CHAPITRE X LE CHILI

Mercredi, 18 octobre. – À trois heures trente minutes, nous étions près de la terre au sud de la baie de Lota ; à quatre heures, on stoppait, à cause du brouillard ; à six heures, nous remettions lentement en route, quoique la côte fût à peine visible. Le passage dans la baie, entre l’île de Santa-Maria et la pointe Lavapié, est étroit et semé de récifs sous-marins, dont la position n’est pas encore complètement déterminée. Tom dit qu’il n’a jamais franchi une passe plus difficile, par un temps plus brumeux ; néanmoins, il s’en est tiré avec son bonheur accoutumé. Juste comme nous entrions, le soleil a percé le brouillard et a laissé voir une belle baie, entourée de trois côtés par des collines bien boisées, et abritée contre tous les vents, sauf contre ceux du nord. Le grand établissement de Mme Cousino, consistant en mines de charbon, en immenses ateliers de fusion et en vastes poteries, en occupe un des coins ; les vapeurs sulfureuses qui s’en échappent, ont complètement détruit toute végétation, sur le versant auquel il se trouve adossé. Près de l’établissement, il y a un village pour les ouvriers et leurs familles. Au milieu d’un grand parc et sur une éminence, se montre l’habitation de Mme Cousino, entourée de jardins magnifiques. L’aspect général de la côte, avec ses falaises de granit, son sol rouge et ses arbres allant jusqu’au bord de l’eau, rappelle la côte de Cornwall. Sur les moindres élévations de terrain, on aperçoit de petites maisons d’été.

Notre premier soin, en descendant à terre, fut d’aller visiter les jardins de Mme Cousino. Une centaine de travailleurs, dirigés par d’habiles jardiniers écossais, y sont constamment employés. On y trouve des plantes de toutes les parties du monde, de la Nouvelle-Zélande, de la Polynésie et de l’Australie ; des grottes, des fontaines, des statues ; des escaliers descendant à la baie, ou montant vers le bois ; des sièges de toutes les formes, sous, dans et sur les arbres ; des pavillons et des pagodes, dans tous les angles, dans tous les coins, d’où l’on jouit d’une belle vue de la mer ou de la terre.

Un des directeurs de l’établissement était malheureusement très-malade, en sorte que Mme Cousino, occupée à le soigner, n’a pas pu nous recevoir ; mais elle nous a fait envoyer, à bord, des fleurs et des fougères, et un luncheon a été servi à notre intention, d’après ses ordres, dans la Casa de la Administracion. C’est un édifice destiné aux principaux employés, pourvu d’un grand billard, d’une belle bibliothèque et de chambres à coucher pour les visiteurs.

Nous avons visité les ateliers où l’on fait fondre le cuivre, accompagnés d’un administrateur qui nous a expliqué très-clairement tous les détails de l’opération. Rien qu’en regardant un morceau de minerai, fraîchement extrait de la mine, il pouvait dire la quantité de fer ou de cuivre qu’il contenait. La moyenne varie de 10 à 75 % du poids brut. Les hauts-fourneaux restent allumés jour et nuit et sont desservis par trois équipes ; la quantité de cuivre produite annuellement est si considérable, qu’on peut dire qu’elle alimente les trois quarts de la consommation de l’Europe. Le minerai arrive de divers points du Chili et du Pérou, dans des navires appartenant pour la plupart à Mme Cousino. Quant au charbon, on le trouve en telle abondance et si près de la surface que l’opération de la fonte n’entraîne aucuns frais. Cette après-midi passée au milieu de la fumée, de la chaleur, et d’ouvriers à demi-nus, dirigeant, avec une surprenante dextérité, les jets enflammés de minerai fondu, a fait un singulier contraste avec notre promenade du matin. La visite aux usines terminée, un petit chariot, tapissé de drap rouge et attelé à une locomotive, nous a conduits aux mines de charbon. On traverse d’abord le parc ; puis, on suit une longue vallée, près de la mer, remplie de fleurs sauvages, de fougères et d’arbres tout couverts de copigues. Ce nom désigne une plante grimpante qui est spéciale à ce pays-ci, et qui donne un caractère particulier au paysage durant le mois de mai, époque où elle se couvre de fleurs roses et rouges. Le peu de temps dont nous disposions nous a empêchés de descendre dans les puits : ils sont généralement profonds de 900 mètres et s’étendent sous la mer, à une certaine distance.

