Dimanche, 8 octobre. – Le Sunbeam a levé l’ancre à six heures, pour poursuivre son voyage. Peu après avoir dépassé Port-Famine, nous avons découvert le cap Froward ; et Tom a fait stopper la machine pour permettre à M. Bingham de dessiner, et à moi de photographier le magnifique paysage qui s’étendait devant et derrière nous.
Dans l’après-midi, comme nous étions dans l’English Reach où tant de navires se sont perdus, nous vîmes poindre une pirogue presque droit devant nous. Elle sortait du canal de Barbara et, comme elle paraissait gouverner sur le yacht, Tom ordonna à la machine de marcher doucement. Sur quoi les occupants de la pirogue redoublèrent d’efforts et s’approchèrent de nous en poussant des cris inhumains, pendant que l’un d’eux agitait une peau au-dessus de sa tête, avec des gestes si énergiques que l’équilibre de l’esquif faillit s’en trouver compromis. C’était une frêle barque, faite de planches grossièrement reliées les unes aux autres avec des nerfs de bêtes. Même, il fallait que l’un des hommes s’employât constamment à en enlever l’eau, pour qu’elle pût se maintenir à flot.
Nous leur lançâmes une corde et ils vinrent le long du bord en demandant du « tabaco » et de la « galeta » qu’on s’empressa de leur donner en échange des peaux qu’ils tendaient ; ce que voyant, deux hommes se dépouillèrent de leurs manteaux et les offrirent en réclamant un supplément de tabac qui leur fut aussitôt jeté, avec des grains de collier et des couteaux. Finalement, la femme, influencée par cet exemple, se sépara de son unique vêtement, pour un peu de tabac et quelques miroirs que je laissai tomber dans la pirogue.
La barque était montée par un homme, une femme et un jeune garçon. Jamais, je crois, je n’ai vu de mines plus réjouies que celles de ces gens quand, pour la première fois de leur vie, sans doute, ils manièrent les colliers de verroterie que nous leur avions donnés. Ils nous quittèrent complètement nus, mais si contents que nous eûmes toutes les peines du monde à leur faire larguer l’amarre qui les retenait au yacht. Leur physionomie n’a rien de repoussant ; le visage de la femme prit même une expression agréable tandis, qu’elle souriait aux boules de verre, bleues, rouges et vertes de son collier. Le fond de la pirogue était garni de branches, mêlées aux cendres d’un feu récent ; les pagaies consistaient simplement en branches d’arbres, terminées par un morceau de bois plus large, attaché avec des nerfs d’oiseaux ou de bêtes.
Après avoir dépassé Port-Galant et aperçu l’île de Carlos III, ainsi que les Pics Thornton, nous avons mouillé, à sept heures, dans le petit port de la baie de Borja. Entouré d’une végétation luxuriante, suspendue, pourrait-on dire, au-dessus de l’eau, ce point est comme une perle au milieu des masses de granit qui l’avoisinent et des sommets neigeux qui l’environnent.
Notre charpentier avait préparé une planche, avec le nom du yacht et la date peints dessus, pour être placée sur le rivage, en souvenir de notre visite. Dès que l’ancre fut au fond, nous fûmes à terre, les gentlemen armés de leurs fusils, l’équipage muni de carabines et de pistolets en cas d’accident. Le débarquement se fit sans peine ; mais la végétation était si épaisse et si dense, qu’on ne pouvait avancer qu’avec de grandes difficultés. De gros arbres tombés et pourris sur place, sous l’influence de l’humidité de l’atmosphère, servaient de berceau, pour ainsi dire, à des milliers d’arbustes, plantes, fougères, mousses et lichens. Parfois, nous avions l’air de marcher sur le sommet des arbres, ou nous sentions nos pieds s’enfoncer dans des profondeurs inconnues. Une promenade, dans ces conditions, devait nécessairement être courte ; une fois nos paniers pleins de mousses et de fougères, parmi lesquelles nous avons trouvé plus tard de curieux coquillages et des moules excellentes, nous sommes retournés à bord. Les traces d’un feu récemment éteint étaient visibles sur la plage ; dans la nuit, la vigie, qui fut doublée et bien armée, perçut des cris venant de terre. Les sauvages n’étaient donc pas bien loin de nous.
Lundi, 9 octobre. – Ce matin, à six heures, nous avons continué notre voyage. Il fait très-froid ; comme nous naviguons entourés de glaciers et de montagnes couvertes de neige, il n’y a pas lieu de s’en étonner.
