CHAPITRE XX KIOTO OU MIACO

Samedi, 3 février. – Les quelques parties de la côte que la neige et le grésil nous ont permis d’apercevoir, sont très-pittoresques. Nous avons dépassé l’Île rocheuse, les rocs de Lady Inglis et Matoya. Mabelle s’est donné un coup assez fort pour l’obliger à garder le lit ; moi, j’ai un gros rhume qui date déjà de plusieurs jours et qui me vaut, aujourd’hui, une extinction de voix.

Dimanche, 4 février. – Pluie, neige, grésil et vent violent toute la journée. La côte est très-belle. Nous avons croisé d’innombrables jonques. À neuf heures du soir, le yacht mouillait devant Kobé, ou Hiogo.

Ces changements de noms constants déroutent le voyageur. Miaco et Yédo, que nous connaissions tous, s’appellent maintenant Kioto et Tokio. Détail bizarre : les mêmes syllabes, renversées, désignent respectivement la capitale de l’Ouest et celle de l’Est.

Lundi, 5 février. – Au petit jour, un canot est venu nous apporter des lettres du Consul et de Sir Harry Parkes, qui ont bien voulu s’occuper de nous faire assister à l’ouverture du chemin de fer de Kobé à Kioto, et de ménager à mes compagnons de route l’honneur d’être présentés au Mikado.

Rarement des étrangers ont eu une pareille occasion de voir une foule japonaise dans ses habits de fête. Des milliers de curieux parcouraient les rues, avec un ordre et un calme très-remarquables. La gare était décorée d’arbustes verts, de camellias et de branches couvertes de petits fruits rouges. En dehors, s’élevait un magnifique pavillon dont la charpente disparaissait sous des massifs de verdure, pendant que des dragons de grandeur naturelle et des phénix (insignes impériaux du Japon) en décoraient l’entrée. Le toit était parsemé de larges chrysanthèmes (armes particulières du Mikado), et comme il n’y avait pas de façades latérales, on pouvait voir, sans peine, tout ce qui se passait dessous. Du drap rouge recouvrait le plancher ; un tapis fort laid garnissait l’estrade, sur laquelle, au-dessous d’un dais, figurait le trône du Mikado. Tom, dans son uniforme de la Réserve de la Marine royale, et les autres hommes, en habit noir, accompagnèrent le Consul sur la plate-forme de la gare pour recevoir Sa Majesté ; les enfants et moi et Mrs Annesley, nous occupâmes des sièges réservés au personnel diplomatique. Très-peu d’Européens assistaient à la cérémonie ; mais la station regorgeait de Japonais, assis sur leurs talons et attendant avec patience l’heure extraordinaire où leur Empereur, jusqu’ici invisible, allait être amené, devant eux, par une machine roulant sur une route de fer. Les crânes des hommes étaient rasés de frais, et les bizarres petites queues qui en ornent le sommet, révélaient, dans leur arrangement, un soin extrême. Les chevelures féminines, soutenues par des peignes d’écaille et mêlées de fleurs artificielles, étaient plus raides et plus compliquées que jamais. Quelques enfants avaient des vêtements rouges, garnis d’or ; d’autres, des costumes bleu-foncé, bordés de rouge. Presque tous portaient des obis brodés, ceintures très-larges qui se mettent d’une singulière façon. On les attache autour de la taille, par un énorme nœud qui remonte jusqu’aux épaules et qui descend au-dessous des hanches. Généralement, les vêtements sont étroits par devant, et forment, par derrière, une sorte de bosse. En outre, j’ai remarqué que dans leurs hauts sabots de bois, les femmes ont absolument la même tournure que les Européennes, dans leurs bottines à talons hauts. De là, une théorie à moi que je demande à exposer.

Il y a trois ou quatre ans, quand le Japon se lançait dans la voie des réformes, les ministres exprimèrent le vœu que l’Impératrice et sa cour s’habillassent à l’européenne. On fit donc venir de Paris une couturière et une modiste, avec une suite d’assistantes ; mais lorsqu’elles arrivèrent, il advint que la souveraine et ses dames d’honneur avaient renoncé à changer de costume. Mieux que personne, elles étaient compétentes en cette matière et, selon moi, elles firent preuve de sens. Tout cela m’a été raconté. Maintenant, ce que j’imagine, c’est que les Parisiennes appelées à Yédo, ne voulurent pas avoir fait vainement un tel voyage et qu’ayant, d’ailleurs, l’esprit entreprenant de leur pays, elles se dirent que si les Japonaises refusaient de se vêtir en Européennes, on pourrait, peut-être, amener celles-ci a adopter les costumes de celles-là. De retour à Paris, elles ont répandu leur idée ; l’idée a fait des prosélytes ; les prosélytes nous ont valu les modes des deux dernières années.

