Jeudi, 28 septembre. – Beau temps ; forte brise. Il y a eu évidemment, ces jours-ci, une tempête dans le Sud ; car nous recevons, de là, une houle terrible, qui ne laisse pas de nous incommoder après notre long séjour à terre, et qui ralentit sensiblement notre vitesse. Cependant, nous filons encore 13 nœuds et demi environ, à la voile.
Je m’étais étendue après le déjeuner, lasse de ce perpétuel mouvement du yacht, quand Mabelle est entrée dans la cabine en criant : « Papa vous fait dire de monter tout de suite, pour voir le navire en feu. » Immédiatement, j’ai couru en haut, sans trop savoir s’il s’agissait du Sunbeam ou d’un autre bâtiment ; et, en arrivant sur le pont, je trouvai tout le monde en train de regarder un navire qui naviguait toutes voiles dehors, avec le signal : « Feu à bord », en tête d’un de ses mâts. Ce signal fut bientôt remplacé par celui-ci : « Venez immédiatement à notre secours. »
Bien que l’on n’aperçût ni flammes ni fumée, nous manœuvrâmes de façon à nous en rapprocher ; puis nous mîmes en panne, pour pouvoir lui envoyer une embarcation. On distinguait maintenant son nom – le Monkshaven, de Whitby – et au moment où notre canot accostait le long de son bord, nous vîmes une bouffée de fumée s’échapper de son pont. Bientôt, nos hommes revinrent, ramenant le second, un jeune Norwégien parlant bien l’anglais, qui nous apprit que son navire était parti, deux mois plus tôt, de Swansea pour Valparaiso, avec un chargement de smelting-coal (charbon fondant). Le feu avait été découvert dimanche dernier, et à six heures du matin, le lundi, l’équipage avait transporté sur le pont ses effets et les provisions, jeté à la mer tous les objets ou substances inflammables, et bouché toutes les ouvertures. Depuis, ils avaient vécu perpétuellement sur le pont, sans autre abri qu’un masque en toile, installé pour les protéger contre la mer et le vent. Tom et le capitaine Brown allèrent immédiatement à bord. D’épais nuages d’une fumée jaunâtre sortaient de l’intérieur de la coque dès qu’on entr’ouvrait une écoutille, et de la cabine du capitaine se dégageait un gaz délétère, qui y avait pénétré par les jointures des cloisons. Un homme essaya d’y entrer ; il faillit être asphyxié.
Sauver le bâtiment était manifestement impossible ; après avoir pris l’avis du capitaine Brown et celui de Tom, le capitaine se décida à l’abandonner et les embarcations procédèrent au transbordement des hommes. Les pauvres gens étaient si heureux de se voir en sûreté, après avoir passé par tant de cruelles angoisses, qu’ils jetaient à la mer, dans l’excès de leur joie, beaucoup de choses qu’ils eussent pu utilement garder. À six heures et demie, tous étaient sur le yacht, avec les cartes, les chronomètres et les papiers du bord ; et un des pauvres canots du Monkshaven qu’on avait repoussé du pied, après qu’il avait aidé au sauvetage, s’en allait mélancoliquement à la dérive, comme pour rejoindre le beau navire qu’il venait de quitter. Celui-ci flottait maintenant sans maître, lançant, de temps à autre, un flocon de fumée. Le ciel était noir et tendu ; les nuages s’amoncelaient ; la mer avait une teinte sombre, parsemée de larges raies d’écume blanche ; le vent était complètement tombé. Quand nous eûmes mis à la vapeur et que nous pûmes, de nouveau, nous rapprocher du malheureux bâtiment, tout le monde grimpa dans les cordages pour le voir une dernière fois, et des bouffées de chaleur, avec des étincelles, arrivèrent jusqu’à nous.
L’équipage que nous avons recueilli, se compose de Danois, de Norwégiens, de Suédois, d’Écossais et de Gallois. Ce sont heureusement de braves gens ; autrement, leur présence parmi nous n’eût pas laissé d’être gênante et inquiétante. Dans leur empressement et dans leur joie, ils ont abandonné leurs provisions, en sorte qu’il va falloir aviser à nourrir quinze bouches de plus, avec ce que nous avons à bord. Déjà nous, n’avons plus qu’une demi-ration d’eau douce, et on se lave avec de l’eau de mer.
