sembler un peu grossier ; mais quels sujets d’étude ils fourniraient à un artiste ! À l’extérieur, où il n’y a pas de couleur, les murs et les bords pendants des toitures sont fouillés avec une hardiesse et en même temps avec une délicatesse que j’ai rarement vues égalées ; les portes et les grilles sont en bronze massif, qui vient de Corée. À l’intérieur, une demi-clarté illumine et harmonise une masse éblouissante d’or, de peinture et de laque. C’est le mausolée le plus grandiose qu’on puisse concevoir ; et les princes dont la tyrannie pesa, durant tant de siècles, sur le Japon et sur les souverains légitimes du pays, ne méritent guère de reposer en pareil lieu.
Du temple, nous nous sommes dirigés vers l’enceinte environnée de fossés, où s’élèvent les yashgis, résidences des daïmios. Chaque yashgi est entouré d’un mur percé de meurtrières et flanqué d’une tour aux quatre coins. En dedans de ce mur, est la cour des suivants, tous gens « à deux sabres » ; vient ensuite un second mur, également percé de trous, à l’intérieur duquel habitent les parents éloignés du daïmio ; puis, il y a un troisième mur, abritant le daïmio lui-même et ses proches. Après avoir franchi un certain nombre de fossés, nous avons atteint la zone réservée naguère au Taïcoun, ou Syogoun, et à ses ministres. Dans le dernier fossé, barbotaient des milliers de canards sauvages et d’oies. Il est défendu de les tracasser, et les bêtes semblent en avoir conscience, car elles s’ébattent avec une visible sécurité.
L’ambassade anglaise est une jolie maison en briques rouges, bâtie au centre d’un jardin qui la protège contre les incendies et contre les surprises. Lady Parkes nous a montré, après le luncheon, la collection de curiosités qu’elle est en train de faire, pour réparer la perte de celle dont un incendie l’a si malheureusement privée. La tâche n’est pas des plus simples, les chances de se procurer de véritables antiquités diminuant de jour en jour, au Japon. Un peu plus tard, nous avons circulé dans la ville, les uns à cheval, les autres en voiture, précédés par des grooms courant à pied devant nous. Ces gens peuvent faire ainsi jusqu’à 60 kilomètres dans une journée ; ils forment une classe spéciale. Généralement leur costume est fort léger ; quand ils sont au service de particuliers, ils portent des vêtements bleu-foncé très-serrés, et de larges chapeaux. Presque en sortant de l’ambassade, on passe auprès de deux yashgis, les plus beaux de tous ceux qui subsistent encore : dans l’un est installé le Ministère de l’intérieur, dans l’autre le Ministère des affaires étrangères.
Il y a toujours une fête, quelque part, dans Tokio. Aujourd’hui c’était le jour des luttes athlétiques ; nous avons rencontré la foule, revenant de la séance. Quelles files de jinrikishas, chargées d’enfants et de femmes aux vêtements éclatants, aux cheveux ornés de fleurs artificielles et d’épingles brillantes, aux chignons exhaussés dans toutes sortes de formes ! Six des lutteurs ont passé près de nous, en voiture : ils sont gros, prodigieusement gras, et n’ont rien qui réponde à notre idéal de l’athlète. Un des conducteurs de leurs jinrikishas étant tombé, le lutteur que portait le véhicule, alla rouler quelques pas plus loin et resta étendu, comme une énorme masse de graisse, jusqu’à ce qu’un passant l’aidât à se relever. Il ne s’était, du reste, fait aucun mal, et à peine sur ses pieds, il se vengea de sa chute en accablant d’injures et de coups celui qui l’avait causée. Notre promenade terminée, nous sommes revenus à la gare, juste à temps pour prendre le train. Le retour à Yokohama, dans un grand wagon qui avait l’air d’un omnibus, a été trè froid ; et la course en jinrikisha, de la station au Grand Hôtel a été plus glaciale encore ; mais un bon feu et un bon dîner nous eurent vite réchauffés. Comme nos embarcations sont en réparation, c’est le bateau de l’hôtel qui nous a reconduits à bord ; il est muni, à l’arrière, d’un abri, orné de lanternes de couleur, qui est le bien venu contre le vent piquant du soir.
