Mardi, 26 décembre. – Nous avons été voir aujourd’hui les chutes de Rainbow, où nous étions invités à déjeuner par les enfants, qui tenaient à prouver les mérites de leurs ustensiles de cuisine et leurs propres talents culinaires. Avant d’aller les rejoindre, nous avons assisté à divers jeux pour lesquels les gens d’Hawaii sont réputés, et qui ont droit à une place dans ce journal commémoratif de nos impressions de voyage.
Un des divertissements les plus goûtés ici est celui appelé talu. Cinq morceaux d’étoffe sont placés devant les joueurs ; quelqu’un cache, sous l’un d’eux, une petite pierre ; la galerie doit deviner où on l’a mise. Si habile que soit celui qui cache la pierre à faire errer son bras d’une pièce d’étoffe à l’autre, il arrive presque toujours que le mouvement des muscles du haut du bras, indique l’instant où la main abandonne l’objet. Un autre jeu, nommé parua, consiste en ceci : les joueurs grimpent au sommet d’une colline, se placent debout sur une planche étroite, recourbée par devant, puis se laissent glisser sur le versant du coteau avec une vitesse vertigineuse, en maintenant leur équilibre à l’aide d’une sorte de pagaie. On voit que c’est à peu près le même jeu que le tobogging des Canadiens ; seulement, pour ceux-ci, c’est la neige qui tapisse le plan incliné, tandis qu’à Hawaii, c’est simplement le gazon. Le pahé, le maita ou uru maita sont aussi des amusements, très-populaires dans l’île, et exigent un terrain uni. Le dernier consiste à essayer de jeter une pierre entre deux bâtons, placés à 30 ou 40 mètres du joueur et séparés l’un de l’autre par un tout petit espace. On nomme uru la pierre ronde qui sert à cet exercice ; elle a 7 ou 8 centimètres de diamètre, 1 centimètre d’épaisseur sur les bords, et elle est légèrement bombée au centre. Dans ses « Polynesian Researches », Mr Ellis dit que « ces pierres sont polies avec un soin extrême et qu’on les conserve précieusement, huilées et enveloppées dans un morceau de drap, après qu’elles ont servi ». Il ajoute « que des défis à ce jeu se portent souvent, de district à district ou d’île à île, et que dans ces dernières occasions, on voit sept à huit mille personnes, avec leurs chefs mâles et féminins, s’assembler pour assister à la lutte, qui se prolonge alors pendant des heures ».
Les Hawaïens excellent à manier l’arc et le javelot : ce sont de remarquables tireurs. Ils nagent comme des poissons, et leurs rois et leurs chefs ont toujours été maîtres dans l’art difficile de s’ébattre, là où le ressac de la mer effraierait les meilleurs nageurs ; les sœurs du roi actuel sont particulièrement habiles à cet exercice. On commence par nager en dehors de la baie, en poussant devant soi une planchette ayant 1m, 20 de long sur 0m, 60 de large et terminée en pointe aux deux extrémités. Une fois dans les eaux dangereuses, on guette une grosse lame, et alors, agenouillé ou debout sur la planchette, on se laisse emporter au rivage, sur la crête du flot courroucé qui vous enveloppe de son écume. J’imagine qu’un homme vigoureux et hardi arriverait vite à en faire autant. Les insulaires d’ici sont de vrais amphibies ; les enfants eux-mêmes font des tours de force dans l’eau.
Après avoir assisté à quelques-uns de ces exercices, nous sommes partis pour les chutes : tous à cheval, y compris le baby, que Tom avait installé devant lui, sur sa selle. On rencontre, sur la route, une double chute d’eau qui cascade le long d’un roc haut de 30 mètres, et va rejoindre une rivière qui coule au-dessous. L’eau tombe devant une caverne faite de lave noire et remplie de fougères, au-dessus de laquelle s’élève, presque perpétuellement, un arc-en-ciel. C’est là que nous étions attendus. Comme l’herbe était trop humide pour tenir lieu de siège, nous avons pris possession de la véranda d’une maison et y avons déjeuné. Les œufs et le café eurent beaucoup de succès, bien que la fumée du feu de bois qui servait à les préparer fût passablement gênante. Nous eûmes aussi du poisson, cuit à la mode du pays, c’est-à-dire enveloppé dans des feuilles de tir et mis dans un trou fait dans le sol ; puis, nous nous sommes rendus à la rivière où de nombreux curieux s’étaient groupés, pour voir la moitié de la population de Hilo s’ébattre dans, sur, et sous l’eau.