Il paraît qu’avant de nous avoir rencontrés, le Monkshaven avait communiqué avec un bâtiment de Liverpool, qui lui avait offert de l’escorter, prêt à lui porter secours. Mais comme il n’était guère qu’à 120 milles de Monte-Video et que la brise soufflait dans la direction de ce port, le capitaine refusa et mit le cap de ce côté. Cela se passait le lundi. Dans la nuit, un coup de vent s’éleva (probablement celui dont nous eûmes la queue, en quittant Buenos-Ayres) ; la mer jeta le navire de droite et de gauche, balaya le pont, épuisa les forces de l’équipage en l’obligeant de pomper sans désemparer, et, pendant ce temps, le feu augmentait, au point qu’on s’attendait, à tout instant, à le voir éclater sur le pont et envelopper tout le navire dans un tourbillon de fumée et de flammes. Les matelots accusent un bâtiment américain d’être passé près d’eux, à cet instant critique, et de s’être borné à hisser son pavillon, en réponse à leurs signaux de détresse. « En le voyant disparaître, nous nous sommes crus perdus, a dit l’un d’eux, et chacun, de désespoir, s’est couché sur le pont. Mais notre capitaine qui est très-bon, nous a crié : « Il y a quelqu’un là-haut qui veille sur nous », et il avait raison, puisque, dix minutes plus tard, tandis que j’étais en train de dire au cuisinier que c’en était fait de nous tous, nous avons aperçu le Sunbeam. » Ces braves gens paraissent affectionner tout particulièrement deux jeunes garçons de quatorze à seize ans, qui remplissaient à bord les fonctions de novice. « Le moins âgé des deux est le fils unique d’une veuve, m’a rapporté un matelot ; et elle doit l’aimer bien tendrement, si j’en juge par la façon dont elle l’avait équipé, au moment de partir. Mais aujourd’hui la plupart de ses affaires sont perdues. Son coffre était resté en bas, et quand j’ai voulu installer ses effets dans un vieux sac à pain, il s’est trouvé trop petit pour contenir ses bottes de mer et son manteau : non pas un manteau de toile cirée comme les nôtres, mais… – « Un mackintosh, fis-je » – « Oui, c’est cela, reprit-il, et c’est vraiment dommage que tout ça soit perdu. L’enfant n’a jamais cru qu’il y avait du danger, jusqu’à ce que je lui aie dit que tout était fini, puisque l’américain nous avait abandonnés. – « Est-ce que le navire ira au fond ? » demanda-t-il. – « J’en ai peur, répondis-je ; mais nous avons des embarcations ; ainsi, aie bon courage, mon petit homme. » Il ne dit plus rien ; seulement, il se recoucha sur le pont, et se mit à pleurer. J’ai éprouvé une véritable et douce satisfaction à voir la physionomie rayonnante de ce pauvre petit, quand il est arrivé à notre bord. Un des hommes a été blessé au pied, par un coup de mer ; le capitaine, lui aussi, a la jambe endommagée ; voilà de la besogne pour le docteur. Il a été presque impossible de dormir cette nuit, à cause du roulis ; jamais nous n’avions été autant secoués.
Vendredi, 29 septembre. – Belle matinée. L’orage redouté est allé éclater ailleurs ; la brise s’est levée ; à six heures, on a éteint les feux et remis à la voile.
L’ordre commence à se rétablir, à bord. Les magasiniers font le calcul des provisions qui nous restent, de façon à régler la ration pour une traversée de douze jours. Les « tribordais » et les « babordais » du Monkshaven ont été répartis entre les sections correspondantes du Sunbeam. Le cook (cuisinier) du navire incendié aide son collègue du yacht ; les deux enfants, toujours radieux, se rendent utiles le plus qu’ils peuvent. Il n’y a plus guère que le pont qui ne soit pas aussi correct que d’habitude, à cause des coffres et des sacs des nouveaux venus qu’il a fallu y déposer, faute de place, en bas, pour les caser. Le capitaine Runciman vient d’écrire, les larmes aux yeux, le récit de la perte de son bâtiment. Il m’a dit qu’il avait noyé son chien, un superbe terre-neuve, au moment de venir à notre bord, de peur que la pauvre bête, encore un peu sauvage, n’effrayât les enfants. Je regrette de n’avoir pas été mise à même de lever les scrupules de ce malheureux officier, qui se voit ainsi privé d’un fidèle et déjà ancien compagnon de mer.