Nous avons passé d’abord devant le Snowy Sound, au bout duquel se montre un immense glacier bleu ; puis est venu le cap Notch, ainsi appelé parce qu’on dirait qu’on en a coupé un morceau. Près de la mer, à quelques mètres des glaciers environnants, la végétation est abondante, même semi-tropicale en maint endroit : ce qui s’explique par la douceur relative des hivers, les étés tempérés, l’humidité du climat et la richesse du sol de ces régions. Au sortir de l’English Reach, nous avons pris le Long Reach, où nous avons aperçu pour la première fois l’Océan Pacifique, entre le cap Pillar d’un côté, et l’île de Westminster-Hall, la baie de Shell, la pointe Lecky de l’autre côté. Gouvernant alors au nord et laissant ces terres à notre gauche, nous sommes sortis des détroits de Magellan pour entrer dans le Canal de Smyth, où nous avons d’abord rencontré la Baie des Glaciers et le Sound du Glacier, noms qui parlent par eux-mêmes. Le mont Joy, le mont Burney aux sommets couverts de neige et hauts de 1, 800 mètres, furent successivement dépassés ; puis, après avoir circulé dans un labyrinthe de petites îles, nous avons jeté l’ancre, pour la nuit, dans la baie Otter, à l’entrée du canal de Mayne, si justement renommé pour les difficultés qu’il présente au navigateur. Bien qu’il fît presque noir quand nous arrivâmes, les enfants, le capitaine Brown et moi descendîmes à terre. Mais comme des traces de feu étaient encore visibles sur la plage, nous nous sommes bornés à recueillir quelques mousses ou fougères, sans oser nous aventurer plus loin. Les hommes de quart, la nuit, ont entendu des cris ; si donc nous n’avons pas vu de Fuégiens depuis deux jours, du moins est-il certain qu’il y en a auprès de nous.
Mardi, 10 octobre. – Le temps était beau ce matin, quand nous avons remis en route ; mais il soufflait, des montagnes, un vent qui nous glaçait, bien que le thermomètre (dont la moyenne annuelle est, je crois, de 7 à 10° dans ces parages) ne fût pas réellement bas. La zone des neiges perpétuelles commence ici à des hauteurs de 700 à 1, 000 mètres seulement, circonstance qui ajoute beaucoup à la beauté du paysage ; en ce moment, comme le printemps débute à peine, on voit encore de la neige à moins de 140 mètres du rivage. Les énormes glaciers tombent à pic dans la mer ; des masses de glace, parfois plus grosses qu’un navire, s’en détachent à tout instant, avec un bruit de tonnerre, et viennent s’abîmer dans l’eau, en produisant de hautes vagues qui se propagent jusqu’à l’autre rive. Quelques-uns de ces glaciers, entièrement composés d’une glace bleue ou verte et d’une neige éclatante, ont des longueurs de 20 à 30 kilomètres. Ce sont les plus beaux que j’aie vus ; même ceux de la Suisse et de la Norwége ne peuvent leur être comparés. Les montagnes de ces régions-ci sont, moins hautes que celles de l’Europe, mais elles paraissent plus élevées, parce que toute leur surface, depuis le bord de l’eau jusqu’au sommet, est visible. Celles qui nous entourent actuellement, se terminent généralement en pics : des pics vierges, pourrait-on ajouter, sur lesquels l’œil de l’homme s’est rarement arrêté et que son pied n’a jamais foulés. Il paraît qu’ils sont souvent cachés par des nuages de brouillard et de neige, et que c’est une chance exceptionnelle de les voir aussi distinctement.
Après avoir quitté le canal de Mayne et dépassé les Sounds de l’Union et de Gollingwood, nous nous sommes trouvés au-dessous des magnifiques Cordillères de Sarmiento, le long desquelles sont les plus gros glaciers que nous ayons encore vus ; ensuite, nous avons aperçu l’île d’Owen, dont une extrémité a été appelée Mayne Head, et l’autre cap Brassey, par le capitaine Mayne, durant l’expédition hydrographique du Nassau en 1869. Près de l’île de l’Esperanza, les nuages s’étant dispersés et un soleil splendide s’étant mis à briller, nous avons joui d’une vue incomparable, complétée par la présence de nombreux bancs de glace qui flottaient ça et là. Quelques-uns de ces bancs, par un effet de mirage, semblaient aussi hauts que des montagnes ; d’autres avaient pris, en fondant, des formes fantastiques, cygnes, navires, châteaux, clochers, etc. Les enfants étaient en extase, en les regardant.
