Mardi, 25 juillet. – Il y a eu peu de vent durant la nuit, en sorte que Palma était encore visible quand je suis montée sur le pont, au petit jour. Dans la matinée, la brise s’est levée, accompagnée d’une forte houle qui nous a fait tellement rouler que j’ai eu de la peine à pouvoir lire. Des bancs de poissons volants ont passé près de nous, en rasant la surface de l’eau ; leurs belles ailes, éclairées par les feux du soleil, avaient l’air d’être faites en filigrane d’argent. Ces poissons s’élèvent, parfois, à des hauteurs relativement considérables ; un d’eux est tombé à bord dans la soirée, et est passé, de là, dans les bocaux du docteur Potter.
Samedi, 29 juillet. – Nous continuons à avoir beau temps et la brise, restée faible depuis trois jours, a fraîchi un peu aujourd’hui. À midi, le soleil était si exactement vertical au-dessus de nos têtes qu’on pouvait se tenir à l’ombre des bords de son chapeau et être protégé tout autour. Nos navigateurs ont eu beaucoup de peine à prendre la hauteur méridienne du soleil, ainsi que cela arrive toujours en pareil cas.
Vers deux heures, nous avons reconnu Saint-Antonio, une des îles du cap Vert et, bientôt après, Saint-Vincent. La crainte d’être mis en quarantaine à Rio-Janeiro si nous relâchions à Saint-Vincent, où l’on dit qu’il y a la fièvre, a décidé Tom à ne pas s’y arrêter. Nous avons donc réduit notre voilure et passé lentement entre les îles, pour gagner un mouillage au delà du Bird-Rock, petit îlot, de forme conique, rempli de poules de mer qui semblent y vivre très-confortablement. La ville de Porto-Grande, avec ses rangées de maisons blanches bâties sur le rivage et adossées à des rochers, a l’air propre ; mais il y doit faire très-chaud, car on n’y trouve ni arbre ni aucune trace de végétation. C’est encore aujourd’hui un dépôt de charbon pour les navires, bien que moins important qu’autrefois, depuis l’ouverture du canal de Suez.
L’absence de crépuscule dans ces latitudes, matin et soir, produit de singuliers effets. Ce matin, à quatre heures, les étoiles brillaient de tout leur éclat ; dix minutes plus tard, le jour commençait et, à quatre heures et demie, le soleil s’était levé, empourprant de ses rayons les sommets des montagnes voisines.
Dimanche, 30 juillet. – À deux heures ce matin, nous étions devant la baie de Tarafal : mauvais endroit pour se ravitailler, si l’on en juge par son aspect. De hautes montagnes rocheuses, des plaines de sable, un terrain noir et volcanique pour plage, composaient tout le paysage. Au milieu s’élevait une unique maison, petite, blanche, avec quatre fenêtres et un toit de chaume, entourée d’un jardinet de cannes à sucre et de palmiers.
La maxime qui recommande de ne pas se fier aux apparences s’est pourtant trouvée justifiée ; car, tandis que nous déjeunions, M. Martinez, fils du propriétaire de là maisonnette blanche, est venu à bord et il nous a promis toutes sortes de provisions, si nous pouvions seulement attendre jusqu’à trois heures. Nous avons profité de ce délai pour descendre à terre et pour monter sur les hauteurs, où nous n’avons rien vu valant la peine d’être mentionné.
La maison de M. Martinez, où nous nous sommes assis pendant quelque temps, et auprès de laquelle passe l’unique cours d’eau de l’île, est comparativement fraîche. Dehors, des négresses lavaient du linge dans de grands baquets en écaille de tortue, aidées, sinon gênées, par « l’oiseau de la blanchisseuse », sorte de grue blanche. Il paraissait apprivoisé, becquetait le linge ou les pieds des femmes et s’enfuyait, ensuite, derrière un arbre. Le ruisseau était plein de cresson, et le petit jardin, quoique brûlé par le soleil, contenait beaucoup de jolies fleurs. J’y ai remarqué des mimosas jaunes et rouges, de différentes espèces, des alpinias, des lauriers-roses, des huberias, des allamandas, des arums et divers genres de lis.
M. Bingham a dessiné ; j’ai pris quelques photographies ; le docteur Potter et les enfants ont fait la chasse aux papillons ; le reste de la bande errait aux environs. Toutes les cinq minutes, un nègre arrivait avec une partie de nos provisions. L’un apportait un mouton, l’autre une chèvre laitière pour le baby ; un troisième, deux noix de coco ; un quatrième, trois mangues ; celui-ci, un régime de bananes ; celui-là, une douzaine de choux avec un morceau de porc, et ainsi de suite. Ce défilé était très-drôle, et le transport sur le Sunbeam n’a pas été moins pittoresque. La chèvre et le mouton bêlaient, les poules caquetaient, les canards nasillaient ; les nègres riaient et jasaient en passant aux gens du bord le contenu de leur embarcation, bananes, pommes de terre, poissons, etc., plus un tout jeune noir qu’ils nous eussent volontiers laissé, j’imagine, si nous avions voulu le garder. Les prix ont été très-variables. Un poulet, vingt-cinq sous ; un canard, six francs ; le mouton, treize francs ; la chèvre, trente-sept francs. Les légumes, les fruits et les fleurs n’ont presque rien coûté ; mais on nous a pris près de cent francs pour l’eau : de l’eau puisée par nos hommes, et recueillie dans nos propres barils, avec le concours, d’ailleurs très-limité, de quatre ou cinq nègres. Notre yacht étant le seul, à une exception près, qui ait jamais visité cette île, il n’y avait qu’à se soumettre et à payer.