Le canon et les musiques annoncèrent l’arrivée du train impérial. Le Mikado descendit de son wagon sur la plate-forme, et se dirigea aussitôt vers l’estrade du trône, suivi de son cortège. Il est jeune, avec un air sombre et une physionomie un peu dure ; on dirait que ses jambes ne lui appartiennent pas, sans doute parce qu’il s’en sert rarement et qu’il s’assied trop sur ses talons : car, jusqu’à une époque encore récente, le Mikado était regardé comme un personnage trop sacré pour pouvoir fouler la terre de ses pieds. Son premier ministre, les ministres étrangers, et nombre de dignitaires japonais, presque tous dans des costumes européens à broderies d’or, marchaient derrière lui. Je me figure que beaucoup de ces personnages mettaient, pour la première fois, leur uniforme. En tout cas, ils auraient eu besoin d’apprendre à le porter convenablement. Des habits faits pour prendre la taille, étaient déboutonnés ou boutonnés de travers ; des pantalons étaient retroussés et déformés par les tiges d’énormes bottes, mises du mauvais côté. Quelques-uns avaient des gants, trop longs de plusieurs centimètres. Combien les deux ou trois ministres conservateurs que j’apercevais dans le costume de leur pays, devaient se féliciter d’être restés fidèles aux vieux usages, en voyant l’effet des nouveaux, sur les personnes de leurs confrères ! L’ancien costume de cour des daïmios est très-beau. Il se compose de robes de soie et de brocart, avec d’énormes manches, d’un pantalon qui traîne de deux ou trois pieds sur le sol, et d’une coiffure noire pointue, faite pour emboîter la petite queue en forme de crête de coq, qui semble être l’un des signes du rang d’un personnage, au Japon.

Dès que les assistants se furent rangés de façon à former trois côtés d’un carré, Sir Harry Parkes lut un discours et présenta ses cinq compatriotes au Mikado, qui répondit en termes auxquels, naturellement, nous ne comprîmes rien. Alors le Gouverneur de Kobé lut une adresse à son souverain, et je ne saurais dire l’impression de pitié qu’il me causa. Le malheureux tremblait de la tête aux pieds ; ses genoux s’entrechoquaient ; ses mains avaient la fièvre ; toute sa personne, enfin, était si agitée que son claque tomba sur l’estrade et dégringola au bas des marches, pendant que le manuscrit manquait d’en faire autant. Comme il dut être content, lorsqu’il eut fini !

La cérémonie du pavillon s’étant terminée sur cet incident, le Mikado descendit les gradins, défila au milieu de l’assemblée, accompagné de son cortège, et se dirigea vers une tente où une collation l’attendait. Nous, nous profitâmes de son éloignement pour passer l’inspection du wagon impérial, des soldats, des canons ; et nous quittions la gare pour aller voir le feu d’artifice qu’on tirait en plein jour, à l’intention de Sa Majesté, quand les détonations de l’artillerie annoncèrent le départ du Mikado pour Kioto.

Notre journée s’est achevée par une visite à un temple bouddhiste, suivie d’une promenade dans Hiogo. Le temple, qui est en bois, renferme plusieurs singes et un cheval blanc, placés chacun dans une niche latérale. Les fidèles s’arrêtaient devant ces sanctuaires d’un nouveau genre, achetaient du riz et des pois et les donnaient aux bêtes, par l’intermédiaire du prêtre. Était-ce, de leur part, un acte d’adoration, ou simplement une marque de bonté envers les animaux ? Je n’ai pas réussi à le découvrir, bien que j’aie été témoin, diverses fois, du même manège, durant notre séjour à Kobé. Hiogo est une ville complètement japonaise et se compose, conséquemment, de maisons en bois, de rues étroites et de vieilles boutiques. Tout le monde y était en fête aujourd’hui, et préparait les illuminations de la soirée. Kobé, la résidence des étrangers, est remarquable, au contraire, par sa propreté et par sa coquetterie ; on y trouve une jolie promenade, le long de la mer, plantée d’arbres comme un boulevard, mais, en somme, elle n’a rien d’intéressant. Ce soir, cependant, ses milliers de lanternes en papier de couleur, lui donnaient un cachet particulier. La nuit était claire ; il n’y avait pas de vent ; tout a réussi le mieux du monde.