À notre retour à bord, le vent a changé et la pluie a commencé à tomber ; il y a quelque temps déjà que nous n’en avions eu.

Jeudi, 19 octobre. – On nous a décidés à visiter l’intérieur du Chili, plus longuement que nous n’en avions l’intention. Nous irons donc, par terre, à Santiago, en suivant une route qui nous permettra de voir la Cordillère des Andes, les Indiens araucaniens de la frontière et les bains de Cauquenes. Tom conduira le yacht à Valparaiso et viendra nous rejoindre, dans cinq ou six jours, à Santiago. L’exécution de ce programme a commencé ce matin : l’ancre était levée et la brigantine bordée, comme nous débarquions sous une pluie battante.

Il y a une diligence de Lota à la Concepcion, notre première étape ; mais nous avons trouvé plus commode de louer un véhicule spécial. C’était, tout simplement, une grande caisse en bois, suspendue par de larges courroies à des ressorts en C, sans portière et sans glace. Deux ouvertures, longues et étroites, y donnaient accès, et un rideau de cuir servait à la clore, au besoin. L’intérieur était spacieux et convenablement installé.

Après avoir descendu la colline qui conduit à la Playa Negra, nous avons longé la mer pendant quelque temps ; la pluie avait détrempé les routes, et notre coche glissa et s’embourba plusieurs fois. Cependant nous sommes arrivés, sans accident, au petit bourg de Coronel, situé en haut d’une route très-escarpée, avec un fossé d’un côté et un précipice de l’autre, qu’on prend en quittant la côte. Coronel domine une petite baie qui porte son nom. Tandis qu’on changeait les chevaux, nous avons aperçu le Sunbeam sortant de la baie de Lota. Amarrée à la jetée, il y avait une barque remplie de légumes de toutes sortes, et de petites piles d’œufs marins, dépouillés de leurs épines, et réunis avec des joncs en paquets de trois. Les gens du pays semblent les préférer crus, arguant qu’ils sont plus nourrissants ; mais ils les mangent aussi cuits dans leurs coques, ou en omelettes. Coronel est un grand centre houiller, et la baie, qui est entourée de cheminées, de tuyaux et de jetées, était pleine de steamers et de navires charbonniers. On traverse, en quittant ce point, des pâturages parsemés de gros arbres ; l’aspect général est celui d’un grand parc. Des verveines rouges, des calcéolaires jaunes, des bruyères blanches croissent des deux côtés de la route ; des myrtes, des mimeuses et d’autres arbrisseaux s’enlacent avec des nasturces couleur orange et avec un certain trophis rouge foncé, avec une bordure bleue, dont j’oublie le nom. Sous les arbres, le sol est recouvert d’une épaisse couche de fougères, du genre adiantum. Chemin, d’ailleurs, pitoyable : on y est tellement cahoté que nous avons eu de la peine à assujettir le panier contenant nos provisions de voyage, et à luncher.

À mi-chemin, entre Coronel et la Concepcion, nous avons rencontré la diligence : on aurait dit un coche du temps de la reine Elisabeth. La caisse, longue et basse, et garnie tout autour d’ouvertures sans glaces, était peinte en rouge, avec des devises flamboyantes ; d’innombrables courroies servaient à la suspendre à d’énormes ressorts en forme de C. Les sièges, disposés de chaque côté, pouvaient contenir trois personnes ; au milieu était un banc, comme dans le carrosse du lord-maire, sur lequel quatre voyageurs étaient assis dos à dos.

Il était six heures du soir quand nous atteignîmes le Bio-Bio, cours d’eau peu profond, qui coule à l’entrée de la ville de Concepcion ; nous dûmes le traverser en bac, et, comme il était déjà tard, on eut beaucoup de peine à recruter des hommes pour effectuer l’opération. Nous y réussîmes pourtant ; et, après un débarquement long et pénible, causé par l’impossibilité où fut le chaland de s’approcher jusqu’à la rive, – ce qui obligea la voiture et les chevaux à entrer dans l’eau, – nous arrivâmes au grand galop devant l’hôtel del Commercio, où nous trouvâmes de bonnes chambres et un bon dîner nous attendant. Malheureusement, le propriétaire nous apprit que la circulation était interrompue sur la ligne d’Angol, en raison de la rupture d’un pont, et qu’à l’exception du train de l’entrepreneur des travaux, qui part une fois par semaine, il n’y avait aucun moyen de communication. « C’est demain vendredi, ajouta M. Letellier, et nous sommes si près de lundi que Madame fera mieux d’attendre ici, jusque-là. » Pour me consoler de ma déception, le maître d’hôtel me dit qu’il n’y avait plus d’Indiens maintenant à Angol, les Chiliens les ayant refoulés plus loin ; mais que si nous tenions toujours à y aller, nous pourrions nous rendre en bateau à Nacimiento et nous procurer, là, une voiture. Il paraît que l’eau est basse en ce moment, et qu’on court le risque de rester échoué deux ou trois jours. Tous comptes faits, le mieux est de renoncer à cette partie de notre programme, sous peine de ne pas être à Santiago au jour dit ; dans tous les cas, notre voyage sera beaucoup plus long que nous ne le pensions.