Cette journée-ci a été une des plus belles que nous ayons eues, depuis que nous avons quitté la région des tropiques. La mer était plate ; le soleil brillait dans un ciel bleu ; une jolie petite brise nous poussait doucement, à raison de neuf milles à l’heure. À minuit, cependant, la grosse voix de Powell nous a réveillés, Tom et moi, disant que « le baromètre descendait rapidement et qu’il y avait de larges éclairs dans le sud-ouest ». Quand nous montâmes sur le pont, quelques instants après, un spectacle grandiose s’offrit à nous. D’un côté, une épaisse masse de nuages noirs, s’approchant rapidement dans notre direction ; de l’autre, un ciel illuminé, dans tous les sens, par de larges éclairs ; enfin, le tonnerre grondant et éclatant presque sans intermittence. À la faveur du calme qui précède l’explosion, les hommes carguèrent les voiles en toute hâte, sauf la misaine et le foc ; mais le grain fut moins fort qu’on ne le prévoyait et, dès qu’il nous eut dépassés, en nous enveloppant dans son atmosphère brûlante ; la pluie tomba en torrent. Comme disent les marins, nous n’avions eu que la queue de la bourrasque.
Dimanche, 1er octobre. – Le temps a été si beau hier que j’ai pu prendre les photographies du capitaine et de l’équipage du Monkshaven. Aujourd’hui, à onze heures, le service religieux a été célébré ; il y en a même eu un second, à quatre heures, au cours duquel Tom a fait un petit sermon, portant tout spécialement sur le sauvetage des hommes du navire en feu. Comme d’habitude, nous avons eu un léger orage après le coucher du soleil.
J’ai dit qu’on n’avait rien pu emporter du navire incendié, en fait de provisions. Au point de vue des hommes, il n’y a pas lieu de le regretter, car le bœuf salé qu’on leur donnait était si vieux et si racorni, paraît-il, qu’au lieu de le manger, ils s’amusaient à y sculpter des tabatières et des petits modèles de navires. Le capitaine Runciman a pourtant réussi à sauver quatre excellents jambons d’York dont un a figuré ce soir sur notre table.
Jeudi, 5 octobre. – La journée d’hier a été marquée plusieurs fois par le cri : « la terre, devant nous » ! Vérifications faites, la côte ou le sommet, prétendument aperçus, n’existaient que dans le monde des nuages. Aujourd’hui, en revanche, la terre s’est montrée par tribord, basse, sablonneuse, avec une ligne de falaises grisâtres, à l’arrière-plan. Pas un signe de végétation ; je me demande où les autruches et les guanacos , qu’on dit abonder aux environs, trouvent à manger.
Vers midi, on a vu surgir dans le lointain des flocons de fumée ; ensuite, des mâts, une cheminée ; finalement, un grand steamer, qu’il était facile de reconnaître, à son gréement, pour un des paquebots de la Pacific Company, retournant en Angleterre. Dès que nous fûmes suffisamment près l’un de l’autre pour qu’il pût distinguer nos pavillons, nous avons hissé notre numéro avec le signal « nous désirons communiquer ». Puis, le voyant stopper et mettre le cap sur nous, nous avons amené une de nos embarcations où Tom, Mabelle et moi, avec le capitaine et quatre ou cinq hommes du Monkshaven, avons pris place.
Notre arrivée sur le paquebot causa, naturellement, un certain étonnement ; marins et passagers se penchaient par-dessus le bord pour nous voir, et lorsque nous fûmes sur le pont, chacun de nous eut son petit cercle d’auditeurs, anxieux de savoir ce qui nous amenait. Tom expliqua au capitaine de l’Illimani l’objet de notre visite, et ce complaisant officier ayant consenti à rapatrier nos naufragés, notre canot retourna au yacht pour y prendre le reste de l’équipage du Monkshaven, avec leurs coffres et leurs sacs, tandis que nous faisions le tour du bâtiment. La curiosité que nous excitions était vraiment amusante. Des passagers qui n’avaient pas quitté leurs lits depuis le départ de Valparaiso, ou qui faisaient la sieste pour occuper leur temps, entre le luncheon de midi et le dîner de quatre heures, accouraient sur le pont en robes de chambre, les cheveux en désordre, les yeux à peine ouverts, et semblaient ne rien comprendre à cette mystérieuse apparition de nouveaux hôtes, recueillis en pareil endroit.