Mardi, 6 février. – Mon rhume continuant, Mabelle étant souffrante et Tom très-occupé, nous pensions, d’abord, à nous reposer toute la journée. Mais nous disposons de trop peu de temps pour en perdre, si bien que, de bonne heure, la moitié d’entre nous est partie pour Kioto. Tom et Mabelle nous y rejoindront demain, par le premier train. Le temps était sombre et pluvieux, et la campagne ne se montrait pas à son avantage. Néanmoins, tout ce que nous voyons est trop nouveau et trop bizarre pour ne pas nous intéresser, quelque ciel qu’il fasse. Les Japonais ont horreur de la pluie ; rien de drôle comme de voir les paysans marcher, presque sans autre vêtement qu’une paire de hauts sabots, un large chapeau et un parapluie en papier. Nous avons traversé plusieurs ponts, stoppé à différentes stations, déposé et pris des voyageurs ; à deux heures et demie, nous étions à Kioto. Il pleuvait toujours ; les gens des jinrikishas avaient leurs grands chapeaux et leurs manteaux des jours de pluie, en roseaux ou en papier huilé ; leurs véhicules eux-mêmes étaient munis de capotes et de tabliers, également en papier huilé ou goudronné.

La course jusqu’à l’hôtel, par des rues longues, étroites et encombrées, fut interminable et fatigante. La ville était encore en fête ; de grosses lanternes de papier, provenant des illuminations de la veille, se voyaient au bout de hautes perches, protégées contre la pluie par un parapluie ouvert.

Kioto est une ville purement japonaise ; je ne crois pas qu’elle compte un seul Européen parmi ses habitants. Ses théâtres et ses jongleurs sont fameux dans tout le Japon. Le faubourg, où sont situés les deux hôtels, contient d’innombrables maisons de thé et autres lieux d’amusement. Notre hôtel est juste au milieu d’une colline appelée Maruyama ; on y arrive par un escalier qui a l’air de conduire à un temple. Nous avons été reçus par les domestiques qui nous saluaient jusqu’à terre, mais qui n’articulaient pas un mot que nous pussions comprendre. Les chambres sont propres, confortables, garnies de lits et de lavabos ; la salle à manger possède une table, six chaises et plusieurs hibatchis. Chose plus extraordinaire ! Dans une des cloisons mobiles, tenant lieu de mur, figurait un morceau de verre, ce qui est tout à fait une innovation au Japon, où l’on ne connaît pas les fenêtres transparentes. De la véranda, on a vue sur les jardins, les temples, la ville de Kioto et sur les montagnes qui ferment l’horizon ; je ne me lassais point d’admirer ce spectacle.

À l’issue d’un luncheon très-bien préparé, nous sommes sortis pour voir le plus possible de la ville avant la nuit. Notre première visite fut pour le Temple de Gion, bel édifice, entouré de temples plus petits et de logements pour les prêtres. C’est là que s’arrêtaient les envoyés hollandais, lorsqu’après avoir traversé le pays en prisonniers, ils venaient payer le tribut annuel qui leur valait l’a permission de trafiquer avec le Japon. Toutes sortes de mauvais traitements leur étaient infligés ; on les faisait danser, chanter, sauter, imiter les ivrognes, pour amuser les gens de la Cour ainsi que le Mikado et l’Impératrice qui assistaient, derrière une grille, à ces ébats.

En sortant de ce temple, nous en avons visité d’autres ; puis, nous avons erré sous les grands conifères, essayant de découvrir la demeure de Sir Harry Parkes. Les chambres de sa maison étaient confortables ; seulement, les nattes et les cloisons en papier, qu’on y retrouvait comme partout, leur donnaient un aspect glacial. Il y avait dedans, des tables et des chaises, mais pas de lits : des couvre-pieds servaient à s’étendre, d’autres à mettre sur soi.

Je crains que Sir Harry n’ait eu bien des ennuis à cause du yacht. C’est le premier bâtiment du genre, qu’on ait vu au Japon, – à l’exception de celui donné, en 1858, par la reine Victoria, au Taïcoun, et consacré maintenant au Mikado – en sorte que les employés du gouvernement ne savaient pas de quelle façon ils devaient le traiter. – « Est-ce un bâtiment de guerre ? » – « Non. » – « Est-ce un navire de commerce ? » – « Pas davantage ; c’est un yacht. » Ils ne parvenaient pas à comprendre qu’un bâtiment pût n’appartenir ni à l’une ni à l’autre de ces catégories. Enfin, il a été décidé que, pour suivre l’exemple des autres nations, les employés japonais nous dispenseraient des formalités douanières et de l’amende de 60 dollars par jour, que paient les récalcitrants. Comme précédent à établir, la question avait de l’importance ; bien que j’imagine qu’il y aura peu de yachts qui s’aventureront jusqu’ici, à travers le Pacifique et le détroit de Magellan.

