CHAPITRE VI VIE DANS LES PAMPAS

Samedi, 16 septembre. – Levés de grand matin, pour travailler, nous avons pu reprendre à neuf heures le train de Carcarana, où nous sommes arrivés deux heures plus tard, après une courte halte à Roldan. Une longue promenade à cheval dans la colonie de la « Land Company » a fait suite au déjeuner ; puis nous sommes allés à Candelaria, établissement purement espagnol.

J’avoue que j’étais demeurée légèrement sceptique à l’endroit des histoires de sauterelles qui m’avaient été contées la veille, et que, tout en maudissant le mal causé par ces redoutables insectes, je désirais vivement les voir à l’œuvre. Mon souhait fut exaucé ; car au cours de notre promenade, nous aperçûmes comme un gros nuage pourpre que les personnes qui nous accompagnaient déclarèrent être un essaim de ces bêtes.

Bientôt nous les rencontrâmes une à une, puis par petits groupes, puis par masses plus nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin chaque pas en avant devînt pénible, tant étaient secs les coups que nous en recevions sur la tête, sur le visage et sur les mains. Nous nous arrêtâmes un instant à l’estancia de M. Holt, et en remontant à cheval, nous vîmes que le banc de sauterelles était plus compact qu’auparavant, tout en changeant de position. Les effets produits par ce déplacement étaient extraordinaires. Quand les insectes passaient entre nous et le soleil, ils interceptaient complètement le jour ; quand les rayons de lumière frappaient leurs ailes, on eût dit un de ces nuages d’or que l’on voit, au théâtre, dans certaines pièces féeriques ; de loin, et vus d’une éminence, ils ressemblaient à une tombée de neige ou à un champ de marguerites blanches auxquelles il aurait poussé des ailes. À terre, leurs ailes repliées formaient une épaisse masse de petites taches brunes, cachant complètement le sol, herbes et tiges. Lorsque nous traversâmes leurs rangs, et bien qu’un quart d’entre eux à peine pût se mouvoir, faute de place pour les ailes, ils firent un nuage tellement dense qu’il était impossible de rien voir et que les chevaux se refusaient à avancer. Qui pis est, ils s’attachaient aux cheveux et aux vêtements, et nous donnaient le frisson de la tête aux pieds. Je crois que je rêverai longtemps de ces bêtes et qu’il ne m’arrivera plus de désirer en voir ; j’en tiens, toutefois, de beaux spécimens à la disposition des curieux.

Après avoir fait 45 kilomètres à cheval sous un soleil très-chaud, nous nous sommes reposés un instant à Carcarana, avant de repartir, chevaux, voiture et voyageurs, pour Rosario, autre colonie sur la ligne.

Dimanche, 17 septembre. – Un obligeant ami nous a envoyé chercher en voiture, pour assister au service religieux célébré dans la nouvelle église anglaise. Nous avons visité ensuite les « écoles du dimanche », puis nous nous sommes fait mener à la quinta du baron Alvear. La route traverse la ville, passe par le champ de courses, couvert ce jour-là de Gauchos en train de se livrer à leurs jeux favoris, et débouche dans la campagne. En quelques endroits les pâturages étaient d’une verdure éblouissante ; dans d’autres, le sol était tapissé de verveines blanches, lilas et rouges, en pleine floraison, car on est encore ici au printemps. De distance en distance, apparaissait une pièce de terre dévastée par les sauterelles. Dans la quinta, des arbres de haute futaie avaient été complètement dépouillés par ces insectes. Au-dessus de la porte d’entrée, j’ai aperçu des nids d’oiseaux grimpeurs comme ceux que j’avais déjà remarqués sur les poteaux télégraphiques. Un beau jaguar, enfermé dans une cage, au milieu d’une plantation d’arbrisseaux, suivait avec intérêt les mouvements d’un cheval : animal dont il fait grand cas, paraît-il, quand il peut se le procurer.

