Vendredi, 22 septembre. – Retour à Buenos-Ayres, par le bateau à vapeur le Proveedor. Tous nos amis de Rosario nous attendaient près du débarcadère, chargés de toutes sortes de souvenirs pour les enfants et pour moi : des fleurs en profusion, un oiseau-cardinal pour Muriel ; une paire de petites perruches à longues queues ; la peau d’un phoque, tué à la colonie Alexandria ; un magnifique poncho ; un mors, une cravache et des étriers à la mode argentine ; deux petits tatous, sortes d’armadilles ou cloportes, très-en faveur ici, et divers autres présents qui me rappelleront les jours heureux que j’ai passés dans la République Argentine.
Le Proveedor ne marche pas tout à fait aussi vite que l’Uruguay qui nous a amenés, et le salon des passagers n’est pas aussi bien installé ; mais les cabines y sont plus grandes et plus confortables. Les deux steamers sont commandés par des Italiens, pleins d’attentions pour les voyageurs ; les prix et la nourriture sont les mêmes, en sorte qu’il n’y a pas de raison pour prendre l’un de ces navires de préférence à l’autre. Je me suis couchée de bonne heure, voulant me lever de grand matin pour voir le Tigré que nous n’avons pas aperçu en allant, puisque, pour gagner du temps, nous nous étions embarqués à Campana qui est au-dessus de cette rivière.
Samedi, 23 septembre. – À quatre heures environ, le capitaine m’a fait appeler, de crainte que je ne manquasse la vue du Tigré. À mon arrivée sur le pont, il m’a installée à l’avant, enveloppée dans des couvertures, et m’a envoyé un peu de café chaud qui n’était pas à dédaigner au milieu de l’air frais du matin. Des nuages rosés parsemaient le ciel, signes avant-coureurs d’un admirable lever de soleil. Le fleuve est étroit et monotone ; les branches de saules qui le bordent frôlaient les flancs du navire. Bien que nous ne calions que 2m, 5, nous nous sommes envasés une fois, tant le chenal est étroit et peu profond.
À six heures et demie, nous atteignions le port de Tigré, où beaucoup de navires attendaient la marée pour se remettre en route. Dès que notre bagage fut débarqué, nous nous rendîmes à la gare où je trouvai une lettre de Tom m’informant que nous étions invités à déjeuner, à une quinta située près de Buenos-Ayres. Le train mit une heure et demie à nous y conduire, en nous faisant passer par un pays riche et fertile, qui est le vrai jardin de Buenos-Ayres ; et, le déjeuner fini, nous recourûmes au tramway pour nous ramener à la ville. Le contraste entre ce mode de locomotion et la circulation dans les autres voitures est des plus agréables. En vérité, il est moins fatigant de marcher que de subir les cahots auxquels l’effroyable pavage des rues expose les véhicules ordinaires.
Nous avons visité le marché. Il est bien approvisionné en produits de toutes natures, viande de boucherie, gibier, légumes, fruits, fleurs, et les prix sont modérés. Les loyers et les objets de toilette – ce que Muriel appellerait les « dandy things » – sont très-chers à Buenos-Ayres, mais la vie matérielle est bon marché. Les gens de la moyenne et de la basse classe vivent beaucoup mieux ici qu’en Angleterre, et l’usage de la viande, dans tous les intérieurs, donne aux enfants une force musculaire très-remarquable. Malheureusement le climat et la rareté du lait pendant les chaleurs sont souvent funestes aux nouveau-nés. Les domestiques se recrutent difficilement, à moins de leur donner des gages élevés, parce qu’ils obtiennent aisément d’autres emplois qui les mettent à même de s’établir en peu de temps.
Ce soir, en revenant à bord, nous avons aperçu les bouquets destinés à Mme Almazilia, au bénéfice de laquelle le théâtre joue aujourd’hui. Il y en avait de toutes les formes : des tables, des chaises, des instruments de musique et autres dessins originaux, faits entièrement de violettes de Parme, entremêlées de camélias.