La nuit commençant à tomber, nous sommes retournés à l’hôtel. Le temps était froid ; hibatchis et lampes réchauffaient très-imparfaitement nos chambres en papier. Sir Harry Parkes est venu passer la soirée avec nous et nous a mieux renseignés sur le Japon, en deux heures, que nous n’aurions pu l’être après avoir lu maint gros volume : d’autant mieux que les livres qui traitent de ce pays où tout change si prestement, sont vite en arrière sur son histoire. Sir Harry a joué un rôle considérable dans la plupart des événements qui viennent de se dérouler dans ce coin du monde. Il nous a fait le récit des guerres de 1868 et des persécutions dirigées en 1870 contre les Chrétiens ; il a expliqué les causes qui ont amené la révolution, et indiqué les conséquences que celle-ci a eues pour le pays ; il a narré aussi son voyage à Kioto, pour forcer le Mikado, dès sa rentrée en scène, à sanctionner le traité qu’avait signé le Taïcoun, et qui n’avait plus de valeur depuis la chute de ce potentat. Tout cela nous a vivement intéressés.

Mercredi, 7 février. – Temps brumeux, mais moins froid que celui d’hier. Sir Harry Parkes et deux autres gentlemen sont venus nous chercher à neuf heures et nous avons repris, dans des jinrikishas, nos pérégrinations. Nous avons vu, d’abord, le Temple de Gion Chiosiu, dont parlent tous les voyageurs. Il a un intérêt particulier pour les Européens, puisque ce fut le séjour assigné aux représentants des puissances étrangères, quand ils firent leur première visite au Mikado, en 1868. Sir Harry nous a fait voir leurs appartements ; puis, nous avons assisté à la célébration d’un service religieux. Une douzaine de bonzes étaient assis en cercle, chantant, dans de gros livres, sur un ton monotone qu’accompagnait, de temps en temps, un coup de tambour ou de gong. On brûla de l’encens, on revêtit des ornements, on fit des processions, on adressa des prières à Bouddah pour qu’il intercédât auprès de l’Être suprême. J’ai été frappée de la ressemblance entre cette cérémonie et d’autres que j’ai vues dans certains pays catholiques.

Mon séjour au Japon a été trop court pour que j’aie pu en faire une étude sérieuse ; mais les temples m’ont vivement impressionnée, et j’ai des notes, sur mon carnet, qui les comparent aux temples des Juifs. D’où pourrait provenir une pareille ressemblance et quelle explication en pourrait-on donner ? Je n’en sais rien, mais je veux noter ici les points de rapprochement que j’ai relevés, laissant à d’autres le soin de les interpréter.

Le bois et le bronze sont les seuls matériaux qui entrent dans la construction des temples japonais, avec la pierre pour les soubassements. Ce furent également ceux qui servirent à construire le temple de Salomon.

Les temples japonais comprennent plusieurs enceintes, souvent au nombre de trois. De même, celui de Salomon.

Les collines, les bosquets sont les emplacements habituels des temples, au Japon, et on y arrive par une longue série de degrés. Généralement deux escaliers donnent accès au sanctuaire : l’un droit, long, escarpé pour les hommes, l’autre, moins raide, mais courbe pour les femmes. Or, on se souviendra, que ce fut le grand escalier du temple de Salomon qui frappa si vivement la reine de Saba.

Les temples japonais sont desservis par des prêtres spéciaux, portant des ornements, recourant à l’encens, aux cloches à la musique. De même, un personnel particulier était attaché aux temples juifs.

De petites châsses ou temples en miniature, appelés Tenno Samma ou « Maître du ciel », sont portés sur des brancards, dans les cérémonies japonaises. L’Arche d’alliance était portée de la même manière.

Le sanctuaire intérieur, ou Saint des Saints, est petit et a une forme cubique. Il est généralement détaché, derrière les autres parties du temple ; la porte en est fermée et il contient habituellement, non une image, mais une tablette : ce que les Japonais appellent un Gohei, ou morceau de papier, coupé de telle façon qu’il pend, en plis, de chaque côté. Or, dans les premiers âges de l’écriture, la tablette était le livre ; le style, la plume. La table sur laquelle la Loi fut écrite n’était qu’une représentation du livre, et la tablette ancestrale chinoise, ou toute autre tablette, dans un temple, n’en est aussi qu’une variété.

Ces Goheis sont si communs au Japon et occupent une place si importante dans tous les temples, que j’avais le vif désir de découvrir ce qu’ils avaient signifié, dans le principe. N’ayant pas réussi à élucider ce point, malgré de nombreuses questions, je me borne à suggérer que le Gohei peut être une certaine forme du livre, ou jouer le rôle de celui-ci : car le livre était chose sacrée chez les anciens, et ce qu’on appelle encore l’Arche dans les synagogues juives, contient simplement un livre.