Jeudi, 1er février. – Un véhicule, attelé de quatre chevaux, est venu nous prendre ce matin à huit heures, pour nous conduire à l’île d’Inoshima où l’on voit la grande idole du Daïbout. Après avoir traversé la ville et dépassé la gare, notre cocher a suivi la route impériale, appelée Tokaido, qui va d’un bout à l’autre de l’île de Nippon. Bien des étrangers y ont été assassinés, durant les dix dernières années ; elle est, aujourd’hui, complètement sûre. Toutes les maisons que nous rencontrions, étaient grandes ouvertes : les cloisons mobiles, dont j’ai parlé, ayant été poussées dans leurs coulisses pour donner libre accès à la lumière et à l’air, si froid que fût celui-ci. De la sorte, on pouvait voir ce qui se passait dans toutes les pièces et s’initier aux moindres détails de l’existence japonaise. Chacune de ces maisonnettes est entourée d’un jardinet, avec un roc et un lac en miniature, auxquels s’ajoutent, parfois, un temple et un pont. Même dans les jardins les plus humbles, on découvre quelque ébauche de ce genre. Le nombre de Japonais des deux sexes que nous avons vus faisant leur toilette et celle de leurs enfants, se lavant, se peignant, se vêtant ou préparant leur déjeuner, défie toute énumération.
La campagne est jolie et les nombreux villages, nichés dans les vallées aux pieds de petites collines, sont d’un effet très-pittoresque. Une soixantaine d’hommes travaillaient à une carrière de pierres, près de laquelle nous avons passé : ils étaient absolument nus, bien que le thermomètre fût de plusieurs degrés au-dessous de zéro. Les Japonais ont l’esprit sensé et pratique : voyant que leurs habitudes de nudité choquaient et étonnaient les étrangers, ils ont défendu aux habitants des villes de se promener sans vêtement ou de se baigner, devant leurs portes. Mais les gens de la campagne demeurent complètement libres sous ce double rapport, et ils ne se privent pas d’en profiter.
Après deux haltes sur la route, pour boire l’inévitable thé, nous avons quitté notre voiture pour monter dans des jinrikishas, traînées et poussées, chacune, par quatre vigoureux gaillards. Le soleil était chaud et les arbres verts, les énormes camélias rouges et blancs qu’on apercevait de tous côtés, auraient pu faire croire qu’on était au printemps, sans la brise piquante qui obligeait à s’enfoncer dans ses manteaux. Nous avons vu de bien singulières choses, chemin faisant : des vaches et des chevaux, avec des sonnettes à la queue au lieu de les avoir au cou ; des animaux, enveloppés dans des couvertures, pendant que leurs maîtres n’avaient rien sur le corps ; des tailleurs maniant leur aiguille en sens inverse des nôtres, etc. On dirait que ces braves gens ont pris leurs habitudes et appris leurs métiers, dans le monde qu’aperçut Alice, à travers la glace de sa chambre. À peu de distance de la ville, nos « traîneurs » se déshabillèrent ; comme leurs vêtements sont très-étroits, l’opération entraîne de véritables efforts et exige qu’on se vienne mutuellement en aide. Plusieurs d’entre eux portaient des tatouages magnifiques. L’un des hommes de ma jinrikisha, avait, sur le pied droit, un tronc d’arbre, dont les branches remontaient le long de la jambe, pour former sur la poitrine et sur le dos un bouquet de fleurs et de fruits où perchaient des oiseaux ; sa jambe gauche était ornée d’une cigogne, supposée abritée par le même arbre. Un autre était couvert de figures humaines, dans diverses poses.