Dimanche, 24 septembre. – À l’issue du service religieux auquel nous avons assisté à terre, et au moment de retourner sur le Sunbeam, où Tom nous attendait pour compléter les apprêts de notre prochaine excursion, il s’est trouvé que le vent avait considérablement fraîchi, si bien qu’il nous a fallu plus de deux heures pour atteindre le yacht. Nous sommes arrivés trempés, à l’exception des enfants, qu’on avait casés, tant bien que mal, sous le faux-pont qui protégeait l’avant de notre baleinière ; et il a fallu recourir au Champagne pour nous réchauffer et nous remonter. Une femme de chambre française et une autre domestique, venues le matin à bord pour passer la journée avec nos gens, gisaient, inertes, dans la cabine.
Le retour à terre aurait dû se faire plus facilement, puisque, ayant eu vent debout pour aller, nous avions maintenant vent arrière pour revenir. De fait, vingt-cinq minutes, malgré deux ris dans notre voile, suffirent à nous mettre à portée du rivage ; mais l’homme qui gouvernait manqua, par malheur, la jetée, et comme il n’était pas possible de songer à tirer un bord, force fut de mouiller le grappin et d’attendre qu’un petit bateau vînt nous chercher. Pendant ce temps, nous fûmes secoués de la pire façon et quand le bateau arriva, ce n’était qu’une méchante barque, conduite par deux mauvais rameurs et incapable de prendre plus de trois personnes à la fois. Tom sauta dedans avec deux des enfants et les pauvres femmes de chambre malades, saisit la barre et partit. J’avoue qu’en les voyant aux prises avec cette mer énorme, je fermai les yeux de peur, pour ne plus les rouvrir qu’en entendant crier qu’ils étaient sains et saufs. Alors l’embarcation revint nous prendre, un peu mieux armée cette fois, et en deux ou trois voyages, Tom qui continua à gouverner, nous eut tous mis à terre, nous et le bagage.
Le train spécial qui nous a emportés, immédiatement après cet émouvant épisode, était des plus confortables. Nous y avons trouvé des glaces, des fleurs en profusion, des lavabos, des lits séparés l’un de l’autre par des cloisons improvisées, et une véritable salle à manger, installée avec beaucoup de goût dans un wagon de troisième classe.
Lundi, 25 septembre. – Les enfants et moi avons si bien dormi qu’il a fallu nous réveiller ce matin à six heures, pour nous dire que nous étions arrivés à Azul, terme de notre voyage. Azul est situé à 450 kilomètres environ, au sud de Buenos-Ayres, sur la « ligne du Midi ». C’est une localité sans importance par elle-même, mais entourée de magnifiques pâturages où paissent d’énormes troupeaux de moutons et de bestiaux.
En attendant le déjeuner, nous avons été voir des juments employées à pétrir la boue qui sert à la fabrication des briques. C’est un spectacle curieux, et attristant à la fois. En dedans d’une enceinte circulaire, d’une quarantaine de mètres de diamètre, cinquante malheureuses bêtes, maigres et affamées, ayant de la vase jusqu’aux jarrets, tournaient autour de la clôture, aussi vite qu’elles pouvaient aller, sous la direction d’un homme à cheval qui se tenait hors de la barrière, assisté de cinq ou six individus à pied. Tous étaient armés de longs fouets, dont ils se servaient perpétuellement. Près de la gare, j’ai vu un cheval, attelé à une carriole, s’élancer au galop à travers les Pampas, vainement poursuivi par un cavalier. Une roue se détacha, puis l’autre, puis le véhicule lui-même ; finalement – m’a-t-on dit ensuite – le fugitif arriva à son écurie, située à environ 7 kilomètres, n’ayant plus que sa bride.
Immédiatement après le déjeuner, sept grandes voitures sont venues nous prendre et nous ont menés chez un vieux chef indien qui s’est établi tranquillement sous une tente, avec ses quatre femmes, à peu de distance de la ville. Nous les trouvâmes accroupis en plein air, autour d’un feu au-dessus duquel chauffait un grand pot de fer qui, à en juger par son odeur, devait contenir quelque succulente préparation : ils avaient l’air de braves gens, et semblaient contents de leur sort. Poussant alors plus loin dans les Pampas, nous nous sommes rendus à l’estancia de M. Frer, grand cultivateur qui possède 24, 000 moutons, 500 chevaux et nombre d’autres bestiaux. Les sauterelles n’ont pas visité cette partie du pays, et les pâturages comme les troupeaux sont d’un aspect satisfaisant. On nous a montré, en arrivant, une vaste grasseria ; c’est là que l’on tue les moutons, qu’on les dépouille de leur peau et qu’on les fait bouillir pour en retirer la graisse, pendant que le résidu de la chair sert de combustible. Toutes ces opérations se font avec une incroyable rapidité ; on tue jusqu’à sept bêtes à la minute.
