CHAPITRE XXI LA MER INTÉRIEURE

Lundi, 12 février. – Les feux ont été allumés à quatre heures, et, deux heures plus tard, nous sortions lentement de la belle baie de Kobé, à la vapeur. Le temps était clair, mais très-froid, et la brise, qui nous était contraire, devint peu à peu si forte, qu’une fois dans le détroit d’Akashi, le yacht avançait à peine. Il n’y avait pas beaucoup de mer ; mais le vent suffisait à entraver notre marche, au point que nous ne filions qu’un nœud, après en avoir fait neuf en partant. Après avoir lutté pendant plusieurs heures, tant dans le détroit que dans l’Harima Nada, Tom s’est décidé à rebrousser chemin, et nous nous sommes bientôt retrouvés à l’ancre devant Kobé. Ce retour n’a pas été sans présenter de grandes difficultés de manœuvre ; avec le vent et le courant, on avait de la peine à gouverner le yacht, au milieu des nombreux navires au mouillage. Une fois, Tom a cru que nous étions échoués, car nous n’avancions pas et la machine tournait à toute vitesse.

Nous avons profité de ce retour forcé pour aller voir une petite cataracte, à mi-chemin du Temple de la Lune. Le sol était couvert de neige en maint endroit ; l’eau était gelée sur les bords ; des glaçons, longs de 2 mètres, pendaient le long de la cascade. Néanmoins, de chaque côté, on rencontrait des camélias et des arbres à thé, couverts de fleurs rouges et blanches, des orangers chargés de fruits ; des fougères-capillaires, des fougères de serre, des piérides, à côté de bambous, de palmiers et de ricins. L’ordre de la végétation semble être renversé, comme beaucoup d’autres choses, dans cet étrange pays. En Angleterre, ces plantes exigeraient des serres, ou au moins des abris ; ici, elles bravent la gelée et la neige.

Mardi, 13 février. – Le vent est tombé au coucher du soleil et la nuit a été calme. Tom a donc fait allumer les feux à quatre heures, dans l’intention de partir. Mais la brise a repris bientôt, avec toute sa violence d’hier, en sorte qu’au lieu de lever l’ancre, nous sommes allés au village d’Arrima.

Le froid était intense et les pauvres gens de nos jinrikishas grelottaient, en nous attendant près de leurs voitures. Mais, dès que nous fûmes en route, ils nous menèrent d’un tel train qu’à la première halte ils enlevaient leurs vêtements, pendant que, nous, nous parvenions, difficilement, à ne pas trembler dans nos fourrures. Nous leur laissâmes le temps de prendre leur thé chaud et leur bol de riz ; par la même occasion, ils renouvelèrent leurs sandales de paille, au prix de deux centimes la paire.

C’est aujourd’hui le premier jour de l’an, au Japon. Les autels des maisons et ceux le long de la route sont décorés ; dessus, sont déposées des offrandes de riz et de saki, destinées aux âmes des trépassés qui passent pour revenir ce jour-là et qui sont censées se nourrir non pas de la substance, mais de l’essence de ces présents. Le chemin que nous avons suivi est très-joli ; il longe les vallées, contourne des collines et passe auprès de villages dont les habitants, laissant là leurs repas ou leurs jeux, se précipitaient pour nous regarder. J’ai vu des enfants courir, devant nous, à toutes jambes, pour se ménager un bon poste d’observation ; d’autres s’enfuyaient en criant, comme effrayés par notre approche. Le vêtement bleu foncé, bordé de rouge, avec des fleurs dans les cheveux, dominait dans tout ce monde. Des perruques de poupées, que je me suis procurée, reproduisent très-exactement les différents genres de coiffure.