Il nous fallut à peine une heure pour atteindre l’étroite langue de terre par laquelle on pénètre, à marée basse, dans l’île ou presqu’île d’Inoshima. Des Japonais y ramassaient des coquillages et des plantes marines, pendant que d’autres, dans des barques, disposaient leurs filets pour la pêche. Derrière surgissait, fraîche et verte, du sein de la mer, l’île objet de notre excursion, avec un fond de montagnes de neige que domine le Fousi-yama. Ce nom veut dire « non pas deux, mais une seule montagne » ; il indique que les Japonais n’admettent pas qu’il y ait, au monde, un second Fousi-yama. La petite île d’Inoshima a une forme conique ; elle est couverte d’arbres verts et de temples bouddhistes ; des hameaux de pêcheurs sont éparpillés à sa base. Nous l’avons traversée d’une extrémité à l’autre, en une demi-heure, ce qui permet d’apprécier l’exiguïté de ses dimensions. On y voit de curieux poissons et de très-beaux coquillages. Les habitants paraissent se nourrir tout spécialement d’oreilles de Venus , univalve un peu plate, de la grosseur de la main, avec une rangée de trous sur les bords et un intérieur foncé, qui a le brillant de certaine nacre. Elles se trouvent, généralement, en tas, mêlées à des coquilles de nacre blanche, grosses comme les deux poings et ayant la forme de colimaçons.
Nos hommes nous déposèrent au bas de la grande rue du principal village, rue escarpée et sale, remplie de débris de poissons et de plantes marines. Là nous rencontrâmes un vieux prêtre, qui nous procura de gros bâtons et qui nous mena au haut de la colline, pour voir divers temples et d’admirables points de vue. Des camélias et des arbres verts encadraient chaque coin de paysage, tout le long des zigzags de l’étroite montée. De l’autre côté de l’île, il nous fallut descendre je ne sais combien de marches, pour atteindre la plage et la fameuse caverne de 150 mètres de profondeur qui s’enfonce jusqu’au centre de l’île, au-dessous du niveau de la mer. C’est le sanctuaire de Benton Sama, la Lucine japonaise ; nous y avons pénétré avec des torches. Pour ne pas revenir par le chemin fatigant que nous venions de prendre, nous hélâmes un bateau de pêche qui nous eut vite ramenés à notre point de départ. Avant de nous quitter, un des bonzes qui nous escortaient, demanda la faveur de plonger devant nous, pour un demi-dollar. Sa requête fut exaucée, et il rapporta triomphalement la pièce de monnaie, jetée dans l’eau à son intention.
Nous avons lunché dans une « maison à thé », avec des poissons de différentes espèces, très-frais et bien cuits ; du pain et du vin que nous avions pris la précaution d’emporter, nous ont dispensés de recourir au riz et au saki. Réconfortés et reposés par cette halte, nous nous sommes bientôt remis en route dans la direction du Daïbout, ou Grand Bouddah. Cette gigantesque idole occupait jadis le centre d’une grande cité nommée Kamakoura ; elle n’est plus entourée, aujourd’hui, que de petits hameaux. Les villes japonaises étant bâties en bois, il n’est pas surprenant qu’elles puissent disparaître entièrement, avec le temps, sans laisser de traces de leur existence. On voit, cependant, encore, plusieurs colonnes du temple qui s’élevait autrefois dans les jardins, autour de l’idole. Mais ces débris du passé servent seuls de cadre au Daïbout, et l’énorme masse domine depuis des siècles, sans abri d’aucune sorte, la scène changeante qui se déroule à ses pieds. La statue est en bronze et fut fondue, dit-on, en 1250 ou 1260. Elle a 15 mètres de haut, des yeux d’or, une corne d’argent sur le front, contournée en spirale. On peut s’asseoir ou se tenir debout sur son pouce ; dans l’intérieur du corps, il y a un autel où les prêtres officient. L’expression de sérénité et de force silencieuse qu’accuse cette grande et solitaire figure, est très impressionnante ; peut-être aussi peut-elle servir à expliquer la persistance avec laquelle les classes pauvres demeurent attachées au bouddhisme. Le calme de ces images est plus propre, en effet, à inspirer au malheureux, courbé sous le souci et le travail, l’idée et l’espoir du repos, que l’éclat des miroirs et des globes de cristal qu’on trouve dans les temples du Sinto. Le miroir est destiné à rappeler aux fidèles que l’Être suprême peut lire leurs plus secrètes pensées, aussi facilement qu’ils se voient dans la surface réfléchissante ; le globe de cristal est l’emblème de la pureté.