Les nageurs grimpaient sur les rochers presque verticaux, situés de l’autre côté de la rivière, « piquaient des têtes », « piquaient en chandelle », « faisaient la planche », plongeaient, exécutaient des cabrioles, le tout sans peine et sans effort, avec une grâce et un entrain toujours nouveaux. Mais ces jeux n’étaient rien, à côté du spectacle qui nous attendait. Deux indigènes devaient s’élancer dans la rivière, du faîte d’un précipice, haut de 30 mètres, et franchir, dans leur saut, une pointe qui se projetait en saillie sur le roc. Cette saillie avait bien 6 mètres de longueur, et elle était placée à 7 mètres environ du sommet. Soudain, nous vîmes surgir au-dessus de nos têtes, perdues dans le ciel bleu, deux silhouettes humaines, fortes, grandes, nerveuses, avec des couronnes sur la tête et des guirlandes autour des reins : c’étaient les deux héros de la journée. D’un rapide coup d’œil, ils mesurèrent leur distance ; puis ils disparurent, pour se placer à l’endroit d’où ils devaient courir afin de se donner l’élan nécessaire. Tous les yeux se braquèrent vers le haut du rocher, et les poitrines haletèrent durant un court instant. Alors on vit un des hommes bondir sur le bord du roc, tourner en l’air sur lui-même, disparaître dans l’eau, les pieds les premiers, puis reparaître presque aussitôt, pour rejoindre ses compagnons aussi tranquillement que s’il eût fait la chose la plus simple du monde. L’autre le suivit au bout de quelques minutes ; après quoi, tous les deux grimpèrent sur la saillie qu’ils venaient de franchir dans leur chute, et s’élancèrent de nouveau dans l’eau. Cet exploit était, évidemment, moins difficile que le premier ; néanmoins, un plongeon, fait d’une hauteur de 20 à 25 mètres, n’est jamais une petite affaire. Un troisième individu exécuta la même prouesse et nous donna la chair de poule, quand nous le vîmes pirouetter dans l’air comme quelqu’un qui n’est plus maître de ses mouvements ; il arriva, cependant, à l’eau, dans la posture voulue et émergea avec la rapidité d’un bouchon. C’était un tout jeune homme ; on nous a dit que, l’année dernière, il s’était cassé plusieurs côtes et qu’il était resté six mois à l’hôpital.
Un peu plus loin, sur le bord de la rivière, nous avons assisté à un autre genre d’amusement. Des hommes, même des femmes, se laissaient emporter par les chutes, et conduire ainsi, doucement, jusqu’à l’eau d’en bas. Cette sorte de glissade ne paraît pas bien difficile, et les jouteurs l’accomplissent dans des poses variées. Quelquefois ils se groupent par trois, en se tenant par les épaules ; d’autres fois, ils montent sur les épaules les uns des autres ; généralement, ils descendent isolément et assis. Une jeune fille s’est livrée, devant nous, à cette récréation. Elle était bien jolie, quand nous la vîmes se lever, dans sa blouse blanche et sa guirlande rouge, pour gagner l’endroit voulu ; et lorsqu’elle émergea de l’écume, nageant gracieusement dans l’eau claire, avec sa longue chevelure noire derrière elle, elle semblait plus charmante encore.
Il n’est pas de description qui puisse donner idée de l’animation et de l’étrangeté de cette scène ; malheureusement, l’heure vint de retourner au yacht, et de faire les préparatifs de départ. Tandis qu’on réglait les comptes avec les fournisseurs, j’ai vu quelques kahilis et des leis en plumes Les leis jaunes, en plumes d’oo ou de mamo, ne se trouvent qu’ici et y sont très-rares, étant exclusivement réservés à la noblesse et à la famille royale. En ce moment, notamment, toutes les plumes sont accaparées pour faire un manteau de cérémonie à Ruth, demi-sœur de Kamehameha V et gouvernante de Hawaii. Les plumes de mamo valent généralement un dollar pièce, et un beau lei, ou large collier, coûte environ 500 dollars, soit 2, 500 francs. Les kahilis sont aussi un signe distinctif du rang social, quoique nombre de gens en aient pour orner leurs maisons. Ce sont des sortes de balais, longs de 60 à 80 centimètres et épais de 7 à 8, faits avec des plumes de toutes espèces, mêlées avec beaucoup de goût. J’en ai acheté un, avec deux leis ordinaires : c’est tout ce qu’on a pu me procurer.