Jamais je n’ai eu aussi chaud qu’aujourd’hui sur la plage, bien que les gens du pays aient dit que les grandes chaleurs ne commenceront pas avant deux mois ; jamais je n’avais vu de cocotiers ; jamais je n’avais mangé de mangues, avant d’en goûter ce matin. J’ai donc trois sensations nouvelles à porter au bilan de ma journée.
La nuit a été étouffante et orageuse ; le thermomètre marquait 32° dans les cabines, bien que les claires-voies et les hublots fussent demeurés ouverts. Jusqu’ici, nous avons eu moins chaud que nous ne le supposions, surtout à bord. Sur le pont, on trouve presque toujours une petite brise ; en bas, on est moins à son aise.
Mardi, 1er août. – Le yacht a navigué à la voile, hier ; mais il a fallu mettre à la vapeur aujourd’hui, le vent étant trop faible pour nous pousser. Nous avons eu une forte houle du sud, et la température est restée accablante. Trois des enfants couchent sous le rouf, avec fenêtres et portes ouvertes ; quelques-uns d’entre nous dorment dans des hamacs, sur le pont. En prévision des pluies équatoriales qui, d’après le capitaine Lecky, pouvaient commencer aujourd’hui, on avait établi les tentes. La précaution a été bonne ; car, avant minuit, il est tombé des torrents d’eau.
Mercredi, 2 août. – La pluie a continué. Elle tombe avec tant de force et tant de persistance que les mackintoshes sont impuissants à nous garantir. On a profité de ce déluge pour remplir tout ce qu’il y avait de vases et de barils disponibles à bord, la citerne, les embarcations. Nous sommes donc à la tête d’une bonne provision d’eau à laver.
Vendredi, 4 août. – Nous n’étions ce matin qu’à deux cent quatre-vingt-neuf milles de Sierra Leone, en sorte qu’à midi Tom s’est décidé à virer de bord, dans l’espoir d’aller plus vite ; ce qui nous met maintenant le cap presque directement à l’ouest, avec une vitesse moyenne. Nous sommes encore dans le grand courant de la Guinée, et la température de l’eau reste à 28°, même le matin de bonne heure. La chaleur du soleil ne semble pas l’affecter beaucoup, car elle varie fort peu durant le jour.
Le soir, on a aperçu pour la première fois la croix du Sud ; mais cette apparition nous a moins frappés que nous ne l’eussions pensé. La croix ne demeure dans un plan vertical que fort peu de temps ; au moment de son lever et de son coucher, elle incline presque toujours d’un côté ou de l’autre.
Mardi, 8 août. – Le Sunbeam a passé la ligne aujourd’hui et cet événement n’a pas manqué d’exciter l’animation et la gaieté habituelles, parmi nous tous. Le fil traditionnel a été placé dans le télescope, à l’usage des innocents qui demandent à « voir la ligne ». Allen, un des hommes les plus grands du bord, a joué le rôle important du père Neptune : avec une longue barbe, un trident et un affût de canon en guise de trône. Notre mécanicien M. Rowbotham s’est affublé d’une robe de chambre et appuyé sur un bâton, le corps voûté, le visage presque caché par une immense barbe, une boîte de pilules à la main, il s’est présenté comme docteur de Sa Majesté maritime. Enfin, un jeune matelot habillé dans tes vêtements d’une des femmes de chambre a rempli les fonctions de Mrs Trident. Les dessins donneront une idée de la scène, beaucoup mieux que mes descriptions.
Peu après cette solennité, nous avons aperçu un immense banc de grampus ou dauphins gladiateurs , mesurant bien sept mètres, avec les plus horribles mâchoires qu’on puisse rêver. Ces animaux qui tiennent du dauphin et de la baleine, passent pour particulièrement féroces ; ils attaquent les requins, les marsouins et la baleine elle-même, malgré sa taille. Nous avons vu aussi beaucoup de poissons volants, chassés sans doute à la surface par les dauphins et les bonites. Ils étaient plus gros et avaient des ailes plus fortes que ceux que nous avons rencontrés précédemment.
Les petits chiens de Lulu, nés hier, ont été nommés Papillon (qui n’a vécu qu’une heure), Poséidon, Aphrodite, Amphitrite et Thétis, noms suggérés par leur lieu de naissance, près du palais équatorial de Sa Majesté marine.