Nous fûmes à Arrima au bout de trois heures. C’est un village situé au cœur des montagnes, au point de convergence d’une douzaine de vallées, dans une situation merveilleuse. D’un côté, il y a des sources minérales ; de l’autre, une rivière ; autour, de magnifiques bambous. Les habitants des différentes vallées gagnent leur vie en fabricant toutes sortes d’ouvrages avec ce bois : des boîtes, des paniers, grands et petits, grossiers et fins, unis ou peints, des brosses, des tuyaux de pipes, des cannes, des raquettes, des volants, des cuillers, des fourchettes, des lampes, des berceaux, etc. Après avoir parcouru les rues et admiré la vue dont on jouit du pont qui traverse la rivière, nous sommes entrés dans une maison à thé, tenue par un bonze. Il parut charmé de nous voir et nous accabla de salutations et de poignées de main. Sa maison est jolie, propre, bien tenue, avec un charmant petit jardin orné de temples lilliputiens et de ponts de glace que la gelée, plus que la main de l’homme, s’est chargée d’installer. Quelques morceaux de bois et de pierre habilement disposés, quelques feuilles de fougère, gracieusement arrangées, et un petit filet d’eau, produisaient des effets de palais de cristal, dignes d’un pays de fées. Si seulement l’une d’elles, d’un coup de sa baguette, pouvait prolonger la durée de tout cela, quel ravissant tableau on aurait cet été ! Le panier contenant nos provisions de bouche fut ouvert, et le brave prêtre prit la peine de réchauffer lui-même notre luncheon. Il avait une bouteille de vin de Porto, qu’il déboucha en notre honneur. C’était un excellent homme, courtois, complaisant au possible ; et s’il fut ravi du petit souvenir que nous lui donnâmes, nous avons trouvé, nous, que cette rémunération de ses peines nous laissait encore ses obligés.

Nous avons vu les bains publics : deux réservoirs oblongs où tombe l’eau minérale, jaune, épaisse, chargée de fer, à une température de 44°. Ils sont couverts, et une sorte de galerie en fait le tour. On dit que, dans la belle saison, les gens du pays s’empilent comme des harengs dans cette piscine, sans distinction de sexe, pendant que ceux qui attendent leur tour, les regardent du dehors. Aujourd’hui il n’y avait que deux baigneurs, plongés dans l’eau jusqu’au menton. Comme ils avaient laissé leurs vêtements chez eux, ils auront traversé les rues tout nus, malgré le froid.

L’heure commençait à avancer. Après avoir visité les principales boutiques d’ouvrages en bambou, nous avons appelé nos hommes qui prenaient leurs repas dans une maison de thé. Chacun avait devant lui sa petite table, sa pipe, son hibatchi, et huit à dix plats séparés ; plats peu appétissants, sans doute, mais propres et bien apprêtés. Nous n’avons pas été mieux servis à notre dîner de Yokohama. Avec quelle dextérité ils maniaient leurs bâtonnets, et comme tous leurs ustensiles restaient nets, après avoir fait leur office !

Partis à quatre heures d’Arrima, nous étions, vers sept heures, à l’hôtel, d’où nous sommes retournés sur le yacht, à l’issue d’un excellent dîner.

Mercredi, 14 février. – Les feux ont encore été allumés de grand matin ; mais avant même que nous ayons de la vapeur, le vent s’est levé et notre départ a été ajourné à ce soir. Dans cette prévision, nous sommes allés nous amarrer sur une bouée, en dehors des navires, de façon à prendre le large plus facilement. Le vent tombe généralement avec le jour ; Tom espère qu’en choisissant cet instant pour partir, nous aurons franchi la plus mauvaise partie de la Mer intérieure, avant que la brise revienne avec le lever du soleil.