Au mouillage de Puerto-Bueno, où nous avons jeté l’ancre, il y avait un bâtiment, le Dacier, dont les officiers nous firent les honneurs du rivage, à titre de premiers arrivés. Nous comptions trouver des canards sur un petit lac d’eau douce, situé dans l’île ; mais il n’y en avait pas. Comme le lac vient tomber dans la mer, la guigue fut conduite sous cette chute d’eau, remplie jusqu’au bord et remorquée au yacht, où son contenu fut vidé dans nos caisses ; nous sommes donc à la tête d’une bonne provision d’eau. Le capiture du Dacier a dîné avec nous ; il a donné à Tom d’excellentes cartes chiliennes du canal de Darien, partie qui n’a pas encore été complètement explorée par les hydrographes du gouvernement anglais. Son navire a une énorme banquise à côté de lui, et l’équipage a passé une partie de nuit à briser la glace, à la lueur des torches et des lanternes.
Mercredi, 11 octobre. – Jamais je n’ai vu de tableau comparable à celui qui m’est apparu quand je suis montée sur le pont, ce matin, à quatre heures et demie. La lune, pleine en ce moment, luisait au-dessus de nos têtes, haute et brillante ; les premiers rayons de l’aurore teintaient la neige des pics ; plus bas, le feuillage, les rocs et les bancs de glace gisaient dans l’ombre. La beauté de la scène augmenta encore avec le lever du soleil, quand la lumière, partant du faîte des montagnes, se répandit dans les vallées et en illumina les moindres détails ; nous étions, à cet instant, dans les Passes ou Narrows de Guia. Qu’on imagine des champs de glace ; des glaciers à pic au-dessus de la mer, marquant l’entrée de chaque petite baie ; des falaises et des rocs, couverts de lichens aux mille nuances ; chaque rive, chaque promontoire, tapissés d’une végétation présentant toutes les variétés du vert ; des bancs de glace flottants ; l’étroit canal lui-même, bleu, comme le ciel au-dessus, parsemé de petites îles, toutes chargées de verdure, et réfléchissant les moindres objets avec une telle netteté qu’il était difficile de séparer l’image de la réalité ! Je ne vois rien, en vérité, qui puisse donner l’idée d’un pareil spectacle, et de ces merveilleux effets de réflexion. La baie Unfit, dans l’île Chatham, et le mont Ladder dont le flanc a l’air d’être découpé en escalier, défient toute description. Mais les dessins de M. Bingham, pris sur place et reproduits ici, suppléeront à l’insuffisance de ma plume. L’un d’eux représente la Montagne aux deux pics, dans l’île de Wellington ; on eût dit les deux flèches de la cathédrale de Tours.
Le temps demeure superbe. Le ciel garde une teinte bleue qui peut rivaliser avec le bleu classique du ciel d’Italie. Le soleil est chaud et brillant. Quand il fait du brouillard, la navigation est impossible dans ces parages ; on stoppe, en envoyant des hommes à terre pour allumer un feu qui sert de point de repère, et on attend une éclaircie pour se remettre en route. Combien je suis heureuse que nous ayons pu franchir cette série de détroits, dans des conditions si favorables ! Grâce à cette circonstance, cette partie de notre voyage n’a été qu’une succession rapide de merveilleuses visions, dont le souvenir restera ineffaçable.
Le yacht a mouillé pour la nuit à Port Grappler, après avoir contourné l’île Saumarez en passant par le Chasm Reach. Nous aurions voulu y passer la journée de demain, pour permettre à Tom de se reposer ; mais il craint d’être pris par le mauvais temps et nous repartons à cinq heures.
Jeudi, 12 octobre. – Rien ne peut égaler en splendeur la partie des détroits que nous avons traversée hier au soir, notamment le Chasm Reach. Le contraste entre l’éclat des sommets de neige, éclairés par le coucher du soleil, et les teintes sombres des parties basses, déjà plongées dans l’ombre de la nuit, était impressionnant au plus haut degré. Nous avons suivi, tout le long d’une montagne, la trace, profondément marquée, d’une énorme avalanche récemment détachée du sommet. Elle doit avoir bloqué, pour un instant, l’étroit chenal. Quel sort pour le navire qui se trouverait placé, à ce moment, sur son passage !