Il y a deux religions au Japon, le Bouddhisme et le Sinto ; celle-ci est originaire du pays lui-même, l’autre vient de la Chine. Les deux cultes se sont un peu confondus, sous le double rapport des cérémonies et de la construction des temples ; les remarques qu’on vient de lire s’appliquent particulièrement au second. Tout dernièrement, le Sinto a été proclamé, par le gouvernement, la seule religion de l’État. Cette déclaration n’implique pas la suppression du Bouddhisme, mais elle équivaut, pour le moins, à sa séparation d’avec l’État. Les prêtres bouddhistes s’en plaignent beaucoup, disant que leurs temples ne sont plus aussi fréquentés qu’autrefois, que plusieurs, même, sont fermés. Des spéculateurs leur achètent leurs belles cloches de bronze, et les font transformer en pièces de deux sous et d’un sou. Les changements de croyance offrent d’étranges aspects, et celui-là est certainement curieux.

Nous avons erré dans les terrains attenant au temple, et gravi la colline, pour voir la fameuse cloche qui passe pour occuper le deuxième rang parmi les plus grosses du Japon. L’énorme mouton qui la frappe, fut mis en mouvement à notre intention, et le bronze rendit un son qui retentit dans toute la ville. À l’une des portes, il y a un curieux escalier conduisant jusqu’en haut ; là, au-dessus de la porte, figure un groupe, en bois sculpté et peint, de Bouddha entouré de douze disciples. Ils valent tous la peine qu’on grimpe pour les regarder.

De Chiosiu nous sommes allés directement au Temple de Nishni Hongangi, en traversant la ville ; mais nous avons dû, plusieurs fois, changer de direction ou faire halte, la route se trouvant barrée par les soldats, à l’occasion d’une visite du Mikado au tombeau d’un de ses innombrables ancêtres, réels ou imaginaires. Investi d’une autorité spirituelle, l’empereur japonais est astreint à remplir ses devoirs religieux pour garder son prestige, et ses ministres ont soin qu’il fasse souvent ses dévotions à un sanctuaire ou à un autre, pendant qu’ils s’occupent, eux, des affaires publiques. Tanjo et Ikawura sont partis, aujourd’hui, en grande hâte pour Tokio, sur le bruit que des troubles avaient éclaté dans le sud.

Nishni Hongangi est un des plus beaux et des plus grands monuments du genre que j’aie vus, quoiqu’une partie en ait été détruite par le mémorable incendie de 1864. Les portes sont superbes, ornées de chrysanthèmes sculptés. Le temple central est très-remarquable ; il est entouré de pièces plus petites, toutes décorées par les meilleurs artistes japonais d’il y a deux cents ans. On avait fait prévenir que le ministre anglais viendrait dans la journée, et tout était prêt pour nous recevoir. En divers endroits, même, des tapis avaient été étendus, pour nous épargner l’ennui d’avoir à nous déchausser. Malheureusement, le desservant principal était absent, ce que j’ai beaucoup regretté, parce qu’il appartient à la secte des Montos, la plus avancée du Bouddhisme. Plus d’une fois, il a déclaré à des Anglais que leurs principes religieux lui paraissaient si nobles et si éclairés, qu’il était convaincu qu’ils préparaient l’avènement d’une forme plus élevée du christianisme. Aveu bien surprenant dans la bouche d’un prêtre de Bouddah !

Après avoir examiné en détail, peintures, sculptures, laques, bronzes et jardins, nous avons quitté le temple et regagné la rue, en passant par plusieurs cours. On nous a menés alors à un autre magnifique jardin, espèce de parc en miniature, avec des lacs, des ponts, des rochers, des ruisseaux, des canaux et des pavillons, qui entourent un édifice bâti, au quinzième siècle, par le célèbre Taïcoun, Tako Sama. Là, encore, on se tenait prêt à nous faire accueil. Le feu était allumé ; des fleurs, des tapis s’étalaient en notre honneur ; des fruits et des gâteaux nous attendaient, avec des hibathis pour nous réchauffer. Nous avons parcouru toute la maison ; elle ressemble beaucoup aux maisons ordinaires d’aujourd’hui, tout en étant construite et décorée avec plus d’art.

