Mardi, 5 septembre. – Le Sunbeam a mis en route à six heures du matin, et a échangé des saluts avec le Volage et le Ready, navires de guerre anglais, au mouillage dans la baie de Rio. Le temps était humide, brumeux ; nous parvenions difficilement à distinguer les admirables sites que nous laissions derrière nous. Le pic de Tejuca et le sommet du Corcovado étaient à peine visibles ; le Pain de sucre et le Gavia avaient l’air froid et gris, dans la brume du matin. Bientôt le roulis commença au passage de la barre, et s’accentua encore quand nous fûmes aux prises avec la grosse et dure mer qui nous attendait au dehors. L’un après l’autre, nous quittâmes le pont pour nous réfugier dans les cabines et j’avoue que, pour ma part, je me couchai à six heures. À dix heures, toutefois, on vint me réveiller pour me montrer de grosses bonites qui jouaient sous l’avant du yacht. Elles valaient vraiment la peine d’être vues, s’ébattant autour du navire : tantôt nageant gravement par groupes de quatre, tantôt s’élançant à la poursuite de l’une d’elles qui s’était permis de devancer les autres, toutes brillamment illuminées par la phosphorescence de l’eau.
Samedi, 9 septembre. – Les trois dernières journées ont été pluvieuses et marquées par des grains qui ont fini par dégénérer en tempête. Nous fuyons en ce moment devant le temps, sous une voilure de cape, escortés d’albatros et d’autres oiseaux de mer. Vers le soir, le vent a sensiblement molli et nous avons allumé les feux, de façon à être prêts à toutes les éventualités ; car le pampero succède souvent au calme dans ces parages-ci, et nous ne sommes pas loin de la côte.
Dimanche, 10 septembre. – Tom a été sur le pont presque toute la nuit. Les terres sont basses, très-difficiles à apercevoir, et le service des phares est mal fait. Quand le gardien a de l’huile et qu’il n’est pas à la chasse ou à la pêche, il allume exactement sa lampe ; autrement, il néglige cet important devoir. À cinq heures du matin, Kindred s’est précipité dans notre cabine et a jeté à Tom le cri de « la terre sous le vent ». Les premières lueurs du jour lui avaient, en effet, permis de voir que nous courions droit sur une côte sablonneuse et basse dont nous n’étions plus qu’à trois, milles, un très-violent courant ayant entraîné le yacht à dix milles de sa route. Immédiatement on mit le cap au large, et la vapeur eut bientôt fait de nous tirer de ce mauvais pas. L’après-midi a été belle et le service religieux, ajourné le matin à cause du temps, a pu être célébré à quatre heures ; on y a chanté l’hymne « For those at sea » (pour ceux en mer). Dans la nuit, nous avons reconnu le phare de Flores, qui éclairait bien ; un peu plus tard, celui de Monte-Video.
Lundi, 14 septembre. – Vu du yacht, Monte-Video, où nous sommes arrivés ce matin au petit jour, n’a pas l’air imposant. À l’exception d’une colline appelée le Cerro, haute de 140 mètres, et d’une autre éminence, nommée le Cerrito, élevée de 60 mètres et située plus loin dans les terres, les environs de la ville sont plats. On n’aperçoit même pas un arbre, pour rompre la monotonie du paysage.
Tom, les enfants et moi, nous avons circulé en voiture dans les rues. Elles sont belles et larges ; mais mal pavées et tellement remplies de trous qu’on s’étonne que les ressorts d’une voiture puissent durer plus d’une semaine. Les maisons semblent bâties dans le style italien, avec des façades en beau stuc, des ornements en marbre et des cours pleines de fleurs. Toutes les fenêtres près du sol sont munies de forts barreaux : bonne précaution dans un pays aussi sujet que celui-là aux révolutions et aux troubles. Pour permettre aux habitants de humer la brise de mer, les toits sont plats, ce qui donne, de loin, à la ville, un certain aspect oriental. Il y a ici beaucoup d’émigrants italiens ; les travaux de plâtrerie et d’architecture sont généralement faits par eux.