Après le premier déjeuner, nous sommes descendus à terre, pour nous disperser aussitôt, un peu de tous côtés. Notre petit monde a été voir un cirque. J’ai fait, moi, une promenade, autour de la ville, dans une voiture attelée de deux poneys d’Hakodadi, et j’ai rejoint les enfants, comme ils sortaient de leur séance, dont ils paraissaient enchantés. Mabelle, le consul et moi, nous avons pris, alors, des jinrikishas pour nous conduire dans Hiogo, à un théâtre japonais. Les rues étaient remplies de gens en fête : car, si la journée d’hier était « le premier de l’an » des Japonais, celle d’aujourd’hui est « le premier de l’an » des Chinois. Au théâtre, même affluence ; les spectateurs s’asseoient sur leurs talons, avec leur boîte de chow-chow auprès d’eux et leur hibatchi pour se chauffer. La représentation dure quelquefois dix ou douze heures, coupées de courts entr’actes ; et des familles entières, soucieuses de n’en rien perdre, s’établissent dans la salle pour la journée. Autant que j’en ai pu juger, les acteurs ne sont pas mauvais ; ils ont, dans tous les cas, de magnifiques costumes.

En revenant au consulat, nous y avons trouvé le chef de la police de la colonie étrangère, qui venait prévenir que des patrouilles de soldats japonais, parcouraient les rues, la baïonnette au canon. Le gouverneur a été informé qu’un parti de rebelles occupait les hauteurs derrière la ville, et il a requis le concours des navires de guerre pour protéger les habitants. On ne croit pas, pourtant, qu’il y ait d’attaque ici. Le plan des insurgés paraît être de se rapprocher d’Osaka, où l’on attend le Mikado, pour s’emparer, du même coup, de sa personne et du trésor.

À mon retour sur le Sunbeam, on était prêt à prendre la mer ; mais le vent nous a encore contraints à ajourner le départ à demain matin. Nous roulons beaucoup. En passant dans le couloir qui longe la chambre des machines, j’ai fait un faux pas ; mon pouce s’est pris dans une porte qui battait, et je ne l’ai retiré qu’affreusement écrasé. Le pansement a été douloureux, parce qu’il a fallu que le docteur s’assurât qu’il n’y avait rien de brisé ; je me suis évanouie durant l’opération. On m’a enfin mis dans mon lit, et une forte dose de chloral a fait diversion à la douleur.

Jeudi, 15 février. – Je crois qu’il faut avoir passé par là, pour pouvoir mesurer le saisissement et l’angoisse qu’on éprouve, en sortant d’un sommeil profond, et en voyant autour de soi une fumée épaisse, du milieu de laquelle surgit le cri « au feu ! »

À deux heures et demie du matin, j’ai été réveillée de cette façon. M. Bingham nous criait de nous lever ; des bouffées de fumée sortaient de chaque côté de l’escalier qui conduit aux cabines ; j’étais si accablée par le chloral et par mon mal, qu’il me fallut quelques instants pour me rendre compte de ce qui se passait. Ma première pensée fut pour les enfants, mais on avait déjà songé à eux. Ils étaient sous le rouf, enveloppés dans des couvertures et à l’abri de tout danger, du moins immédiat. Pendant ce temps, M. Bingham jetait de l’eau tant qu’il pouvait, et Tom donnait l’ordre de visser le tuyau sur la pompe. On craignait d’ouvrir quoi que ce fût, pour voir où était le feu, de peur de créer un courant d’air qui aurait fait jaillir les flammes. Mais dès qu’Allen parut avec l’ « extincteur » sur son dos, et un matelot avec le tuyau, on eut vite reconnu que c’était par le logement de M. Bingham qu’il fallait attaquer l’incendie et on réussit assez rapidement à l’éteindre. Je passe sur les détails de cette dernière partie de l’incident ; mais je dois signaler les services exceptionnels qu’a rendus l’extincteur. C’est une invention précieuse, particulièrement à bord d’un yacht, où il y a tant de coins et de recoins qu’il serait impossible d’atteindre avec les moyens ordinaires.