Dans un autre quartier de la ville, où nous nous sommes rendus, on voit l’ancien palais du dernier Taïcoun, devenu une sorte de bureau de police. Il est bâti d’après le système des trois enceintes, à l’exemple de tous les yashgis, mais à une échelle très-différente de celle adoptée à Tokio. À l’issue de la dernière bataille, le dernier Taïcoun s’enfuit à son château d’Osaka ; il eût pu s’y maintenir indéfiniment ; au lieu de l’essayer, il préféra se rendre. Deux de ses ministres vinrent le trouver, et lui représentèrent qu’il ne devait pas seulement songer à lui, que le parti qui s’était dévoué à sa cause méritait de ne pas être abandonné. Si, après avoir donné de fausses espérances aux défenseurs du Siogounat, il se mettait maintenant à le trahir, il ne lui restait plus, ajoutaient-ils, qu’à s’ouvrir le ventre. Le Taïcoun n’adopta pas ce moyen extrême, bien que ses deux auxiliaires lui en donnassent l’exemple ; et il vit maintenant en simple particulier, aux environs de Tokio, s’amusant à chasser et à pêcher. On dit qu’il est possible qu’il fasse partie, un jour, du ministère du Mikado actuel. En attendant, il est redevenu l’humble serviteur de son seigneur et maître, pour ne pas dire son prisonnier.

Du palais du Taïcoun, nous avons été au Toshio, quartier de la ville qu’habitent le Mikado et ses proches, dans des palais, entourés de vastes jardins, enclos eux-mêmes de murs blancs. On nous a fait voir les meubles et les costumes de Tako Sama ; les sabres fameux de Yoritiome, appelés le « coupeur de genoux » et « le coupeur de barbes, » à cause de l’excellence de leur fil ; et divers autres objets extrêmement intéressants. Sir Harry Parkes a pris congé de nous à cet instant, et nous sommes allés luncher à l’hôtel, pour recommencer ensuite nos pérégrinations dans les temples, puis dans le centre de la ville, où demeure un marchand de bric à brac qui m’avait été recommandé.

L’extérieur de cette maison n’a rien d’engageant ; la boutique est petite et sale ; il fallut en enlever des paquets de haillons, pour nous permettre d’entrer. Mais une fois dedans, l’impression change. On nous a montré de vieilles étoffes brodées, et des quantités de costumes de cour, avec de superbes dessins en or, en argent et en soie. L’impératrice a treize dames d’honneur, qui ne portent jamais leurs robes de gala plus de deux fois et qui les vendent ensuite. De là, l’approvisionnement du marchand.

Partout où nous allions, nous étions suivis d’une foule nombreuse, mais parfaitement polie ; et, malgré les exhortations de l’officier qui nous escortait avec deux hommes, des gens couraient en avant, dire aux autres de se mettre à leurs portes pour nous voir passer. Il commençait à faire sombre et nous nous sentions fatigués ; nous avons donc interrompu notre promenade et gravi de nouveau le long escalier qui mène à notre hôtel. Ce soir, il y a une fête dans notre faubourg ; tout y est éclairé, et des bruits de danse et de tam-tam arrivent jusqu’à nous.

Nos emplettes sont arrivées après dîner, chacune accompagnée d’au moins quatre ou cinq hommes. Des marchands avaient entendu parler de notre présence dans la ville, et nous apportaient de nouveaux objets ; la chambre ressembla bientôt à un bazar. Il fut convenu que nos achats seraient livrés et payés à Kobé, et je n’ai aucun doute sur le soin qui en sera pris ; car, si les Japonais sont lents à conclure un marché, ils sont, par contre, d’une probité extrême dans son exécution : tout est enveloppé et emballé avec la plus grande attention ; rien n’est soustrait, ni oublié, quand même on saurait que les caisses ne seront pas ouvertes pendant des mois.

S’il faisait seulement un peu plus chaud, comme ce séjour serait charmant ! Mais le froid gâte tout. Ce soir, nous avons à choisir entre la perspective d’être à moitié gelés dans nos lits, et celle d’être asphyxiés par le charbon des hibatchis.

Jeudi, 8 février. – Le lever du soleil, au-dessus de la ville, avec de l’eau et des montagnes au second plan, a été magnifique. Dès huit heures, les abords de notre hôtel étaient encombrés de marchands venus pour nous offrir leurs curiosités. Mais nous n’avions pas le temps de les regarder, car le train qui nous a emmenés partait à neuf heures et demie.

Dès notre arrivée à Kobé, nous nous sommes rendus à bord pour recevoir les ministres étrangers et diverses personnes ; et la journée s’est terminée sans que nous retournions à terre.