Le Paseo-del-Molino est le plus beau quartier de Monte-Video ; les riches marchands y habitent dans des quintas, entourées de jolis jardins. On trouve là des façons de cathédrales gothiques, de palais de l’Alhambra, de cottages suisses, de villas italiennes et de mosquées turques : constructions qui, à défaut d’autre mérite, témoignent au moins de la variété et de la différence des goûts de leurs propriétaires, À notre sortie de ce faubourg, nous avons rencontré des charrettes revenant du marché. Ces énormes véhicules, recouverts d’une bâche, sont tirés par des attelages variant de deux à douze bœufs, réunis, par paires, sous des jougs ; un homme à cheval les conduit, armé d’un aiguillon. Vêtu de blanc, avec un poncho éclatant et un curieux accoutrement de selle, ce personnage n’est pas la figure la moins pittoresque dans ce genre de caravane. Sur la grande place du marché, on trouve des centaines de ces charrettes ; leurs propriétaires campent autour.
Revenus sur le yacht, nous avons eu le regret de constater que le supplice du charbon, auquel nous espérions échapper grâce à notre promenade, n’était pas terminé. Tout était noir sur le pont, pendant qu’en dessous régnait une obscurité complète, les plus petites ouvertures ayant été hermétiquement bouchées, pour empêcher la poussière de charbon de pénétrer dans nos chambres. On nous avait promis que l’opération durerait deux heures ; elle en prit plus de sept, ce qui nous a empêchés de partir aujourd’hui, comme nous en avions le désir.
Mardi, 12 septembre. –L’ancre était levée et la machine fonctionnait déjà, lorsque je suis montée sur le pont, ce matin, pour voir les premiers rayons de l’aurore teinter le ciel gris. Le Rio de la Plata a ici plus de cent milles de largeur (environ 160 kil.) et ses rives sont très-plates, en sorte qu’on n’aperçoit, en s’éloignant, que les deux petites collines dont j’ai déjà parlé. Rien ne peut donner idée du défaut de soin avec lequel sont placées les bouées, qui sont censées indiquer la route à suivre pour éviter les bancs. Les bateaux-phares sont de vieux pontons, sans signe distinctif qui les fasse reconnaître pendant le jour ; ils ont souvent l’air de bâtiments échoués et ne rendent aucun service.
La journée a été belle. À dix heures et demie du soir, nous avons jeté l’ancre dans la rade de Buenos-Ayres, à huit milles de terre, au large de tous les autres navires. Le bateau-phare ne portait qu’un feu ordinaire, comme les autres bâtiments à l’ancre, de sorte qu’il était impossible de mouiller plus près, à moins de bien connaître l’endroit.
Mercredi, 13 septembre. – C’est un capitaine allemand qui, étant venu nous faire ses offres de services, nous a menés à terre ; sa baleinière, où nous avons pris place, a mis deux heures pour nous y conduire. Notre premier soin, en débarquant, a été de demander un pilote pour amener le yacht jusqu’à Rosario. On nous a présenté le meilleur. Mais il a déclaré que l’eau étant très-basse en ce moment, nous courions le risque d’échouer sur un banc et d’y rester plusieurs jours, si bien que Tom a renoncé à faire avancer le Sunbeam.
Nous sommes alors allés à la gare du Central-Railway, pour envoyer des télégrammes, puis à la Banque de la Plata. La caisse de cet établissement renferme 600, 000 livres, en souverains, anglais ; plus, du papier-monnaie et des titres représentant une somme de 2, 000, 000 de livres. C’est à l’une de ses succursales qu’une force armée, au service du Gouvernement, a volé récemment 15, 000 livres sterling ; incident sans précédent dans l’histoire des nations, et qui faillit provoquer l’intervention des puissances étrangères. Comme toutes les villes de l’Amérique du sud, Buenos-Ayres est divisé en petits carrés, remplis par des pâtés de maisons ; les rues s’y coupent exactement à angle droit. Il y a une belle place ornée de statues et de fontaines, où sont situés la cathédrale et le théâtre. Les banques avec leurs ornements en marbre, leurs colonnes corinthiennes et leurs immenses salles, ressemblent plutôt à des palais qu’à des centres d’affaires. Beaucoup de maisons particulières sont très-jolies. À l’extérieur, elles sont toutes revêtues de marbre jusqu’à une certaine hauteur au-dessus du sol ; à l’intérieur, elles renferment une série de cours qui rappellent les maisons pompéiennes.