Dans un autre village qui fit jadis partie de Kamakoura, il y a un beau temple dédié au dieu de la Guerre ; malheureusement nous étions pressés, et nous sommes remontés dans nos petites voitures, sans avoir pu le visiter. Le retour fut long et froid ; mais il faisait très-clair sur le Tokaïdo, et les silhouettes des hôtes des maisons, projetées sur les murs de papier, rappelaient les scènes d’ombres chinoises qui ont égayé notre enfance. Nous avons rencontré des hommes portant sur leurs épaules un cango, sorte de chaise à porteurs qui était, naguère encore, le seul véhicule au Japon. C’est un grand panier, suspendu à une perche, où l’on ne peut ni s’étendre, ni s’asseoir ; mais seulement s’allonger, dans une position incommode, la jinrikisha l’a remplacé avantageusement, et on ne s’en sert plus que dans les endroits montagneux et dans certaines localités où les nouveaux usages n’ont pas encore pénétré.
Vendredi, 2 février. – On m’a réveillée à cinq heures ; à six heures et demie, je suis partie avec Mabelle pour le marché, il ventait très-fort, et nos quatre rameurs étaient épuisés en touchant terre. La malle de Shanghai, venait d’arriver ; la vue des pauvres passagers empilés dans des barques, transis de froid, trempés par les embruns, était vraiment lamentable.
Le marché de Yokohama est une curiosité. On y trouve du gibier et des oiseaux de toute espèce : des faisans avec des queues de 1m80 de long et une teinte cuivrée, assez rare ; des canards ; des pigeons ; des lièvres, des lapins ; des daims. Le marché au poisson est très-bien approvisionné, surtout en seiches, animal peu appétissant, mais regardé ici comme délicat. Un octopus, bien arrangé dans un panier – le hideux corps au milieu, les huit pattes avec leurs suçoirs, disposées en forme d’étoile – vaut un dollar ou un dollar et demi, selon sa taille.
En revenant, nous avons visité une pépinière, où les Japonais s’exercent à faire des arbres nains, art qui leur est particulier. Quelques-uns des spécimens que l’on nous a montrés, étaient curieux, même remarquables ; mais la plupart produisent un effet déplaisant. Nous avons vu de petits arbres fruitiers, vieux et rabougris, chargés de fleurs ; des sapins écossais et d’autres arbres forestiers, réduits à 2 mètres et demi de hauteur ; des diminutifs de fougères et de plantes grimpantes, etc. Vers une heure, nous sommes retournées à bord, où lady Parkes et plusieurs personnes de Tokio sont venues luncher avec nous. Elles nous ont appris qu’il y avait eu, cette nuit, trois incendies dans la capitale, et que le Ministère de l’intérieur – un des plus beaux et plus anciens yashgis – avait été la proie des flammes.
Après le départ de nos hôtes, nous sommes, de nouveau, descendus à terre, où l’on voulait nous faire voir une très-belle meute de chiens de chasse. Il y a beaucoup de renards et de gibier, aux environs de Yokohama.
Le yacht a levé l’ancre, à huit heures et demie, et est parti à la vapeur. Une fois au large de Touraya-saki, on a établi les voiles de devant. La nuit est froide ; il grésille et il neige ; mais le vent est moins fort que ce matin.