Vendredi, 9 février. – Départ par le train de dix heures pour Osaka, que l’on a appelée la Venise du Japon. D’innombrables rivières et canaux la traversent dans tous les sens ; des bateaux se montraient, à tout moment, aux points les moins prévus, comme nos jinrikishas nous entraînaient dans les rues étroites et passablement puantes de la ville. Nous allions si vite qu’à diverses reprises, avant d’atteindre la Monnaie, j’ai craint que nous ne fussions projetés dans un canal, à l’un ou l’autre des brusques tournants que nos hommes ne manquaient jamais de franchir au pas de course. Nombre d’étalages en plein vent furent accrochés ; nombre de paniers furent culbutés ; mais leurs propriétaires se bornaient à les relever, ou à les changer de place, en entendant les cris qui annonçaient notre approche. Le marché au poisson exhale une odeur repoussante, qui se répand à des centaines de mètres de distance ; je m’étonne que les habitants n’aient pas même l’air de s’en apercevoir.

Nous sommes, cependant, arrivés sains et saufs à la forteresse et, ayant traversé le premier fossé sur un pont de pierre, nous avons trouvé, de l’autre côté, un corps de garde où l’on hésita, un certain temps, à nous laisser passer. Le château, dernier refuge du Taïcoun, est bâti sur le plan de tous les autres yashgis que nous avons déjà vus ; mais il est beaucoup plus fort, étant fait d’énormes pierres. On ne s’explique pas que le travail humain ait pu transporter, sur cette éminence, des blocs dont quelques uns ont 12 mètres de long sur 6 de large. Nous avons franchi les trois fossés et les trois enceintes ; celles-ci, remplies de casernes et de soldats. Au centre, il y a un puits et une petite tour carrée : derniers vestiges de la résidence personnelle du Taïcoun, qu’un incendie a détruite. La vue du haut de cette tour, sur la ville et sur la campagne, est très-belle. On y aperçoit les cours d’eau sans nombre qui sortent des montagnes et qui coulent dans l’Odawara, sur les bords duquel Osaka est située. Ce fleuve lui-même se voit jusqu’à la baie, et dans le lointain on distingue les montagnes de la Mer intérieure.

La Monnaie impériale, que nous avons vue ensuite, est un vaste et bel édifice à l’intérieur duquel règne, actuellement, une grande activité, en raison du retrait de toute la vieille monnaie et de son remplacement : double mesure décrétée par le gouvernement. La vieille monnaie se compose d’obangs et de shobangs, longs, minces et de forme ovale, valant depuis 10 francs jusqu’à 450 francs ; d’itchibouts rectangulaires, en argent ; et de pièces de cuivre, ovales, avec un trou au milieu. La nouvelle se fabrique sur le modèle européen ; elle est marquée en caractères anglais et porte des emblèmes japonais, tels que le phénix et le dragon. Quant aux procédés de fabrication, ils sont identiques à ceux de Londres.

Osaka a été, pendant longtemps, le grand entrepôt du commerce intérieur ; elle était regardée comme la « perle » des villes du Japon. Lorsqu’après la révolution, un hôtel des Monnaies y eut été construit, on songea à en faire la capitale de l’empire ; mais l’idée fut abandonnée, bien qu’il soit incommode et onéreux, pour le gouvernement, d’être aussi éloigné d’un établissement avec lequel le Trésor public a des rapports constants, surtout en temps de fonte et de refonte du numéraire. Maintenant, il n’y a presque plus de commerce à Osaka, vu la difficulté qu’éprouvent les gros navires européens à mouiller prés de la ville et les dangers que présente le passage de la barre. Les consuls et les ministres étrangers ont, de leur côté, quitté la place, préférant la nouvelle résidence de Kobé où ils sont plus en sûreté, puisque les bâtiments de guerre peuvent jeter l’ancre sous leurs fenêtres.

Il nous restait juste assez de temps pour circuler dans les vieilles rues et pour entrer dans quelques boutiques, avant l’heure du train. Osaka est renommée pour ses figures de cire et pour ses théâtres dont cinq, soit dit en passant, ont été complètement brûlés durant les dix-huit derniers mois, en même temps qu’un grand nombre de spectateurs. Tout récemment, nous a-t-on raconté, un directeur s’est avisé de représenter sur la scène, la mort d’un officier français de la marine marchande et de deux hommes, lâchement et cruellement assassinés. Les consuls d’Angleterre et de France protestèrent auprès du gouverneur, qui promit d’interdire la représentation et de faire enlever les affiches. Mais ses ordres ne furent pas obéis ; car, le lendemain, on rejouait la pièce et les affiches restaient en place. Alors, des matelots français qui les virent, voulurent les arracher ; leurs officiers, qui heureusement les accompagnaient, s’employèrent à les contenir ; on télégraphia aux consuls, qui accoururent immédiatement et retournèrent chez le gouverneur. Cette fois, ce fonctionnaire envoya des soldats enlever les affiches et occuper le théâtre, et l’incident n’eut pas de suites. Nous étions de retour à Kobé vers sept heures.