En nous rendant à bord, nous avons croisé une pirogue double qui revenait, à la voile, d’une île voisine. Elle se composait de deux pirogues attachées ensemble, avec un grand panier plongeant dans l’eau entre les deux embarcations, pour rapporter le poisson vivant. Ces bateaux sont rares actuellement ; au temps de Kamehameha, on en comptait plus de 10, 000, une vraie flotte, que le roi se plaisait à faire sortir et manœuvrer dans le mauvais temps. Nous avons quitté l’île en contournant la partie nord, mais sans avoir le temps de visiter l’endroit où le capitaine Cook a été massacré et enterré, dans la baie de Keelakeakua. Je crois, du reste, qu’il n’y a pas grand’chose à y voir, et que ce lieu est surtout intéressant à cause des souvenirs qu’il évoque. Pendant longtemps, une plaque en cuivre, fixée à un cocotier, a seule marqué la place où tomba l’illustre marin ; aujourd’hui, elle est remplacée par un monument, dont les frais ont été couverts à l’aide de souscriptions recueillies à Honoloulou. Maoui est une île charmante, renfermant de belles plantations et des habitations installées à l’anglaise ; si nous avions eu plus de loisirs, nous n’eussions pas manqué de nous y arrêter. Par contre, Kahoolaue et Lauai, deux îlots qui l’avoisinent, n’offrent rien d’intéressant. Le premier a été acheté, il y a quelques années, et donne d’assez bons résultats comme parc à moutons ; le second est à peine habité.
Molokai, qui est située à mi-distance entre Maoui et Oahou, jouit d’une triste prérogative : c’est le refuge des malheureux atteints de la lèpre. Toutes les victimes de cette terrible et incurable maladie, si fréquente hélas ! dans l’archipel hawaïen, y sont envoyées. On en prend bon soin ; mais cette existence isolée, loin de tous ceux que l’on aime, avec la perspective d’une mort lente et affreuse, doit être épouvantable. Un prêtre français a eu le courage de se consacrer à l’éducation morale et religieuse des lépreux, et il a, jusqu’ici, échappé à la redoutable contagion ; mais, même si cette chance se perpétue, il ne pourra jamais revoir ni son pays ni ses amis. Lorsqu’on vient à songer à ce qu’il faut d’abnégation et de dévouement pour s’immoler ainsi au profit de ses semblables, il semble impossible qu’il n’y ait pas là-haut une récompense, pour reconnaître autant de vertu.
À deux heures, nous avons aperçu la pointe est d’Oahou, et à quatre heures, nous entrions dans le port de Honoloulou. Le yacht a été amarré par l’avant et par l’arrière, ce qui a pris un certain temps, et quand nous sommes allés à terre, la ville paraissait complètement déserte. Les petites maisons de bois étaient fermées ; aucune lumière ne se montrait nulle part. Après une courte apparition chez le consul d’Angleterre lequel, malheureusement, n’avait pas de lettres à notre adresse, nous sommes rentrés à bord, où nous avons reçu la visite du premier lieutenant du Fantôme, bâtiment de guerre anglais, en station dans ces parages. Il nous a prêté des journaux, ce qui nous dédommage un peu de n’avoir pas trouvé de courrier au consulat.
Jeudi, 26 décembre. – C’est grand dommage que, sous les tropiques, dans des régions où le bain de mer serait si agréable et où on pourrait le prolonger sans crainte de prendre froid, la présence des requins interdise de se mettre à l’eau. Les indigènes, eux, sont assez bons nageurs pour ne point se troubler de ce voisinage ; pendant que le requin se tourne sur le dos pour les happer, ils plongent tranquillement sous lui et profitent même, souvent, de l’occasion, pour le tuer d’un coup de couteau. Mais les baigneurs moins expérimentés sont tenus à plus de prudence, et c’est ainsi que, depuis bien des jours, nous avons dû nous refuser le plaisir de la natation. Ici, cependant, on assure que la baie est saine ; aussi en avons-nous profité pour nous plonger tout à notre aise dans son onde tiède.