Un feu trop fort dans la chambre des enfants est là cause de l’événement. La cloison, près de la cheminée, s’est échauffée ; le bois s’est carbonisé lentement, et il y avait déjà plusieurs heures que l’incendie couvait, en se propageant, quand la nourrice s’est réveillée et a donné l’alarme. Les enfants ont été d’un calme surprenant. Lorsque le docteur a pris les deux plus petits sous ses bras pour les emporter sous le rouf, ils n’ont ni pleuré, ni crié, et quand je suis allée les voir, Muriel m’a dit : « Maman, s’il y a le feu à bord, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux qu’Emma nous menât à terre, baby et moi, pour que nous ne gênions pas ? Nous mettrions nos ulsters, afin de n’avoir pas froid dans le canot. » C’est la troisième fois dans leur jeune existence, qu’on les emporte, la nuit, à cause d’un incendie, si bien que j’imagine qu’ils commencent à s’y habituer.

À trois heures et demie tout danger était écarté, et à quatre heures nous quittions Kobé. Le vent était encore fort dans le détroit d’Akaski, mais moins que précédemment. Il faisait froid ; dans un lieu abrité, le thermomètre marquait 1° au-dessus de zéro ; la brise qui, soufflait des montagnes, coupait comme un couteau. Nous sommes tous d’accord pour trouver que la vue des côtes a trompé notre attente. Pas de végétation sur le flanc des collines ; rien que des versants arides et déserts. Toutefois, les contours des chaînes des montagnes sont vraiment beaux, et leur ensemble ne manque pas d’une réelle grandeur.

Après avoir franchi le détroit, nous avons traversé l’Harrima Nada, – partie un peu plus large de la Mer intérieure ; ensuite, nous nous sommes engagés dans le dédale des îles et des canaux. Comme il y en a trois mille, on comprend la difficulté qu’offre la navigation de ces parages. Les courants et les marées sont forts ; les roches sous-marines abondent ; le marin doit être constamment sur ses gardes. Tout le monde, à Yokohama, avait engagé Tom à prendre un pilote.

Nous avons vu, dans la journée, l’île de Yoken San, avec son pic de neige au fond, et un joli petit village au premier plan. Le yacht a passé entre Oki Sama et Le Sama, gouvernant droit sur la petite île pointue d’Odutsi ; une fois le feu de Nabae Sinaon Yo Sina reconnu, il a fait divers coudes pour éviter deux récifs au large de Siyako et d’Usi Suria, et a atteint ainsi la passe Saint-Vincent. Un nouveau détour lui a fait éviter le banc du Conqueror, et à huit heures et demie il jetait l’ancre à Imo Ura, dans l’Hurusima. Tom était sur le pont depuis cinq heures du matin et nous nous ressentions tous, plus ou moins, des émotions de la dernière nuit.

Vendredi, 13 février. – Nouveau départ à quatre heures du matin. Le temps est un peu moins froid et la côte beaucoup plus belle. Nous avons encore eu un commencement d’incendie, toujours parce qu’on fait trop de feu dans les cheminées. Cette fois, c’est le plafond du magasin aux provisions qui a souffert, en raison de son contact avec un foyer qu’on avait laissé rougir. Des caisses de conserves ont été brûlées ; mais le mal a été promptement découvert et rapidement enrayé.

Samedi, 17 février. – Le yacht a mouillé à trois heures du matin près du phare d’Isaki, attendant le jour pour s’engager dans le détroit de Simonoseki. Quand nous avons remis en route, le vent avait fraîchi ; si bien qu’une fois devant la ville qui donne son nom au détroit, nous avons jeté l’ancre près de deux navires de guerre, partis avant nous de Kobé mais retenus maintenant comme le Sunbeam, et pour la même raison.