Vendredi, 20 octobre. – Promenade sur la Plaza, avant le déjeuner. Elle est bordée de plates-bandes où poussent de magnifiques rosiers, à côté d’orangers, de grenadiers et de deutzias. Chaque plate-bande appartient à une des principales familles de la ville, et c’est à qui y entretiendra les plantes les plus rares et les fleurs les plus belles. La Concepcion a souffert et souffre encore beaucoup des tremblements de terre ; la ville actuelle ne date que de trente-cinq ans. Les maisons ont seulement un étage, et les rues, ou plutôt les voies qui les séparent, sont particulièrement larges, afin de laisser aux habitants la chance de se sauver, s’ils sont surpris dans leurs demeures par une secousse soudaine. En été, tout le monde se précipite dans la rue, à quelque heure que ce soit, dès que les premiers symptômes d’un tremblement de terre se font sentir ; en hiver, où les secousses ne sont ni aussi violentes ni aussi dangereuses, on a moins peur. L’ancienne ville s’élevait à 3 kilomètres de celle-ci, près d’un endroit appelé Penco ; mais après avoir été démolie de la façon habituelle, elle s’est abîmée dans une dernière secousse qui a fait disparaître toute trace de son existence.

Une voiture nous a menés à l’hacienda de M. Mackay, à Puchacai : charmant cottage, couvert en chaume, dressé au milieu d’un jardin, où le laburnum et le lilas poussent à côté du grenadier et de l’oranger. De grands chênes anglais et des pins de Norfolk qui s’élèvent autour du jardin, donnent à ce petit coin de terre un aspect britannique qui n’a pas manqué de nous impressionner. On, nous a servi, entre autres bonnes choses, du pejerey frit, qui passe, ici, pour le roi des poissons, et auquel on ne peut refuser de justifier cette prétention. Dans l’après-midi, nous avons visité les écuries, les étables et plusieurs fermes qui dépendent de la propriété. Les paysans de cette partie-ci du Chili font une dentelle particulière connue sous le nom de minaque ; on nous en a offert quelques échantillons. Il y en a de diverses espèces ; les unes très-communes, servent à couvrir les meubles ; d’autres, plus soignées, se portent comme ornement. Cette dentelle est très-bon marché, très-solide, et ressemble beaucoup à la dentelle-torchon, actuellement employée à Paris et à Londres pour garnir les jupons et les robes des enfants. Les femmes s’entendent aussi très-bien à filer, à teindre et à tisser la laine de leurs moutons, dont elles font les ponchos que portent les hommes en toute saison. Ils ne valent pas ceux de la République Argentine, mais ils sont cependant plus originaux et plus jolis, en raison de leurs brillantes couleurs.

Après le dîner, nous avons fait une provision de photographies : elles sont, généralement, excellentes au Chili, mais elles coûtent le double des prix de France ou d’Angleterre.

Samedi, 21 octobre. – Quoique je sois seule de notre bande à parler un peu l’espagnol, nous avons pris bravement, ce matin, le train de Linares, sans interprète et sans guide. La ligne court le long du Bio-Bio jusqu’à San-Romde, flanquée des deux côtés par des collines peu élevées, sur les flancs desquelles on aperçoit des vignes en très-grand nombre. À San-Romde, on quitte la rivière pour traverser une zone de terres bien cultivées, qui aboutit à Chillan où nous avons fait halte.