Enfin, nous avons vu, en circulant, une grande quantité de Martynia proboscidea, cornes de diable ou gros ongle ; le dessin ci-contre reproduit cette curiosité. Franck Buckland prétend, non sans raison peut-être, que ces herbes sont créées avec cette forme particulière, afin de s’attacher aux longues queues des chevaux sauvages qui parcourent le pays par troupes de plusieurs centaines. Ils les transportent à des distances énormes, et en répandent la graine partout où ils circulent, en quête d’eau et de nourriture.

Lorsque nous revînmes à Rosario, la piste était encore entourée de spectateurs et nous assistâmes à la fin d’une des courses. Elles se font sans selle, et la distance est courte. Comme les habitants de ce pays-ci se livrent perpétuellement à des luttes de vitesse, les chevaux ont l’habitude de prendre le galop dès qu’on veut leur faire quitter le pas. Toutefois le moindre geste du cavalier suffit à les arrêter, car ils sont merveilleusement dressés. On se sert, dans ce but de mors épouvantables ; mais le dressage fini, la plus petite inclinaison du corps, la plus légère pression de la main sur la bride sont suffisants pour les guider. Ils garderont le petit galop presque indéfiniment, à raison de 12 à 15 kilomètres par heure, sans se fatiguer. Par exemple, ils n’aiment pas à demeurer immobiles, à moins que leur cavalier ne quitte la selle et ne leur laisse la bride sur le cou : auquel cas, ils ne bougeront pas pendant des heures.

Lundi, 18 septembre. – La matinée s’est passée comme celle de samedi : Tom allant aux bureaux de la Land Company , moi restant dans ma chambre pour écrire.

À neuf heures, nous sommes partis pour Tortugas (par la ligne maintenant familière à tous, de Roldan, Carcarana, Canada de Gomez, etc.), et nous sommes arrêtés chez un des surveillants de la colonie dont la femme, une Française, nous avait attendus toute la journée de samedi. Il y a quelques semaines, la sœur, de cette dame a été enlevée par des Indiens, avec d’autres femmes et des enfants. Entraînée à plusieurs lieues de distance, elle a pu jeter à bas de son cheval l’homme qui l’emportait, et s’enfuir au galop jusqu’à la colonie où elle passe à bon droit pour une héroïne.

Le voyage de Rosario à Cordova, prend douze heures, par train ordinaire ; et comme Frayle Muerto est juste à mi-chemin, le départ des convois est combiné, des deux côtés, de façon que les voyageurs s’y rencontrent et déjeunent ou dînent ensemble. Il y a un très-beau pont près de Frayle Muerto ; mais cette, localité est surtout célèbre pour avoir été choisie, comme centre d’émigration, par les jeunes gens de famille qui quittèrent l’Angleterre, pour y chercher fortune et qui n’y trouvèrent que la ruine. Quant à Cordova, nous y sommes arrivés trop tard pour avoir pu en distinguer les abords ; demain, nous ferons une promenade aux environs. C’est une des plus vieilles villes de l’Amérique du. Sud, en même temps qu’une des plus malsaines, à cause de sa situation dans un creux où la brise pénètre difficilement.

Mardi, 19 septembre. – À peu de distance de Cordova, on rencontre un village d’Indiens ; mais nous n’en avons pas aperçu d’autres, durant notre longue promenade à cheval. Nous avons lunché dans une ferme-hôtel sur la Caldera ; la, vue des Sierras (montagnes) y est très-belle. Comme il faisait extrêmement chaud, on a mené les chevaux à l’eau ; rien n’était plus curieux que de voir ces pauvres bêtes chercher, les trous, pour pouvoir s’étendre et s’immerger complètement. En revenant, nous avons assisté à l’inondation de plusieurs terriers de bisachos. L’eau y est conduite à l’aide de tranchées ; et, quand ils essaient de s’échapper par l’autre extrémité, les hommes et les chiens fondent sur eux, pendant que les hiboux de prairie contemplent l’opération d’un œil mélancolique.