L’exposition d’agriculture, que nous avons visitée, n’offrait rien de remarquable. Les chevaux et les bestiaux sont petits ; mais certains moutons sont très-curieux, notamment le. rombonellis et le negreltis dont la longue et belle laine exige toutefois, pour être bien vue, qu’on la débarrasse, préalablement, de la couche de boue qui la recouvre. Nous avons vu aussi de singuliers animaux, particuliers au pays ; des vigognes, des lamas, des bisachos, des chiens et deux magnifiques chats persans.
Jeudi, 14 septembre. – Le pilote est venu ce matin sur le yacht pour nous rapprocher de la terre ; mais il n’a pas pu nous mettre à moins de cinq milles du rivage. Aucun navire tirant plus de trois mètres d’eau ne peut aller en dedans des bancs de sable ; et le voisinage de ces hauts fonds est toujours dangereux, surtout à cette époque-ci, où le temps est variable. On quitte le bord, le matin, avec un ciel clair ; et, avant d’y retourner, on est assailli par un coup de vent, accompagné d’une mer horrible. Aussi, les embarcations découvertes n’offrent point de sécurité ; et pour les communications avec la terre, il y a des bateaux à demi-pontés, attachés au service de chaque navire pendant son séjour en rade.
Nous avons été voir un magasin de ponchos, la grande spécialité de cette partie de l’Amérique du sud. Depuis le mendiant jusqu’au plus riche fonctionnaire, tout le monde en porte. Ceux de très-belle qualité sont faits avec la partie la plus fine de la laine de la vicuna (vigogne). Tissés à la main par des femmes, ils coûtent cher, et sont difficiles à trouver, même ici. Dans les boutiques, le prix varie habituellement de 750 à 2, 000 francs ; on nous en a montré de moins dispendieux, valant de 500 à 1, 500 francs. Ils sont doux comme de la soie, absolument imperméables et durent, dit-on, éternellement. On nous a engagés à ne point nous aventurer chez les Gauchos, ou Indiens à demi-sauvages des Pampas, avec des ponchos de belle qualité, attendu qu’ils les reconnaissent d’un coup d’œil et qu’ils ne reculeraient pas devant les moyens violents pour nous en dépouiller.
La majorité des ponchos portés ici est fabriquée à Manchester, avec de la soie ou de la laine teinte ; leur tissu est difficile à reconnaître du véritable, mais ils sont moins chauds, moins légers et s’usent très-vite. Au point de vue de la forme, ce vêtement est simplement un grand châle carré, avec un trou au milieu, pour le passage de la tête ; il est très-commode à cheval, parce qu’il recouvre le devant et le derrière de la selle et qu’il laisse aux bras toute leur liberté. Les gens du pays en portent, généralement, un deuxième qu’ils retroussent à la ceinture de leurs longues culottes de toile, de façon à former une sorte de second pantalon, court et large. Un pauvre se contente d’une chemise, d’un caleçon et de deux ponchos. Un riche a des rangées de frange et de dentelle au bas ; de son calzoncillo, et porte une veste courte avec des boutons d’argent et une large ceinture également en argent, couverte de dollars. Les harnais de son cheval, ses étriers, ses éperons sont en argent ; ses armes sont incrustées du même métal. Il donnera 500 francs pour une paire d’étriers, et le reste de son costume est, proportionnellement, aussi coûteux ; car l’argent qui y entre est vierge de tout alliage. On fabrique à Birmingham un grand nombre de selles destinées à ce pays-ci.
À l’issue de cette promenade dans les magasins, nous sommes partis, par le train, pour Campana. La ligne passe d’abord dans les rues de Buenos-Ayres, puis débouche en pays découvert, pays admirablement vert et ondulé comme l’Océan. Près de la ville et du faubourg de Belgrano, il y a un grand nombre de plantations de pêchers : le fruit sert à engraisser les porcs ; le bois, à les rôtir. On y rencontre aussi des broussailles rabougries, et de grands arbres originaires de, ces régions ; mais on laisse bientôt tout cela derrière soi, pour se trouver au milieu d’immenses et riches pâturages, coupés, de ci et de là, par des lagunes.