Samedi, 10 février. – Nous devions aller ce matin à Arrima, village situé dans la montagne, au milieu de plantations de bambous ; on y trouve des sources minérales et des bains chauds, où les gens se baignent à la mode d’autrefois. Le temps était si mauvais que nous avons renoncé à cette excursion. Notre journée s’est donc passée tout simplement entre Kobé et Hiogo. Les enfants ont été acheter des jouets ; moi, je suis allée revoir le temple aux singes et au cheval blanc. Nous avons fait aussi une nouvelle tournée chez les marchands de bric à brac. Tous ont des choses curieuses à montrer, et il y en a quelques-uns qui sont à la tête de vrais musées. Mais il est difficile d’obtenir qu’ils exhibent leurs raretés, à moins qu’on ne soit accompagné d’une personne de la ville ou de leur connaissance. Dans ce cas, ils vous introduisent dans leur arrière-boutique ; puis, d’une armoire à l’épreuve du feu, ils extraient tout un tas de petites boîtes baroques et de sacs mystérieux, contenant les curiosités qu’ils sont chargés de vendre ou qu’ils ont achetées. Lorsqu’on désire avoir des objets bien faits et vraiment japonais, il est absolument inutile de les chercher dans les grands magasins ; là, on ne trouve que des articles spécialement fabriqués pour les marchés européen et américain.

Je suis heureuse d’entendre dire que le docteur Dresser est ici, faisant des conférences et des lectures pour rattacher les Japonais aux traditions artistiques qui leur sont propres et dont ils tendent à s’écarter. Il est certain que l’art est en décadence dans le pays, et que les vieilles choses y sont bien supérieures aux nouvelles. Un véritable artiste japonais ne se répète pas ; il ne fait donc jamais une paire de quoi que ce soit. Ses dessins s’harmonisent, généralement ; ses vases se ressemblent, plus ou moins ; mais ils ne sont jamais identiques l’un à l’autre. Il suit sa fantaisie, jette un bouquet ici, met un oiseau par là, plante, sème des fleurs plus loin, sans se demander si ces dessins occupent la même place que sur l’objet qu’il vient d’achever. Aujourd’hui, tout se fait par paires, sinon par douzaines et par centaines.

Il y a de très-beaux baniams à Hiogo ; mais on ne peut pas les acheter, parce qu’ils appartiennent à des particuliers. Un, que j’ai vu tout à l’heure, avait la tête derrière la queue, en ce sens que celle-ci se partageait de façon à venir retomber de chaque côté du cou. L’effet était extraordinaire, et je ne m’explique pas comment la pauvre bête peut respirer, boire et manger. Les petits chiens japonais pullulent, mais on ne les voit pas à leur avantage par le temps froid, et il serait bien difficile d’en ramener en Angleterre. J’ai acheté à Yokohama de très-beaux baniams, et une pleine cage de rice-birds . Ce sont de ravissantes petites créatures, ressemblant à un gros grain de riz, amplifié, muni d’un bec et de pattes. Elles passent leur temps à se baigner et à gazouiller ; quelquefois j’aperçois leurs vingt-cinq petites têtes sortant du même nid. Comme elles ont bien supporté le froid jusqu’à présent, j’espère qu’elles pourront faire la traversée. Nous avons aussi à bord des canards-mandarins, des poissons à deux queues, dorés et argentés, enfin les oiseaux de l’équipage. Il y en a bien une centaine ; mais ils ne paraissent sur le pont que les jours de beau soleil et je me demande où nos matelots peuvent les nicher, s’ils ne les logent pas dans leurs cabinets japonais.

Dimanche, 11 février. – Deux officiers japonais se sont présentés à bord, ce matin, porteurs d’un message auquel personne n’a rien compris. Toutefois, en voyant les autres bâtiments pavoisés, nous avons deviné qu’ils venaient nous prier de faire de même, et Tom s’est rendu sur le Thabor, navire de leur nation, pour emprunter un pavillon. Tout était sens dessus dessous, à bord. On vient de recevoir, de Kiusiu, la nouvelle que les rebelles ont réuni des forces imposantes et qu’ils se sont emparés de plusieurs navires. Le Thabor, le Mihu Maru et trois autres bâtiments vont partir pour Nangasaki.

L’amiral japonais et quelques-uns de ses capitaines sont venus nous voir dans l’après-midi. Nous avons reçu également l’amiral français et son état-major. Des visites d’adieu, au cours desquelles nous avons vu une très-belle collection de porcelaines de Satsuma, ont achevé de remplir notre journée.

Share on Twitter Share on Facebook