Le capitaine du steamer eut l’amabilité de nous donner la moitié d’un buffle, abattu le matin, une douzaine de poules et de canards, et les derniers journaux qu’il avait reçus. Ainsi pourvus d’aliments matériels et intellectuels, nous retournâmes sur le Sunbeam et, moins d’une heure après, les deux bâtiments s’étaient perdus de vue. Les pauvres matelots du Monkshaven ne se souciaient guère de nous quitter, et plus d’un a fondu en larmes en prenant congé de Tom et de moi, auprès de l’échelle du steamer. Pour les deux mousses, la séparation a été d’autant plus dure que nous avons gardé le maître d’équipage qu’ils aimaient beaucoup.
À huit heures, le yacht a mouillé pour la nuit, dans la baie de la Possession. Soirée claire et froide, avec une lune superbe.
Vendredi, 6 octobre. – Nous avons remis en route à cinq heures trente minutes, en longeant à la vapeur la côte sablonneuse de Patagonie ou les montagnes arides de la Terre de Feu ; puis le yacht a franchi le Premier Goulet et le Second, jusqu’au cap Negro où, au lieu de broussailles, nous avons recommencé à découvrir des arbres. En défilant entre l’île de Santa Madalena et celle d’Elizabeth, ainsi nommée par Sir Francis Drake, nous avons vainement cherché les myriades de phoques, de loutres, et de lions de mer qu’on dit exister dans ces parages. Sept ou huit petites tâches noires qui se montraient sur la rive, à quelque distance, ont disparu dans l’eau, à notre approche : ce fut tout.
À. trois heures, nous sommes arrivés à Punta Arena, le seul point des détroits où l’on se trouve en contact avec le monde civilisé. C’est un établissement appartenant au Chili, qui y a installé un grand pénitencier pour les condamnés. Un peu avant que nous jetions l’ancre, le maître du port est venu à bord, suivi bientôt des officiers des deux navires de guerre chiliens, en station ici. La pluie tombait à torrents, et nous sommes descendus à terre sous un véritable déluge. Des huttes ou maisonnettes en bois, couvertes en tuiles ou en ardoises, avec ou sans vérandas, composent la ville, qui renferme de 1, 200 à 1, 300 habitants. Elles n’ont qu’un étage, et sont disposées en carrés, séparés l’un de l’autre par de larges voies ; de fortes palissades font le tour de la colonie. À l’extrémité de la ville s’élève la prison, reconnaissable à sa tour ; l’habitation du Gouverneur fait un certain effet, bien qu’elle soit simplement en bois. Il y a une jolie petite église à côté, et une caserne qui paraît bien ténue. Le vice-consul a promis de tâcher de nous trouver des provisions ; mais nous ne pouvons guère compter que sur des œufs, du bœuf salé, des biscuits de mer et de l’eau. Rien d’intéressant dans cet endroit : sauf quelques œufs d’autruche nouvellement pondus et des poches pour la selle, spéciales aux Patagons, qui sont assez curieuses. Quant aux Patagons eux-mêmes, j’ai bien peur de n’en pas apercevoir ; car ils ne viennent ici que deux ou trois fois par an, pour acheter des vivres et pour vendre des peaux et des œufs d’autruche. Ce sont des Indiens, vivant dans les plaines situées au nord ; on les dit, à l’heure qu’il est, précisément en route vers ce lieu-ci. Mais comme ils voyagent lentement, escortés de leurs familles, ils n’arriveront pas avant dix jours. Je le regrette d’autant plus que nous n’aurons peut-être pas l’occasion d’en rencontrer, aux endroits où nous relâcherons ; ils habitent, en effet, si loin dans l’intérieur, qu’ils visitent rarement la côte.