Cet exercice a rempli la matinée. Dans le courant de la journée, nous avons visité, accompagnés d’un officier du Fantôme, divers établissements appartenant au gouvernement. On y trouve, entre autres choses, une excellente bibliothèque anglaise ; une collection intéressante de livres, imprimés d’un côté en anglais, et de l’autre, en hawaïen ; et un petit musée, rempli de curieux échantillons : coraux, coquillages, plantes marines, fossiles, armes anciennes, ornements pour la tête faits en dents de requins, écailles de tortue, calebasses, etc. Nous y avons vu aussi des colliers formés de cheveux humains tressés en nattes, et provenant des têtes des victimes tuées de la main des chefs ; ces nattes supportent un pendant, découpé dans une dent de baleine, et appelé Paloola par les naturels, qui le regardaient comme une idole ou comme une amulette. Des costumes encore en usage dans les îles les moins fréquentées, d’anciens masques ou casques pour la guerre et beaucoup d’autres objets, qu’il serait trop long de mentionner, complètent cette étrange exposition. Peut-être les manteaux en plumes, qu’on portait autrefois à la guerre et qui ressemblent aux anciennes toges romaines, sont-ils ce que le musée contient de plus curieux. Ils se composent de milliers de plumes jaunes, rouges et noires – plumes d’oo, de mamo et d’eine – entrelacées et attachées, une à une, de façon à constituer une sorte de réseau aussi remarquable par sa solidité que par ses couleurs éclatantes. Les casques, faits également avec des plumes, ont la forme grecque, particulière à certaines statues antiques. D’où est venu ce dessin ? D’où provient cette ressemblance ? Des sauvages, livrés à eux-mêmes, n’ont pu avoir l’idée de ces contours, et il est plus probable qu’à une époque reculée de leur histoire, quelque élément de civilisation, – et d’une civilisation très-artistique, ajouterai-je, – a dû exister parmi eux.
Vendredi, 29 décembre. – Les deux sœurs du roi et leurs maris sont venus nous voir ce matin. À notre tour, nous avons fait une visite, après le luncheon, à la princesse Likelike qui m’a conduite, ensuite, dans une voiture, à Waikiki, chez la princesse Kamakacha, sa sœur. Ces deux femmes ont épousé des Anglais, et vivent beaucoup à l’anglaise. La maison de campagne de la princesse Kamakacha a, extérieurement, l’aspect de toutes les habitations du pays ; mais il y a, à l’intérieur, un grand salon, bien meublé, avec des tableaux et des bibelots. Le roi a une maison tout à côté, et le prince Leleiohoku a la sienne, à peu de distance ; c’est donc une véritable colonie qui s’est formée dans ce coin de l’île. On y vit très-simplement ; le bain et la pêche y sont les passe-temps habituels.
Il faisait déjà nuit quand la princesse Likelike m’a ramenée à l’hôtel, où Tom et M. Freer m’attendaient pour faire une promenade dans la ville. La soirée était belle, la lune presque pleine ; les rues étaient peuplées de gens à cheval, se dirigeant vers le square Emma, d’où une cavalcade devait partir pour le Pali, ainsi que l’annonçait, dans les termes suivants, l’Hawaiian Gazette : « DERNIÈRE OCCASION. On nous informe qu’une cavalcade partira vendredi soir. Les femmes qui désirent s’y rendre, devront choisir un cavalier. Comme cette excursion est la dernière de l’année, il est probable que personne ne la laissera échapper. Lieu de rendez-vous ; square Emma. Heure : sept heures et demie. Éclairage : la lune. » Il n’y a pas de selle de femme, dans aucune de ces îles-ci ; les femmes montent à cheval comme les hommes, dans de longs costumes coupés en conséquence, et faits d’une étoffe aussi légère que voyante. Ces jeunes amazones, qui galopent avec des robes flottantes, des guirlandes au cou et des couronnes autour du chapeau, sont d’un effet très-pittoresque et étrange au plus haut point.
Samedi, 30 décembre. – Deux visites ce matin, avec Mabelle et Muriel : la première, au banc de corail qui est moins beau que celui de Tahiti, quoique très-curieux, lui aussi ; la seconde, au marché au poisson qui n’a pas son pareil, au point de vue de l’abondance et de la variété.