Nuit froide et claire ; journée aussi belle que celle d’hier. Partis à cinq heures, nous avons rebroussé chemin pendant quelques milles, pour contourner ensuite la pointe de l’île Saumarez et pénétrer dans l’étroit canal qui conduit à l’Indian Reach. Il faut ici la plus grande attention pour éviter des roches sous-marines, sur lesquelles ont péri plusieurs navires ; entre autres, un steamer allemand, l’année dernière. La surface de l’eau, aussi calme que traîtresse, réfléchissait l’image des falaises et des arbres ; et sa tranquillité n’était troublée que par l’apparition soudaine d’un phoque en quête d’air frais, ou par le vol des steamers, des cormorans et des fous qui se décidaient, toujours tardivement, à nous faire place.
Après avoir accompli heureusement le passage de l’Indian Reach et, comme nous passions devant Eden Harbour , le cri d’« une pirogue, droit devant », se fit entendre. Un bateau, en effet, se dirigeait vers nous, contenant environ six sauvages, armés d’arcs et de flèches, et de longues cannes de pêche qui dépassaient un des côtés de l’embarcation. Notre machine stoppa, et la pirogue vint le long du bord. Six créatures à moitié nues, dont trois femmes et un enfant, en composaient l’équipage ; deux chiens, assez semblables à ceux des Esquimaux, bien qu’un peu plus petits, y répondaient par de vigoureux aboiements aux saluts de nos tou-tous. L’un des hommes portait une sorte de robe en peau de loutre, lacée par devant ; deux des femmes avaient des peaux de moutons ; les autres étaient complètement nus. Tous avaient les cheveux noirs, des voix gutturales et demandaient, en gesticulant, « tabaco » et « galeta. » Malheureusement pour eux, ils manquèrent l’amarre qu’on leur lança du bord et, comme nous n’avions pas de temps à perdre, nous dûmes nous éloigner sans pouvoir leur faire aucun cadeau : circonstance qui nous valut force imprécations de leur part, soulignées par des gestes menaçants. Peut-être est-il heureux que nous ne nous soyons pas arrêtés pour communiquer avec eux ; car on a aperçu, du haut des mâts, un grand mouvement de pirogues dans les criques le long du rivage, en sorte que nous aurions pu être entourés.
Tout près d’ici, se trouvent les English Narrows : passage scabreux, mais très-intéressant pour le navigateur. D’abord, on y rencontre un courant violent ; ensuite, pour éviter certain haut-fond, il faut se rapprocher tellement près de la rive ouest, que les branches des arbres s’accrochent dans le gréement, pendant que les flancs du navire frôlent les rocs. Deux hommes furent placés au gouvernail ; le yacht mit le cap à toute vitesse, sur la terre ; puis, tout à coup, Tom donna l’ordre de venir, en grand sur un bord, et le Sunbeam franchissant, sain et sauf, le point dangereux, se retrouva, de nouveau, dans des eaux plus saines et plus larges. C’est justement en cet endroit que le capitaine Trivett fut renversé par une branche d’arbre, sur le pont de son navire : accident qu’il raconta à Tom avant notre départ d’Angleterre.
Dans ces Passes anglaises, tout était clair et brillant derrière nous, mais noir et sombre, devant ; le ciel et le soleil étaient voilés ; les sommets des montagnes, cachés ; les vallées, chargées de brouillards et de nuages, tout cela semblait bien annoncer un changement de temps, quoique le baromètre se maintînt haut ; et en effet, comme nous étions auprès de la baie Liberta, par 48°50’ lat. S. et 74°25’ long. O., une trombe, non pas d’eau, mais de poussière et de cendre, fondit sur nous, à l’improviste. En admettant que cette poussière soit d’origine volcanique, elle doit avoir fait un immense trajet pour venir jusqu’ici ; car le volcan le plus rapproché de nous, en ce moment, est celui de Corcovado, dans l’île de Chiloé, dont nous sommes séparés par près de 300 milles. Le même phénomène se produit, du reste, à Buenos-Ayres, au point d’occasionner une obscurité complète pendant dix à quinze minutes ; mais cette ville est située sur le bord d’un fleuve et adossée à d’immenses plaines sablonneuses dont le sol n’a d’autres éléments d’agrégation que les herbes légères des pampas, tandis que la poussière qui vient ici, a eu à franchir deux chaînes de montagnes neigeuses, hautes de 1, 800 à 2, 000 mètres, larges souvent de plusieurs kilomètres, et à traverser ensuite une vaste région, pour atteindre le canal Messier.