En revanche, nous avons vu trois Fuégiennes, dans une maison appartenant au médecin de la colonie. Elles furent recueillies, il y a peu de temps, par un steamer, dans une pirogue où elles avaient cherché refuge, probablement pour se soustraire à quelque persécution. La plus forte des trois, une assez belle femme, avait à la jambe une blessure horrible, à peine cicatrisée ; la plus jeune n’avait que huit ans. Elles semblaient gaies, contentes ; mais on nous a dit que, vraisemblablement, elles ne vivraient pas longtemps. Après la vie libre et en plein air, l’habitation dans des maisons closes, avec des vêtements chauds, est presque toujours mortelle. Les poumons deviennent malades, et l’on meurt misérablement. Le teint de ces femmes est légèrement cuivré, leur chevelure, noire et épaisse ; quoiqu’elles soient loin d’être jolies, je ne les ai pas trouvées aussi repoussantes que je l’eusse supposé, d’après les descriptions de Cook, de Dampier, de Darwin et d’autres.
Samedi, 7 octobre. – Mon jour de naissance. Tom m’a donné une magnifique robe en peau de guanaco ; les enfants, deux couvertures en peau d’autruche. Le guanaco est une sorte de gros daim ; les vêtements faits avec sa peau, passent pour les plus chauds qui existent. Les gens d’ici m’assurent qu’avec les poils tournés en dedans, ces robes leur ont permis de dormir en plein air, sans être incommodés, bien qu’ils fussent exposés à la pluie, à la neige et au vent. On les fabrique avec la peau des nouveau-nés, tués avant leur treizième jour, ou mieux encore avec celle d’animaux tués dans les entrailles de leurs mères. Ces bêtes sont d’un brun jaune sur le dos, et blanches en dessous ; elles sont si petites qu’une fois pliée, leur peau se réduit à deux triangles, de la largeur de la main. Au lieu de fil, les femmes indiennes se servent des petits nerfs de la patte de l’autruche, pour unir ces triangles l’un à l’autre. Les robes que mettent les chefs, ou caciques, ont généralement un dessin au milieu, une bordure brune et des taches, rouges et bleues, peintes sur la partie qui se porte en dehors. On se les procure difficilement, à cause du temps et de la peine qu’exige leur confection ; les caciques ont chacun plusieurs femmes et elles travaillent sans cesse, soit à ces costumes, soit aux autres, plus ordinaires. Les couvertures en peau d’autruche qu’on trouve ici, sont plus élégantes, mais moins légères et moins chaudes, que les robes en guanaco. Elles sont faites avec la peau de l’autruche, dont les longues plumes de l’aile ont été préalablement enlevées. On en a donné une à Mabelle, confectionnée avec les peaux de trente petites autruches, toutes du même nid, et tuées à quinze jours.
À onze heures, nous sommes descendus à terre, où le Gouverneur avait eu l’amabilité de nous faire préparer des chevaux. Il y a beaucoup de chevaux ici ; mais les seules selles et les seules brides qu’on puisse s’y procurer, sont celles dont se servent les indigènes. Les selles sont massives et disgracieuses, sans être, pour cela, incommodes quand on est installé dessus : elles se composent de deux pièces de bois, couvertes d’une douzaine de peaux de moutons et de ponchos. Des officiers de la garnison nous accompagnaient, ainsi que deux écuyers ou ordonnances, équipés à la chilienne, avec d’énormes étriers sculptés et des éperons encore plus gros que ceux que nous avons vus dans la République argentine. Après avoir franchi une plaine sablonneuse et deux ou trois petits cours d’eau, nous sommes arrivés à la lisière d’une grande forêt, à travers laquelle nous avons fait quelques kilomètres. Le chemin était difficile et nous avancions lentement, étant fréquemment arrêtés, soit par un marécage, soit par le tronc d’un arbre, tombé en travers dû sentier et presque transformé en amadouvier, sous l’action de l’humidité de l’atmosphère ou de la persistance de la pluie. Des lichens de toutes les couleurs et de toutes les formes rampaient gracieusement autour des pieds des arbres, pendant que la longue tillandsie, semblable à une barbe de vieillard, pendait du haut des branches les plus élevées. Quelques fleurs, messagères du printemps, parsemaient le sol tapissé de mousse. On n’entendait pas un son ; on ne voyait pas un oiseau, pas une bête, pas un insecte. Néanmoins cette forêt ne manquait pas d’une grandeur sauvage. Les plus gros arbres étaient principalement des hêtres d’une espèce particulière et des cèdres rouges ; le sapin, le laurier-sauvage, et certains arbres verts qui restent dans nos pays à l’état d’arbrisseaux et qui atteignent ici des dimensions énormes. Il y a aussi un arbre appelé le Drimys de Winter , dont les feuilles et l’écorce sont chaudes et amères et peuvent remplacer la quinine. Mais les berberis , les mahonia, et les darwinia avec leurs fleurs orangées, presque écarlates, qui pendent en grappes de la grosseur et de la forme d’une petite grappe de raisin, nous ont surtout intéressés.