Chillan dérive d’un mot indien, signifiant « selle du soleil », et on lui a donné ce nom parce que les rayons lumineux y arrivent à travers une gorge, dans la chaîne des Andes, qui a la forme d’une selle. Comme la Concepcion, la ville actuelle est bâtie à peu de distance de l’ancienne, détruite, il y a trente ans, par un tremblement de terre. On voit encore des maisons qui, plus solides que les autres, ont résisté à la secousse ; les murs en sont lézardés de haut en bas, et elles ne sont occupées que par des pauvres. Il y a chaque samedi un grand marché de chevaux et de bestiaux à Chillan, marché si important qu’on chiffre à 100, 000 dollars les affaires qui s’y traitent au cours d’une seule matinée. Nous n’avons, nous, rien vu de curieux dans la ville, sauf des éperons, des mors et des étriers en argent, que fabriquent les Indiens.

Pendant que mes compagnons de voyage fumaient, j’ai été voir un pauvre mécanicien anglais, auquel est arrivé un terrible accident. On l’a envoyé, il y a huit jours, sur une locomotive, porter un message pressé ; un essieu se mit à grincer, durant le trajet ; il descendit pour voir ce qui se passait, en se bornant à réduire la vitesse, et la roue du tender lui passa sur le pied. Personne n’était là qui pût le panser ; il remonta sur sa machine, et poursuivit sa route courageusement. Mais voici qu’un peu plus loin, la locomotive déraille ; le malheureux est obligé d’envoyer son chauffeur chercher du secours à plusieurs kilomètres de là, si bien que c’est seulement après quarante-deux heures qu’il a pu voir un médecin. Son état est, pourtant, aussi satisfaisant que possible, et je suis aise d’avoir à dire qu’il se loue beaucoup des attentions dont il est l’objet de la part d’un Français qui tient l’hôtel, et de la femme de celui-ci, une Espagnole qui l’a soigné comme une mère. Singulière rencontre ! Pendant que j’étais dans la chambre de ce pauvre homme, un de ses camarades est entré qui s’est souvenu de m’avoir vue en Angleterre et qui m’a nommé effectivement, deux ou trois personnes de nos connaissances, entre autres l’administrateur des chantiers de Messrs. Bowdler et Chaffer, où le Sunbeam a été construit.

Dimanche, 22 octobre. – C’est aujourd’hui dimanche ; néanmoins, il a fallu se décider à voyager, sous peine de ne pouvoir plus partir que mardi. Nous étions donc debout à cinq heures du matin ; avant sept heures, nous arrivions à la station et, moins de quatre heures plus tard, nous atteignions Linares, en passant par San-Carlos. Linares est beaucoup plus petit que Chillan, mais il est bâti exactement sur le même plan : Plaza, cathédrale et le reste. Les rues étaient pleines d’hommes à cheval qui menaient leurs femmes à la messe, assises en croupe derrière eux. La route que nous avons suivie en voiture pour aller à Talca, traverse un pays riche, entrecoupé, de petits cours d’eau ; au fond, on aperçoit la chaîne neigeuse des Andes et, de tous côtés, des plantations de peupliers, à l’ombre desquels poussent de magnifiques rosiers. Nous avons croisé beaucoup de huassos, à pied ou à cheval, en habits de fête ; des buveurs, des causeurs, et des joueurs remplissaient tous les cabarets. Les cottages, ou huttes, qu’on voit de la route, sont faits généralement avec des branches d’arbres plantées dans le sol, de la terre glaise en guise de chaux, et des roseaux comme toiture. Deux tonnelles, composées de quelques pieux en bois attachés ensemble et tapissées de fleurs, tiennent lieu de salon et de cuisine ; le fourneau est toujours placé à l’extérieur, afin que l’officiant souffre moins de la chaleur.

Les femmes jeunes ont une physionomie très-agréable ; le teint est brun l’œil brillant ; les cheveux, très-abondants, tombent derrière le dos en deux longues tresses qui descendent au-dessous de la taille. Les hommes ont aussi très-bon air. De fait, le pays est sain et tout y revêt un aspect prospère. Les animaux disparaissent jusqu’aux genoux dans de riches pâturages ; les chevaux sont bien nourris ; les moutons, les porcs, etc., sont en parfait état.

Avant d’arriver à Talca, on traverse le Maule, fleuve large et profond, où le courant est rapide ; mais le bac dans lequel nous l’avons passé est adroitement manœuvré, et nous avons atteint l’autre rive sans encombre, pendant qu’auprès de nous des mules faisaient, avec succès, la même traversée à la nage.