Simonoseki n’étant pas un port ouvert au commerce européen, grande fut notre surprise de voir, mouillé auprès de nous, un bâtiment de la Nouvelle-Écosse, appelé la Mary Fraser. Nous allâmes dans un canot, demander au capitaine s’il croyait qu’on pût communiquer avec la terre et s’y procurer des provisions ; il s’offrit à nous accompagner et à nous servir d’interprète. Une foule énorme nous entoura dès que nous eûmes débarqué, et nous accompagna partout où nous allions. Entrions-nous dans une boutique, elle nous attendait dehors ; disparaissions-nous dans le fond d’un magasin, elle s’approchait de la porte pour mieux nous voir. Quelquefois même, la curiosité la poussait jusque dans l’intérieur de la maison ; et comme un Japonais n’entre jamais nulle part sans ôter ses chaussures, d’amusantes mêlées se produisaient lorsqu’il fallait retrouver son bien au milieu de deux ou trois cents paires de sabots abandonnées à l’extérieur, avec la préoccupation de ne pas perdre notre piste. Je crois que le grand succès de la journée a été pour Muriel et pour moi. On ne cessait de nous regarder, et depuis on m’a dit que c’était la première fois qu’une Européenne paraissait à Simonoseki. Ainsi que je l’ai dit, ce port n’est pas compris dans les traités, et, à l’exception des bâtiments de guerre, aucun navire ne peut communiquer avec la ville, sans une permission spéciale qu’on accorde difficilement ; le seul résident européen est l’employé de la ligne télégraphique, qui traverse le détroit un peu plus haut. Simonoseki est la clef de la Mer intérieure ; des forts en défendent l’entrée, et nous avons vu beaucoup de soldats patrouillant dans les rues pleines de boue et de neige, ou retournant aux temples qui servent de casernes. Autrement, la ville ressemble à toutes celles que nous avons déjà visitées.

Nous avons regagné notre embarcation, toujours suivis de la même foule. Mon manteau en sealskin et ma robe de serge excitaient une telle curiosité que je sentais, à tout instant, des mains frôler doucement mon dos. À bord, des officiers sont venus nous dire qu’aux termes des traités, nous ne pouvions rien acheter qu’avec leur permission et par leur intermédiaire. Nous nous sommes empressés d’accepter cet arrangement, et nous leur avons fait les honneurs du yacht, pour les dédommager de leur peine.

Lundi, 19 février. – Il a fait une véritable tempête de neige hier ; impossible de songer à se mettre en route. Ce matin, le vent soufflait plus fort encore ; et, comme nous n’avons pas de temps à perdre, Tom s’est décidé à rebrousser chemin pour prendre le chenal de Bungo, entre les îles Sikok et Kiusiu, évitant ainsi le détroit de Simonoseki où nous aurions eu vent debout. Nous voici, pour deux jours, à l’abri de Kiusiu et des îles Linschoten et Loutchou, ce qui nous assure un peu de calme. En outre, gouvernant au sud, nous échapperons bientôt à cet horrible temps.

Le seul mauvais côté de ce plan est qu’il nous fait perdre l’occasion de voir Nangasaki. Par elle-même, cette ville n’a rien de bien curieux ; mais elle occupe une position charmante, et elle évoque tant de souvenirs historiques que j’eusse aimé à m’y arrêter. Notre nouvelle route nous écarte aussi de Shanghaï (ou Chang-haï). Tom en est contrarié parce qu’il aurait été curieux de causer avec les négociants de ce port, qui a une importance commerciale considérable. J’avoue que je le regrette moins. Il fait très-froid à Shanghaï dans cette saison ; et j’ai hâte de me trouver sous des latitudes plus chaudes, où j’aurai chance de ne plus tousser. Ce soir, au coucher du soleil, nous débouchions dans le Pacifique avec beau temps, belle mer et jolie brise.

Mardi, 20 février. – Le thermomètre a déjà monté de 20 degrés. Il faut voir tout le monde accourir sur le pont, pour se chauffer au soleil. Hommes, enfants, oiseaux, animaux, c’est à qui aura sa part de cette bienfaisante chaleur. Une des oies d’Hawaii est morte ; je le regrette d’autant plus qu’il n’est pas possible de la remplacer, et que c’était la première qu’on eût jamais exportée. Le petit cochon de l’île de la Harpe va bien. Il est resté blotti dans une boîte pleine de paille, pendant toute la durée de notre séjour dans le Nord ; mais on prétend que le froid a arrêté sa croissance.