J’ai visité l’observatoire de Cordova, qui passe pour le meilleur du monde, quoiqu’il soit loin d’être le plus grand. En l’absence du directeur M. Gould, sa femme nous a fait les honneurs de l’établissement. On nous a montré de très-beaux instruments et une admirable collection de photographies des principales planètes. Il était malheureusement tard et nous avons dû abréger notre visite pour nous rendre à l’hôtel et de là à la gare, où quelqu’un m’a donné le mors chilien qui a servi à dresser le cheval que je montais aujourd’hui. C’est un véritable instrument de torture. On a voulu aussi me faire don d’un puma ou petit lion, âgé de quatre mois, et tout apprivoisé ; j’ai refusé, à cause des enfants.

Le train partait à huit heures et demie et il a mis une heure pour atteindre Rio Segundo, où nous avons trouvé du thé et du café. Nous nous sommes alors installés, pour la nuit, les uns dans le wagon-salon, les autres dans le fourgon des bagages, où l’on avait dressé des semblants de lits. Tom et moi avons trouvé asile dans deux couchettes, où nous avons dormi jusqu’à quatre heures et demie, heure de l’arrivée à Canada de Gomez. La lampe s’était éteinte ; il a fallu s’habiller dans l’obscurité et dans le froid ; mais une tasse de café, prise au buffet, nous eut bientôt réchauffés. Tom va achever son rapport sur les colonies de la Central Argentine Land Company ; le reste de notre bande attend le véhicule qui doit nous mener à l’estancia (habitation) de Las Rosas.

Mercredi, 20 septembre. – Partis vers six heures, dans une voiture légère mais solide, attelée de deux vigoureux petits chevaux, nous n’avons pas tardé à nous trouver dans les plaines solitaires et ondulées des Pampas où, pendant quelque temps, les seuls êtres vivants que nous aperçûmes, furent les teru-teros (sortes de pluviers) qui s’enfuyaient à notre approche ; les perdrix, grosses et petites, que levait le chien de chasse qui nous accompagnait ; des faucons de toutes tailles et de charmants petits oiseaux, avec deux grandes queues de plumes, mesurant quatre fois la longueur de leur corps. La première impression que cause l’immense prairie, avec ses teintes variées, est très-vive. Généralement l’herbe des Pampas est d’un vert poussiéreux, quand elle est haute ; courte, elle est d’un vert plus éclatant. Grâce aux nombreux feux de prairies, accidentels ou intentionnels, il arrive souvent qu’on n’aperçoit qu’une vaste nappe de sol noirci, parsemée de touffes de gazon que la pluie a fait repousser, de ci, de là.

La route, si le chemin que nous suivions mérite ce nom, était en mauvais état, par suite du temps qu’il a fait ; et, des deux côtés des cinq canadas, ou petites rivières, que nous passâmes à gué, il y avait de profonds bourbiers, dont nous nous tirions comme nous pouvions, ayant de la vase jusqu’aux essieux. Juste avant d’arriver au point où l’on doit traverser le cours d’eau, on lance les chevaux au galop et on ne les arrête que de l’autre côté, pour les laisser souffler, ou pour réparer les avaries survenues durant le passage. Une fois, nous avons été retenus assez longtemps, par la rupture du bout du timon ; sans un indigène qui nous vendit son lasso, nous eussions eu beaucoup de peine à le réparer. Cet homme est le seul être humain que nous ayons vu sur une distance de 45 kilomètres, à l’exception de celui qui nous amena des chevaux de rechange, à mi-chemin.

Au cours de notre excursion, nous sommes passés près d’une grande estancia. La voie qui y menait était marquée par les cadavres et les squelettes de pauvres bêtes, mortes dans les dernières sécheresses ; on les comptait par centaines. Une des canadas que nous traversâmes charriait les carcasses de malheureux animaux, qui après s’être traînés jusque-là pour boire, n’avaient plus eu la force de sortir de l’eau. Nous avons croisé des troupeaux de bestiaux ; ils ont l’air chétif, et les vaches ne sont guère plus grosses que leurs veaux.