Notre retour s’est effectué le long de la côte, que la forêt vient rejoindre en plusieurs points. Le ciel était clair, mais il soufflait un vent très-froid et de violentes averses tombaient de temps en temps : c’est ce qu’on nomme ici une belle journée. Nous avons aperçu quelques oiseaux de mer, notamment des steamers ou frégates, ainsi appelés à cause de leur façon de se mouvoir dans l’eau. Ils ne volent ni ne nagent ; mais ils se servent de leurs ailes comme des palettes d’une roue de bateau à vapeur et vont très-vite, en faisant un bruit très-marqué.
Un médecin qui est venu dîner à bord du yacht, nous a donné de curieux renseignements sur les Patagons et les Fuégiens des environs de la colonie. Les premiers occupent un vaste territoire ; ils sont presque constamment à cheval et ont pour tout abri des tentes ou toldos, faites avec des peaux de vieux guanacos, soutenues par des perches. Ils sont grands et forts ; leur taille est en moyenne de 1m, 80, chiffre beaucoup au-dessous de celui qu’énonçaient les anciens voyageurs. Les hommes et les femmes portent des manteaux flottants, en peau, qui tombent entre la taille et la cheville, avec un grand morceau pendant, qu’ils jettent au besoin sur leur tête et qu’ils y attachent à l’aide d’une large épingle faite en argent brut ou avec un dollar aplati. Ils ne se lavent jamais ; mais ils s’enduisent le corps de graisse et de peinture, particulièrement les femmes. Le couteau et la bola, qu’ils manient avec une merveilleuse précision, sont leurs seules armes ; on les leur enlève, durant leurs visites à la colonie, parce qu’ils sont extrêmement batailleurs, surtout lorsqu’ils sont ivres. La question de savoir s’ils ont une croyance et des cérémonies religieuses, n’a jamais pu être résolue en termes positifs. Ils se nourrissent principalement de viande de jument, de poisson, d’œufs d’oiseaux, de la chair de l’autruche, qui passe parmi eux pour un mets délicat. Les légumes leur sont inconnus, et ils ne mangent pas de pain.
Les Fuégiens ou Indiens des pirogues, comme on les nomme généralement à cause de leur habitude de vivre sur l’eau, sont beaucoup plus petits que les Patagons. Toutes les fois qu’un, navire est en détresse ou que des naufragés sont jetés sur la côte, ils surgissent de tous côtés, appelés par les feux qui s’allument, comme par enchantement, sur les hauteurs. Par contre, il arrive souvent que des bâtiments traversent les détroits sans apercevoir un seul de ses hôtes, ces sauvages et leurs pirogues restant cachés, le long de la rive, dans les massifs d’arbres. Ce sont des cannibales, et Darwin les place au bas de l’échelle des divers types humains. Ceux qui hantent la partie orientale des détroits, portent – s’ils portent quelque chose – un manteau en peau descendant à la taille ; ceux de la partie occidentale ont des manteaux en loutre. Mais la plupart sont nus. Ils vivent de coquillages, « d’œufs de mer » que les femmes vont chercher en plongeant avec une rare dextérité, et de poisson que leurs chiens les aident à prendre. Les chiens sont mis à l’eau, à l’entrée d’une petite baie ou d’une crique étroite, et rabattent le poisson vers le bord, où on l’attrape.
L’évêque Stirling, des îles Falkland, qui croise dans ces parages depuis douze ans, dans un petit schooner, a réussi, nous a dit le Gouverneur, à civiliser quelques indigènes ; mais il lui a fallu une rare énergie pour braver les périls et les fatigues qu’il a eus à subir. Les Fuégiens n’ont, que l’on sache, aucune religion à eux.