Le poisson, cru ou cuit, est la principale nourriture des habitants. Comme le samedi est presque un jour de repos dans Oahou, il y avait, au marché, beaucoup de gens de la campagne, venus à cheval, à la ville ; tous tenaient à la main une demi-douzaine de poissons aux brillantes écailles, enveloppés dans des feuilles de bananier, qu’ils se disposaient à remporter chez eux. Les crevettes sont excellentes ; on en prend en eau douce aussi bien qu’en eau salée, et les indigènes les mangent vivantes, ce qui, au bout du compte, n’est pas plus extraordinaire que notre habitude d’avaler des huîtres encore en vie.
Du marché, nous nous sommes dirigées du côté de la prison, – grand établissement, bâti en pierre, qui domine le port – et de là, vers le square Emma, où la musique, dite du samedi, se faisait entendre. Il y avait beaucoup de monde, à pied, en voiture, à cheval, et une nuée d’enfants, plus ou moins blancs et plus ou moins chétifs. Les pauvres petits ! J’imagine que le climat d’Hawaii est trop chaud pour les tempéraments européens ; et, d’autre part, la race indigène tend manifestement à s’éteindre. Dans toute la famille royale, il n’y a qu’un enfant : une petite fille, à peine âgée d’un an, qu’on appelle la princesse Kauilani (envoyée du ciel) ; sur vingt familles des principaux chefs, on ne trouve qu’un enfant. En même temps, les consuls, les missionnaires protestants et autres résidents de race blanche, présentent, en moyenne, six enfants par famille !
La musique finie, nous sommes allés chez la princesse Likelike qui nous attendait à dîner. Le jardin était illuminé ; une musique et un chœur y exécutaient, alternativement, leur répertoire, pendant que les invités se promenaient autour de la maison, ou écoutaient sous la véranda. Ce fut le prince Leleiohoku qui me conduisit à la salle à manger, où le repas était servi, de même qu’à Tahiti, dans des calebasses ou des feuilles rangées, par terre, sur des nattes. Des feuilles de palmier et de bananier faisaient l’office de murs ; les drapeaux des divers membres de la famille royale, gracieusement arrangés au-dessus de nos têtes, tenaient lieu de toiture. À l’un des bouts de la longue table, occupé par le prince et par moi, se tenaient deux femmes armées de deux superbes kahilis, qu’elles agitaient incessamment. Le menu ressemblait beaucoup à celui de la fête qu’on nous a donnée à Tahiti ; mais je dois une mention spéciale au poi. Le poi se mange dans un bol qui sert à la fois aux deux convives entre lesquels il est placé ; on y enfonce trois doigts, on leur imprime un léger mouvement de rotation, et on les porte ensuite à sa bouche. Ce procédé n’est pas, comme on dit, très-ragoûtant ; toutefois, le mets en question est si gluant, qu’on ne touche guère que les parties qui s’attachent aux doigts, lesquels, du reste, doivent être lavés, après chaque bouchée, dans une coupe disposée, à cet effet, devant chaque, invité. Il y avait une quantité de poissons crus ; mais je n’y ai pas touché, quoique mes compagnons de voyage, moins difficiles, parussent les trouver excellents. Un détail à noter : on ne nous a rien donné à boire. Ce ne fut qu’après le repas, une fois dans la maison, qu’on a servi du champagne et d’autres vins, avec des biscuits et des gâteaux. La fête s’est prolongée jusqu’à minuit.
Dimanche, 31 décembre. – J’ai vu, ce matin, un spectacle bien curieux : un attelage de vingt bœufs, halant à terre, sur une longueur de plus d’un kilomètre, un grand navire qui a besoin d’être réparé. J’avais souvent entendu parler de cette opération, et j’ai été ravie d’y assister. À huit heures et demie, comme Mabelle et moi allions entrer dans l’eau, le cri « un requin, un requin ! » courut, de bouche en bouche, sur le pont du yacht. C’en était un, effectivement ; et nous voici forcés de renoncer à nos baignades.
Nous avons assisté à l’office, célébré à la cathédrale, et, dans l’après-midi, Tom a lu le service du soir à l’équipage. L’église est petite, mais coquette, fraîche et bien appropriée aux exigences du climat. Il y a eu beaucoup d’animation toute la journée dans les rues ; dès que la nuit est venue, elles se sont vidées, comme d’habitude, avec une singulière et quasi mystérieuse soudaineté.
La soirée s’est achevée, pour nous, sur le pont du Sunbeam ; et en même temps l’année 1876, avec ses tristesses et ses joies, ses peines et ses plaisirs, ses craintes et ses espérances, est entrée dans le domaine du passé. Que nous réserve l’an qui commence ?