Voyager toute la nuit et faire ensuite 45 kilomètres, à l’air frais du matin, excitent l’appétit ; aussi étions-nous affamés en arrivant à l’estancia, où nous étions attendus. L’habitation se compose simplement d’une grande pièce, avec une véranda devant et derrière ; l’une donne sur la cour, l’autre sur un jardin plein de violettes et de fleurs variées. Dans de petites maisons détachées, se trouvent les chambres. Le propriétaire de cette estancia a les meilleurs chevaux de l’endroit ; et il s’est donné beaucoup de peine pour en améliorer la race, en les croisant avec des chevaux anglais. Il est à remarquer qu’ici, les colons et les indigènes font fi des juments ; on les laisse errer par troupes, à l’état sauvage, ou on s’en sert pour écraser le blé. Quelquefois aussi, on les tue et on les fait bouillir, pour vendre leur peau et leur graisse, au prix modeste de 12 francs par animal.

Les gens de cette région-ci passent leur vie en selle. Depuis la chasse jusqu’à la pêche, depuis la fabrication des briques jusqu’à celle du beurre, les chevaux servent à tout. Les mendiants eux-mêmes circulent, montés ; j’ai vu la photographie de l’un d’eux, avec une autorisation de mendicité suspendue à son cou. Les domestiques ont chacun leur cheval ; les femmes de chambre ont des amazones qu’elles mettent le dimanche, pour faire des visites, d’une estancia à l’autre. À la pêche, on pousse le cheval dans l’eau aussi loin que possible ; puis, le cavalier jette son filet ou sa ligne. J’ai vu à Buenos-Ayres de pauvres bêtes traîner, presque en nageant, de lourds camions, depuis les navires mouillés dans la rade intérieure où il y a fort peu d’eau, jusqu’au rivage. Dans certaines parties des Pampas où la baratte n’a pas pénétré, on fait le beurre en mettant le lait dans une outre en peau de chèvre, attachée par un long lasso à la selle d’un homme qui se lance alors au galop, pour un certain nombre de kilomètres, pendant que l’outre bondit et rebondit derrière lui.

Dans l’après-midi, nous avons fait, à cheval, le tour des terres cultivées ; il y en a plus de 120 hectares, ayant tous le meilleur aspect. La luzerne y pousse admirablement ; on peut la couper, sept fois par an. Chemin faisant, nous avons rencontré un certain nombre de grosses perdrix ; il est difficile d’imaginer des bêtes moins avisées, et un cavalier un peu exercé arrivera à les prendre soit avec la main, soit avec un lacet. Après quelques efforts pour fuir, elles sont si épuisées et en même temps si terrifiées ; qu’elles se laissent tomber sur le sol où l’on n’a plus que la peine de les ramasser. Les chiens ont tué un bisacho. Au moment où on l’étendait, mort, à nos pieds, son camarade le hibou est apparu, aux prises avec une évidente agitation. Il a plané au-dessus de nous, en jetant des cris perçants ; puis, choisissant un jeune terrier comme objectif de sa vengeance, il a fondu sur lui et l’a criblé de coups de bec. Les autres chiens le forcèrent à s’enfuir ; toutefois, plus d’une demi-heure plus tard et à 2 kilomètres de là, il revint bravement à la charge, et toujours aux dépens de sa première victime. Cet incident est une curieuse preuve de l’attachement qui existe entre ces singuliers animaux et les bisachos.

Jeudi, 21 septembre. – À cinq heures ce matin, quand je me suis réveillée, à l’issue d’une bonne nuit passée à l’estancia, il faisait tant de brouillard que je ne distinguais pas l’extrémité de la cour. On jugea donc prudent de différer le départ pour la chasse, décidée hier au soir, de peur de s’égarer dans les immenses plaines qui nous entourent. Trois heures plus tard, pourtant, la brume s’étant levée, la partie a pu avoir lieu, et elle a abouti à la mort de deux daims. Comme toujours, nos petits chevaux ont fait merveille. À peine entendent-ils le premier cri de la bête, qu’ils s’élancent au galop : ventre à terre, littéralement.

Nous sommes repartis, après déjeuner, dans la voiture qui nous avait amenés et, dès cinq heures et demie, nous étions de retour à Canada de Gomez, grâce au soleil qui avait déjà séché les chemins. En arrivant à Rosario, vers dix heures, nous avons trouvé, à la gare, des invitations à prendre le thé. Mais nos personnes étaient si fatiguées et nos costumes si peu présentables que nous avons préféré rentrer à l’hôtel et nous coucher.

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