À midi, nous étions à deux cent cinquante milles de l’île Saint-Paul.
Dimanche, 13 août. – La navigation sous les tropiques a vraiment un charme inexprimable. Quand on se dirige vers l’ouest, on trouve presque toujours, à cette époque-ci de l’année, une brise favorable et le temps est généralement beau.
Nous avons eu deux fois l’office religieux : à onze heures et à cinq heures. Le chœur a fait de sensibles progrès ; un de nos hommes joue très-bien du violon, et accompagne souvent, dans leurs chants, les enfants et leur gouvernante. Quand par une belle soirée, sous le ciel des tropiques, ce petit groupe se forme sur le pont et dit, à la lueur d’une lanterne, quelques-unes de ses chansons, l’effet est à la fois touchant et pittoresque.
Le vent est tombé à dix heures du soir et nous avons horriblement roulé toute la nuit. Les voiles battaient, les cloisons criaient, les mâts craquaient ; on eût dit qu’ils allaient se rompre.
Lundi, 14 août. – Ce matin nous avons aperçu un petit schooner, et jugeant, d’après ses manœuvres, qu’il désirait communiquer avec nous, nous avons hissé notre numéro et mis le cap sur lui. Mais, en nous approchant, nous avons reconnu que c’était un baleinier, à la chasse de deux gros dauphins. Deux hommes se tenaient en vigie sur les barres, dans une sorte de cage de fer ; et une embarcation avec son équipage était prête à être amenée, dès que le bâtiment serait assez près de l’animal.
Ce soir, les étoiles étaient remarquablement brillantes, et nous avons passé plusieurs heures à essayer de dire leurs noms. Vega, qui est devenue pour quelque temps notre étoile polaire, avait un éclat particulier, et la croix du Sud se montrait à son avantage.
Mardi, 16 août. – À cinq heures du soir, a retenti le cri « la terre droit devant nous ! » Tom et le capitaine Brown ont couru à l’avant pour contrôler le rapport de la vigie, et ont aperçu, effectivement, le cap Frio, par bâbord, à trente-cinq milles environ. Après une quinzaine en pleine mer, la vue de la terre produit une sensation indescriptible. Lorsque, le soir après dîner, nous sommes montés sur le pont, nous avons regardé le phare avec tant d’attention et d’intérêt qu’on eût juré que nous n’en avions jamais vu auparavant. Il est probable que demain au petit jour, nous entrerons à Rio.
Jeudi, 17 août. – « L’homme propose ; Dieu dispose. » On a allumé les feux à minuit ; mais, à cet instant, le vent s’est mis à souffler en tempête du sud-ouest, avec une mer si courte et si dure que l’hélice se trouvait à tout moment hors de l’eau, vu la rapidité et la violence des mouvements de tangage. De là des secousses terribles, quand le propulseur tournait dans l’air, avec une vitesse vertigineuse. Nous n’avancions guère, naturellement ; et, au lever du jour, nous nous sommes trouvés près du cap Frio au lieu d’être entrés à Rio.
Vers 8 heures, le vent a molli, en sorte que nous avons pu longer la côte, à la voile et à la vapeur, avec une vitesse de quatre à cinq milles. Bientôt, nous nous sommes engagés entre la Grande Terre et les îles de Maya et de Payo, où les plantations de bananiers et d’autres arbres faisaient triste figure sous l’action du vent. Les grands palmiers isolés dont les tiges et les branches, souples et élastiques, cédaient facilement à l’effort de la tempête, avaient l’air de grands parapluies retournés. Peu à peu, nous avons découvert le faux Pain de sucre, comme on l’appelle, puis le véritable, le Gavia ; enfin les chaînes de montagnes situées derrière, dont les contours rappellent la figure d’un homme couché sur le dos. Le soleil dorait le sommet de ces hauteurs ; le ciel était rouge et nuageux ; je crois que je n’ai jamais vu de spectacle plus grandiose.
Avant d’entrer dans le port, il faut franchir une barre : opération toujours dangereuse. Les claires-voies, les écoutilles, toutes les ouvertures, en un mot, ont donc été hermétiquement condamnées ; ceux de nous qui ne tenaient pas à se voir enfermés en bas, se sont installés sur le pont. Pour la première fois depuis notre départ d’Angleterre, j’ai éprouvé une véritable sensation de froid. Comme le vent soufflait de terre, le passage de la barre s’est effectué sans incident, et nous avons jeté l’ancre presque aussitôt, dans la baie de Nictheroy : à l’endroit assigné aux bâtiments qui n’ont pas encore obtenu « la libre pratique » ou qui sont mis en quarantaine. Un coup de canon du fort Santa-Cruz, auquel a immédiatement répondu un signal semblable parti du fort Santa-Lucia, a annoncé notre arrivée.
Le beau port de Rio, ses rangées de becs de gaz qui font le tour de la baie sur une longueur de plusieurs milles, la vue de la ville et des faubourgs éclairés, sont d’un effet vraiment saisissant.