Pour la première fois, nous avons vu les trous des bisachos, ou « chiens des prairies », à côté desquels les petits « hiboux de prairies » montent la garde. Il semble y avoir toujours un ou deux de ces oiseaux en sentinelle, la tête inclinée, l’œil aux aguets : types de prudence et de vigilance. Le hibou et le chien de prairie sont de grands amis ; on-les voit rarement l’un sans l’autre. Nous avons passé auprès d’immenses troupeaux de moutons et de bestiaux, sans gardiens le plus souvent, d’autres fois conduits par des hommes à cheval. Les lagunes, très-nombreuses, sont peuplées d’hôtes de toutes sortes : cygnes et canards sauvages, hérons gris, cigognes blanches, cormorans noirs, flamants rougeâtres, ces derniers debout sur le bord de l’eau, saisissant le poisson au passage ou plongeant parfois au-dessous de la surface. Au haut de poteaux télégraphiques, j’ai vu des nids d’oiseaux grimpeurs ; on aurait dit des morceaux de bois sculptés, placés là comme ornement. Ces nids sont fait avec de la boue ; leur forme est parfaitement sphérique et l’intérieur se partage en deux chambres distinctes.
On arrive à Campana vers quatre heures ; le train s’arrête au bout d’une jetée, où attendent deux bateaux à vapeurs, appartenant à deux compagnies rivales. Voyageurs, bagages et marchandises passèrent immédiatement à bord ; et notre steamer, l’Uruguay, se mit aussitôt en route, entre les rives, chargées de saules, du large Parana. Nous avons dépassé plusieurs petites villes, entre autres, San-Pedro et San-Nicolas qui ont une certaine importance commerciale. De temps en temps, le navire stoppait pour recueillir des passagers venus, en bateaux, de villages situés sur les lagunes et inaccessibles au steamer. Le lendemain matin, à huit heures et demie, après une nuit de pluie et d’orage, nous arrivions à Rosario.
Vendredi, 15 septembre. – Comme Buenos-Ayres, Rosario est bâtie par carrés. Les rues sont généralement bien pavées, avec des trottoirs en marbre blanc et noir ; toutefois, le milieu en est souvent rempli de trous et d’aspérités, en sorte que les jours de pluie, lorsqu’il faut traverser, on passe, d’une belle dalle, dans une boue désolante. L’universel tramway circule partout.
Après le luncheon, nous sommes partis pour Caracana, dans un train spécial qui emportait, en même temps que nous, des chevaux et une voiture ; et un très-court voyage à travers une contrée riche, plate et verte, nous a amenés à Roldan, le premier établissement de la Central Argentine Land Company . Là, on a descendu, sellé, bridé les chevaux, attelé la voiture ; puis nous avons fait le tour de la colonie qui est généralement entourée de routes, mais qui était, aujourd’hui, bordée de flaques d’eau. Nous rencontrâmes beaucoup de colons, depuis ceux qui occupent encore, au milieu de terres à peine défrichées, le cottage à chambre unique, donné par la Compagnie, jusqu’aux autres qui se sont bâti de jolies habitations avec de beaux jardins et des champs cultivés tout autour. La promenade s’est terminée à une fabrique, appartenant à un ancien officier de l’armée anglaise, qui s’est établi ici avec sa femme et ses deux petits enfants. De là, nous avons repris le train pour Caracana, la première station sur la ligne ; mais, au lieu des riches pâturages que nous avions traversés jusque-là, nous n’avons plus trouvé qu’une région désolée, portant partout la trace du pouvoir destructif de la sauterelle. Il y a moins d’une semaine, disaient nos compagnons de route, les champs étaient verts, et les récoltes s’annonçaient bien ; dans l’espace de quelques heures, le travail de dix mois était anéanti, et les pauvres colons voyaient leurs terres converties en un désert inculte, par le terrible insecte.
Caracana est le Richmond de Rosario ; elle est située sur le Caracanal, et renommée pour ses asperges. On m’a raconté qu’hier les fêtes d’un mariage avaient été interrompues ou, tout au moins, contrariées, par une invasion de sauterelles : au beau milieu du jour et pendant plus de cinq heures, il a fallu allumer des lumières, tant le nuage qu’elles formaient, sur une lieue d’étendue, obscurcissait l’air. Il arrive, du reste, que des trains de chemins de fer soient arrêtés par ces insectes : ils empêchent de voir les signaux, et leur présence sur les rails rend ceux-ci tellement glissants que les roues de la machine n’ont plus de prise. Force est alors de ralentir considérablement la marche, et de jeter du sable devant le convoi. Les chevaux refusent souvent d’avancer, même pour rentrer à l’écurie, en face d’une nuée de sauterelles.
Nous sommes remontés dans notre train spécial, après avoir dîné à Caracana, et à neuf heures et demie, nous revenions à Rosario, exténués de fatigue.