Nous n’avons fait qu’apercevoir des îles toute la journée ; il y en avait parfois six ou sept en vue, au même moment. La plupart sont des volcans éteints ; quelques-unes renferment des cratères en pleine activité, comme l’attestaient les flocons de fumée que nous voyions sortir de leurs sommets coniques. Le vent est complètement tombé ; depuis ce matin nous naviguons à la vapeur.

Mercredi, 21 février. – Continuation du calme ; mais, en revanche, ciel bleu, soleil brillant, atmosphère chaude. Nous avons dépassé, pendant la nuit, Suwa-Sima, Akuisi-Sima et Yoko-Sima. Vers le soir, la brise s’est levée ; on a éteint les feux, largué les voiles et nous filons maintenant dix nœuds, sur une mer tranquille.

Jeudi, 22 février. – La brise s’est soutenue la nuit et une grande partie de la journée. À midi nous avions fait 220 milles. Tout le monde a arboré ses vêtements d’été ; au ratatinement de nos personnes, causé par le froid des précédentes journées, succède une sorte d’épanouissement que chacun ressent avec délices.

Je ne conseillerai jamais d’aller voir le Japon durant l’hiver : d’abord, parce qu’on le voit mal, ensuite, parce qu’on y est si peu outillé contre le froid, en dedans et en dehors des maisons, que le voyage devient une vraie souffrance. Mais les amateurs curieux de connaître ce pays, feront bien de se hâter, car tout y change avec une étonnante rapidité. À moins d’un revirement du sentiment public, revirement aboutissant à faire fermer les ports aux étrangers plus strictement qu’ils ne l’étaient lors des premiers traités, on peut compter que, dans trois ans, il ne restera plus grand’chose, au Japon, qui n’ait le cachet européen. Une pareille réaction, ne semble pas, du reste, impossible. Nous n’importons rien au Japon, dont les habitants aient réellement besoin ; leurs exportations sont peu considérables ; ils auront bientôt appris de nous tout ce que nous pouvons leur enseigner. J’ai vu bien des mécaniciens européens attachés à des bâtiments japonais ; tous déclarent que les gens du pays s’assimilent ce qu’on leur montre avec une surprenante facilité, et ils ajoutent qu’à leur avis il n’y aura pas, d’ici à quelques années, un seul étranger employé au Japon, parce que les Japonais n’auront plus besoin de ce concours. Il est. à remarquer, en outre, que si le gouvernement accorde aujourd’hui des traitements élevés aux Européens qu’il appelle à son service, ces avantages sont limités à un nombre déterminé d’années. Quand l’engagement est expiré et que les élèves ont appris à se passer du maître, celui-ci devient ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Telles sont les considérations que j’ai entendu développer. L’opinion qui en découle n’est pas, du reste, celle de tout le monde, et l’impression contraire a rallié devant moi d’énergiques partisans. Toutefois, les renseignements que je viens de mentionner me portent à incliner du côté de la première.

Vendredi, 23 février. – Encore une belle journée : le vent est tombé dans l’après-midi, et le yacht a mis en marche à la vapeur. Un peu après sept heures, tandis que nous dînions, notre table a éprouvé, tout à coup, une forte secousse, suivie du bruit de la pluie tombant à torrents sur le pont. Un grain venait de fondre sur nous à l’improviste, et avait emporté les voiles hautes, avant qu’on eût eu la possibilité de les serrer. Ce fut le signal d’un changement de temps ; le vent se mit à souffler très-fort, et, même avec des ris dans notre voilure, nous filions de 10 à 12 nœuds.