Il est de règle, dans ce pays-ci, que tous les Italiens qui y tiennent un hôtel, l’intitulent « Hôtel de Colomb » ; bien que les Espagnols leur contestent toute parenté avec le grand navigateur, sous prétexte que Gênes, où il est né, constituait, alors, un état indépendant. L’établissement où l’on nous a conduits en arrivant, appartenant à un nommé Gassaroni, portait, conséquemment, le nom sacramentel. En attendant le dîner, nous nous sommes promenés dans la ville ; elle ressemble tellement à la Concepcion et à Chillan, au point de vue du percement des rues, des constructions et des plantations, que je ne suis pas sûre que quelqu’un, familier avec ces trois endroits et transporté à l’improviste dans l’un d’eux, pourrait dire immédiatement où il se trouve. Talca dérive d’un mot indien qui signifie tonnerre : les orages y sont, en effet, aussi violents que fréquents.

Lundi, 23 octobre. – Un peu après minuit, j’ai été réveillée par un grand bruit. Tout d’abord, j’ai cru que je rêvais ; mais des coups de grosse caisse s’étant fait entendre distinctement, j’allai voir à la fenêtre ce qui se passait. Un orchestre militaire de vingt-cinq musiciens était réuni dans la cour, et se disposait à exécuter les plus jolis morceaux de son répertoire, en honneur de la prima donna qui habite, paraît-il, notre hôtel. L’incident n’avait rien de plaisant, après une journée fatigante et un prochain départ en perspective ; comme il fallait, bon gré mal gré, s’y résigner et que dormir était impossible, je me mis à écrire, jusqu’à ce que l’air national chilien eût signalé la fin du concert et le rétablissement du silence.

À sept heures trente minutes, nous prenions le train pour Cauquenes. Un Chilien qui voyageait avec nous et qui est très-bon patriote, comme tous ses concitoyens, nous a donné d’intéressants détails sur le pays. Il m’a paru particulièrement fier de l’état prospère des finances et, à diverses reprises, il a exprimé son étonnement que les Anglais s’obstinassent à utiliser leurs capitaux dans la République Argentine ou au Pérou, au lieu de les employer ici où ils pourraient les placer, en toute sécurité, à 8 et 10 p. %. Le même langage nous a été tenu par diverses personnes ; et il semble, effectivement ; que le Chili soit le pays de l’Amérique du Sud où le capitaliste est le plus à l’abri des révolutions. À Curico, nous avons déjeuné et bu du vin chilien ; il est vraiment excellent, mais si bon marché que les maîtres d’hôtels s’abstiennent, le plus souvent, d’en servir à leurs clients.

Il n’y a pas de gare à Cauquenes ; mais, comme le train s’y arrêtait et que nous voyions BAINS DE CAUQUENES sur l’enseigne d’une auberge, nous prîmes sur nous de descendre. La machine se remettait en route au moment où le dernier de notre bande quittait le wagon, et nous avons cru un instant que nous allions perdre notre bagage. Heureusement, des voyageurs qui virent nos signaux de détresse, parvinrent à se faire entendre du conducteur, et le train stoppa, de nouveau, pour nous restituer nos valises. Quelques instants plus tard, un véhicule loué à l’auberge, et où nous ne pûmes monter qu’à l’aide d’une échelle, nous emportait au trot de quatre bons chevaux. La route monte et descend, traverse divers cours d’eau, mais est généralement bonne. Nous changeâmes une fois d’attelage à une hacienda ; cela s’est fait très-lestement. Une soixantaine de chevaux circulaient en liberté dans une grande cour ; un homme est arrivé et a jeté le lasso, avec une adresse étonnante, aux quatre dont nous avions besoin. J’ai remarqué les selles de plusieurs cavaliers arrêtés auprès de la porte ; elles se composent d’au moins douze peaux de moutons, placées l’une sur l’autre. Le jour, ces peaux constituent un siège aussi doux qu’on le peut souhaiter ; la nuit, on est bien, dessus, pour dormir.

L’après-midi était peu avancée quand nous avons aperçu, au loin, des bâtiments que nous jugeâmes, de suite, être les Bains de Cauquenes. Quelques moments plus tard, nous franchissions la porte de l’établissement, à côté de laquelle se trouve un roc où on lit, peint sur ses flancs, ce mot engageant : « Bienvenue » ; deux heures environ avaient suffi pour nous faire parcourir près de 37 kilomètres. Il y a beaucoup de monde ici ; ce soir, nous étions soixante-dix à la table d’hôte, et nombre de baigneurs se font servir à part. Après le dîner, nous nous sommes promenés dans le jardin ; diverses personnes qui avaient ouï parler de notre voyage, nous ont longuement questionnés sur le Détroit.