Malgré cet incident, cependant, le temps était si beau et le baromètre si haut, que Tom se décida à aller de l’avant, au lieu de passer, la nuit à Hale-Cove, comme nous devions le faire primitivement. On remit donc en place les vergues et les flèches, de façon que le yacht fût prêt à affronter de nouveau la haute mer et, quelques instants avant le coucher du soleil, nous découvrions l’Océan Pacifique. J’espère qu’on m’excusera si je me laisse aller à exprimer ici mon admiration de la façon dont Tom a dirigé le Sunbeam, dans les difficiles parages que nous venons de traverser. Jamais il n’a paru embarrassé ; jamais il n’a hésité un seul instant, et je me sens certaine qu’il n’est pas de marin de profession qui ne lui rende, à ce propos, le même hommage que moi. Malheureusement, sa tâche a été fatigante, l’ayant retenu sur le pont presque tout le temps.
La distance du cap des Vierges, qui marque l’entrée des détroits, au golfe de Penas (659 milles), a été parcourue en 76 heures ; le yacht a mouillé six fois. En évaluant notre journée à onze heures seulement, nous avons mis sept jours pour franchir les détroits, à la vapeur ; et comme nous avons stoppé deux ou trois heures, en différents endroits, pour prendre des photographies ou des croquis et pour communiquer avec les Fuégiens, notre vitesse moyenne a été de 9 nœuds et demi. Parfois elle s’est élevée jusqu’à 12 et 14 nœuds, quand le courant nous poussait ; d’autres fois, elle était à peine de 6 nœuds, lorsque nous luttions contre lui.
Le soir, nous sommes passés entre l’île Wager et le canal de Cheape, où un de nos navires de guerre s’est perdu : le Wager, capitaine Cheape. Pendant la nuit, nous sommes restés en calme, dans le golfe de Penas.
Vendredi, 13 octobre. – Le yacht a éteint ses feux et établi ses voiles, ce matin à sept heures ; mais la brise était faible et, malgré les efforts de nos navigateurs pour utiliser ses moindres souffles, nous avons fait peu de chemin. Quelques regrets que nous laissent les splendides paysages des détroits, nous ne sommes pas fâchés de sentir le soleil devenir, peu à peu, plus chaud, et de pouvoir envisager, sans effroi, le bain du matin. Ce changement est également apprécié par les divers animaux du bord, surtout par les singes et par les perroquets, qu’on voit maintenant se chauffer sur le pont, au moindre rayon de chaleur. Dans les détroits, le soleil était chaud ; mais la présence d’énormes masses de neige et de glace, des deux côtés, rendait le vent glacé.
Samedi, 14 octobre. – Calme, ou brises légères, toute la journée. Le yacht était si immobile que de grosses baleines se sont ébattues tout autour, nageant le long de ses flancs ou plongeant sous sa quille, sans paraître troublées, le moins du monde, par notre présence. De temps en temps, elles lançaient d’énormes colonnes d’eau, rappelant les jets d’eau de Crystal-Palace. D’autres fois, elles écartaient leurs énormes mâchoires pour engloutir les petits poissons qui nageaient à portée d’elles. Ce spectacle a beaucoup amusé les enfants, et baby y a appris un nouveau tour. Quand on lui demande : « Qu’est-ce que font les baleines ? » elle ouvre la bouche le plus qu’elle peut, étend les bras, souffle bien fort, puis regarde la galerie, en quête d’applaudissements. À huit heures, le vent étant complètement tombé, nous avons remis à la vapeur.
Dimanche, 15 octobre. – Calme plat. Hymnes et litanies à onze heures ; prières, hymnes et sermon à cinq heures. Nous avons dépassé l’île de Chiloé, où il pleut toujours et où, conséquemment, la végétation est magnifique. Elle est habitée par une tribu d’Indiens, exceptionnellement civilisés, qui cultivent la terre et qu’on dit affables pour les étrangers. Darwin et Byron parlent en bons termes de cette île ; elle doit s’être encore améliorée, depuis eux, puisqu’il y a maintenant un bateau à vapeur qui va, chaque semaine, de Valparaiso à San-Carlos, chercher des fruits et des légumes. La pomme de terre y pousse naturellement.
Mardi, 17 octobre. – Nous avons aperçu ce soir l’île de Mocha où l’on trouvait autrefois, dit-on, des troupeaux de chevaux et de porcs sauvages.
Un de nos amusements, durant les heures de calme, est la chasse aux oiseaux de mer, pigeons du cap, goélands et albatros, avec une ligne et un hameçon. Nous en avons pris beaucoup de cette façon ; d’autres, qui venaient s’abattre à bord, ont été attrapés avec les filets à papillons. Allen, le patron de la guigue, s’entend très-bien à les dépouiller de leur peau. Si nous avons la chance de prendre un albatros, il se promet de faire des blagues à tabac avec la peau des pattes et des tuyaux de pipes avec les os des jambes.