Samedi, 24 février. – Nous avons presque navigué entre deux eaux aujourd’hui, car la mer n’a pas cessé d’embarquer : pas en grande quantité, il est vrai, mais suffisamment pour que tout fût humide sur le pont. À une heure et demie on a reconnu et relevé l’île d’Ockseu. Comme le soleil a négligé de se prêter aux observations astronomiques, et que les courants sont forts et variables dans cette région, ce relèvement vient à propos. Pendant la nuit, le vent a un peu diminué ; nous avons pourtant gardé une vitesse moyenne de 9 à 10 nœuds.

Dimanche, 25 février. – Grande amélioration dans le temps. À huit heures, nous avions fait 299 milles, depuis la veille à pareille heure. Nous avons croisé un steamer, un petit brick et plusieurs jonques chinoises. Vers midi, une jonque nous a fait des signaux et a détaché un petit bateau qui s’est approché du yacht. C’était un pilote qui venait offrir ses services, et il a paru visiblement désappointé quand nous les avons déclinés ; mais Tom préfère piloter lui-même son navire. L’embarcation ne valait guère mieux que celle des habitants de la Terre-de-Feu et de la Patagonie.

La température est moins agréable, quoique nous soyons sous les tropiques ; je suppose que cela tient à la mousson de nord-est. Ce soir, nous sommes tout près de la terre ; on mouillera demain, de grand matin, devant Hong-kong.

Lundi, 26 février. – L’entrée de Hong-kong est difficile. Là passe est longue, et si étroite en quelques endroits qu’on se croirait dans une gorge de montagne, avec des collines arides et rocailleuses de chaque côté ; mais la combinaison de la couleur bleue de l’eau avec les teintes rouge, brune, jaune des collines est d’un très-bel effet.

Il y a toujours un grand nombre de navires au mouillage devant Victoria, sans parler des sampans et des jonques, et il faut beaucoup de prudence et de coup d’œil pour passer au milieu de cette forêt de coques et de mâts. Les jonques sont bien ce que j’ai vu de plus étrange, en fait de choses flottant sur l’eau. L’arrière est démesurément élevé ; les voiles, quelquefois en soie, bouffent comme une robe de bal ; le pont est tellement encombré de personnel et de matériel, qu’on ne comprend pas qu’aucune manœuvre y soit possible. Elles sont, du reste, plus pittoresques que les jonques japonaises, et tiennent beaucoup mieux la mer. Les sampans sont de longs bateaux, pointus aux deux extrémités et pourvus d’une petite tente ou bâche. Ils ont beaucoup de profondeur, à tel point que l’on peut ménager, dans le fond, une place pour le foyer, une autre pour l’autel, une troisième pour les enfants. Des familles entières passent leur existence là-dedans. Jamais je n’oublierai mon étonnement quand, un matin, de bonne heure, allant à terre dans une de ces barques, une main souleva ce que je croyais être le fond, et que j’aperçus trois ou quatre bambins, empilés comme des harengs, pendant que cinq ou six autres têtes apparaissaient sous les bancs. La mère rame généralement avec son dernier né suspendu derrière son dos, et un autre dans ses bras, qu’elle exerce déjà à manier l’aviron. Un enfant commence à ramer tout seul, lorsqu’il a environ deux ans. On attache une gourde au cou des garçons, dès qu’ils naissent, en guise de ceinture de sauvetage. Pour les filles, on prend moins de précaution, les Chinois trouvant avantageux d’en perdre une ou deux, de temps en temps. Il y a, dans les sampans, des êtres qui n’ont jamais posé le pied à terre : cette vie perpétuelle sur l’eau est un des traits les plus extraordinaires des mœurs du pays. En revanche, tout bâtiment qui arrive est assiégé par ces bateaux, et leurs hôtes grimpent sur le pont comme dans une ville conquise. Nous avons dû faire jouer une pompe, pour nous en délivrer.

Le quai où l’on débarque est magnifique ; il va d’un bout à l’autre de la ville. C’est là que sont situés la plupart des grands magasins, des maisons de commerce et des comptoirs. Les rues sont larges, bien alignées ; les maisons sont en pierre, avec des vérandas et des arcades ; on rencontre, à tout instant, des soldats et des matelots anglais ; sans les palanquins et les coolis chinois, on se croirait en Angleterre. Il est vrai que l’on est précisément, ici, dans l’une des dépendances de sa Couronne.