Des dispositions avaient été prises pour nous initier le plus possible aux usages de la vie d’estancia, durant notre courte excursion. On avait, notamment, reculé le dîner des peons (paysans) pour que nous pussions voir la singulière façon dont ils cuisent et mangent leurs aliments ; mais les hommes étaient si affamés et nous sommes arrivés si tard, que nous n’avons assisté qu’à la fin de leur repas. En revanche, nous avons vu lancer le lasso à des chevaux sauvages que Mr Frer avait fait venir de l’intérieur des Pampas, et un des meilleurs dompteurs des environs s’est livré devant nous à ses plus étonnantes prouesses. Voici ce qui s’est passé.
Une centaine de chevaux ont été introduits dans un vaste enclos, et plusieurs gauchos et peons, les uns montés, les autres à pied, leur ont jeté le lasso, pendant qu’ils circulaient à toute vitesse autour de cette sorte d’arène. Tantôt, c’était une des jambes de devant qui était prise, tantôt une jambe de derrière, tantôt le cou. Chaque fois, l’animal saisi faisait une chute effrayante, et il fallait toute l’habileté du cheval monté pour que celui-ci et son cavalier ne fussent pas renversés à leur tour. L’homme qui lance le lasso court aussi le risque d’être tué par l’instrument lui-même ; s’il advenait que la corde s’enroulât autour de son corps, il serait probablement coupé en deux, par la secousse qui se produit à l’instant du jet. Un autre exercice fut de jeter le lasso à un poiro, ou poulain sauvage, tandis qu’il galopait au centre de la troupe. Les deux jambes de devant de la malheureuse bête furent prises dans le nœud coulant, ce qui la fit rouler immédiatement à terre, les quatre pieds en l’air. On lui jeta un second lasso autour du cou ; on lui passa dans la bouche un mors en cuir brut, assujetti par un nœud coulant ; puis l’homme qui devait la monter, lui mit sur le dos une selle en peau de mouton, et prit position. Pendant tout ce temps, l’animal était resté couché, les jambes liées, tremblant, épouvanté, couvert de la sueur de la peur. Quand l’homme fit signe qu’il était prêt, le lasso qui retenait les jambes fut desserré suffisamment pour leur permettre de remuer ; on conduisit le poulain hors de l’enceinte, et on retira brusquement les entraves. Aussitôt, l’animal s’élança, recula, rua, se cabra, sauta à droite, à gauche, en avant, en arrière, pour se débarrasser de son fardeau. Vains efforts ! Le cavalier demeurait planté sur sa selle comme un roc, tirant sur la bride de toutes ses forces, pendant qu’un second dompteur, monté sur un cheval dressé, poursuivait la bête terrifiée, en la criblant de coups de fouet pour lui faire prendre la direction voulue. Au bout de dix minutes, le captif revenait épuisé et soumis, sans témoigner le moindre désir de rejoindre ses anciens compagnons. On nous a dit que pour compléter l’effet de cette première et dure leçon, on la renouvelait plusieurs jours de suite, en ayant soin de laisser l’animal attaché, dans l’intervalle, et de le maintenir à la diète.
Ces divers exercices terminés, nous sommes remontés dans nos équipages pour revenir à Azul, d’où un train nous a menés à Ensenada, point situé sur le fleuve et où le Sunbeam doit nous attendre. Notre intention est de consacrer la journée de demain à recevoir quelques personnes que nous avons invitées à venir à bord, et de reprendre après demain notre voyage.
Mardi, 27 septembre. – Dès que nos comptes ont été réglés, et que la patente de santé a été prête, nous avons levé l’ancre. Entre une heure et deux heures, la machine commençait son service et la soirée n’était pas finie que nous étions déjà loin de la Plata, en route pour le détroit de Magellan.