Mardi, 24 octobre. – Que je décrive l’établissement : il en vaut vraiment la peine, quoiqu’il soit simplement en bois. La partie centrale est un carré, d’une soixantaine de mètres de côté, entouré d’une seule rangée de chambres, dont les portes ouvrent sur la cour et dont les fenêtres ont vue, soit sur la montagne, soit sur l’eau. Au milieu du carré, il y a un pavillon contenant deux billards ; une tonnelle, qui ressemble à un immense massif de jasmin blanc et de chèvrefeuille ; des plates-bandes, pleines de rosiers et d’orangers ; enfin, au haut d’une perche, un pauvre diable de singe, qui sert à l’amusement de tous les visiteurs. J’ai essayé de plaider sa cause ; mais le maître d’hôtel m’a répondu en français : « Il faut bien que tout le monde s’amuse. » De l’établissement central, un escalier de marbre conduit à une grande salle, avec des bains en marbre de chaque côté, pour les hommes et pour les femmes. L’eau, quand elle sort du roc, est presque bouillante ; elle contient, je crois, beaucoup de magnésie et d’autres sels, et on la recommande aux rhumatisants et aux goutteux. Sa température élevée fait qu’elle imprègne l’air d’une humidité désagréable ; nous nous sommes sentis, tous, un peu mous, pendant notre court séjour dans cet endroit. Il est vrai que nous avions peut-être abusé des bains.

Nous sommes allés à cheval, dans la journée, voir un célèbre point de vue, dans les Andes. Le temps était, malheureusement, brumeux ; mais les coins de paysage que l’on découvrait, malgré le brouillard, permettaient de deviner la beauté de l’ensemble. Des condors planaient au-dessus des pics rocailleux ; des cactus, hauts de 6 à 9 mètres, se dressaient de tous côtés, isolés ou réunis en groupes de dix à douze, et donnaient au panorama un air de tristesse qui nous a vivement frappés. Bien qu’on dise qu’il ne pleut jamais au Chili, nous avons été surpris par une forte averse ; heureusement, le maître de l’hôtel a eu la bonne idée de dépêcher un groom, à cheval, avec nos parapluies.

Mercredi, 25 octobre. – Le bain était si bon ce matin, que nous avons tous regretté que ce fût le dernier. Il faudrait rester huit ou quinze jours à Cauquenes, pour pouvoir visiter toutes les jolies vallées des Andes, qu’on aperçoit aux environs. À dix heures et demie, nous sommes partis en voiture pour la gare, en suivant la même route que nous avions prise pour venir. Vers cinq heures, nous arrivions à Santiago. À peine notre wagon était-il arrêté, qu’il fut envahi par des commissionnaires et des porteurs, habillés de blanc avec un bonnet rouge sur la tête, et ayant au bras un numéro en cuivre qui sert à les faire reconnaître. Nous leur abandonnâmes notre bagage, pour suivre le propriétaire de l’Hôtel Ingles, M. Tellier, qui était venu à notre rencontre et dont l’établissement passe pour le meilleur de la ville, depuis la faillite du Grand Hôtel. Les chambres de l’Hôtel Ingles sont bonnes et les domestiques sont prévenants ; mais la cuisine et l’ensemble du service laissent à désirer. Qui pis est, j’ai eu beaucoup à me plaindre du maître de la maison. – « Mr et Miss Brassey sont-ils arrivés ? fis-je, dès qu’il se fut nommé à là gare. » – « Oui, Madame, et ils sont repartis ce matin.» – « Sans laisser de lettre ? » – « Non ; mais Monsieur revient demain. » – Qu’on imagine ma surprise et mon désappointement ; mais je n’avais qu’à me résigner et à attendre. Plus tard, j’ai découvert que Tom avait laissé une longue lettre pour moi, et qu’il n’avait jamais parlé de revenir. Le maître d’hôtel gardait la lettre, dans l’espoir de me retenir plus longtemps chez lui, et il s’abstint, dans le même but, de transmettre le télégramme que je lui avais remis à l’adresse de Mr Brassey.

Notre bagage arriva à temps, pour nous permettre de nous habiller avant le dîner de la table d’hôte. Le soir, nous avons circulé dans les rues, où il y a beaucoup de jolies boutiques. La cathédrale et le palais épiscopal ont un certain air de grandeur ; mais ils sont faits en briques et leur aspect est triste. Les jardins étaient vraiment charmants à la lumière du gaz, et le parfum des roses embaumait l’air du soir.

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