Nous voulions laisser le yacht ici et nous rendre, nous, à Canton ; mais il paraît qu’il n’y a pas un seul hôtel sortable dans cette ville, ce qui nous contrarie bien. Le Sunbeam a très-bon air, peint en blanc ; toutefois, cette couleur a l’inconvénient de se salir vite, et elle a grand besoin d’être renouvelée après tous les mauvais temps que nous avons eus. Or, cette opération ne peut guère se faire, tant que nous sommes à bord. Nous voici donc forcés d’emmener le yacht, faute d’être assurés d’un autre gîte ; et comme il cale trop d’eau pour naviguer sur la Perle, autrement qu’à marée haute, il nous faudra deux ou trois jours pour une traversée qui ne prend pas plus de trois heures aux bateaux à vapeur employés entre Hong-kong et Canton. Enfin, d’ici à notre départ, Tom trouvera peut-être moyen d’arranger tout cela.

Pour la première fois, j’ai entendu parler l’anglais qui se baragouine ici. Rien n’est comique comme de rencontrer dans la bouche de graves marchands, des expressions et des constructions de phrases qu’un bébé, mal éduqué, ne se permettrait pas. Ce charabia s’appelle « l’anglais des affaires » ; la plupart des Chinois de cette région le parlent couramment, et ne comprennent rien à l’anglais ordinaire. « Take piecey mississy one piecey bag topside », semble, pourtant, aussi difficile à comprendre que « Take the lady’s bag upstairs » (portez le sac de Madame là-haut). Cependant, l’intellect des Chinois trouve l’un plus facile que l’autre.

L’Hôtel du Gouvernement occupe le haut de la colline, sur le versant de laquelle s’élève Hong-kong ; c’est un beau monument, d’où la vue domine un immense horizon, dans toutes les directions. Après avoir inscrit nos noms sur le registre du Gouverneur, nous sommes allés voir les courses ; elles se terminent aujourd’hui, après s’être succédé durant quatre jours, et l’on annonce, pour ce soir, un grand bal, qui en sera le couronnement. Marins, soldats, Chinois, Parsis, Juifs, voitures, chaises à porteurs et palanquins se pressaient sur la route qui conduit à la petite vallée où l’on a établi la piste. La grande tribune a un aspect très-pittoresque, avec son toit en chaume, ses vérandas et ses stores ; l’intérieur, très-bien installé, contient les meilleurs sièges qu’on puisse souhaiter.

Les courses de Hong-kong sont un véritable événement ; on y vient de Canton, de Shanghaï, de Macao et de maint autre endroit. Tout le monde s’y connaît, et l’on paraît heureux d’avoir cette occasion de se revoir. Les petits poneys chinois sont bien drôles, courant comme des cerfs avec de grands cavaliers dont les jambes touchent le sol. Les chevaux australiens sont, aussi, très-intéressants. Mais l’incident le plus amusant est la course de poneys chinois, conduits par des enfants chinois : jamais écuyers ne seront mieux proportionnés à leurs montures, ou vice versa.

Il restait encore un ou deux prix à courir, quand le soleil s’est couché ; en même temps, l’air devenait froid et le ciel prenait une teinte sombre. Mes compagnons retournèrent, à pied, à la ville ; je pris, moi, une voiture conduite par un cocher indien et escortée d’un palefrenier chinois, pour me ramener au quai. Là, tous les bateliers se disputèrent l’honneur de me transporter à bord, et j’eus beaucoup de peine à m’en débarrasser, pour monter dans le sampan que je m’étais choisi. Ici, comme au Japon, il suffit de faire comprendre aux gens des barques qu’on va au « navire blanc » – c’est ainsi qu’ils appellent le yacht – pour qu’ils sachent la direction à prendre.

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